Les livres de voyage


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Alexandra David Neel (1868-1969)


Ses livres

Une personnalité d'exception, née en 1868 elle est morte en 1969. Elle fut une enfant fugueuse, en proie au démon du voyage et aussi pour échapper à la pesante atmosphère familiale. Entre une mère bigote et un père libre penseur l'incompatibilité était totale. Sa mère ne l'a jamais aimée, elle lui a bien rendu. 

Son père ancien enseignant devenu journaliste, socialiste, franc-maçon, communard lui a permis de côtoyer les idéalistes de l'époque. Elle connu ainsi quelques personnages singuliers, Victor Hugo (exilé tout comme son père en 1851, ils se retrouvent en Belgique) quand elle avait 3 ou 4 ans et surtout Elisée Reclus qui fut une sorte de mentor durant son adolescence. Reclus était le plus grand géographe de son temps mais il était surtout épris de liberté, ennemi farouche des contraintes religieuses et sociales, anarchiste, il maria lui-même le même jour ses deux filles sans maire ni curé avec comme recommandation : 

« Aimez-vous au-dessus des lois. Vivez libres, justes et bons; que votre tendresse l'un pour l'autre soit le foyer d'une affection qui se répande sur tous les êtres, car votre famille est partout où quelqu'un appelle au secours. »

Cela provoqua un gigantesque scandale car en 1882 professer l'union libre était d'une incroyable audace. Alexandra pouvait puiser dans la bibliothèque d'Elisée et y lire les ouvrages des frères d'Elisée, Michel-Elie, Onésime, Armand qui tout comme lui étaient de grands voyageurs. Elle décide de perfectionner son anglais, la langue des voyageurs, pour cela profitant des relations qu'elle a nouées dans l'entourage d'Elisée, elle quitte la Belgique (où elle ne fera plus que de très rares et brèves apparitions à la consternation de ses parents) en 1888 et se rend à Londres et prend pension à la Gnose suprême une fraternité de personnes se vouant à l'étude des religions et philosophies surtout celles de l'Orient. 

Elle était douée pour les langues et l'étude et prenait soin de toujours cultiver des contacts utiles, par une abondante correspondance à l'instar de la marquise de Sévigné, également en étant rosicrucienne, franc-maçon, adhérente de la société théosophique. Elle prend la direction de Paris en 1889 pour suivre les cours de sanskrit des éminents professeurs Silvain Lévi et Edouard Foucaux, et comme depuis son enfance des cours de chant. Mais elle est la proie de la dépression, elle a des idées de suicide :

"A quoi sert donc une Église si ce n'est pas pour y puiser la force dans les heures difficiles. La mienne ne me sert à rien maintenant. A ma place, un catholique irait à confesse, un protestant chez son pasteur, un musulman invoquerait Mahomet... Et moi, catholique de naissance, protestante de nom, j'ai lu Al'Koran et Platon, j'ai rêvé avec l'Inde les mythes du Ramayanah et les douces prières des Righi Vedas sont parfois montées à mes lèvres devant la flamme du foyer ou celle de la lampe :
« Merci pour Agni, Agni le bienfaisant, le doux ami du foyer... » Zoroastre m'a presque enrôlée sous l'étendard d'Ormuz contre Ariman le ténébreux et tant d'autres... Que de voyages j'ai faits en des mondes divers. Et puis par là-dessus comme je suis parisienne, j'ai souri... Un sourire navré, plus triste qu'un sanglot."

C'est vers cette époque que le bouddhisme s'imposa à elle, elle résumait cette doctrine par ces deux versets :

Soyez à vous-même votre propre lumière
Soyez à vous-même votre propre refuge

Prodige, en 1891 un petit héritage lui permet de pouvoir partir, pour où, pour l'Asie, son père disait d'elle : "ma fille a la peau blanche, mais elle a l'âme jaune". Ceylan puis l'Inde, un séjour de 18 mois pendant lequel elle applique sa méthode, rassembler le plus d'enseignements et de renseignements possible, la moisson fut fructueuse bien qu'elle n'ait jamais livré beaucoup de détails sur ce voyage, un seul nom swami Bashkarananda, un sannyasin qui vivait nu dans un jardin de roses à Bénarès.

Va suivre une période indécise, des conférences et de nombreux articles dans des revues, signés tour à tour, Mitra, Alexandra Myrial, Alexandra David, les sujets de ces articles, le bouddhisme, des études orientalistes et philosophiques, le féminisme, la vie sociale. Le fond d'anarchisme hérité de son père et d'Elisée Reclus ne la quittera jamais, à tel point qu'en 1968 elle suivra avec joie les révoltes étudiantes. Mais si ces écrits satisfont sa vie intellectuelle ils ne lui permettent pas d'en vivre. Elle se lance dans la carrière lyrique, conservatoire de Bruxelles, de Paris, vaches maigres, tournées en province, milieu de cocotes, de femmes entretenues : 

"L'Art magique... l'Art divin... Je ne voyais que par lui... Passant, indifférente, au milieu des intrigues de mes camarades s'adonnant, déjà, presque toutes à la galanterie, je dévorais les partitions, m'y passionnant, comme à des romans vivants dont j'entendais parler les héros en phrases harmonieuses..."

Et puis en 1895 elle obtient un engagement de première chanteuse à l'Opéra de Hanoï. Elle triomphe dans la Traviata, suivent les Noces de Jeannette, Mireille, Faust, Lakmé, Thaïs, Manon, et les villes de Haiphong, Hué, Tourane, Saïgon. Ces succès l'encourage à revenir tenter sa chance à Paris. Elle correspond avec Massenet de qui elle obtient l'appui, mais rien n'y fait, impossible de démarrer une carrière parisienne. En septembre 1899 elle a un engagement à l'Opéra d'Athènes, en juillet 1900 à Tunis, finalement en 1902 elle prend la direction artistique du casino de Tunis. Elle épouse en 1904 Philippe Néel un ingénieur en chef des chemins de fer, chargé de la ligne Bône Guelma reliant l'Algérie à la Tunisie, un séducteur conscient de la futilité de cette pulsion. Un mariage curieux pour cette féministe active et convaincue, peut-être, tel un stratège préparant longtemps à l'avance ses coups, elle s'assure l'intendance et l'arrière garde de ses futures voyages.

"je sais, nous n'avons ni les mêmes opinions ni les mêmes tempéraments, mais nous sommes intelligents et assez libéraux l'un et l'autre pour respecter notre liberté. Ce que tu penses de moi, je ne le sais pas. Je n'envisagerai que toi et je dirai tout de suite que je ne te vois que des qualités contre quelques insignifiants défauts tout à fait de détails. Tu es pour moi un excellent mari, je ne te changerais pour aucun des hommes que je connais. Tu es instruit, tu as des Lettres, tu as d'énormes qualités pratiques d'ordre, d'économie, de travail. Nous sommes socialement assortis, nous pouvons avoir des relations communes et nous entraider l'un l'autre. Veuille me reconnaître seulement quelques qualités équivalentes et tu avoueras, mon très cher ami, que la majeure partie des ménages n'ont pas autant d'éléments de bonheur que nous."
 

Mais elle est sujette à la neurasthénie, récurrente chez elle, dans ses lettres à son mari elle se plaint de diverses maux, une constante, par la suite on s'aperçoit qu'elle n'est jamais aussi bien portante que lorsqu'elle voyage même et surtout dans d'éprouvante condition. Avec elle la vie conjugale n'est pas un jardin de félicités, les quelques mensonges de Philippe Néel, elle les lui reproche encore et encore.

Elle abandonne la carrière lyrique pour la littéraire, peine à faire accepter ses livres, roman ou ouvrage d'érudition, financièrement n'arrive pas à l'autonomie. Mais son intense activité (déplacements aux quatre coins de l'Europe) finit par payer. Cours, conférences, livres connaissent le succès. Parmi ses multiples relations figurent son ami Dharmapala, Benito Mussolini (relation qu'elle mis en sommeille à la suite de l'invitation de Mussolini en 1931 à assister dans sa loge à une fête fasciste), les Richard, Mme Richard alias Mira Alfassa qui rejoindra en 1920 Aurobindo et deviendra la Mère.

Finalement en août 1911, ayant réunit ses économies, reçut du ministère de l'instruction publique une somme pour un vague ordre de mission, elle embarque à Marseille sur le Mishima Maru, direction Colombo.

Elle revient en France en 1925, accueillie triomphalement, elle repart pour l'Asie en 1937, sera bloquée en Chine pendant toute la durée de la guerre, mais tout cela se trouve dans ses livres, qu'il faut lire car passionnants.

 

L'Inde où j'ai vécu

Voyage d'une Parisienne à Lhassa   

Mystiques et Magiciens du Tibet 

Sous des Nuées d'Orage

A l'Ouest Barbare de la Vaste Chine            

Magie d'amour et magie noire

Journal de voyage - lettres à son mari - août 1904/décembre 1917

Journal de voyage - lettres à son mari - janvier 1918/décembre 1940

Le Tibet d'Alexandra David-Néel

 


L'Inde où j'ai vécu
Le titre est explicite, consacré à ses rencontres, ses recherches en Inde, anecdotes et évènements extraordinaire comme la pûjâ tantrique à laquelle elle assista clandestinement. À noter des pages sur Gandhi qu'elle n'appréciait pas spécialement (tout comme Alain Danielou), osé remettre en question cette icône suscite en général l'incompréhension et la colère.

Pûjâ tantrique
p191 - Les rites succédaient aux rites : libations répandues en divers endroits sur le yantra et en dehors de lui, gestes esquissant dans l'air ou vers le sol des figures imaginaires, torsion des doigts et des mains (moudras) en un langage symbolique muet, récitations de mantras.
La fatigue me gagnait. Ma position incommode sur les marches de l'escalier, la tête tendue vers l'ouverture la plus proche de moi afin que mes yeux ne perdent rien de ce qu'il était possible d'apercevoir, me devenait pénible.

Dans la nuit d'encre des bandes de chacals, ces nettoyeurs nocturnes des agglomérations indiennes, rôdaient et leur glapissement formait un accompagnement lugubre à la psalmodie des sadakas enfermés dans le pavillon. Le temps me paraissait long et ma curiosité s'émoussait...

Un mouvement se produisit parmi les fidèles. On amenait la victime, une pauvre petite chèvre qui bêlait.
Des libations furent versées sur elle et l'officiant murmura un mantra à son oreille.

Je ne pouvais en entendre les paroles, mais je le connaissais. Il est une variante du plus sacré des mantras hindous : la gayatri et peut se traduire comme suit :

« Rappelons-nous les liens qui entravent l'existence de l'animal. Méditons sur le Créateur de l'Univers. Puisse-t-il nous délivrer d'une vie comme animal.
D'un seul coup du couteau rituel à la lame courbe le sacrificateur trancha la tête de la victime et celle-ci fut déposée sanglante sur le yantra, une petite lampe placée entre ses cornes. Le spectacle était pitoyable.

Les récitations recommencèrent, puis vint la communion qui me parut passablement copieuse, surtout quant à l'élément liquide. Chaque bouchée d'aliment solide était suivie d'une généreuse rasade. Cependant aucun des fidèles, que le champ limité de ma vision me permettait d'apercevoir, ne manifestait de signes d'ivresse.

Beaucoup de temps s'écoula encore, puis chaque homme attira sa shakti à lui. Dans cette assemblée je ne voyais pas de pûjâ shakti destinée à être adorée comme incarnant la Déesse. Les fidèles étaient accompagnés d'une seule shakti, leur femme légitime ou une autre « épouse en religion ». Je ne pouvais évidemment pas deviner le genre de liens qui unissait les couples présents.

Oserais-je dire que le « Cinquième élément », l'union sexuelle rituelle, se présenta avec une parfaite décence.
Les idées des Orientaux concernant ce qui est décent et ce qui est indécent sont très différentes des nôtres et rien de ce qui concerne le sexe ne leur paraît propre à donner lieu à l'hilarité ou au scandale.

Les sadakas, absolument silencieux et recueillis, assis le buste droit dans l'attitude de certaines idoles tantriques de dieux unis à leurs épouses, accomplissaient un véritable acte religieux exempt de toute lubricité.

Que d'autres shaktas, en d'autres assemblées, se vautrent ivres, dans l'orgie, on le sait et j'en ai vu quelque chose au Népal, mais tel n'était pas le cas dans cette maison inconnue où je m'étais introduite en fraude.

Gandhi
p317 - En dépit du tribut exceptionnel d'admiration - de vénération, peut-on dire - que les Occidentaux ont payé à sa mémoire, la vérité est que ceux-ci connaissaient très mal la curieuse personnalité de Gandhi. Ils se le représentaient généralement comme un progressiste désireux de tirer les prolétaires indiens de leur misère, de les instruire et de les faire jouir des avantages de la civilisation. Un désir de ce genre existait certainement dans l'esprit de Gandhi, mais combien mitigé !

On peut en juger. En 1909, Gandhi écrivait :

« Le salut de l'Inde consiste à désapprendre ce qu'elle a appris pendant les cinquante dernières années, chemins de fer, télégraphe, hôpitaux, hommes de lois, médecins et toutes choses analogues doivent disparaître. Ceux qui appartiennent à ce que l'on appelle les classes sociales supérieures doivent apprendre à mener la vie simple du paysan, comprenant qu'elle procure le vrai bonheur. »

La plupart des partisans de Gandhi étaient loin de partager ces opinions ; ils ne se sentaient nullement disposés à abandonner les avantages matériels et intellectuels que la civilisation moderne leur avait apportés, à descendre au niveau des classes déshéritées, à vivre dans des huttes de terre couvertes de chaume, à labourer avec des charrues antiques et à occuper le temps laissé libre par les travaux des champs en filant avec un rouet primitif.

Ce rouet était devenu un symbole. Pendant longtemps les partisans de Gandhi se distinguèrent en portant des vêtements faits d'un tissu grossier produit de ce tissage domestique. Un rouet prit place au milieu d'ameublements de style occidental moderne, et des maîtres de maison affectèrent de s'en servir.

A ce sujet, je raconterai un fait caractéristique qui m'est personnel.

J'étais allée rendre visite à Gandhi. Je trouvai celui-ci s'entretenant avec un des membres de sa maison. Il tenait des papiers en mains, d'autres étaient étalés sur une table devant lui. Nul rouet n'était en vue. Cependant, j'étais à peine là depuis quelques minutes, lorsque, comme s'il avait perçu un signe que je n'avais pas remarqué, ou comme s'il était dressé à cet effet, un serviteur apporta un rouet, le plaça devant Gandhi et, celui-ci, délaissant ses papiers, se remit à filer, tout en causant avec moi.

L'opinion de Gandhi concernant les tracteurs mérite d'être citée. Il répétait volontiers à ses interlocuteurs qu'il estimait le rendement d'un buffle ou d'un bœuf supérieur à celui de l'engin mécanique. Ce dernier, disait-il, pouvait labourer, mais là s'arrêtait son utilité ; l'animal, au contraire, fournissait un engrais précieux et s'il s'agissait d'une vache elle donnait, en plus, du lait, du beurre et l'urine qui possède des propriétés désinfectantes et curatives. Toutefois, Gandhi faisait des réserves quant à l'emploi des vaches de l'espèce sacrée pour les travaux agricoles. Il préférait qu'on ne leur demandât que de multiplier les troupeaux et de donner leur lait, leur bouse et leur urine. Quant aux femelles des buffles, il ne voyait aucun inconvénient à les faire travailler tout en se nourrissant de leur lait.

L'on sait que les villageois indiens, après avoir balayé le sol de terre battue de leurs habitations, le « purifient » en l'aspergeant avec de l'urine de vache, et qu'un grand nombre d'Indiens font usage de celle-ci comme médicament externe et même interne. Gandhi professait une grande foi en l'efficacité de ce remède.

Le pandit Nehru, examinant l'attitude de Gandhi envers les questions sociales, écrivait :

« Gandhi a une base fixe pour toutes ses idées et l'on ne peut pas le considérer comme un esprit ouvert. Il écoute avec grande patience et attention ceux qui lui proposent des suggestions nouvelles, mais en dépit de son intérêt courtois on a l'impression de s'adresser à une porte close... Il est si fermement ancré dans certaines de ses idées que toute autre chose lui parait dénuée d'importance...

« Il manque de confiance dans le socialisme et particulièrement dans celui de Marx, parce que le socialisme admet la violence. Le terme « guerre de classe », qui évoque l'idée de conflit et de violence, lui répugne. Il n'a aucun désir d'élever la situation des masses au-dessus d'un très modeste niveau, car un haut niveau et les loisirs qu'il procure peuvent, d'après lui, conduire à la paresse, à la complaisance pour ses penchants et aboutir au péché. Il est déjà assez mauvais, dit-il, qu'une poignée de gens aisés s'adonnent complaisamment à leurs inclinations, si leur nombre était accru, le mal serait pire. »

Le pandit Nehru remarque encore :

« Dire à Gandhi que la science et la technique industrielle pourraient nourrir, vêtir et loger toute la population et élever considérablement son niveau de vie si des intérêts d'ordre capitaliste ne créaient pas des obstacles, n'éveille aucune réponse en lui. Il ne souhaite pas que le peuple prenne comme idéal un confort et des loisirs s'accroissant de plus en plus. L'idéal des masses doit être, pense-t-il, celui d'une vie morale consistant à rejeter ses mauvaises habitudes et à rechercher de moins en moins sa satisfaction.

"D'après Gandhi, ceux qui veulent servir les masses n'ont pas précisément à s'efforcer de relever leur situation matérielle mais à descendre à leur niveau.
C'est cela la vraie démocratie."

Gandhi pratiquait-il ce genre de démocratie ? certainement non. Personne, dans l'Inde, ne l'a jamais cru et personne ne lui a jamais demandé de le faire.

Que Gandhi se montrât vêtu seulement d'un court dhouti n'avait rien qui pût étonner les Indiens ; des milliers de sadhous le font, ou même adoptent la nudité complète.

Le logis de Gandhi - son ashram - n'était point un taudis, mais une habitation modeste analogue à celle de maints brahmines, propriétaires terriens et de maints érudits professeurs de ma connaissance. Une telle simplicité est courante dans l'Inde, sauf parmi les nouvelles générations du monde des affaires, et Gandhi séjournait souvent chez certains magnats de l'industrie, partageant le luxe de leurs demeures princières.

Le régime végétarien de Gandhi n'avait rien de particulièrement austère. Ses commensaux disaient même que ses menus étaient copieux, comprenant du lait en abondance, des fruits de choix, des légumes, etc.

En somme, la pauvreté toute relative, affectée par Gandhi, ne différait en rien de celle de beaucoup de gourous indiens qui peuvent ne rien posséder personnellement, mais sont libéralement pourvus par leurs disciples, non seulement de tout ce qui leur est nécessaire mais aussi du superflu qu'ils requièrent pour observer les règles, souvent fantaisistes, de vie simple » qu'ils se sont tracées.

Les intimes de Gandhi supportaient joyeusement la charge passablement lourde, avouaient-ils parfois, de sa pauvreté coûteuse. Ils ne songeaient point à s'en plaindre étant imbus de l'idée indienne que le Maître fait une faveur insigne à ceux de ses disciples dont il accepte les dons et le dévouement absolu. Et puis... une considération moins mystique pouvait les animer : Gandhi, habile meneur de foules, était utile au cours de la lutte pour l'indépendance. Son utilité aurait-elle persisté dans une Inde affranchie ? On peut en douter sans avoir de certitude à cet égard. Gandhi n'a pas survécu longtemps à la libération à laquelle il avait participe.

On a raconté bien des choses concernant les "fantaisies" de Gandhi. Quelques-unes de celles-ci peuvent avoir un fondement de vérité, mais il y a certainement eu exagération et divers détails sont inexacts.

En hindou orthodoxe [Il était difficile de démêler les croyances religieuses de Gandhi. Originairement il était jaïn. Le jaïnisme est une doctrine athée comme le bouddhisme, c'est-à-dire que sa philosophie ne mentionne aucun principe suprême divin et personnel, origine du monde. Cependant Gandhi tenait des meetings de prières reposant sur les conceptions de l'hindouisme inférieur. Jaïnisme et bouddhisme sont en dehors de l'orthodoxie hindoue.], Gandhi vénérait les vaches ; il était même président d'une société fondée pour leur protection. Ce sentiment de vénération le portait, disait-on, à refuser, par respect, de boire du lait de vache et à le remplacer par du lait de chèvre. Or, comme il en consommait une grande quantité et qu'il le lui fallait tout frais, il était nécessaire qu'un petit troupeau fût toujours tenu à sa portée. Lorsqu'il devait accomplir, en chemin de fer, un de ces trajets à travers le vaste territoire de l'Inde qui durent plusieurs jours, des chèvres étaient embarquées dans le train où il voyageait.

J'ai déjà mentionné que Gandhi considérait les chemins de fer comme étant nuisibles et souhaitait leur suppression dans l'Inde de l'avenir. Néanmoins il s'en servait, avec cette restriction, disaient certains, qu'il ne voyageait qu'en troisième classe [A cette époque il existait quatre classes dans les trains de l'Inde. Par la suite, le gouvernement de l'Inde indépendante a réduit le nombre des classes à trois, mais cette mesure a mécontenté le public et le système des quatre classes a été rétabli (1950) sur les grandes lignes.] et se montrait si strict à cet égard qu'il lui arrivait de faire ajouter un wagon de troisième à des trains qui n'en comportaient pas, ou même, de commander un train spécial, formé uniquement de voitures de troisième classe, pour lui et sa suite.

Je ne puis me prononcer quant au troupeau de chèvres entretenu à proximité du Mahâtma, mais je puis réfuter ce qui concerne sa règle inflexible de ne voyager qu'en troisième classe.

Il m'est arrivé de prendre le même train que Gandhi et je l'ai vu monter dans un compartiment de seconde classe. Le hasard voulut, aussi, que la couchette assignée à mon fils adoptif, le lama Yongden, dans un express partant de Bombay, se trouvât dans un compartiment occupé, en partie, par Gandhi et quelques-uns de ses amis. Celui-ci était généralement de seconde classe.

Yongden me raconta qu'il n'avait pas pu dormir parce que durant toute la nuit, les compagnons de Gandhi s'étaient remués, épluchant des oranges [Ils ne se contentaient pas de peler les oranges, mais en raclaient tout le duvet intérieur, enlevaient la peau mince qui sépare les quartiers du fruit, extrayaient le moindre pépin et, à mon avis, rendaient fort peu appétissant le résultat de cette manipulation opérée avec les doigts.] et des noix, pour le Mahâtma, chauffant du lait, pour lui, sur un réchaud portatif, et ne cessant de le servir.

Le lait avait été apporté dans des bouteilles. Il n'y avait point de chèvres dans le train.

Aucun blâme ne peut être adressé à Gandhi pour avoir mené la vie classique du gourou indien avec tout ce qu'elle comporte d'ostentation quant à une « simplicité » factice ; elle est presque imposée aux gourous par la force d'habitudes séculaires.

Beaucoup de bruit a été fait au sujet des jeûnes sensationnels du Mahâtma. Ils ont bouleversé des millions d'Indiens facilement émotionnables et ont même ému des étrangers dans les pays de l'Occident.

Il peut donc être intéressant de les considérer avec calme.

D'abord, d'autres que Gandhi ont jeûné pendant de longues périodes. Un de mes amis, un médecin suisse, s'est abstenu de nourriture pendant un mois. Il professe l'opinion que le jeûne est une excellente méthode thérapeutique et, dans la clinique qu'il dirige, des gens entreprennent couramment des jeûnes de huit et de quinze jours sans en éprouver autre chose que d'heureux effets.

Certains ont trouvé choquante la réclame faite autour de chacun des jeûnes de Gandhi. Dans les conciliabules de médecins chargés de surveiller, jour après jour, l'état des fonctions organiques du jeûneur, dans les bulletins de santé publiés quotidiennement à son sujet, dans les défilés de dévots venant le contempler, ils ont vu une mise en scène savamment réglée.

Volontiers, ces critiques rappelaient les paroles que l'Évangile prête à Jésus.

« Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air triste comme les hypocrites qui se rendent le visage tout défait, afin qu'il paraisse aux hommes qu'ils jeûnent...
Toi, quand tu jeûnes, oins ta tête et lave ton visage afin qu'il ne paraisse pas aux hommes que tu jeûnes. »

Il est hors de doute que l'attitude préconisée par Jésus domine moralement de très haut le caractère affecté et théâtral des jeûnes du Mahâtma, mais ceux qui s'avisent d'établir une telle comparaison, témoignent d'une ignorance complète des motifs auxquels Gandhi obéissait et du but qu'il poursuivait.

Le Juif de Jérusalem à qui Jésus s'adressait, considérait son acte comme une pratique expiatoire propre à satisfaire pour les péchés qu'il avait commis. Quant à Gandhi, l'avocat retors qu'il était demeuré, usait d'une tactique... Il misait sur l'émotion qu'il suscitait parmi les foules naïves et voulait s'en servir pour inspirer la crainte dans l'esprit des maîtres étrangers qui en étaient venus à redouter des soulèvements populaires. D'autres fois, c'était contre ses propres adeptes qu'il dirigeait son chantage, alors que ceux-ci manifestaient des velléités de s'écarter de la voie dans laquelle il voulait les tenir. Dans les deux cas, il s'appuyait sur la certitude qu'il possédait que les uns et les autres redouteraient de le voir mourir. Tel étant son but, publicité et mise en scène s'imposaient pour frapper l'esprit de ceux qu'il voulait atteindre et il n'y a pas lieu de les lui reprocher.
Il a souvent réussi, pas toujours pourtant ; la défaite de sa doctrine de non-violence qu'il a pu voir s'effondrer au cours d'épouvantables massacres, le prouve.

Toutefois, sous Gandhi, l'habile politicien, existait un Gandhi imprégné de vieilles traditions indiennes concernant l'efficacité de la souffrance que l'on s'inflige volontairement (le tapas).

Depuis nombre de siècles, celle-ci a été considérée par les Indiens comme génératrice d'énergie, d'une énergie qui, unie à celle produite par le vouloir, peut permettre à l'ascète de faire choir les déités de leurs trônes pour prendre leur place. Combien plus facilement, pouvait penser Gandhi, une telle force devait-elle réussir à chasser de l'Inde, des Anglais qui n'étaient que des hommes, ou à courber, dans l'obéissance, des foules s'insurgeant contre les directives du gourou inspiré, qu'en toute sincérité il se croyait être.

C'est dans cette attitude de gourou inspiré, parfaitement sûr de ce qui convient aux hommes, que Gandhi abordait les questions sociales ou, plutôt, qu'il les écartait, car elles ne l'intéressaient point.

Cette attitude de leader infaillible était conforme aux plus anciennes traditions de l'Inde et plaisait aux masses parce qu'elle ne heurtait en rien leurs habitudes ancestrales de se laisser mener. Tout au début du mouvement de Satyagraha, un sympathisant de Gandhi, Oumar Sabani, le qualifiait déjà, amicalement, de « Bien-aimé conducteur d'esclaves », mais l'esclavage spirituel ne déplaît point aux Indiens, la majorité d'entre eux s'y soumettent même avec joie.

Majorité ne signifie pas unanimité, Nehru et les membres les plus éminents du Congrès n'entendaient pas que le mouvement politique visant à la libération de l'Inde prît la tournure d'un simple réveil religieux.

A ce propos, Nehru écrivait :

« J'étais parfois inquiet en constatant la croissance de l'élément religieux dans notre politique, du côté musulman aussi bien que du côté hindou. Cela ne me plaisait aucunement. Ce que disaient dans leurs meetings, les chefs religieux musulmans et les swâmis hindous me paraissait extrêmement fâcheux.

« Leur manière d'exposer l'histoire, la sociologie, les problèmes économiques, me paraissait fausse et la déformation, due aux tendances religieuses, qui était infligée à toutes choses empêchait de penser clairement.

« Certaines phrases de Gandhi m'agaçaient désagréablement, par exemple ses fréquentes allusions au règne de Ramâ comme à un âge d'or qui reviendrait. Il m'était impossible d'intervenir et je me consolais en pensant que Gandhi se servait probablement de ces mots parce qu'ils étaient bien connus et que les masses les comprenaient. Gandhi s'entendait merveilleusement à gagner le cœur des foules...

« Souvent nous discutions ses tocades entre nous et nous disions avec bonne humeur que lorsque Swaraj (le gouvernement national) viendrait, il ne faudrait pas les encourager. »

Parmi les tocades de Gandhi était une conception sociale d'inspiration religieuse. D'après celle-ci, les riches doivent se considérer non comme les propriétaires de leur fortune, mais comme des gérants commis par Dieu à son administration et obligés, en conscience, de s'en servir pour le bien des « non-possédants ».

Nous avons déjà vu que Gandhi jugeait mauvais d'élever la condition des masses au-dessus d'un niveau très bas. Cependant, bien qu'il déclarât que la richesse, avec les loisirs et le confort qu'elle procure, tend à conduire au péché, il ne songeait ni à abolir les grandes fortunes ni à projeter des mesures propres à faire obstacle à leur accroissement illimité.

Il ne manifestait point d'intérêt pour les ouvriers des grands industriels avec qui il entretenait des relations amicales. Il a été rapporté qu'à la suite d'une manifestation, dans une filature, au cours de laquelle la police avait fait usage (le ses armes et blessé des travailleurs, ceux-ci envoyèrent à plusieurs reprises une délégation à Gandhi qui résidait, à ce moment, chez le propriétaire de cette filature, et que Gandhi ne la reçut pas.

Le contraste entre la misère des prolétaires et le faste des maharajahs et des grands hommes d'affaires ne troublait guère Gandhi ou, plutôt, il y voyait un remède dans la « conversion » au sens religieux du terme, des individus.

« Gandhi, disait Nehru, pense continuellement en termes de salut personnel et de péché, il ne se préoccupe pas de réforme des institutions ou de la structure de la société, mais seulement de bannir le péché de la vie des individus. »

Bref, l'idéal de Gandhi paraît avoir été l'idéal périmé du bon riche et du bon pauvre coexistant.


 


Voyage d'une Parisienne à Lhassa
Le grand fait d'arme d'Alexandra qui la fera connaître du monde entier, s'introduire au Tibet en 1924 et se rendre à Lhassa. Cela n'a pas été une mince affaire car les britanniques et les chinois empêchaient toute tentatives, à plusieurs reprises elle a été refoulée. Elle a donc changé de tactique. Elle avait l'habitude de voyager avec serviteurs, tentes, lit pliant, tub pour ses ablutions quotidiennes, elle licencie son équipage et poursuit en la seule compagnie du lama Yongden (qui deviendra son fils adoptif), pratiquant la mendicité et se fondant dans le peuple tibétain et en utilisant un itinéraire inédit. Elle réussit mais arrive à Lhassa très éprouvée et amaigrie.

Mendicité
p99 - Vers le milieu de l'après-midi, nous entendîmes soudain un tintement de clochettes. Immédiatement, au-dessus de -nous, sur le sentier en lacets, nous aperçûmes un -homme corpulent, habillé de façon cossue, suivi par quelques soldats et par des serviteurs conduisant les chevaux. Tous les voyageurs descendaient la montagne à pied.

Le gentilhomme s'arrêta, paraissant surpris à notre vue. Yongden et moi, conformément à l'étiquette thibétaine, nous nous précipitâmes vivement sur le bas-côté du chemin pour témoigner notre respect. Le fonctionnaire s'avança et s'arrêta de nouveau devant nous, entouré de sa suite.

Alors commencèrent les questions, habituelles concernant notre pays natal, notre voyage et autres sujets. Et lorsque tout eut été dit et redit, le pönpo demeura sur place, continuant à nous regarder en silence, tous ceux de sa suite l'imitant.

Il me semblait que des aiguilles, me transperçaient le cerveau tant la tension de mes nerfs était violente. Ces gens jugeaient-ils notre apparence ou nos réponses suspectes? A quoi réfléchissaient-ils ?
Ce silence devait être brisé ou quelque chose de mauvais pour nous allait en surgir. Comment y parvenir?... Ah! j'avais trouvé...
De la voix pleurnicharde des mendiants thibétains, un peu assourdie par ce qui devait paraître un sentiment de révérence, j'implorais une aumône.

Koucho rimepotché, nga tso la sälra nang rogs nang! (Noble sire, faites-nous la charité, s'il vous plaît!)

Le bruit rompit la concentration de pensées du groupe. Il me sembla sentir une détente physique.
Les Thibétains avaient modifié leurs regards scrutateurs; quelques-uns riaient tout haut. Le brave fonctionnaire tira une pièce de monnaie de sa bourse et la tendit à mon compagnon.

- Mère! exclama ce dernier, feignant une joie extrême, regardez ce que le pönpo nous donne.

Je manifestai ma reconnaissance d'une manière seyant à la personnalité que j'avais adoptée, souhaitant - très sincèrement d'ailleurs - prospérité et longue vie à notre bienfaiteur. Celui-ci me sourit et moi, délivrée de ma frayeur, pour terminer la comédie en vrai style thibétain, je lui fis - avec quelle secrète gaieté - le plus respectueux des saluts du pays! Je lui tirai la langue.

- Jétsunema me dit Yongden quelques minutes plus tard, vous ne vous trompiez pas lorsque vous m'assuriez, dans les forêts du Kha-Karpo, que vous « leur enverriez des rêves et feriez voir des mirages ». Certainement ce gros homme et les gens de sa suite ont été ensorcelés.

Debout, près du cairn au sommet du col, nous exclamâmes joyeusement de toute la force de nos poumons

- Lha gyalo! Dé Tamtché pham!...

Les dieux triomphent, les démons sont vaincus!
Mais la mention des démons, dans la forme familière,, ne devait point s'entendre comme une allusion aux deux pönpos généreux que nous avions rencontrés. Bien au contraire. Puissent le bonheur et la prospérité être leur lot jusqu'au dernier jour de leur vie terrestre et par-delà!

 


Mystiques et Magiciens du Tibet
Relation des pratiques religieuses occultes, magiques rencontrées par Alexandra au Tibet, pays peuplés d'esprits, de fantastiques, c'est du moins tel qu'il est vu par ses habitants, ce que témoigne ADN dans cet extrait où elle rencontre trois anis déguenillées. Le loung-gom-pa, déplacement rapide est à rapprocher avec la marche de pouvoir apprise par Castaneda. 

Pays de magie
Chôten Nyima Grimpa (Tibet), 6 octobre 1914
[Journal de voyage 1  p293] - L'arrivée au pied du col du Chôten du soleil (Chôten Nyima La) est fantastique. Du haut d'une falaise sablonneuse, on voit une autre falaise à pic décorée d'érosions splendides, un ruisselet tout au fond et, dans un élargissement de la vallée, un monastère à moitié croulant en ruine. Puis derrière tout cela, loin et formidablement haut, une brèche entre deux montagnes et descendant par la cassure, un glacier gigantesque. Impossible à décrire, c'est un paysage d'un autre monde ! Jamais je n'oublierai ma visite ici, c'est l'un des plus saisissants tableaux que j'aie rencontrés.

Au monastère il ne reste que trois anis (nonnes)[photo des 3 anis et d'ADN] de la plus humble catégorie, sales, en guenilles mais extrêmement hospitalières. Elles me montrent immédiatement les meilleurs trous, qualifiés de chambres, de leur cité en ruine. Je me décide presque pour l'un d'eux qui serait plus chaud qu'une tente, mais mes serviteurs ne peuvent trouver place tout près et ce serait très gênant pour moi de ne pas les avoir à portée. Je placerai donc ma tente au-dehors. Elle est confortable d'ailleurs, mais cette nuit j'y jouissais de moins 5°. L'air est si sec, toutefois, que je ne souffre pas trop.

[Mystiques et magiciens du Tibet p71] - Parmi les nombreux exemples de bizarrerie paradoxale qu'offre le Tibet, la bravoure tranquille de ses femmes m'a toujours étonnée. Peu d'Européennes ou d'Américaines oseraient vivre en plein désert par petits groupes de quatre ou cinq compagnes, ou même complètement seules. Bien peu oseraient, aussi, entreprendre dans ces mêmes conditions, des voyages qui durent des mois, voire même des années, à travers une contrée de hautes montagnes solitaires où rôdent des brigands et des bêtes féroces.

C'est là qu'apparaît la singularité de la conduite des Tibétaines. Elles n'ignorent point ces dangers réels et elles y ajoutent la crainte imaginaire de légions de mauvais esprits affectant mille formes extraordinaires, jusqu'à celle d'une plante démoniaque, croissant au bord des précipices, qui saisit les voyageurs avec ses rameaux épineux et les entraîne dans le gouffre.

Cependant, malgré ces raisons bien propres à les retenir dans leurs villages, l'on trouve, en maints endroits, des religieuses formant des communautés de moins d'une douzaine de membres, habitant des couvents isolés, dont certains, situés à une très haute altitude, sont bloqués par les neiges pendant huit mois de l'année.

D'autres femmes vivent en ermites dans des cavernes et de très nombreuses pèlerines pérégrinent seules, un petit baluchon sur le dos, à travers tout l'immense Tibet.
 


Les coureurs loung-gom-pas (chapitre VI)
Par le terme collectif loung-gom les Tibétains désignent de très nombreuses pratiques, visant des buts divers, les uns spirituels, les autres physiques, qui combinent la concentration d'esprit avec différentes gymnastiques de la respiration. Cependant, le nom de loung-gom est plus spécialement appliqué à un genre d'entraînement mi-psychique, mi-physique, destiné à faire acquérir à celui qui le pratique, une légèreté et une célérité supranormales. Le loung-gom-pa est un athlète capable de parcourir, avec une rapidité extraordinaire, des distances considérables, sans se sustenter, ni prendre de repos.

Les Tibétains parlent beaucoup de ces loung-gom-pas, et des exemples de voyages effectués pédestrement, à une allure anormalement vive, sont mentionnés dans nombre d'anciennes traditions.

Nous lisons dans l'autobiographie de Milarespa que chez le lama qui lui enseigna la magie noire résidait un moine qui courait plus vite qu'un cheval.

Milarespa se vante d'être lui-même parvenu, après son entraînement, à accomplir, en quelques jours, un parcours qui, auparavant, lui avait demandé plus d'un mois. L'habile régulation de "l'air interne" est, dit-il, la cause de cette faculté spéciale.

Il est, toutefois, à remarquer que l'exploit requis du loung-gom-pa se rapporte plus à une miraculeuse endurance qu'à une rapidité momentanée de sa course. Il ne s'agit pas pour lui de fournir à toute vitesse une course de 12 à 15 kilomètres, comme dans nos épreuves sportives, mais comme il vient d'être dit, de couvrir, sans arrêt, des distances de plusieurs centaines de kilomètres, en soutenant une allure de marche excessivement vive.

En plus des informations que j'ai recueillies sur les méthodes d'entraînement employées pour atteindre ce but, j'ai eu l'occasion de jeter un coup d'œil sur quelques loung-gom-pas. Cependant, bien qu'un bon nombre de moines s'efforcent de pratiquer les exercices de loung-gom, il est certain que très peu obtiennent le résultat qu'ils souhaitent et les véritables loung-gom-pas doivent être fort rares.

Ma première rencontre avec un loung-gom-pa eut lieu dans le désert d'herbe au nord du Tibet.

Vers la fin de l'après-midi, nous chevauchions en flânant à travers un vaste plateau, lorsque je remarquai, très loin devant nous, un peu sur notre gauche, une minuscule tache noire que mes jumelles me montrèrent comme étant un homme. Je fus très surprise. Les rencontres ne sont pas fréquentes dans cette région, depuis dix jours nous n'avions pas vu un être humain. De plus, des gens à pied et seuls, ne s'aventurent guère dans ces immenses solitudes. Qui pouvait être ce voyageur ?

Un de mes domestiques émit l'opinion que l'homme avait peut-être fait partie d'une caravane de marchands qui, attaquée par des brigands, s'était débandée. Il pouvait avoir fui pour sauver sa vie et se trouver, maintenant, perdu dans le désert.

La chose était possible et, si tel était le cas, j'emmènerais le rescapé avec moi jusqu'à un camp de dokpas ou à n'importe quel endroit se trouvant sur ma route, où il désirerait se rendre.

Comme je continuais à l'observer avec mes jumelles, je m'aperçus que sa démarche était singulière et qu'il avançait étrangement vite. Bien qu'à l'œil nu, mes gens ne pussent guère distinguer qu'un point noir se mouvant sur l'herbe, il ne se passa pas très longtemps avant qu'ils ne remarquassent aussi la vitesse surprenante avec laquelle ce point se déplaçait. Je leur passai les jumelles et l'un d'eux ayant regardé pendant quelques minutes murmura : Lama loung-gom-pa tchig da (on dirait un lama loung-gom-pa).

Les mots loung-gom-pa éveillèrent immédiatement mon intérêt. Il ne m'était encore jamais arrivé de voir un expert loung-gom-pa accomplissant une de ces prodigieuses randonnées dont il est tant parlé au Tibet. Cette heureuse chance allait-elle m'échoir ?

L'homme continuait à approcher et la rapidité de son allure devenait de plus en plus évidente. Que devais-je faire s'il était un véritable loung-gant-pa ? Je désirais l'observer de près, causer avec lui, lui poser des questions, et, aussi, le photographier... Je désirais beaucoup de choses.

Mais dès les premiers mots que je prononçai à ce sujet, le domestique qui avait, le premier, reconnu la démarche du loung-gom-pa, s'écria :

«Révérende dame, vous n'allez pas arrêter le lama, ni lui parler, n'est-ce pas ? Il en mourrait certainement. Lorsqu'ils voyagent, ces lamas ne doivent point interrompre leur méditation. Le dieu qui est en eux s'échappe s'ils cessent de répéter les formules magiques et, en les quittant avant le temps convenable, il les secoue si violemment qu'il les tue.»

L'avertissement exprimé de cette façon paraissait absurde, néanmoins, il n'était pas complètement à négliger. D'après ce que je savais de la technique du procédé, l'homme marchait dans un état de transe. Par conséquent, il était probable que, bien qu'il n'en dût pas mourir, il éprouverait un choc nerveux pénible s'il était brusquement tiré de cet état particulier. Jusqu'à quel point ce choc pouvait-il être dangereux, je n'en savais rien et ne voulais pas faire du lama l'objet d'une expérience, peut-être cruelle, dont je ne pouvais mesurer les suites. Une autre raison m'empêchait aussi de satisfaire ma curiosité.

Les Tibétains m'avaient acceptée comme une dame-lama. Ils savaient que j'étais bouddhiste et ne pouvaient deviner la différence existant entre ma conception purement philosophique du bouddhisme et le bouddhisme lamaïste. Ainsi, pour jouir de la confiance et du respect que m'attirait l'habit religieux que je portais, j'étais forcée d'observer les coutumes tibétaines et, plus spécialement encore, les coutumes religieuses.

Cette contrainte constituait pour moi un obstacle sérieux au point de vue des quelques observations scientifiques que j'aurais pu faire, mais elle était le prix dont il me fallait payer mon admission sur un terrain encore bien plus jalousement gardé que ne l'est le territoire du Tibet.

Une fois de plus, je dus réprimer mon désir de me livrer à une enquête et me contenter de la vue du singulier voyageur.

Il était arrivé à une petite distance de nous. Je pouvais distinguer nettement sa face impassible et ses yeux largement ouverts qui semblaient contempler fixement un point situé quelque part, haut, dans l'espace vide. Le lama ne courait point. Il paraissait s'enlever de terre à chacun de ses pas et avancer par bonds, comme s'il avait été doué de l'élasticité d'une balle. Il était vêtu de, la robe et de la toge monastiques usuelles, toutes deux passablement râpées. Sa main gauche s'agrippait à un pli de la toge et demeurait à moitié cachée par l'étoffe. Sa main droite tenait un pourba (poignard rituel). En marchant, il remuait légèrement le bras droit, rythmant son pas comme si le pourba, dont la pointe se trouvait fort éloignée du sol, eût été véritablement en contact avec lui et qu'il s'y fût appuyé comme sur une canne.

Mes domestiques étaient descendus de cheval et se prosternèrent la face contre terre lorsque le lama passa devant nous ; mais lui continua son chemin sans paraître remarquer notre présence.p> Je crus avoir suffisamment témoigné mon respect aux coutumes du pays en m'abstenant d'arrêter le voyageur. Je commençais déjà à regretter ma discrétion et tenais à observer plus longuement le loung-gom-pa. J'ordonnai donc aux garçons de remonter en hâte sur leurs bêtes et de suivre le lama, qui était déjà loin. Sans chercher à le rejoindre, nous ne laissâmes pas s'augmenter la distance existant entre nous, et, à l'aide de nos jumelles, mon fils et moi nous le tînmes en vue.

Nous ne voyions plus sa figure, mais nous pouvions toujours remarquer la régularité étonnante de ses pas élastiques se succédant, aussi mesurés que les oscillations d'un pendule. Nous le suivîmes ainsi sur une distance d'environ trois kilomètres, puis le loung-gom-pa quitta la piste, grimpa le long d'un versant raide et disparut dans les replis de la chaîne de montagnes qui bordait le plateau. Des cavaliers ne pouvaient le suivre sur ces pentes, notre observation prit fin et nous rebroussâmes chemin pour reprendre notre direction.

Je me demandai si le lama avait, ou non, été conscient qu'il était suivi. Bien que nous fussions demeurés assez loin derrière lui, n'importe qui, se trouvant dans un état normal, eût entendu le bruit fait par nos chevaux, mais je l'ai dit, le loung-gom-pa semblait être en transe et, à cause de cette circonstance particulière, je ne pouvais deviner s'il avait fait semblant de ne pas nous voir et avait escaladé la montagne pour échapper à notre curiosité ou si, réellement, il ignorait qu'il était suivi et avait changé de direction parce que tel était son chemin.

Quatre jours après cette rencontre, nous arrivâmes, dans la matinée, au territoire dénommé Thébgyai, où sont dispersés plusieurs camps de pasteurs. Je ne manquai pas de raconter à ces dokpas comment nous avions croisé un loung-gom-pa en arrivant à la piste qui conduit à leurs pâturages. Quelques hommes l'avaient aperçu, alors qu'ils rassemblaient leurs troupeaux, au coucher du soleil, la veille du jour où nous l'avions vu nous-mêmes.

Ce renseignement me permit de faire un calcul approximatif. En tenant compte du nombre d'heures pendant lesquelles nous avions voyagé au trot habituel de nos bêtes ; déduisant le temps pendant lequel nous étions demeurés campés, j'arrivai à la conclusion que pour atteindre à l'endroit où nous l'avions trouvé vers la fin de l'après-midi, le loung-gom-pa, après avoir passé près des dokpas, devait avoir marché toute la nuit et le lendemain, sans s'arrêter, à une vitesse à peu près égale à celle avec laquelle nous l'avions vu avancer. C'était la continuité de cette rapidité qui était merveilleuse, car marcher pendant vingt-quatre heures consécutives est loin d'être considéré comme un record par les montagnards du Tibet.

Lama Yongden et moi avons, plusieurs fois, effectué des étapes de dix-neuf à vingt heures, sans aucun arrêt et sans manger ni boire, pendant notre voyage de la Chine à Lhassa. L'une de celles-ci comprenait le passage du haut col de Deo, avec de la neige jusqu'aux genoux. Mais, bien entendu, notre marche lente ne pouvait, en aucune façon, être comparée à celle de ce loung-gom-pa ailé.

Ce dernier n'était, du reste, point parti de Thébgyai. D'où venait-il quand les dokpas l'avaient entrevu et quelle distance devait-il encore parcourir lorsqu'il avait quitté la piste et disparu dans la montagne ? Il m'était impossible de rien conjecturer à ce sujet. Les dokpas croyaient qu'il pouvait venir de Tsang, certains monastères de cette province s'étant fait, depuis des siècles, une spécialité d'entraîner des marcheurs loung-gom-pa. Toutefois, plusieurs pistes s'entre-croisent sur le territoire de Thébgyai et comme les pasteurs n'avaient point parlé au lama, ils demeuraient, comme moi, réduits à des suppositions...

...Le second loung-gom-pa que j'entrevis ne me fournit point l'occasion de l'observer en cours de marche.

Nous voyagions en forêt, dans la région occupée par des tribus tibétaines indépendantes, à l'extrémité occidentale du Szetchouan. Tout à coup, à un détour du sentier, Yongden et moi qui cheminions à pied, devançant notre petite caravane, aperçûmes un homme nu portant des chaînes de fer enroulées autour du corps.

Il était assis sur un rocher et paraissait si absorbé dans ses pensées qu'il ne nous avait pas entendus approcher. Nous nous arrêtâmes étonnés, mais, probablement, un indice quelconque avertit l'étrange individu de notre présence. Il tourna la tête, nous vit, se leva d'un bond et, plus preste qu'un chevreuil, se jeta à travers les fourrés où il disparut. Pendant quelques instants, nous entendîmes le bruit rapidement décroissant du cliquetis des chaînes que la rapidité de sa course faisait s'entrechoquer, puis le silence se fit.

- C'est un loung-gom-pa, me dit alors Yongden. J'en ai déjà vu un de ce genre. Ils portent ces chaînes pour s'alourdir, car la pratique de loung-gom a rendu leur corps si léger qu'ils risquent de flotter dans l'air.

Ma troisième rencontre avec un loung-gom-pa eut lieu dans la région de Ga, au pays de Kham. L'homme apparut sous l'aspect familier et banal d'un ardjopa, un pauvre pèlerin portant un baluchon sur son dos. Des milliers de ses pareils errent par tous les chemins du Tibet, de sorte que nous n'accordâmes aucune attention à ce membre isolé d'une si large tribu.

Ces piétons nécessiteux ont l'habitude de s'attacher à n'importe quelle caravane de marchands ou quel groupe de voyageurs aisés qu'ils rencontrent sur leur route et de les suivre tant que leur itinéraire s'accorde à peu près avec le leur propre. Ils marchent avec les domestiques à côté des bêtes de somme et, si celles-ci, légèrement chargées, trottent avec les cavaliers, le pauvre hère, qui est laissé en arrière, chemine tant qu'il a rejoint les voyageurs à leur camp du soir. Généralement, cela ne lui est pas difficile. Lorsqu'ils effectuent de longs voyages, les Tibétains ne font que de courtes étapes, se mettant en route au lever du jour et s'arrêtant vers midi pour que leurs bêtes puissent paître et se reposer pendant tout l'après-midi.

La peine que l'ardjopa prend en se hâtant pour suivre des cavaliers et les menus services qu'il rend en aidant les domestiques, sont récompensés par le souper quotidien et, de temps en temps, des bols de thé avec de la tsampa dont on lui fait l'aumône.

Suivant cette coutume, le pèlerin que nous avions rencontré se joignit à nous. J'appris de lui qu'il avait demeuré à Pabong gompa dans le pays du Kham et se rendait dans la province de Tsang. Un long voyage qui, fait à pied, en s'arrêtant pour mendier dans les villages, pouvait demander trois ou quatre mois. Les courses de cette sorte n'effraient nullement les Tibétains.

Notre compagnon avait déjà passé quelques jours avec nous, lorsque, à cause de certains raccommodages de bâts, nous ne fûmes prêts à partir que vers midi.

Jugeant que les mules portant les bagages arriveraient tard de l'autre côté d'une chaîne de montagnes, que nous devions franchir, je partis en tête avec mon fils et un domestique, afin de chercher avant le soir près d'un ruisseau une place herbeuse où nous pourrions camper.

Lorsque le maître voyage avant les bagages, le serviteur qui l'accompagne emporte toujours avec lui un ustensile pour faire du thé et quelques provisions, de sorte que le voyageur puisse prendre son repas sans attendre l'arrivée des tentes et des sacs contenant les vivres. Mon domestique n'avait eu garde de manquer à cet excellent usage. Je mentionne ce détail, en apparence insignifiant, parce qu'il fut la cause qui amena la découverte du loung-gom-pa.

La distance à parcourir pour arriver au col se trouva être plus grande que je ne l'avais estimé. Je compris que les mules chargées n'arriveraient jamais au sommet de la montagne avant la tombée de la nuit et on ne pouvait songer à les laisser descendre dans l'obscurité, sur l'autre versant. Ayant découvert près d'un ruisselet un endroit offrant assez d'Herbe pour permettre aux bêtes de se rassasier, je m'y arrêtai.

Nous avions déjà bu du thé et étions occupés à ramasser de la bouse sèche pour entretenir le feu, lorsque j'aperçus loin, au-dessous de nous, l'ardjopa qui montait le sentier menant au col. Malgré la raideur de, la pente, il avançait avec une prodigieuse rapidité et lorsqu'il fut plus rapproché, je remarquai la ressemblance de sa démarche légère et élastique avec celle du lama loung-gom-pa que j'avais observé près de Thébgyai.

Lorsqu'il nous eut rejoints, l'homme demeura pendant quelques instants immobile, regardant fixement devant lui. Il n'était pas du tout essoufflé, mais paraissait à demi inconscient et incapable de parler ou d'agir. Cependant, peu à peu, la transe se dissipa et il revint à son état normal.

Répondant à mes questions, il avoua qu'il avait commencé à s'entraîner d'après la méthode de loung-gom, sous la direction d'un gomtchén qui vivait près du monastère de Pabong.

Son maître ayant quitté le pays, il voulait aller continuer son étude à Chalu.

Il ne me dit rien de plus et parut triste tout le restant de la soirée. Le lendemain, il confessa à Yongden qu'il était entré involontairement en état de transe à cause d'une préoccupation des plus vulgaires.

Tandis qu'il marchait avec les garçons qui conduisaient les mules, il était devenu impatient. Ils avançaient trop lentement, pensait-il, et, sans nul doute, pendant qu'ils traînaient en route, nous faisions griller la viande qu'il avait vu emporter par le domestique qui nous accompagnait. Lorsque les trois autres hommes et lui même nous rejoindraient, ils auraient tout juste le temps de planter les tentes, de déharnacher les bêtes et de leur donner du grain avant que la nuit tombe. Il serait trop tard, alors, pour préparer à souper et il faudrait se contenter de boire quelques bols de thé avec de la tsampa.

Cette idée s'empara si complètement de son esprit, qu'elle provoqua une sorte de vision. Il voyait le feu, la viande sur les cendres rouges et, plongé dans cette ardente contemplation, il avait perdu conscience de ce qui l'entourait. Poussé par le désir de partager notre grillade, il avait accéléré sa marche et, ce faisant, son pas s'était, mécaniquement, mis au rythme qu'il pratiquait dans ses exercices d'entraînement. L'association habituelle de cette façon de marcher avec la formule mystique que son maître lui avait enseignée, avait causé la récitation mentale de celle-ci. Cette dernière l'avait amené à régler sa respiration d'après la manière prescrite, les mots de la formule en marquant la mesure, et la transe s'en était suivie, la concentration de pensée sur la viande grillée subsistant toujours et conduisant le phénomène.

Le novice se sentait grandement coupable. Le mélange qu'il avait fait de basse gourmandise, de phrases mystiques et d'exercices de loung-gom lui paraissait un véritable sacrilège.

Mon fils ne manqua point de me rapporter ces confidences. Elles m'intéressèrent et je questionnai l'ardjopa au sujet des exercices de loung-gom que son maître lui avait fait pratiquer. Il répugnait à répondre et se montrait très réticent, pourtant, je réussis à obtenir certains renseignements qui confirmaient ce que j'avais déjà appris d'autre part.

Son maître lui avait dit que le crépuscule et les nuits claires constituent des conditions favorables qui aident le marcheur. Il l'avait aussi engagé à s'entraîner en regardant fixement le ciel étoilé.

Je suppose que, comme il est d'usage parmi les mystiques du Tibet, le novice avait prêté serment de tenir secret ce que son maître lui enseignait et que mes questions le gênaient.

Le troisième joue après la course dont il nous avait donné le spectacle inattendu, lorsque nous nous éveillâmes, au lever du jour, l'ardjopa ne se trouvait plus dans la tente de mes domestiques. Il s'était enfui pendant la nuit, ayant peut-être encore eu recours à la pratique de loung-gom pour hâter sa marche mais, cette fois, pour un motif plus respectable que celui de manger un bon morceau.

D'après les renseignements que j'ai obtenus de différentes sources, la pratique de cette espèce particulière de loung-gom peut être rapidement esquissée comme suit :

Le premier pas avant de commencer son étude est, comme toujours, de recevoir l'initiation appropriée. Il faut ensuite s'exercer pendant plusieurs années et sous la direction d'un maître expérimenté, à de nombreuses variétés de gymnastiques respiratoires. C'est seulement quand le disciple s'y montre suffisamment avancé qu'il lui est permis d'entreprendre les marches elles-mêmes.

Une nouvelle initiation lui est conférée à ce moment et son gourou lui apprend une formule mystique. Le novice concentre ses pensées sur la répétition mentale et cadencée de cette formule qui rythme le jeu de la respiration pendant la marche, les pas s'effectuant en mesure, avec les syllabes de la formule.

Le marcheur ne doit ni parler, ni penser à aucune chose, ni regarder de droite à gauche. Il lui faut tenir les yeux fixés sur un unique objet, éloigné, et ne jamais permettre à son attention d'en être détournée par quoi que ce soit.

Lorsque l'état de transe a été atteint, bien qu'une grande part de la conscience normale se trouve abolie, celle-ci demeure assez active pour faire éviter au marcheur les obstacles qui peuvent exister sur son chemin et le maintenir dans la direction de son but. Cependant, ces deux choses se produisent mécaniquement sans provoquer aucune réflexion dans l'individu en transe.

Les grands espaces déserts, le terrain plat et, comme temps, le crépuscule, sont considérés comme des conditions favorables.

Même lorsque l'on a fourni une longue étape dans la journée et que l'on est fatigué, la transe est souvent obtenue facilement vers le coucher du soleil. La fatigue cesse alors d'être ressentie et le voyageur peut continuer à parcourir un grand nombre de kilomètres.

Les premières heures du jour sont également favorables, mais dans une moindre mesure.

Le milieu du jour, le commencement de l'après-midi, les vallées étroites et tortueuses, les régions boisées, le terrain accidenté sont autant de conditions défavorables et, seuls, les loung-gom-pa de premier ordre sont jugés capables de surmonter les influences défavorables qui en émanent.

Nous pouvons déduire de ces explications que les Tibétains considèrent l'uniformité du paysage et l'absence, à proximité, d'objets particulièrement frappants, comme aidant la production de la transe. Il est évident qu'un plateau désert présente moins d'occasions de détourner l'esprit de la formule et du va-et-vient du souffle qu'une gorge obstruée par des rocs et des buissons un torrent bruyant, etc. Quant à la régularité des enjambées, elle est difficile à maintenir en terrain accidenté. Toute restreinte qu'elle soit, l'expérience personnelle que j'ai en cette matière me permet d'ajouter que si les grands espaces déserts sont les endroits où la transe est le plus aisément produite, une forêt de hauts arbres au tronc droit, exempte de sous-bois broussailleux et traversée par un sentier à peu près plat, lui est également favorable. Peut-être l'uniformité du paysage en est-elle la cause. Toutefois, ma remarque n'a que la valeur d'une observation personnelle effectuée dans les forêts du Poyul, alors que j'y effectuais des marches prolongées en me rendant à Lhassa.

N'importe quelle nuit claire est jugée bonne pour l'entraînement des débutants, mais plus spécialement les nuits étoilées. Les maîtres conseillent souvent de tenir les yeux fixés sur une même étoile ; ceci paraît apparenté aux procédés hypnotiques. Il m'a été raconté que certains novices s'arrêtent brusquement lorsque l'étoile qu'ils regardaient leur devient invisible, soit qu'elle descende sous l'horizon, qu'elle s'élève et passe au-dessus de leur tête, qu'elle soit masquée par une montagne ou que leur route change de direction.

D'autres, au contraire, ne remarquent pas sa disparition, parce que, lorsque l'étoile cesse d'être visible, ils en ont déjà formé une image subjective qui demeure fixe devant eux.

Quelques initiés aux sciences secrètes affirment qu'après de longues années de pratique, il advient que lorsqu'il a déjà parcouru une certaine distance, les pieds du loung-gom-pa cessent de toucher le sol et qu'il glisse dans l'espace avec une rapidité prodigieuse.

C'est probablement pour se donner l'air d'avoir atteint ce degré de légèreté que certains se lestent avec des chaînes.

Laissant à part ce qui semble être de l'exagération, il résulte de mon expérience très limitée de cette pratique et de ce que j'ai appris des lamas dignes de confiance, que l'on parvient a ne plus sentir le poids de son corps. Une sorte d'anesthésie amortit aussi les sensations causées par les heurts contre les pierres et les autres obstacles que l'on peut rencontrer, et l'on marche pendant des heures, avec une vitesse inaccoutumée, éprouvant cette agréable griserie bien connue des automobilistes qui font de la vitesse...

 

Sous des Nuées d'Orage
Alexandra en transit sur les lieux et les départs de son passé commence son voyage le 9 janvier 1937 à la gare de Bruxelles, traversée de l'Europe, Sibérie et Mandchourie, à destination de la Chine pour étudier le taoïsme. La guerre civile en Chine, puis l'attaque japonaise modifieront complètement le programme initial. Alexandra restera coincée en Chine pendant la durée de la guerre. Ce livre, qui  est la relation de son périple jusqu'en août 1939, est aussi un recueil de témoignages historiques et légendaires comme celui sur les Böns noirs déterminant dans sa décision de publier Magie d'amour et magie noire.

Les départs d'Alexandra
p13 - Je suis « partie » bien des fois, sans jamais « arriver » et le grand départ, que chaque jour qui s'écoule rend plus proche pour chacun de nous, ne me conduira, j'en suis certaine, à aucun port définitif où l'on jette l'ancre pour toujours. Une telle immobilité, d'ailleurs, serait la mort et la mort n'existe pas. Il n'y a de réel et de vrai que l'Eternelle Vie.

Il n'est aucun être qui ne parte chaque jour et à chaque minute, consciemment ou non, pour quelque aventure.
Chacun des innombrables atomes composant un « moi », physique et mental entreprend, à tout instant, quelque voyage hasardeux aux conséquences incertaines, d'une portée incalculable, bien que le champ de ses pérégrinations puisse échapper, par son exiguïté, au domaine du microscope.

Je n'étais pas encore très solide sur mes jambes, lors de mes premiers « départs ». Le décor qui les entoure m'apparaît, tout au fond de ma mémoire, comme la grille d'une porte de jardin devant laquelle passait une route.
Franchir cette grille, essayer quelques pas sur la route, là se bornait le voyage, mais je devais y prendre grand plaisir car l'on m'a raconté que je le répétais sans cesse, malgré les réprimandes qu'il m'attirait. Le jardin était vaste; j'aurais pu y exercer amplement l'activité de ma toute petite personne, mais « l'au-delà » me fascinait déjà.
Quelque deux ans plus tard habitant Paris j'effectuai mon premier véritable « départ ». Un problème s'était tyranniquement imposé à ma pensée. Il concernait le Bois de Vincennes où ma bonne me conduisait presque quotidiennement. Les itinéraires, toujours les mêmes, de ces promenades provoquaient ma curiosité sans la satisfaire.
Si l'on continuait à marcher, droit devant soi, me demandais-je, verrait-on, toujours, des avenues et des pelouses semblables à celles qui m'étaient familières, ou bien le paysage serait-il différent ? - Le bois finissait-il, par là, comme il finissait du côté où j'y entrais ?... Et, dans ce cas, comment étaient les rues, les maisons et les gens de cette région lointaine ? Me renseigner à ce sujet me parut indispensable. Ainsi, la passion de la découverte m'incitant, je m'échappai, une après-midi, de la maison paternelle pour «explorer» le Bois de Vincennes. Je venais d'avoir cinq ans.

Mon second « départ » eut lieu dix ans plus tard. Je profitai, pour m'esquiver, de la liberté plus grande dont je jouissais pendant une villégiature au bord de la mer du Nord et, durant quelques jours, je parcourus à pied la côte belge, passai en Hollande et m'y embarquai pour l'Angleterre. Je ne rentrai qu'après avoir épuisé le contenu de ma bourse de fillette.

Deux années s'écoulèrent encore. Devenue une jeune fille avisée, je préparai longuement et avec soin, le plan de ma troisième fugue. Un train m'amena en Suisse, je traversai le Saint-Gothard, à pied, et gagnai l'Italie, préludant, sans m'en douter, aux longs voyages pédestres que je devais effectuer, plus tard, en Asie. Ma mère, à qui j'avais donné de mes nouvelles, me rejoignit sur le bord du lac Majeur.

Comme à chacune de mes incartades passées, elle dut se borner à des remontrances qui n'altéraient, en rien, la joie que je tirais de ces jours de vie libre au grand air, parmi des sites nouveaux.

Me punir eût été difficile; je n'offrais guère de prise.
Les privations, quelles qu'elles fussent, me laissaient insensible. J'étais, jusqu'à un point extrême qui scandalisait et irritait ma famille, dénuée de coquetterie quant aux vêtements et aux parures et je méprisais le confort. Bien avant d'avoir atteint ma quinzième année, je m'étais, aussi, exercée, secrètement, à un bon nombre d'austérités extravagantes : jeûnes et tortures corporelles dont j'avais puisé les recettes dans certaines biographies de saints ascètes trouvées dans la bibliothèque d'une de mes parentes. Il me paraissait désirable et quelque peu glorieux, de savoir dominer les réactions de sa sensibilité, de "s'endurcir".
L'esprit, pensais-je, devait mater le corps et s'en faire un instrument robuste et docile propre à servir ses desseins, sans faillir. De ces excentricités enfantines j'ai gardé diverses habitudes étranges, entre autres, celle empruntée aux Stoïciens - les Maîtres révérés de ma jeunesse - de coucher sur un lit de planches. Heureuse accoutumance qui m'a permis de goûter un repos parfait, même lorsqu'il m'a fallu, au cours de mes voyages, dormir, chaque nuit, en plein air, sur la terre nue, pendant plusieurs mois consécutifs.

Enfin, l'âge vint, pour moi, où mes « départs » cessèrent d'être des fugues de gamine et s'inspirèrent de motifs estimés plus sérieux. Je « partis » pour la Grèce, pour l'Afrique, pour l'Inde, pour l'Himalaya, la Chine, le Japon, la Corée, pour le Tibet et pour d'autres pays encore.

Et voici que je partais une fois de plus. Départ troublant; combien différent de tous ceux qui l'avaient précédé ! Jusqu'alors, un sentiment, plus ou moins accentué de plaisir, une attente joyeusement excitante des événements, impossibles à prévoir, vers lesquels j'allais, avaient présidé à tous mes départs, même à ceux effectués en des circonstances presque tragiques. Ce soir-là, au contraire, l'atmosphère me paraissait totalement lugubre, chargée de menace latente. Rien n'atténuait l'effet déprimant de l'hostilité occulte qui semblait me guetter du fond de la nuit glaciale et de l'indifférence, teintée d'inimitié, des choses environnantes contemplant mon désarroi. J'étais à Bruxelles, à la gare du Nord et je retournais en Chine.
 

 

Les Böns noirs et l'immortalité
p156 - Les ermites qui avaient habité Wou tai chan, avant l'arrivée de l'enfant miraculeux, excitaient ma curiosité.

Quelle doctrine professaient-ils ? - Quel but poursuivaient-ils? - J'avais déjà posé beaucoup de questions à leur sujet sans obtenir de réponses satisfaisantes.

Un jour, un lama gyarongpa [On appelle de ce nom des tribus tibétaines établies, de longue date, dans les vallées de l'extrême ouest de la Chine (gya = Chine - rong = vallée) actuellement comprises dans la province du Szetchouan.] de naissance, mais établi depuis longtemps à la frontière mongole, vint me voir.
Un trapa (moine), à la fois disciple et serviteur, l'accompagnait. Tous deux parlaient couramment le tibétain. Le lama était instruit, je lui fis part de l'intérêt que ces anciens anachorètes m'inspiraient.

Il n'hésita pas : « Ces ermites cherchaient le moyen de se rendre immortels », me dit-il. « Depuis des milliers d'années, des solitaires ont poursuivi cette recherche des Tao-sses [Les recherches des Tao-sses chinois, à ce sujet, et la fabrication de breuvages d'immortalité, à laquelle ils se livraient sont des faits historiques bien connus. Leur parenté avec l'alchimie de notre moyen âge paraît probable. Les raisons ne manquent pas de soupçonner que la « pierre philosophale » était un terme imagé, à l'usage des initiés, se rapportant, non pas tant à la transmutation de substances communes en or, qu'à une transmutation d'ordre plus subtil, visant à rendre immortelle notre propre substance. Rechercher les théories ésotériques des anciens Tao-sses, concernant les moyens de se rendre immortel et les comparer avec celles des mystiques et des occultistes tibétains figurait au programme de mon nouveau séjour en Chine.], certains Böns, aussi, et d'autres avant eux. »

« - Avez-vous lu des livres sur ce sujet ? » demandai-je.
« - Non, mais j'en ai entendu parler par des gens initiés à ces connaissances. Comme lama, je ne lis que les livres bouddhistes. A quoi bon perdre son temps à lire les autres, ce qui y est écrit est faux. »

Je m'abstins de contredire mon visiteur pour ne pas le fâcher et interrompre la conversation.

« - Et que disaient les gens que vous avez entendus ? »
« - Ils disaient que les savants Tao-sses et les grands Böns étaient, autrefois, capables de transformer la substance matérielle de leur personne en une substance impérissable. Cette transformation s'opérait lentement, par des moyens très particuliers, et entièrement spirituels, que leurs Maîtres avaient appris de Maîtres encore plus anciens.

« L'enfant miraculeux de Wou tai chan a pu être un de ces immortels qui se rajeunissent à volonté. Et, s'il était, vraiment, un avatar de Djampéyang, celui-ci ne possède-t-il pas la clef de toutes les sciences ?...

« Les Tao-sses et les Böns vulgaires fabriquent des médecines, des élixirs, des pilules qu'ils donnent comme étant propres à rendre immortels ceux qui les ingèrent, ou, tout au moins, à leur assurer une longévité très supérieure à celle que les hommes peuvent atteindre naturellement.

« La composition de ces boissons et de ces pilules est tenue très secrète. L'on dit qu'elles contiennent des poisons et, parfois, du sang humain soutiré à des individus jeunes et robustes. J'ai entendu raconter que certains Böns avaient imaginé de faire dissoudre des hommes vivants en les plongeant dans une cuve pleine de médecines. De temps en temps, ils remettaient de nouvelles victimes dans la cuve, avec les restes de leurs prédécesseurs. »

Je sursautai. Plusieurs années auparavant, une histoire de ce genre m'avait été racontée, avec d'amples détails, par un homme qui avait vu ce qu'il rapportait et l'horreur de ces descriptions était telle que, parfois, j'hésitais à croire à leur réalité. Etait-il donc vraiment possible que de telles pratiques aient jamais existé, qu'elles existassent peut-être encore ?

« - Où cela se passait-il ? » demandai-je.
« - Je n'en sais rien. J'ai ouï dire qu'un riteu (groupe d'ermitages) de Böns noirs avait été brûlé par les villageois de la région, parce que les sorciers qui y vivaient, capturaient des hommes qui leur servaient à fabriquer un breuvage d'immortalité. Mais cela s'était passé loin de chez moi. Des pèlerins de passage le racontaient... »

« - C'est moi qui les avais introduits auprès de vous, kouchog (monsieur). Ils demandaient que vous leur fassiez l'aumône de provisions de voyage. Je me rappelle très bien ce qu'ils racontaient », dit le trapa, désireux de se donner de l'importance en paraissant bien renseigné.

Le lama fit un geste marquant l'indifférence, le sujet ne l'intéressait pas.

Il ne s'agissait, peut-être, que de racontars. Tous les pays ont leurs histoires de sorciers immolant de jeunes garçons. Il s'en faut que tous les Chinois aient renoncé à croire que les étrangers emploient des yeux d'enfants pour fabriquer leurs médicaments. Il y a quelques jours, la supérieure d'une communauté de l'ordre des Franciscaines Missionnaires de Marie me racontait qu'en 1937, à Wanhsien, le bruit courut que les religieuses arrachaient les yeux aux fillettes de l'orphelinat. Un certain nombre de celles-ci étant mortes au cours d'une épidémie, on exhuma leurs corps afin de vérifier si les yeux s'y trouvaient encore.
Pendant ce temps, les Sœurs avaient été arrêtées et détenues, pendant vingt-quatre heures, par les autorités.

Quelles sont les propriétés de ces médicaments dans la composition desquels entrent des yeux d'enfants ? - Elles sont diverses, disent les indigènes, mais l'une d'elles consiste à rendre capable de voir sous la terre et, ainsi, de découvrir les trésors minéraux qu'elle cache.

Les pratiques macabres visant à l'obtention de pouvoirs extraordinaires ont, d'ailleurs, existé chez la plupart des peuples, sinon chez tous. Faut-il même parler, entièrement, au passé ?

Dans un tiroir du bureau sur lequel j'écris ceci, dans les Marches tibétaines, j'ai des pilules qui contiennent de la chair humaine empruntée au cadavre d'un de ces solitaires que les Tibétains considèrent comme des surhommes. Celui qui me les a données : Nam tso Tulkou, un lama dont la résidence se trouve dans les environs de Dao, a cru me faire un cadeau d'un prix inestimable. D'après lui, ces pilules peuvent m'immuniser contre toutes les maladies, m'assurer une longue vie et d'autres avantages précieux.
Pour ne pas désobliger ce brave homme, j'ai dû en avaler une devant lui.

La foi en l'efficacité de la destruction, du sang répandu, pour produire de la vie, s'attarde encore en bien des points du monde barbare. Il n'y a pas si longtemps que, dans les montagnes de l'Inde, les indigènes des tribus Khound élevaient des jeunes filles qu'ils nommaient des mériah pour les sacrifier, rituellement, au-dessus d'une fosse. Leur sang coulant dans celle-ci et pénétrant dans la terre, devait, pensaient-ils, la fertiliser et assurer la croissance de récoltes abondantes.

Dans l'ancien Mexique, chez les Aztèques, c'étaient des hommes que l'on retenait, ainsi, pendant plusieurs années, dans une demi-captivité comme prélude au rite au cours duquel on leur ouvrirait la poitrine pour en arracher leur cœur.

De tels rites dont le but, plus ou moins ouvertement exprimé, était toujours de stimuler la fécondité de la terre, donc de produire de la vie, ont existé presque en tous pays.

Si l'agonie des hommes, plongés vivants dans les cuves macabres, dont le lama parlait, était plus dramatique, celle des victimes hindoues, ou mexicaines, se prolongeant pendant des années dans l'attente de l'immolation inéluctable, n'était pas moins terrible.

Quant à la manducation de la chair d'un être puissant ou vénérable, afin d'assimiler une partie de sa substance matérielle, avec les qualités physiques et psychiques qui y sont attachées, le fait n'est pas exceptionnel.

Manger le cœur du lion tué à la chasse, ou celui d'un vaillant ennemi, pour faire passer, en soi, la force et la bravoure du mort a été - et est toujours - pratiqué.
Il y a une vingtaine d'années, lors d'une expédition chinoise, contre les Tibétains, ceux-ci racontaient que les soldats chinois mangeaient le cœur des combattants ennemis, tués dans les batailles.

Des effets particuliers ont, aussi, été attribués à l'ingestion de sperme considéré comme véhicule d'énergie vitale.
Je viens de mentionner les pilules contenant de la chair d'une personnalité exceptionnelle par sa sainteté, sa sagesse ou ses pouvoirs magiques; évidemment, celles-ci ne se vendent pas chez les pharmaciens orientaux. Elles sont passées, de main en main, secrètement, ou, tout au moins, discrètement, mais elles ne constituent pas, absolument, une rareté et l'on en attend, précisément, des effets analogues à ceux que les Böns, dont on m'a narré les sinistres pratiques, attendaient de leur infernal élixir d'immortalité.

Certains, plus raffinés, ont éliminé la partie crûment réaliste des rites de manducation, en même temps qu'ils élevaient, en dignité, l'être dont le participant à la communion ingérait la substance. Chez les Aztèques, ce n'était pas un simple humain, mais un dieu qui était offert comme nourriture. Lors d'un certain festival, les prêtres de Vitzilipuztli façonnaient une idole en pâte qui représentait ce dieu. Au cours de cérémonies tenant de la magie, celui-ci était amené à s'incorporer dans l'idole. - C'est là, un genre de rite courant au Tibet, avec cette différence qu'on n'y construit pas l'idole dans ce dessein ; un simple gâteau de pâte (torma) en tenant lieu. - Le dernier acte du festival consistait à mettre en pièces la statue de Vitzilipuztli et à en distribuer les morceaux au peuple qui les mangeait dévotement, disant manger la chair et les os du dieu, considérés comme un aliment de vie.

Nos contemporains des sociétés civilisées n'ont nullement renoncé à ingérer la substance matérielle d'un être divin. Bien que l'horreur d'une manducation effective de chair sanglante soit épargnée à leurs nerfs plus délicats, c'est pourtant un article de foi, parmi les catholiques, que celui qui communie ingère la chair et le sang de Jésus, aussi bien que les principes subtils de sa personnalité son âme et sa divinité.

Certains écrivains religieux insistent même fortement sur le caractère de nourriture du sacrement eucharistique.
Evidemment, ceux à qui ils s'adressent, interprètent leurs discours dans un sens spirituel. La nourriture qu'ils absorbent doit sustenter leur âme et c'est à l'immortalité de celle-ci qu'ils pensent, plutôt qu'à la longévité ou à l'immortalité de leur corps. Il n'en est pas moins certain que la réalité du repas sanglant - quoique déguisé par les espèces du pain et du vin - est affirmée et quiconque nie que de la chair et du sang véritables sont ingérés par le fidèle, est frappé d'anathème par les Eglises romaine et grecque.

En me remémorant les formes diverses affectées par l'idée, si fortement ancrée dans l'esprit humain, d'emprunter des éléments de vie à un être vivant, j'en arrivai à conclure à la vraisemblance du fait horrible qui m'avait été narré et dont je venais d'obtenir la confirmation indirecte. Il devait se rapporter à une épouvantable opération d'alchimie primitive.

Ainsi cessèrent les hésitations que j'avais éprouvées jusqu'alors, à écrire l'histoire dramatique de l'ancien chef de brigands qui, au cours de ses aventures, avait vu pratiquer cette alchimie d'une manière qui laisse loin, derrière elle, toutes les imaginations de Dante, concernant l'Enfer.
 

 


A l'Ouest Barbare de la Vaste Chine
Ce livre est en quelque sorte la suite de "Sous des nuées d'orage". Très riche en notes historiques, ethnologiques, sociologiques, religieuses, il aborde de nombreuses facettes de la vie des peuplades de la Chine et du Tibet. D'ailleurs l'ouvrage commence par nous parler des prédécesseurs des chinois les Is. Elle relate également de nombreuses anecdotes colorées telle celle de l'ours

Les Is
p12 - Ces prédécesseurs des Chinois s'appelaient Is. Se donnaient-ils eux-mêmes ce nom ? - Ce n'est point certain.
Les anciennes chroniques chinoises les désignent ainsi et il signifie « sauvage ». Mais peut-être est-ce que c'est parce que ces indigènes moins civilisés qu'eux se dénommaient Is que les Chinois ont fait de ce nom le synonyme de « sauvage » ?

Ces Is sont décrits comme étant de haute stature, ayant le teint brun, de longs cheveux noirs, les pommettes saillantes et le nez droit. Leurs grands yeux non bridés leur donnaient une physionomie très différente de celle des individus d'origine mongole. En fait, ils ressemblaient aux Indiens Peaux-Rouges de l'Amérique.

Peut-être serait-il plus correct de dire que les Indiens d'Amérique leur ressemblent parce qu'ils sont leurs descendants. En effet, l'on croit que certaines tribus de Is sont passées d'Asie en Amérique alors que ces deux continents n'étaient pas encore séparés par le détroit de Behring, ou à une période quelconque de l'époque néolithique.
On peut même penser qu'un pareil voyage a pu être effectué à une époque plus tardive; le détroit de Behring ne constitue pas une barrière infranchissable pour des hommes possédant des embarcations. De nos jours, des Esquimaux de l'Alaska passent d'Amérique en Asie dans leurs canots.

Il ne semble pas que les Is aient été originaires des territoires où les Chinois les rencontrèrent. Les anciens historiens croyaient plutôt que, venues du Nord ou du Nord-Ouest, certaines de leurs tribus s'étaient peu à peu acheminées vers des régions plus centrales de la Chine. Quoi qu'il en soit, leurs descendants existent toujours dans la partie du Tibet oriental dénommée Khams, dont une portion a été incorporée dans la province chinoise du Sikang.
Malgré les métissages fréquents en cette région frontière où les mariages mixtes sont nombreux, les arrière-petits-fils des Is ont conservé tous les traits caractéristiques mentionnés par les anciens chroniqueurs chinois.

L'une des singularités de Tatsienlou, 1a capitale du Sikang, est la présence de ces grands gaillards, si parfaitement semblables aux Indiens Peaux-Rouges, qui déambulent par les rues étroites, vêtus de volumineuses houppelandes en peau de mouton, bousculant au passage les menus Chinois, tels de puissants hippopotames fonçant sur un troupeau d'antilopes.

Quant aux Tibétains, qui ont joué un rôle si important à la frontière occidentale de la Chine, ils se donnent une origine bizarre.

A une époque très éloignée - rapportent leurs livres d'histoire - les habitants du Tibet étaient des êtres non humains, des démons-ogres. Dans le dessein d'adoucir leur nature féroce, un Bodhisatva assumant la forme d'un singe s'en alla résider dans leur pays. Il s'y installa dans une caverne, parmi les montagnes, à la manière des ermites. Une ogresse s'éprit de lui et le singe divin l'épousa afin que de leur union naquît une race meilleure. Les descendants de ce couple sont les Tibétains actuels.

Allusion est souvent faite à cette légende lorsque les Tibétains veulent désigner quelqu'un de foncièrement bon.
« Celui-là est véritablement un être humain », disent-ils.
Ils tiennent pour entendu que la majorité d'entre eux - et des hommes en général - sont encore animés d'instincts bestiaux et loin d'avoir atteint le degré d'évolution qui doit en faire des humains sans mélange.

Cette légende dérive, peut-être, de vagues traditions concernant une époque très ancienne où des aborigènes encore presque à demi simiesques peuplaient le Tibet. Et si l'on refuse aux Tibétains cette haute antiquité, il est du moins plausible de les imaginer établis au Tibet central alors que des Is l'étaient à l'est du pays.

D'après leurs légendes, les Tibétains ont commencé par se nourrir d'air. Respirer leur suffisait.

Nous pouvons remarquer, en passant, que se nourrir d'air est l'un des buts que les mystiques taoïstes se sont proposé depuis de nombreux siècles. D'après eux, c'est là un des moyens propres à rendre immortel.

L'entraînement classique consiste, premièrement, à s'abstenir de tout aliment grossier tel que la chair des animaux, puis à rejeter, progressivement, les légumes et les fruits, diminuant peu à peu la quantité de nourriture absorbée 1lxsqu'à la réduire à presque rien. Ensuite, tous les aliments solides sont abandonnés ; l'on se contente de boire de l'eau pure. Enfin, la culmination de l'entraînement est atteinte et respirer suffit au solitaire qui s'est exercé sur les montagnes, pour absorber des éléments nutritifs contenus dans l'air et pour soutenir ainsi son existence indéfiniment, peut-être pour toujours.

Toutefois, « respirer » doit s'entendre, ici, d'une façon particulière, différente de celle que tous nous pratiquons inconsciemment tant que dure notre vie. Et à cette façon spéciale d'ingérer l'air et d'en assimiler les principes nutritifs, l'aspirant à l'immortalité ou, tout au moins, à une extraordinaire longévité s'exerce pendant un très grand nombre d'années.

Les récits des Tibétains nous les montrent comme ayant suivi une marche inverse. D'abord, l'air seul constituait leur nourriture. Leur corps était, alors, d'une légèreté extrême; ils pouvaient se transporter, à volonté, à travers l'espace.

A noter encore que la même faculté est aussi attribuée
aux ermites et aux magiciens taoïstes.

Quelques-uns ayant porté de la terre à leur bouche lui trouvèrent une saveur agréable. Ils en instruisirent les autres et tous commencèrent à manger de cette terre qui était une sorte de gelée et fondait aux rayons du soleil.
D'autres versions disent qu'une espèce de grain, pareil à de la rosée, couvrait la terre chaque matin et s'évaporait sous l'action du soleil. Ayant commencé à s'alimenter, les Tibétains perdirent leur légèreté et la faculté de se promener dans l'espace. Ils eurent aussi besoin de continuer à manger. Plus tard, ils goûtèrent du riz qui croissait à l'état sauvage et comme son goût leur plut, ils s'en nourrirent.
Dès ce jour, la gelée terrestre fut tarie. Le riz qu'ils coupaient repoussait de lui-même; néanmoins, des idées de prévoyance germèrent dans le cerveau de certains. Ne pourrait-il pas advenir, se demandèrentâils, que le riz, une fois coupé, cessât de repousser ? Ne serait-il pas prudent d'en faire des provisions ? Ils amassèrent des réserves de riz et, depuis ce moment, le grain coupé ne repoussa plus.

Ils se querellèrent entre eux pour la possession des réserves de riz et élirent des chefs afin que ceux-ci édictent des lois concernant le droit de propriété et les relations sociales et fassent observer ces lois.

Sous les descriptions fantaisistes de la légende, nous pouvons discerner les étapes d'hommes très primitifs ayant commencé par se nourrir de plantes sauvages et du produit de leur chasse et qui se trouvèrent progressivement amenés à cultiver le sol et à élever des troupeaux. De nos jours encore, un grand nombre de Tibétains se bornent à l'élevage du bétail. Les régions de haute altitude où ils vivent se prêtent mal à l'agriculture, mais, en dehors de ce fait, les pasteurs vivant sous la tente tiennent l'agriculture en médiocre estime. Récolter des fruits, des racines et des plantes sauvages comestibles est pratiqué par tous les Tibétains qui en ont l'occasion.

De plus, dans la dernière légende que j'ai mentionnée, nous trouvons la description, non plus d'une évolution vers le progrès, comme dans l'histoire du singe-dieu et de l'ogres e, mais, au contraire, d'une chute. Pour les auteurs de ces contes, la civilisation comportant le principe d'autorité représenté par des lois et par des chefs est un état social décidément inférieur à celui où les manifestations violentes de l'égoïsme n'ont pas lieu de se produire et où, par conséquent, la nécessité de les réprimer ne se fait pas sentir.
Revenant sur la faculté de se transporter à travers l'espace dont ils croient que leurs ancêtres étaient doués, il faut dire que les Tibétains ne doutent nullement que cette faculté est toujours le fait d'individus exceptionnels magiciens ou saints ermites. Plusieurs voyages effectués à travers les airs sont attribués à Milarespa le célèbre anachorète-poète (Xe-XIe siècle) et quelques lamas contemporains passent pour avoir voyagé de la même manière. J'ai connu, personnellement, deux de ceux-ci. L'un d'eux, qui est spirituel à ses heures, me dit un jour, à ce propos :

« Oui, beaucoup de gens m'ont vu planant dans les airs; il n'y a que moi qui ne me suis jamais vu ainsi. »

Les thaumaturges tibétains, comme ceux des autres pays, cultivent volontiers - à part eux - un aimable scepticisme quant aux miracles qu'ils opèrent.

Les Is que rencontrèrent les ancêtres des Chinois étaient de véritables « primitifs ». Ils chassaient avec des arcs et des flèches dont les pointes étaient des silex taillés et se servaient d'outils en pierre. Ils ne se livraient ni à l'agriculture, ni à l'élevage.

Les vieux historiens chinois mentionnent, tout d'abord, la présence des Is vers le nord de la Chine. Au temps de l'empereur Yao (2357-2286 av. J. C.), il en existait dans la région qui forme le Chantoung actuel. Sous le règne de Choun (2255-2224 av. J. C.) ces barbares devinrent menaçants. Ils harcelèrent les Chinois, se livrant à -de fréquentes incursions sur les territoires où ceux-ci étaient établis.

Nous voyons là le début de luttes qui allaient se poursuivre pendant de nombreux siècles et qui ne sont pas encore entièrement terminées aujourd'hui.

Les Is n'étaient d'ailleurs pas les seuls barbares qui se pressaient autour des Chinois. Les chroniques mentionnent des Mâns, des Joûns, des Tis et d'autres encore. Plus tard, quand ceux-ci eurent été repoussés, soumis, ou vaguement assimilés, ce furent les Tibétains, partagés en plusieurs tribus et diverses hordes, apparentés aux Huns et aux Mongols, qui manifestèrent leur activité dans les régions confinant à l'extrême-ouest de la Chine.

Un récit détaillé des luttes soutenues par les Chinois contre ces populations étrangères remplirait de nombreux

volumes. Une brève esquisse suffira ici, mais elle est indispensable pour donner une idée de l'atmosphère politique dans laquelle baignent les nouvelles provinces occidentales de la Chine : le Sikang et le Ching-Hai.

Plus de vingt siècles avant notre ère, les Chinois avaient déjà réussi à imposer aux Is une sorte de demi-vasselage.
Toutefois, ceux-ci ne tardèrent pas à secouer un joug qui leur pesait. Sous le règne de Châo K'ang (2079-2058 av. J. C.), une expédition dut être envoyée contre eux pour les ramener à l'obéissance.

Un nouveau soulèvement eut lieu sous le règne de Koéi Kie (1818-1767 av. J. C.). Les Is envahirent, alors, la vallée de la Wei.

La Wei est la rivière qui traverse la province du Chensi et passe devant Sian, sa capitale. En pénétrant dans cette vallée, les barbares s'avançaient donc vers le cœur de la Chine.

Sous le règne de Tchéou-Sinn (1154-1123 av. J.-C.) la région confinant au Chansi 1, au Kansou ou au Ching-Hai, qui est située à l'intérieur de la boucle du fleuve Jaune, était administrée par les Chinois. Un préfet y exerçait l'autorité. Autorité peu souvent effective, du reste.

Ce lointain prédécesseur des gouverneurs actuels du Ching-Hai et du Sikang devait, à part son costume, leur ressembler en bien des points. Les difficultés que ses turbulents administrés lui suscitaient ressemblaient, aussi, à celles qui surgissent aujourd'hui, mais sur une beaucoup plus grande échelle, car les Barbares de l'Ouest étaient, à cette époque, beaucoup plus nombreux et plus puissants qu'ils ne le sont de nos jours.

L'esquisse historique présentée ici devant être bornée aux principaux événements qui se produisirent à la frontière occidentale, les écarts de dates existant entre les faits qui y sont relatés ne doivent point porter le lecteur à croire que, dans l'intervalle, les Chinois furent laissés en paix.
Il n'en est rien. Ils eurent, fréquemment aussi, à se défendre en d'autres parties de leur pays.

En 376 avant Jésus-Christ, les tribus des Is établies au
Yunnan, à l'est des montagnes qui bordent la rive gauche du Yangtzé, se reconnurent vassales du royaume chinois de Ts'inn. L'on sait qu'à cette époque la Chine se composait de plusieurs États distincts, souvent en guerre les uns contre les autres.

Cette situation n'a en fait guère changé au cours des siècles. Bien que, nominalement, la Chine soit un seul Etat divisé en provinces, ces provinces ont toujours été plus ou moins indépendantes. Le 23 novembre 1945, on annonçait que la vaste et riche province de Setchouan avait été choisie par le gouvernement pour faire l'expérience d'un gouvernement autonome. Véritablement, le Setchouan entendait se rendre indépendant et la mesure prise par le gouvernement central est probablement l'acceptation d'un état de choses qu'il lui était impossible de modifier.

Vers l'an 130 avant Jésus-Christ, les Is occupaient les territoires s'étendant au sud de Tchengtou, la capitale actuelle du Setchouan, jusqu'au Yunnan, le long de la rivière Min. Ils étaient divisés en plusieurs tribus que l'empereur Ou-Ti pacifia au moyen de cadeaux et soumit à sa suzeraineté. Une préfecture chinoise fut, alors, établie dans leur pays, non loin de la frontière actuelle de la province de Sikang.

Cependant, peu après, en 126 avant Jésus-Christ et durant les années suivantes, Ou-Ti ayant successivement envoyé quatre expéditions qui devaient se rendre dans l'Inde en passant par le Yunnan, les Is s'opposèrent à leur passage. Des combats eurent lieu dans lesquels les Chinois eurent le dessous. Finalement, les membres survivants de ces expéditions durent rebrousser chemin.

En 86 avant Jésus-Christ, les Is se révoltèrent, rejetant le vasselage qu'ils avaient accepté une vingtaine d'années auparavant. Matés par une armée chinoise, ils se soulevèrent de nouveau en 83 avant Jésus-Christ et furent encore battus. Leur défaite ne les empêcha point, en 12 avant Jésus-Christ, de massacrer le préfet chinois qui leur avait été imposé... Et la lutte continua.

A une époque relativement plus récente, vers 873 de notre ère, le roi du Yunnan battit l'armée impériale et étendit son autorité sur une vaste partie du pays. Impressionnés par le pouvoir qu'il avait acquis, les Is établis au sud-ouest du Setchouan, au nord-est du Yunnan et dans une partie du pays inclus aujourd'hui dans le Sikang, se soumirent à lui. Les Lolos des montagnes du Sitchang les imitèrent. Mais comme précédemment, le vasselage accepté par ces Barbares fut de courte durée et de nombreux incidents troublèrent la paix des quatre siècles qui suivirent.

Il est rapporté que l'empereur Koublaï Khan, petit-fils de Gengis Khan, venant du Yunnan, traversa le Setchouan et, à l'ouest de ce pays, rencontra des Tibétains indépendants qui se soumirent à lui.

Les historiens chinois distinguent ces Tibétains des Is.
Ces derniers s'étaient, une fois de plus, rendus indépendants lorsque Koublaï chargea son lieutenant Ouleanghotaï de les ramener sous l'autorité de la Chine. Cela fut achevé en 1265...
 

L'ours
p93 - Aucun étranger n'a, je crois, erré librement aussi longtemps que je l'ai fait dans cette partie du Tibet septentrional qui se trouve, maintenant, inclus dans les deux dernières-nées des provinces occidentales de la Chine : le Ching Hai et le Sikang.

Il m'est arrivé de passer la plus grande partie d'un été parmi les tribus Ngologs voisines de celles de Setas chez qui l'infortuné M. Liotard devait trouver la mort.

Ils m'accueillirent respectueusement comme une « Jétsunma Naldjorma », une dame-lama, et pourvurent généreusement à tous mes besoins et à ceux de mes gens. Cependant, l'un d'eux faillit me tuer mais à cause d'une méprise comique.

Je m'étais attardée à regarder le lac Oring à la nuit tombante. Un Ngolog qui était resté à mon camp s'inquiéta en ne me voyant pas revenir. Il y a des ours et des loups dans cette réunion. Il prit son fusil et se mit à ma recherche.
Les indigènes ne font pas trois pas hors de leur tente sans être armés et ils ont de bonnes raisons pour cela.

Je vis, de loin, une grosse masse sombre s'avancer. Bon, pensai-je, voici un ours et comme il est rare d'en voir de très près, je voulus me cacher derrière un rocher pour laisser passer la bête et l'examiner sans être aperçue par elle. Tout doucement, presque en rampant, je me déplaçai.
Pan... une balle siffla contre moi.

Ce n'est pas un ours, c'est un chasseur. Je le compris dans la centième partie d'une seconde, je me redressai et criai dans la direction de l'homme les plus belles injures du répertoire tibétain... qui est copieux.

L'individu accourait. C'était mon Ngolog.

« Je vous ai prise pour un ours », me dit-il.

« Moi aussi, je vous ai pris pour un ours », lui répondis-je.

Nous avons ri tous les deux et sommes retournés au camp manger la soupe.

 

Magie d'amour et magie noire
Ce n'est pas à proprement parlé un livre de voyage, dans la préface ADN assure que c'est le récit authentique fait autour d'un feu de camp aux confins de Daishin par un chef opulent nommé Garab, mélange de roman d'amour (Détchéma), d'aventure, de fantastique (son géniteur), d'horreur il est inoubliable, je l'ai lu et relu toujours avec le même plaisir.

Préface de Magie noir et Magie d'amour
J'ai longuement hésité - en fait, pendant plusieurs années - avant de me décider à publier le présent livre, à cause de la nature particulièrement horrible des faits qui y sont décrits dans le chapitre V et, plus encore, dans le chapitre VI. Me trouvant de nouveau en Asie, j'ai eu l'occasion de rencontrer, récemment, sur la Montagne sacrée aux Cinq Pics, près de la frontière mongole, des lamas tibétains qui s'y étaient rendus en pèlerinage. Deux d'entre eux étaient originaires du pays des Gyarongpas. Incidemment, nous en vînmes à parler de sorcellerie et des Böns, dont il existe un nombre assez considérable dans le Gyarong. J'y ai, moi-même, été témoin d'un phénomène singulier dans un de leurs monastères. Ces lamas me dirent que, tandis qu'ils connaissent beaucoup de Böns-Blancs parfaitement honorables, ils ont, aussi, entendu parler de certains Böns-Noirs qui s'adonnent à de bizarres et cruelles pratiques magiques. Et, à mon grand étonnement, ils mentionnèrent la table creuse, au pesant couvercle, sous lequel on laisse des hommes introduits vivants, mourir de faim, puis se putréfier pour fournir la matière d'un élixir d'immortalité. C'était là ce que le héros de l'autobiographie, que mon livre reproduit, disait avoir vu. Il n'était sans doute pas le seul à avoir contemplé ce macabre spectacle et, dans tous les cas, ce que me disaient les lamas pèlerins me forçait à conclure que des rumeurs circulaient à ce sujet, la crainte des sorciers Böns empêchant qu'elles s'exprimassent autrement qu'en sourdine. Cette confirmation inopinée des confidences qui m'avaient été faites à ce sujet dissipèrent mes doutes quant à l'intérêt qu'offrait leur publication du point de vue de l'éthologie.

Les circonstances dans lesquelles j'ai recueilli les matériaux dont je me suis servie pour écrire le présent livre sont clairement décrites dans son prologue. Sans qu'il soit nécessaire de l'en informer, le lecteur comprendra que le narrateur de cette autobiographie ne m'en a fourni que les données essentielles. L'état particulier d'esprit qui l'incitait à raconter les incidents de sa vie passée exclut toute digression. Mon hôte, dominé par l'émotion que lui causait le souvenir, brusquement ravivé en lui, du drame qu'il avait vécu, ne songeait naturellement pas à me dépeindre les lieux qui en avaient été témoins, ni à m'expliquer les mœurs ou les croyances auxquels se rattachaient les faits qu'il racontait. Il savait qu'une grande partie des régions où sa vie s'était passée m'était bien connue et, de plus, il me prenait pour une Tibétaine authentique. Reproduit brièvement, tel qu'il m'a été fait, ce récit aurait été, en bien des points inintelligible pour des étrangers à qui le Tibet et ses habitants sont totalements inconnus. Il m'a donc paru préférable de donner à ce livre la forme d'un roman afin de pouvoir, par des descriptions de paysages ou l'exposé d'idées courantes dans le pays, entourer ses héros du décor physique et de l'atmosphère mentale dans lesquels ils se mouvaient et dont ils subissaient l'influence. Cependant, tout au long des pages suivantes, le lecteur est prié de se rappeler que ce roman a été vécu.


Le yoguin
p89 - Il ne doutait pas qu'un des démons hantant la montagne ne se fût attaché à lui et à son amie pour leur causer du mal. Le mieux, pensait-il, serait de quitter, au plus tôt, l'endroit où il s'était trop attardé en incohérentes poursuites, tombé dans le piège que ce démon lui avait tendu pour l'y retenir. Dès le lendemain, il se remettrait en marche. Toutefois, de retour au camp, il n'informa pas Détchéma de la résolution qu'il venait de prendre ; il préférait ne pas discuter à haute voix la question de son départ, espérant, comme le font les Tibétains, pouvoir tromper, concernant ses projets, le démon qui s'attaquait à son amie et à lui et l'empêcher, ainsi, de les suivre. Quel moyen emploierait-il à cet effet ? Il voulait y songer.

Vers le milieu de la nuit, une sensation de fraîcheur le réveilla, des bouffées de vent entraient dans la tente dont les rideaux entrouverts flottaient avec un petit claquement sec. Par l'ouverture, la lune à son déclin projetait une clarté rougeâtre et Garab distingua une forme humaine : celle d'un yoguin hindou. Sa face enduite de cendre apparaissait blafarde, touchant celle de Détchéma et ses lèvres étaient goulûment collées à celles de la jeune femme.
Instantanément, Garab fut debout, mais, plus prompt que lui, le fantastique visiteur fuyait déjà.
Garab vit les rideaux de la tente s'écarter davantage, puis retomber; lorsqu'il sortit, à son tour, l'espace entourant le camp lui apparut absolument désert. Il fit plusieurs fois le tour des tentes, explora leurs environs immédiats sans que rien vînt déceler, à ses yeux ou à ses oreilles, la présence d'un être vivant.

Dans la tente, Détchéma n'avait pas bougé et, lorsque son amant rentra, elle lui parut dormir paisiblement.

- As-tu passé une bonne nuit ? demanda Garab à son amie, lorsqu'elle se leva, le lendemain.
- Oui, répondit-elle laconiquement.
- Tu n'as pas eu de rêves ? insista Garab. Les dieux en envoient, parfois, aux pèlerins, dans les lieux saints.
- Non, répondit-elle encore. Mais sa voix tremblait.

Garab ne posa pas d'autres questions. Il était certain, lui, de ne pas avoir rêvé. Il avait vu le yoguin et il était sorti de la tente pour le chercher. Qui était ce sinistre intrus ?

Cette figure qu'il avait vue était-elle une forme illusoire revêtue par le démon qu'il avait senti rôder autour de lui, dont il avait senti l'étreinte ? Ou bien s'agissait-il d'un véritable yoguin expert en magie, capable de se rendre invisible pour échapper aux poursuites ou, encore, capable de projeter, au loin, un « double » éthéré de lui-même pouvant agir comme un homme véritable ?

Quelle que put être sa nature, le nocturne visiteur était évidemment animé d'intentions lubriques. L'agitation de Détchéma pendant les nuits précédentes, son cri, les paroles qu'elle avait balbutiées : « L'as-tu vu partir ? » indiquaient qu'elle avait déjà perçu, à plusieurs reprises, cet être abominable. Pourquoi ne lui en avait-elle point parlé? Pourquoi ses réticences et ses dénégations ? Etait-il possible qu'elle ne se soit point réveillée quand il s'était brusquement levé pour saisir l'apparition ? Etait-il possible qu'elle n'ait pas senti l'attouchement des lèvres appuyées sur les siennes ?

Garab hésitait à accepter l'enchaînement logique des faits qui se présentaient à lui : la lutte soutenue par sa maîtresse pour repousser les tentatives lascives dont elle était l'objet pendant son sommeil, la répétition de celles-ci, puis l'acceptation... le plaisir, peut-être. Détchéma en était-elle venue à préférer les caresses de cet amant fantôme aux siennes ?... Une rage folle surgissait en lui à cette idée.

Brusquement, alors, il se rappela l'histoire étrange que sa mère lui avait racontée touchant la façon dont elle l'avait conçu et à laquelle il n'avait point cru. Se pouvait-il, vraiment, qu'en ce lieu, des êtres d'un autre monde assaillissent les femmes de race humaine ?
Un autre sentiment se mêlait, maintenant, à sa colère : le désir d'éclaircir ce mystère et d'apprendre de qui il tenait la vie.

Il veilla la nuit suivante, celle qui suivit et une autre encore. Rien d'insolite ne se produisit.

Le yoguin ne reviendrait-il pas, avait-il cessé de désirer Détchéma ? Garab s'en voulait de s'attarder encore à cet endroit où s'exerçaient des forces maléfiques. N'avait-il pas résolu de partir, avant que l'apparition du fantastique amoureux l'ait induit à demeurer, contre toute prudence, pour satisfaire une curiosité malsaine ? Il se reprochait l'usage coupable qu'il faisait de sa maîtresse en la gardant, à cette place, offerte comme appât à l'être sans doute démoniaque, qu'il voulait revoir, saisir, connaître ; il se jugeait criminel, mais il ne partait pas.
Quatre jours s'écoulèrent paisiblement. Le soir du quatrième, Garab et Détchéma soupèrent, comme d'habitude, avec leurs deux compagnons, près du feu brûlant en plein air entre trois grosses pierres supportant la marmite où le thé bouillait. Le repas terminé, Détchéma regagna, à une petite distance de là, la tente qu'elle partageait avec Garab, tandis que celui-ci restait à causer avec les deux hommes.

Leur bavardage terminé, Garab se leva et se dirigea à son tour vers sa tente. La nuit tombait, étendant un voile bleuâtre sur le paysage environnant, mais la clarté suffisait pour distinguer nettement tous les objets voisins.

Garab souleva le rideau de la tente et demeura pétrifié. Le yoguin était là, debout, tournant le dos à l'entrée. Droite aussi, acculée contre la toile du fond, Détchéma, les yeux dilatés, le regardait, muette raidie, dans l'attente. L'horreur et le désir se lisaient, à la fois, sur son visage blême. Le yoguin s'approcha d'elle sans qu'elle fît un mouvement: lentement, il avança un bras, puis l'autre et la saisit aux épaules. Alors, Garab, hors de lui, oubliant sa curiosité, ses projets d'investigation, se rua sur l'odieux personnage. Celui-ci tourna vers lui son masque blafard et, instantanément, le jeune chef sentit sa bouche saisie par les lèvres goulues du monstre. Il se débattit, cherchant à écarter l'épouvantable individu, mais ses poings ne rencontraient que le vide, tandis qu'il sentait l'horrible succion augmenter d'intensité, aspirant ses forces vitales jusque dans le tréfonds de son être.

Cependant, il continuait à lutter, s'efforçant de sortir de la tente dans l'espoir d'être secouru par ses hommes que cette bouche collée à la sienne l'empêchait d'appeler. Dans les efforts qu'il faisait, il heurta quelques objets et le bruit qu'ils firent en s'entre-choquant attira l'attention des hommes demeurés auprès du feu.
Gorin, venant s'informer si quelque chose avait été cassé ou si le chef avait besoin de ses services, fut épouvanté en voyant celui-ci se battre, apparemment en grande angoisse, alors qu'on ne voyait aucun adversaire devant lui.

A ses cris, Tsöndu accourut et Garab vit se dissoudre la forme du yoguin, en même temps que cessait l'effroyable contact de ses lèvres meurtrières.

Les hommes trouvèrent Détchéma évanouie dans la tente...

..p99 - Garab se prosterna devant l'ermite, un vieillard d'apparence robuste, entièrement nu, sauf un morceau d'étoffe de coton jaune-rosé formant un court doti.
- Qu'est-ce qui t'amène, mon fils ? Que désires-tu de moi ? lui demanda le yoguin avec bienveillance. Et d'abord, qui es-tu ?

Garab avoua franchement tout ce qui se rapportait à l'humble condition de sa mère, à sa naissance d'un père inconnu, mais ne dit rien de plus.

- Ce sont là choses anciennes, fit remarquer le vieillard. Mais, depuis ?... Qu'es-tu venu faire à Kailas ? Pèlerinage ?... Tu n'es pas seul, tu as des compagnons, des chevaux dans la vallée. Tu es riche. D'où te vient ce que tu possèdes ?

Garab devinait que l'ermite le questionnait pour éprouver sa sincérité, mais, qu'en fait, il avait déjà lu en lui et appris tout ce qui le concernait.

- Vous savez toutes ces choses, seigneur ermite (jowo gomchén), dit-il humblement. Je suis un grand pécheur.

- Il ne m'appartient pas de te montrer la bonne voie, déclara l'ascète. Tu rencontreras, plus tard, un ermite de ton pays qui l'essaiera. Tâche, lorsque ce moment sera venu, de profiter de ses leçons.

« Des visions t'ont effrayé, n'est-ce pas ?...
« Ecoute-moi attentivement

« Tu es le fils d'un homme de l'Inde. Ton père était un de ces Bhairavis aux mœurs dissolues, qui pratiquent une magie démoniaque pour reculer indéfiniment le moment de la veillesse, réparer l'usure de leur corps et atteindre à l'immortalité.

« Sache que le magicien, expert en cette science maudite, peut capter le souffle vital des êtres en l'aspirant sur leur bouche et que, par un procédé plus mystérieux encore, l'énergie qui suscite et alimente toutes les formes de vie peut être absorbée par l'homme, aux dépens de la femme, au cours des relations sexuelles.

« C'est là un prodigieux secret que des initiés criminels utilisent, faisant de nombreuses victimes, car les femmes qui deviennent leur proie meurent en peu de temps.

« Mais très peu de ces démons humains soutiennent longtemps l'effort nécessaire à leur succès. Pour que le but du rite soit atteint, celui qui le pratique doit être capable de demeurer toujours impassible, surmontant tout désir de goûter un plaisir sensuel. Des hommes à l'esprit impur et cruel, animés par des motifs égoïstes, ne sont guère capables d'une aussi sévère discipline ; la plupart d'entre eux succombent, un jour ou l'autre, à la demande de leurs sens, et, ce jour-là, ils sont perdus. La vitalité qu'ils ont dérobée à autrui, s'échappe d'eux par tous les pores de leur corps et ils périssent bientôt, misérablement.

« Ainsi est mort ton père, parce qu'il t'a donné la vie qu'il devait préserver en lui.

« Il est mort loin de son pays natal et, comme il n'avait pas d'autre descendant que toi, personne n'a célébré, pour son bénéfice, les rites qui procurent, à l'esprit désincarné, le nouveau corps qui lui est nécessaire pour entrer dans le monde des ancêtres.
Faute d'avoir obtenu les éléments indispensables à la constitution de ce nouveau corps, l'esprit de ton père est devenu un fantôme chez qui persiste la soif des sensations éprouvées de son vivant et les mauvais instincts qui l'animaient alors. Il s'efforce de soutenir l'existence de son « double » subtil et d'alimenter celui-ci en recourant aux pratiques auxquelles il était adonné pendant sa vie.
« Quand tu es arrivé à Kailas, tes pensées concentrées sur ta conception en ce lieu et sur le père qui t'y a engendré ont magnétiquement attiré l'esprit désincarné qui, lui aussi, gardait la mémoire de l'acte qui l'avait conduit à sa perte. Il a reconnu son sang en toi et s'est attaché à toi, voulant te reprendre la vie qu'il t'a donnée aux dépens de la sienne. Ton amour sensuel pour la femme qui t'accompagne a, également, alimenté la sensualité cruelle qui subsiste en lui. Il a voulu posséder ta maîtresse pour s'approprier sa force vitale propre et la part d'énergie physique que tu as pu lui communiquer. Tous deux vous deviez devenir ses victimes; mais je vous sauverai.

Les rites funéraires en usage dans l'Inde ne peuvent pas être célébrés dans les circonstances présentes. Il suffira d'en accomplir la partie essentielle. Bien qu'étant sannyâsin, j'ai renoncé à toutes pratiques religieuses, en tant que brahmine, j'ai le droit de les célébrer. Je le ferai, demain, pour toi...

 

 

Journal de voyage - lettres à son mari - août 1904/décembre 1917
On trouve de tout dans ces lettres, cela pourrait-être ennuyeux mais ce n'est pas le cas. Par exemple la tension et les accrocs de sa vie conjugale. Et puis ses rapports avec les Woodroffe, il est juge à Calcutta, dépannera souvent Alexandra par des prêts, comme il est engagé dans un apprentissage tantrique il lui proposera d'écrire sur cette expérience, mais elle le juge trop dévôt, sans recul, finalement John Woodroffe l'écrira lui-même ce livre, sous le pseudonyme d'Arthur Avalon, La puissance du serpent est devenu à tort ou à raison la référence occidentale du tantrisme.

Sa vie conjugale
Correspondance de 1906 entre Philippe et Alexandra.
PHILIPPE: Tu veux toujours ruminer des choses pénibles comme un feu qui vous brûle et qu'on avive pour mieux le sentir [...] Une fois parti sur la mauvaise voie on ne sait plus s'arrêter. Et tout cela, une explication franche pouvait l'éviter. Tu m'as laissé aller me regardant m'engager dans une voie peu loyale à ton égard, sur la pente mauvaise où l'on ne peut s'arrêter car elle vous pousse... et trop tard j'ai voulu me disculper, te dire que je regrettais. Inutile, tu me rendais entre-temps le plus de mal que tu pouvais et nous avons marché et nous marchons toujours sur ce sentier gluant, glissant dans la boue que nous n'avons pu lever de nos pieds. Et les lettres que tu m'envoies avec des expressions, des phrases toutes faites comme «tu écrivais à tes maîtresses de bas étage, et les reliques que tu faisais de leurs lettres et de leurs photographies»... Dois-je continuer ainsi?
(Le lumineux destin d'Alexandra David-Néel, Jean Chalon p152)

Tu me parles toujours de confiance et d'intimité complètes de l'esprit. Comment pourraient-elles exister entre gens qui ne voient pas de même, qui ne sentent pas de même, si aucun d'eux ne fait le sacrifice de soi au profit de l'autre. [...] Tu ne m'aimes plus, ma pauvre amie, et au moins en cela, as-tu le mérite de la franchise : tu m'as souvent répété: «Je n'aime que moi.» Immensément orgueilleuse, tu ne vois que par Toi et pour Toi et tout gravite autour. Ainsi s'explique la haine sourde que tu entretiens contre moi et qui a peine à se contenir dans chacune de tes lettres. J'ai essayé de te donner ce que je pouvais de moi et du bien-être qui m'était possible. Tu n'en as pas tenu compte et tu n'as jamais essayé de me rendre quelques petites choses en revanche. [...] Que faire maintenant? Comme toi, je n'ai plus de colère. J'ai une lassitude extrême, ne sachant où aller, que chercher, qu'essayer. [...] Je te voudrais moins malheureuse. Comment pourrais-je y arriver? [...] Je ferais volontiers quelques sacrifices pour te savoir plus calme; tu me diras que pour des dieux seuls l'idéal se rencontre, la paix se trouve. Mais où sont-ils les dieux? Veux-tu essayer de quelque lointain voyage ?
(Le lumineux destin d'Alexandra David-Néel, Jean Chalon p153)

ALEXANDRA : "Veux-tu essayer de quelque lointain voyage", m'as-tu proposé. T'es-tu douté en écrivant cela que tu écrivais la phrase la plus propre à me toucher parce qu'il me semble qu'il y a de ta part une intention toute spécialement bienveillante de m'offrir celle des choses du monde qui me tient le plus à cœur. Je la retiens, ton offre, mon ami; je t'en demanderai un jour l'exécution... mais pas aujourd'hui.
 

Sa conception de la vie conjugale est décalée par rapport à son époque, à bas les masques entre époux! Ealing, 6 octobre 1906

[...] Je quitte Ealing tout à l'heure, après le lunch... sans regret... De la Margot d'autrefois il ne reste rien. A sa place il y a une grosse femme apathique, indolente qui se traîne d'une chaise sur l'autre en gémissant, qui a pris des façons d'agir et de penser de bourgeoise allemande ou anglaise de petite ville... Elle vous parle de la «corruption de la société française» «des mœurs parisiennes». Elle oublie un peu trop qu'elle a joué à Marthe le tour, assez peu délicat, de la dégoûter d'Eric qui voulait l'épouser et de la pousser dans un autre mariage pour prendre Eric elle-même. Eric et elle vivent cette vie de fausse intimité qui est celle de la majorité des ménages et qui me répugne tant... Il paraît que c'est comme cela que «normalement» on doit vivre en état de mariage. Moi j'ai des nausées rien que d'y penser. C'est bien assez de mentir et de jouer un rôle dans toutes les relations sociales; qu'au moins le home soit l'endroit où l'on jette le masque où l'on se repose des grimaces indispensables.

John Woodroffe
Bénarès, 13 août 1913- p254... Le désir de M. Woodroffe de me voir publier, en français, les résultats de ses études tantriques est une grande tentation et je me suis décidée à y céder. Etrange l'attraction du Tantra et du Yoga !... Ce magistrat anglais a été pris par elle, au-delà des limites qu'on eût pu prévoir. Il est devenu un dévot tantrika, un fidèle de Kâli, pratiquant les rites de la déesse, disciples d'un gourou et ayant été initié par lui en ces cérémonies successives que l'on appelle abhikeshas. Et moi aussi, parbleu, poussée par le désir d'apprendre j'ai été initiée à des mantras, des mandales et je porte le poids d'un tas de secrets, quelque peu puérils à garder; mais combien est différente ma manière d'envisager les choses. Il y a quelques semaines, sachant que M. Woodroffe avait une certaine expérience en la matière, je lui ai écrit pour lui demander conseil au sujet de l'intérêt que pouvait offrir, pour mes études, une initiation plus complète au tantrisme hindou dont la possibilité m'était offerte ici. C'était l'avis d'un confrère orientaliste que je cherchais. Il m'a répondu par une lettre de dévot.

Un hindou n'eût parlé autrement et j'en suis demeurée sidérée. Tout de même, je voudrais bien qu'il me fût donné, un jour, de contempler ce haut magistrat européen, dans un çakra tantrique, offrant un sacrifice à Kâli, sonnant des clochettes, se barbouillant la figure de produits divers, etc. Cela vaudrait, je pense, tous les vaudevilles du monde. [...]      

De-Chen Ashram, août 1915-
p348... J'ai compté, en vivant dans le voisinage d'un lama bien versé dans la connaissance du tantrisme tibétain, profiter d'une occasion me permettant de me documenter sur des points demeurés inconnus des érudits européens. C'est très difficile de rencontrer un lama disposé à vous instruire. Ces gens-là considèrent le secret et le mystère comme nécessaires. Peut-être n'ont-ils pas tout à fait tort car leurs doctrines sont extrémistes et, mal comprises, conduisent à toutes sortes d'aberrations. En tout cas, l'étude est intéressante parce que jamais faite ou très imparfaitement effleurée seulement par les orientalistes. Sir Woodroffe de Calcutta s'est lancé à corps perdu dans l'étude du tantrisme hindou, mais lui est un dévot. Il rend un culte à Kali comme un simple croyant hindou. Il est embourbé dans la superstition et ne conserve aucune liberté d'esprit pour juger la valeur des théories de la secte qu'il étudie et faire un choix entre elles.

 

Journal de voyage - lettres à son mari - janvier 1918/décembre 1940
Couvre son arrivée à Pékin, le ravissement des débuts du séjour à Kum-Bum, les soubresauts de la situation politique en Chine, l'approche et l'arrivée à Lhassa, le retour en Chine en 1937, avec de nouveau une situation inextricable (photo d'ADN dans les années 1940 avec ses chaises à porteurs, ses domestiques, ses soldats d'escorte, elle a environ 75 ans), ce journal s'arrête avec la mort de son mari : "J'ai perdu le meilleur des maris et mon seul Ami."

Pékin 21 janvier 1918
p13 - J'ai trouvé ta lettre que m'a renvoyée M. Suzuki, en allant à la poste aujourd'hui. Elle contenait la nouvelle de la mort de ma mère survenue il y a un an. Cette nouvelle arrivant à la veille de mon départ pour le Koukou-nor m'a fortement émue. Oui, tu dis bien, je suis toute seule maintenant, il ne me reste que toi, grand ami...
Cela, c'est la vie, n'est-ce pas, l'impermanence de tout, loi universelle !

Je pars le 23 au matin, dans un train bourré de désinfectants, on va nous faire porter des masques antiseptiques et il y aura des médecins en service dans les voitures ! La peste pulmonaire a fait 5 000 victimes en quelques jours dans une seule ville. Après tout, mon voyage m'éloigne de la région infectée, mais, auparavant, il faut en traverser un bout. Bah ! j'ai déjà vu cela à Bénarès et sans tant de précautions. Peut-être même trop de précautions, engendrant la peur, sont-elles dangereuses.
Il n'empêche que le chancelier m'a presque imposé d'aller voir le médecin de l'hôpital français demain matin pour recevoir ses conseils, des médicaments, des masques, etc.

Ta lettre me dit que tu as envoyé de l'argent à Tien-Tsin. Je n'ai été avisée de rien, mais je vais y faire téléphoner demain matin, dans le cas où la Banque de l'Indochine aurait reçu des fonds elle les transmettra à son agence de Pékin. Je suis désolée de t'avoir télégraphié pour demander de l'argent, mais en partant au loin, ma situation était critique.

J'espère bien que c'est fini. En ce qui concerne mes affaires à Bruxelles, rien à faire pour l'instant. La guerre terminée, je ferai établir une procuration et tu iras à Bruxelles régler le tout au mieux en attendant mon retour.

[...] Maintenant que ma mère est morte, le montant de mon avoir en Belgique s'est accru. En dehors des legs suivants, que je confie à ton honneur, le reste est entièrement pour toi. [...] Je désire que 3 000 roupies soient données à Aphur Yongden mon serviteur. Au taux ordinaire du change qui reviendra après la guerre, cela fait un peu moins de 5 500 F. Je désire aussi que 2 000 F soient donnés au Head Lama Kunzang Rinchen Gômpchen à Laken (Sikkim). Il faudra s'assurer, avant, si le lama est encore vivant. Ceci est une dette sacrée, car j'ai reçu cet argent en dépôt du maharadjah du Népal à l'intention de ce lama.

Ce que tu ne voudras pas, dans mes livres traitant d'orientalisme, tu pourras en faire don à la Sté bouddhiste de Grande-Bretagne et d'Irlande. Siège social 43 Penywern Road, Earls'Court, Londres S.W.

Je dois 5 £ sterling au professeur Edmund Mills, 64 Twyford Avenue West Acton, Londres W.

500 roupies à Sir Holmwood, adresse, c/o Parr's bank Lted Earls'Court branch. Earls'Court Road, London S.W.
Et quelque chose entre 1100 et 1200 roupies à Sir John Woodroffe, Judge of Calcutta, High Court, en retraite. [...] Ces trois dettes représentent l'argent qui m'a été prêté au début de la guerre.

Pékin 21 janvier 1918
Alexandra David-Néel

 

Le Tibet d'Alexandra David-Néel
Recueil de photographies réalisées par Alexandra au Tibet. On sait maintenant qu'à cause de l'acharnement des dirigeants chinois successifs elles illustrent un monde disparu, il s'en dégage une impression d'ailleurs intense, comme certains dessinateurs, Moebius, Druillet ou d'autres quant ils inventent un monde, une civilisation, mais là ce monde existait, il a été méthodiquement détruit.


Quelques photos scannées :
Nagsgpas costumés en déesse Lhamo pour la célébration d'un rite tantrique.
Le XIIIème Dalaï-Lama, 1873-1933
Hauts fonctionnaires tibétains
Femmes de Tsang portant le patou (coiffure) de la région de Lhassa
Monastère de Lhabrang en Amdo
Femmes de la région du Koukou-nor
Nagsgpa-naldjorpa célébrant le rite tcheud
Alexandra et Yongden

 

 

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