Josef Martin BAUER |
p30 - A Krasnoïarsk, lorsque, après sept heures d'arrêt, les portes ne se sont
toujours pas ouvertes, les souliers commencent à taper contre les parois en
planches des wagons sur un rythme mauvais et têtu. Depuis deux jours déjà il n'y
a plus de pommes de terre. Bien sûr, il n'y a ni pain ni aucune nourriture digne
de ce nom. Mais pas de pommes de terre non plus. Et six morts sont entassés les
uns sur les autres contre la porte pour faire obstacle au courant d'air glacial
et rendre ainsi aux camarades un tout dernier service. Eux non plus ne sont plus
une protection suffisante.
L'espace disponible est rendu encore plus exigu par le dépôt de couches de givre
épaisses comme la main. Les hommes s'écartent des parois. Ils n'ont pas
suffisamment de paille pour se protéger du froid qui pénètre par les côtés du
wagon. Et tout porte à présent à croire qu'on les a oubliés.
Après que quelques heures se sont encore écoulées sans que les Russes se
soucient de leurs prisonniers, le tapage se transforme en une clameur exaspérée.
Mais combien sont encore en état de crier ? Au bout d'une petite demi-heure, on
les retrouve étendus dans la paille, où ils ne font plus que geindre, usés,
épuisés, incapables du moindre dessein après cette dépense d'énergie
infructueuse. Danhorn, poursuivi par sa géographie, souffle sur la croûte de
glace, pour y dessiner un cercle à l'endroit où Krasnoïarsk marque environ la
moitié de leur itinéraire sibérien, et murmure avec des lèvres décolorées:
– Ils ont abandonné l'idée de nous emmener jusqu'au bout.
Personne ne croirait que la svelte élégance de Leibrecht soit capable
d'endurance, et pourtant il continue de frapper les planches du pied, tenant
encore le coup à un moment où, sauf Forell et un Franconien nommé Burger, tous
ont déjà renoncé à balancer comme des idiots jambes et souliers contre les
parois.
Lorsque, au bout de plusieurs heures, les Russes ouvrent enfin les portes, deux
des six cadavres tombent à leur rencontre. Ils semblent s'être attendus à ne
trouver que des morts et se montrent parfaitement indifférents. Les ordres sont
les mêmes que d'habitude : sortir les morts, remplir les gamelles de neige.
prendre le seau de pommes de terre.
Il faut que Forell soit devenu enragé.
Le soldat de l'escorte avait à peine lâché le seau que déjà Forell l'a renversé,
faisant tomber toutes les pommes de terre hors du wagon. Un peu de vapeur monte
de la neige où les tubercules font l'effet de taches de boue grises.
Aujourd'hui, justement, elles auraient été encore chaudes.
– Gardez-les, vos kartochki !
A bout de forces, ceux qui sont derrière lui dans le wagon se lèvent et tentent,
avec leur cervelle qui ne fonctionne plus, de comprendre ce qui se passe. Ce
Forell avec son entêtement reste toujours un peu incompréhensible.
Quant à Leibrecht, il est sûrement fou à lier.
Le saut est plein de lassitude, mais c'est bien par un saut de gymnaste que le
quinquagénaire quitte le wagon, avec juste la main légèrement posée sur le
plancher.
– Gardez vos pommes de terre et dites au commandant du convoi que nous désirons
lui parler.
Même ici, l'homme aux cheveux blancs reste poli. Et dans son honnête simplicité
il est convaincu qu'ici, à Krasnoïarsk, l'autorité supérieure est accessible aux
doléances. Ses cheveux ont déjà tellement poussé que, sur les oreilles, ils
commencent à boucler. Mais ils sont blancs, propres et peignés. Comment fait-il
?
Malgré toute sa politesse il a dépensé pour ce vouvoiement ce qui lui restait de
souffle, et peut-être même y a-t-il laissé plus d'énergie et de courage qu'il
n'en possédait encore. Son entreprise, cependant, ne reste pas sans effet. Dans
le wagon 9 le seau de pommes de terre repasse également la porte, et des cris
stridents s'élèvent. En moins de trois minutes la rébellion s'est étendue à
l'ensemble du train, et les soldats commencent à manier leurs
pistolets-mitrailleurs de façon inquiétante. Ces engins partent si facilement
quand on a les doigts gourds. Les Russes ont beau être rembourrés de toutes
parts et leurs mains être protégées deux fois, le froid est si marqué qu'il ne
les épargne pas non plus. On est bientôt dégrisé, refroidi. Personne ne veut
mourir ainsi. Tous veulent conserver leur chance d'une mort due au froid, lente
et honnête, car personne ne croit qu'il sera peut-être le prochain à être jeté
dehors, caricature étrangement figée d'un être humain.
Tout le monde remonte dans les wagons, qu'on n'a pas le droit
de quitter n'importe comment. Même Forell recule devant la certitude d'une mort
peu originale, même si elle a quelque chose d'excitant, et il regagne le wagon
en s'attendant aux reproches de ses camarades pour les avoir privés de leur
repas, et donc de leur vie. Les autres, cependant. se contentent de le fixer
d'un regard éteint. Et c'est du même regard éteint, mais plus avide, qu'ils
contemplent les pommes de terre en train de se transformer en bouillie sous les
pas, et d'où monte encore une mince volute de vapeur. Cela n'est plus
acceptable. Ces quelques pommes de terre, écoeurantes et fades, ne sont plus une
nourriture mais un retardement gluant de la mort. Forell a raison. Peut-être
n'aurait-il pas raison aux veux de ses camarades si Leibrecht n'était encore
dehors, à crier :
– Cela n'est plus possible. Si vous continuez ainsi, nous allons mourir de faim.
Le soldat comprend. Son crachat décrit une courbe splendide dans la lumière
glacée :
– Bon ça!
Et à ses yeux cela est même très bon, de sorte qu'il réédite son exploit avec
une virtuosité grandiose. Ce qui est surprenant, toutefois, c'est qu'il n'a pas
appuyé sur la détente pour mettre un terme à la rébellion. Le cerveau de
Leibrecht travaille avec une grande précision. Il comprend ce qui se passe : des
coups de feu sont synonymes de tracasseries administratives, rendent un rapport
nécessaire. S'il bougeait et faisait quelques pas en courant, nul doute que le
gars ne demanderait qu'à appuyer sur la détente. Seulement, il ne veut pas tirer
sur ce prisonnier qui reste planté devant lui et se contente de gesticuler avec
les mains. De sorte que l'homme aux cheveux blancs trouve le courage de demander
une nouvelle fois qu'on le conduise au commandant du convoi.
De toute évidence, cela ne s'est jamais produit, et le soldat reste indécis. Le
commandant du convoi, un lieutenant, vient le délivrer de cette incertitude.
Quelques phrases volent de l'un à l'autre, parfaitement incompréhensibles. Un
visage froid et lisse regarde attentivement le rebelle. Soudain, le lieutenant
s'exprime dans un allemand presque impeccable :
– Que demandes-tu?
– Une nourriture acceptable pour tout le convoi.
– C'est un soulèvement ?
– Non. Je parle pour des gens qui meurent de faim.
– C'est donc une conspiration qui se trame et qu'il est de mon devoir de
réprimer. Quel est ton nom
– Capitaine Leibrecht.
– Tovaritch Leibrecht, dans dix secondes le wagon sera fermé. Sans toi. Et alors
tu iras rejoindre ceux-là.
Et il a un geste en direction des cadavres.
– C'est votre droit. lieutenant. Votre devoir aurait été de distribuer tous les
jours de la nourriture au convoi, en la prenant au wagon d'intendance qui, à
Samara, était rempli jusqu'au plafond, au lieu de donner dans les gares des
pommes de terre gâtées achetées à vil prix jusqu'à ce que les gens meurent en
masse de faim et d'épuisement.
– Que racontes-tu là ?
– C'était le wagon entre celui de l'escorte et la locomotive. A présent, il est
vide.
Le lieutenant a un sourire mince et lourd de menaces :
– Monte !
Le bas de la porte est environ à mi-hauteur d'homme. Ce n'est pas une escalade
agréable quand on a derrière soi, presque au ras des cheveux, l'extrémité d'une
arme sortie avec précipitation. Pourtant, il semble à Leibrecht qu'il fallait
que la chose soit dite au moins une fois. Ce qui l'angoisse davantage, ce sont
ses camarades, dont la destinée va sans doute s'accomplir maintenant en quelques
jours, sans bruit, derrière la porte du wagon hermétiquement close.
La porte a claqué et les ténèbres le fixent de toutes parts.
Personne ne dit mot. On ne parle même pas de la peur qu'on a, lamentable,
pitoyable, de perdre la vie, cette vie de misère que Leibrecht a mise en jeu et
perdue, pour eux tous. Cette vie a encore sa valeur. On v attache encore du
prix. Sinon il n'y aurait pas eu de rébellion.
En pleine nuit, à la lumière éclatante de projecteurs sortis on ne sait d'où,
s'élèvent le long du train ce tumulte, ces vociférations, ce rituel toujours
semblable des portes ouvertes à grand renfort d'éclats de voix, et qui
d'ordinaire accompagne la distribution de nourriture. Par les petites
ouvertures, la lumière du projecteur
troue l'obscurité en traits brillants. Les projecteurs éveillent chez celui qui
connaît la Russie le pressentiment de choses abominables. Leibrecht est le
premier à trouver le courage d'être lâche et pousse un soupir perceptible. Il a
parlé pour les autres et il doit en assumer les conséquences. Ce qui le soucie
et lui a arraché ce soupir, c'est que les soldats ouvrent tous les wagons. Il v
a eu rébellion partout. Partout les seaux de pommes de terre ont atterri dans
la neige, et c'est pourquoi les représailles s'étendent à tout le train. Pour
l'exemple.
Lorsqu'on ouvre la porte du wagon 8, une lumière dure et blanche l'envahit.
Leibrecht essaie de rester ferme.
A ce moment-là, un soldat qui porte un récipient plat, assez semblable à ceux
que nos charcutiers utilisent comme saloir pour de petites quantités de chair à
saucisses. déverse dans le wagon des poissons longs comme la main, en quantité
suffisante pour qu'il v en ait deux, voire trois par prisonnier. En guise de
pain, il y joint tout ce qu'il a appris de jurons obscènes depuis le ventre de
sa mère jusqu'à sa trentième année. Chez un bon Russe, cela fait beaucoup de
jurons qui, curieusement, se rapportent presque tous, d'une façon ou d'une
autre, à la mère et au ventre de la mère et, après le wagon 8, celui où la
rébellion a commencé, son stock suffit pour au moins trois wagons
supplémentaires.
Pour la première fois depuis que l'on a quitté la Loubianka, Leibrecht, en dépit
de sa candide distinction, se laisse aller. Par réaction à l'angoisse éprouvée,
le voilà soudain bavard et exagérément gai, mais il n'est pas le seul à hésiter
ainsi entre le rire et les larmes, les propos détendus et les rodomontades. Car
tous réagissent à la tension de ces dernières heures, que ce soit dans le wagon
8 ou dans ceux qui le suivent et le précèdent, et cette nuit sonore, habitée de
rires fantomatiques, témoigne de la même hystérie que les projecteurs des
Russes, cette invention de la peur.
Mais au moment où le train s'ébranle, quelques heures plus tard, une voix dans
l'obscurité demande déjà si l'on a bien rempli les gamelles de neige.
Dès avant la fin de la nuit les poissons fortement salés font leur effet, sans
qu'il soit permis à chacun plus que de plonger de temps à autre son doigt dans
l'eau produite par la neige ramassée à
Krasnoïarsk, et que l'on a mise à fondre sur le poêle où brûle un feu timide.
Comme beaucoup de neige ne donne que très peu d'eau, les assoiffés finissent par
se coller aux parois du wagon. La soif, à la longue beaucoup plus difficile à
supporter que la faim, les persuade, contre toute raison, que la blancheur du
givre est un gage de sa pureté. et qu'il n'y a qu'à gratter avec ses doigts le
dépôt qui en six semaines s'est accumulé comme une moisissure foisonnante.
Sur le long trajet en chemin de fer qui mène à Irkoutsk, les poissons de
Krasnoïarsk constituent l'unique supplément à leur nourriture, qui sinon se
compose toujours exclusivement de pommes de terre. A ce qu'il semble, c'est
grâce à eux qu°on meurt moins. Même si tout a été ingurgité en l'espace d'une
heure, ce qui d'ailleurs ne réussit pas à tout le monde, cette petite provision
d'énergie reste. chez ces affamés, bénéfique étonnamment longtemps. Quant aux
raisons de la capitulation du lieutenant, personne n'ose v réfléchir. C'était
peut-être une façon d'anticiper le moment où les condamnés devront être
considérés comme des Sibériens, comme des travailleurs qu'il serait criminel de
gaspiller, même si l'élimination tacite de la vie humaine jouit ici d'une telle
considération que chacun croirait faire une bonne action en tuant un de ces
hommes.
Irkoutsk est un lieu que ne saurait oublier celui qui l'a vu.
p38 - A Tchita, ils sont mille neuf cent cinquante, ssilnys compris, à descendre
du train. On procède alors à un décompte qui semble devoir durer éternellement
et s'achève enfin, au bout de plusieurs heures, sans qu'apparaisse le nombre de
ceux qui sont restés en route. Personne ne se souvient de l'effectif initial.
Mais, si on part de la mortalité constatée dans un seul wagon pour retrouver
l'effectif de départ. il semble qu'au début ils aient été sensiblement plus de
trois mille. Le wagon 8 a perdu trente-six hommes sur quatre-vingt-onze. Les
pertes dans les autres wagons n'ont sûrement pas été moindres, et tout un
chacun aurait pu le savoir avec précision s'il n'avait été trop faible pour s'y
intéresser. Durant le trajet, les accompagnateurs n'ont jamais compté les
survivants. Ils se contentaient de rayer de leurs listes ceux qu'on sortait des
wagons, raides et sans vie.
Mais maintenant ils comptent. Maintenant, sur le chemin qui mène de la gare à l'Osmita,
ils gardent leurs prisonniers groupés comme des chiens leurs moutons, et ils ne
sont véritablement soulagés que lorsque les murs gigantesques rendent ridicule
toute idée d'évasion. Les ouvertures des fenêtres sont garnies de grilles
doubles, dont les Russes racontent avec fierté qu'elles ne sont pas de fer
ordinaire mais d'acier. Pourtant, les surveillants ne semblent pas avoir une
confiance suffisante dans ces mesures de sécurité; on les voit sans cesse rôder
au long des murs suintants d'humidité des casemates, l'oreille tendue, l'oeil
aux aguets, ce qui est faire trop d'honneur à ces mille neuf cent cinquante
prisonniers à qui l'on a enlevé jusqu'au dernier reste de vigueur. Même
quelqu'un comme Forell ne songe plus à fuir.
C'est que le prisonnier a pris soudain une importance considérable. Alors que
dans le train le mot d'ordre semblait être de laisser mourir tous ceux qui ne
valaient rien pour la Sibérie, ici, on sent la volonté de conserver chaque
homme, de ne pas lui permettre de s'évader ou de mourir. d'en prendre soin
comme d'un bien précieux pour que l'incurie des responsables n'aille pas décimer
cette élite qui s'est formée au milieu des épreuves à partir d'une masse
hétérogène.
On ne séjournera pas longtemps à l'Osmita. Elle joue. pour les besoins en hommes
de la Sibérie, le rôle d'un caravansérail où les troupeaux sont mis en ordre de
marche et habitués à leurs nouveaux pasteurs. Des individus d'un type encore
inconnu visitent l'Osmita, et avec eux un souffle nouveau et glacial. Le froid
physique, atténué par l'épaisseur des murs, pourrait être supportable, mais un
frisson glacé vous parcourt l'échine quand vous apercevez pour la première fois
la nagaika entre les mains d'un gaillard râblé qui déambule dans les corridors.
armé jusqu'aux dents. Les soldats de l'escorte du train, indifférents à tout,
ont cédé la place à des conducteurs de bétail humain de profession, à qui l'on a
confié une marchandise qu'ils veulent faire à leur main avant même de quitter la
forteresse, pour que les choses soient ensuite plus faciles. Ils semblent avoir
pour mission de répandre la terreur autour d'eux, d'habituer à craindre,
d'instaurer la discipline par le fouet et, d'une façon générale, d'observer les
réactions des nouveaux arrivants lorsque la terrible lanière de cuir s'abat sur
leurs cous et leurs épaules.
Être soldat convoyeur est un métier, et ces conducteurs d'êtres humains
livreront à l'endroit convenu la marchandise qu'on leur a remise au départ.
Personne ne doit être abandonné en cours de route ils ont autorité pour faire en
sorte que cela ne se produise pas. Dans les jours qui précèdent le départ, ils
ne quittent plus leurs pensionnaires afin de se familiariser avec leur
comportement et ses difficultés éventuelles. Depuis que la Sibérie est devenue
le plus grand bagne de la terre, l'attribut de leur corporation, cette longue
lanière de cuir indestructible, jouit dans le monde entier d'un prestige
terrifiant.
La médiocrité de leur taille n'enlève rien à leur caractère imposant. La
fourrure est toujours évocatrice. Un convoyeur, c'est une statue velue qui
commence, si l'on part du bas, par des bottes de fourrure. Fourrure le pantalon,
fourrure la veste, fourrure la fôufâïka, qui n'est pas ici un simple blouson
matelassé mais presque un manteau qui descend jusqu'aux mollets, assez ample
pour ne pas entraver la marche dans la neige. Un pistolet d'armée, un nagan, se
balance au bout d'une cordelette passée autour du cou, et le
pistolet-mitrailleur est porté en bandoulière à la façon ordinaire.
Cette virile magnificence, faite de fourrure et d'armes, n'a pas été inventée
pour les prisonniers de guerre allemands. Les privilèges dont jouissent les
soldats convoyeurs ont leur source dans une spécialisation ancienne. Des soldats
d'escorte ordinaires ne sont autorisés à frapper que sur l'ordre d'un officier.
Le convoyeur a le droit de se servir de sa nagaïka comme il l'entend, quand il
le juge nécessaire. Et il v a des jours où cela semble nécessaire en permanence.
Pour que l'image d'Epinal sibérienne soit complète, la tête, souvent pourvue
d'yeux obliques, porte un bonnet de fourrure tout à fait semblable au bonnet des
cosaques des livres d'images. Son drap rouge s'orne d'une croix verte, et cet
emblème des soldats convoveurs donne au dôme du bonnet en peau d'agneau l'aspect
d'une cocarde.
Ce qui se passe à présent est inhabituel, même pour les habitants de Tchita.
Bien sûr, les murs de la forteresse ne laissent rien filtrer de tous les
préparatifs qui se font en ville à l'initiative des convoyeurs et en vue du
départ des prisonniers. Il apparaît cependant évident qu'une entreprise aussi
peu ordinaire exigera, s'il devait tomber assez de neige, que l'on réquisitionne
tous les traîneaux disponibles dans la ville. Il s'agit de transporter près de
deux mille hommes. Même en comptant vingt prisonniers par traîneau, ce qui est
loin d'être toujours possible, il faudra cent traîneaux.
Ce qu'il y a de plus impressionnant, lorsque le jour du départ est venu et que
les détenus sortent avec leur escorte, c'est la parade des chevaux. En Sibérie,
le cheval est resté indispensable à l'homme et il y est encore possible à la
volonté de puissance d'exiger du jour au lendemain cinq cents chevaux, qui sont
là à l'heure dite. On attelle quatre chevaux à chaque traîneau. Dans les vapeurs
du matin, les soldats veillent à ce que le départ de ce convoi de l'importance
d'un régiment s'effectue en bon ordre; pour cela, ils s'aident de toutes les
ressources de la langue et de la force de conviction du fouet. Les naseaux et
les bouches fument dans le froid mordant. Une fois de plus, les listes ne
correspondent pas au nombre des présents. Elles ne correspondent jamais quand
règne un froid aussi intense, et que les corps de ceux qui sont protégés par une
quadruple épaisseur de fourrure supportent sans souffrir ce qui représente un
martyre pour les prisonniers sous leur pauvre vêture. Enfin, au bout de
plusieurs heures dont chacune compte triple, le chaos s'est ordonné, les
traîneaux de vivres ont trouvé leur place, les vieux moujiks sont sur leurs
sièges et les conducteurs de bétail humain ont pris position, un sur chaque
traîneau, un pour quinze, dix-huit ou même, une fois, pour vingt hommes.
Deux mille sabots font poudroyer la neige maigre et, tandis que la caravane
s'allonge, signalée dans le paysage par un nuage de plusieurs kilomètres né de
la vapeur des respirations et du scintillement de la neige, ce ne sont pas
seulement le sentiment d'être délivré de la sombre Osmita, ni le souffle
ensorceleur de l'inconnu et de l'aventure qui mettent un peu de couleur et un
sourire, ici ou là sur un de ces visages terreux.
La Sibérie est là, objet de crainte dans sa violente splendeur. Sans doute une
épouvante rayonne-t-elle du ciel d'hiver, au moment où se déchire le lien avec
les derniers humains réunis en une ville et où la direction prise, que l'on ne
connaît pas, ne semble mener qu'à une blancheur de nulle part, mais aucune
région au monde ne présente de tableau aussi grandiose que celui-là.
p52 - Une colonne recrue de fatigue progresse péniblement à travers ce qui, ici,
prétend être l'été. Chaque jour le nombre s'accroît de ceux qui s'effondrent, à
bout de forces comme à bout de volonté. ne souhaitant plus continuer de vivre
pour escalader sans cesse de nouvelles montagnes, pour avancer en titubant sur
une mousse d'un vert maladif, pour souffrir du froid dans l'humidité des nuits,
tout en espérant pour leur corps supplicié l'abri pas trop lointain d'un toit.
Un mois se passe ainsi.
Au cours du deuxième mois, les hommes, ceux qui sont encore en vie, se prennent
à espérer être bientôt au bout.
Le troisième mois, ils ont cessé de croire qu'il y aurait une fin.
Ceux qui ont survécu au quatrième mois de ce voyage des morts aperçoivent
soudain, au terme de toute espérance, incrédules, à travers la première
tourmente de neige d'un nouvel hiver qui balaie un haut plateau étroit, de la
fumée qui monte au-dessus de toits portés par des murs de bois d'un brun gris et
percés de fenêtres où brillent des lumières jaunes qui achèvent de donner
l'illusion d'atteindre un havre, une patrie. Le jour est si sombre que les yeux
ne perçoivent ce tableau que lorsque le triste cortège, qui avance à la queue
leu leu, vient presque se heurter aux maisons.
C'est le but du voyage, la station du cap Oriental.
Un flot gris brun de gens coule paresseusement sur une surface à peu près plane.
Et tout ce qu'il y a ici d'êtres vivants sort des baraquements : des soldats
russes, un vratch, quelques officiers.
A partir de ce moment. après que les proscrits ont été rassemblés pour l'appel,
on ne les menacera plus du fouet.
Jamais plus.
A Tchita, ils étaient mille neuf cent cinquante à prendre la route du cercle
polaire. A l'appel, ils sont encore mille deux cent trente-six.
On les compte.
On les recompte par groupes. On les répartit d'une manière puis d'une autre.
Cette bureaucratie dans la neige se montre sous son plus beau jour! Les
proscrits l'éprouvent comme un bienfait, car demain matin personne ne
gesticulera des poings et du fouet pour remettre en marche la colonne. Sur ces
mille deux cent trente-six
rescapés, beaucoup ne seraient pas ici à attendre un repos terrestre si les
fouets et les crosses des convoyeurs ne les avaient sans cesse et avec
insistance exhortés à continuer à vivre ? Fallait-il leur en savoir gré ? Après
des mois sans rien voir que des rochers et de la mousse, sans même un horizon,
la glace et le roc portent enfin des planches disposées en demeure humaine. Et
c'est presque un bonheur de constater qu'au-delà des baraquements la vue n'est
bornée par aucun obstacle autre que la brume, qui fait passer par d'infinies
transitions des réalités les plus proches à d'amples lointains. Sur les toits
plats des maisons, la neige fait office d'isolant; la fumée qui s'échappe des
cheminées v a déposé une couche de suie.
– Nous ne mourrons plus de froid. Ils ont du charbon.
C'est Leibrecht qui murmure cette découverte à son voisin, qui la transmet au
sien avec un coup de coude et ainsi de suite, jusqu'à ce que tous ceux qui sont
encore capables d'observer aient vu qu'au bout du bout du monde aussi on se
chauffe avec du charbon. Cette pâte humaine est peu malléable, et les décomptes
et les répartitions semblent ne devoir jamais prendre fin, mais que cet esprit
bureaucratique si familier puisse exister jusqu'entre ces rochers lugubres
couverts de neige et où tout semble mort, cela a quelque chose de rassurant. Il
prospère même sur un sol que fuit toute autre végétation. Que pourrait-il
arriver de fâcheux entre ces murs de papier protecteurs ?
Une fois terminés les décomptes dans des groupes constitués par le destin, des
mains gantées font maladroitement signe à ces différents groupes d'aller chacun
de son côté : le premier par là, le deuxième un peu plus sur la droite, le
troisième s'éloignant déjà dans la brume et le quatrième tout à fait mangé par
la grisaille. Les baraquements ne seront pas pour eux, et pas davantage ces
autres constructions en bois sans fenêtres que l'on aperçoit un peu plus loin.
De leur démarche lasse ils trébuchent sur des cailloux qui semblent avoir été
complétés de fraîche date, puis chacune des quatre troupes est menée à
l'intérieur de la terre, d'une montagne posée là comme une sorte de chapeau
melon, trop mesquine pour faire une forte impression, trop difforme pour qu'on
puisse v voir, avec une nuance d'irrespect, quelque chose de mignon.
On traverse des pierrailles pour atteindre une ouverture dans le
rocher qui donne effectivement accès à une galerie de mine en pente douce,
d'abord haute et large, jusqu'à ce que cette ampleur pleine de clarté se réduise
pour se maintenir ensuite à environ deux mètres de hauteur sur presque autant de
largeur. On peut y marcher à deux de front et, par endroits, à trois. La galerie
n'est boisée que sur certains tronçons, et le bruit des paroles et des pas y
résonne sourdement. Parce qu'on trébuche, on grommelle d'une voix lasse un juron
ou une insulte; un autre, pour ne pas rester muet, dit « ho ! », peut-être
seulement pour demander à celui qui le précède de marcher plus vite. La lumière
du jour, déjà fortement réduite par l'irruption de cette foule, finit par se
perdre totalement. Il arrive fréquemment que les hommes se fassent trébucher les
uns les autres.
Le soldat qui marche en tête parle tout seul. Bientôt le sens de ce soliloque
devient évident. Son but est de remplacer la lumière et d'indiquer au groupe,
tant bien que mal, la direction suivie. Les pieds éprouvent que le sol de la
galerie continue de s'abaisser doucement.
– Hop là!
Le soldat n'avance plus; l'arrêt se communique peu à peu à toute la file, les
hommes se heurtant les uns aux autres, jusqu'à ce qu'ils sentent qu'ils
disposent ici d'assez de place pour s'écarter à droite ou à gauche. Dans
l'obscurité, les sens ont l'impression confuse d'un vaste espace. Des mains
habiles à manipuler des objets dans le noir font de la lumière, une flamme dans
une lanterne qui tente à travers un verre sale d'éclairer le lieu où l'on se
trouve et où la présence d'une table avec son tabouret surprend d'abord. Une
seconde lampe qui se trouve sur la table est allumée à la première. Le soldat
fait un signe pour inviter les gens à le suivre. Tenant la lumière en hauteur,
il quitte la caverne pour s'engager dans une galerie, légèrement sur la droite.
Lorsqu'ils ont retrouvé le sens de l'orientation, les prisonniers constatent
qu'il ne s'agit pas vraiment d'un labyrinthe mais d'une galerie percée, du moins
jusqu'à ce point, presque en ligne droite dans la roche sombre et qui s'élargit
en une seconde caverne.
Il n'est pas difficile de comprendre ce que le soldat, sans se montrer mal
aimable, explique à grand renfort de paroles et de gestes
et qui constitue pour les proscrits une affligeante surprise :
« C'est ici que
vous allez vivre et dormir, voici votre logement, voici votre lampe, et ceci
sera dorénavant votre demeure. »
Ce n'est ni confortable ni agréable. Même
quelqu'un qui serait habitué à se contenter de presque rien ne saurait
l'affirmer. Le sol est nu. C'est dommage. C'est que, avant vous, il n'y avait
personne. Cela s'arrangera avec le temps. Et on ne peut pas se plaindre, car ici
il fait chaud.
Les hommes restent plantés là. déçus et désemparés. Dehors, à l'extérieur de la
montagne. il v a pourtant bien des baraquements, qui sûrement ne sont pas
luxueusement aménagés mais qui offriraient un toit digne d'un être humain à ces
gens qui ne savent même plus depuis longtemps ce que c'est que de la paille.
Ici, il n'y a que le rocher nu; l'espace habitable est une grotte creusée dans
la montagne et sans aération, tant que le froid hivernal ne vient pas s'y faire
sentir après avoir parcouru toute la longue galerie.
Maintenant qu'ils sont au courant, le soldat montre le sol d'un geste plein de
compassion et qui signifie : Installez-vous. On ne peut pas avoir de paille à
partir de rien. Entre ici et les endroits où poussent les céréales susceptibles
d'en fournir, il v a six mille kilomètres à vol d'oiseau et huit mille
kilomètres pour un transport. Et jamais sans doute personne ne sera assez fou
pour se poser seulement la question de savoir s'il est envisageable, pour une
litière de paille. de mettre en branle l'énorme machine qui serait nécessaire
pour fournir aux proscrits de quoi leur rendre l'existence un peu plus douce.
Quant au bois, les contrées où on le coupe sont distantes de trois mille
kilomètres. si bien que l'on n'aura ni chaises, ni bancs, ni tables.
Ils ne tardent pas à comprendre le sens de cette caverne, la plus petite des
deux, par laquelle il faut passer si l'on veut revoir la lumière du jour, car un
soldat s'y est mis en faction. Assis sur son tabouret à côté de la table, il a
posé son pistolet-mitrailleur devant lui et regarde en direction de la galerie
qui mène à la caverne habitation. Toute la question de la surveillance est ainsi
réglée de la façon la plus simple. Des baraquements rendraient nécessaire tout
un dispositif de sécurité, avec des gardes, des barbelés, des chiens et tout un
attirail de miradors et surtout de projecteurs. Dans tous les domaines, la
lumière joue un rôle primordial. En
Russie soviétique, on ne saurait concevoir de manifestation forte des autorités
chargées de surveiller et de juger – qu'il s'agisse de frontières ou de camps,
de barrages sur les routes, de la garde de prisonniers ou de leurs
interrogatoires – qui se passerait de la beauté naïve du jeu des projecteurs.
Mais si l'on enferme les prisonniers dans la montagne, directement sur leur lieu
de travail. alors il suffit d'un homme que l'on relève toutes les deux heures et
qui reste assis avec son pistolet-mitrailleur à la table de la caverne de
surveillance, les veux fixés sur l'entrée de la galerie.
Les premières heures se passent dans la déception et le désarroi, jusqu'à ce
qu'arrive le lieutenant qui, lors de l'appel, avait donné à entendre qu'il
connaissait assez bien l'allemand, du moins ce qu'on en apprend à l'école. Il
pénètre dans la caverne habitation en se penchant légèrement en avant, l'air un
peu embrumé, et explique aux hommes en quelques phrases qu'ils sont exemptés de
travail pour les quatre semaines à venir. Ils pourront et devront mettre ce
temps à profit pour se reposer et remettre leurs vêtements en état. Il reste
muet sur le comment. On entend les mots usuels du vocabulaire militaire : ordre.
discipline, nourriture, obéissance, travail. Il n'y a que la propreté dont on ne
parle pas.
Aucun des captifs n'ose faire allusion à l'absence de paille et à
l'impossibilité qu'il y a d'habiter un lieu dépourvu de la moindre trace de
mobilier. On ne sait pas encore à quoi ressemblera ici une réaction à des
représentations de ce genre. Le lieutenant, pour sa part, jette un coup d'oeil
circulaire, remarque que le sol est nu, claque des doigts et déclare qu'il
faudra faire en sorte que cette caverne ait l'air un peu plus habitable. C'est
sans laisser percer la moindre émotion qu'il formule cette remarque, laquelle
témoigne sans doute surtout de son zèle à contenter ses supérieurs dans leur
volonté de faire régner autant d'ordre que possible. Lorsque l'officier s'en va
par la galerie, les visages qui le regardent s'éloigner sont vides, un peu fous,
et ils ne se détachent avec une certaine précision sur un fond d'indéfini que
dans le voisinage de la lanterne.
p94 - Le retour au camp se fait dans la discrétion.
On mène Forell à la kommandantoura.
L'officier politique sort de son bureau, toise froidement le fugitif et se
contente de dire, presque avec un sourire dans la voix :
– Ah, le voilà !
Quelqu'un retire des épaules de celui qui vient de rentrer au bercail son
manteau de fourrure, lui enlève aussi son bonnet de fourrure.
– Pochol! Na doma! dit l'officier.
Sa voix ne trahit ni emportement ni irritation.
Bon ! Et si l'affaire se réglait sans plus de désagréments ? Forell est remis à
deux soldats qui l'emmènent.
On fait prendre au prisonnier retrouvé un chemin qui lui est connu depuis son
séjour au lazaret. 11 est sûr d'aller dans la bonne direction et pense bien
connaître la galerie de mine qui est pour lui une doma, une maison, une patrie,
un chez-soi, selon la façon dont on traduit ce terme. C'est le soir.
Ce qui est curieux, c'est que ses compagnons de captivité ont eu la permission
de sortir. En tout cas, ils sont là, dans les deux cents; apparemment, ils ont
été alertés et armés en toute hâte. Forell n'a pas l'expérience de la chose
mais, à voir ses camarades rangés sur deux files séparées par une distance d'un
mètre, il sait déjà ce qui l'attend.
Les verges !
A la différence de ce qui se pratique dans la forme classique de ce châtiment,
Forell n'est pas dévêtu, pas plus qu'on ne trouvera dans ce monde de glace les
souples badines de bois de saule traditionnelles. Le style de la punition s'en
trouve modifié, mais elle n'en sera pas moins cruelle pour autant. De plus, les
bourreaux ne sont pas des Russes, comme on aurait pu le croire, mais des compatriotes, des camarades, des amis qui partagent son destin. Des ceinturons de
cuir terminés par des boucles de métal, des gourdins, des barres de fer, un bout
de câble métallique recroquevillé sur lui-même – le délinquant jette sur la
double haie qui l'attend un regard épouvanté et instinctivement recule.
– Pochol ! répète un de ses accompagnateurs russes.
Forell fait un calcul rapide. S'il parvient, en courant aussi vite qu'il le
pourra, à atteindre l'entrée de la galerie, il aura reçu sans doute trente à
quarante coups mais, une fois dans la galerie, il ne devrait plus rien lui
arriver de trop rude, l'espace y étant trop étroit pour qu'on puisse y déployer
les deux cordons d'une telle haie d'honneur.
– Pochol !
Il se met à courir, le plus vite possible.
On n'est pas disposé à l'épargner. Les yeux luisent d'une haine authentique. Et
ils prétendent être ses camarades ?
Mais c'est que Forell non plus n'a pas été un bon camarade, et c'est ce qu'il
expie à présent. Quand les instruments du supplice sont aussi grossiers, les
vêtements du supplicié ne lui sont d'aucune protection. Forell n'a pas atteint
le quarantième binôme qu'il est déjà à terre, abattu par un coup terrible à la
tête. Coup d'ailleurs superflu car, perdant l'équilibre sous l'effet de tous
ceux qu'il a déjà reçus, il s'est affalé sur la file de droite, ne s'est
redressé que parce que les autres l'ont repoussé, a poussé un cri en portant ses
mains à sa nuque, est tombé à genoux, s'est relevé en titubant avant que ce choc
violent sur le crâne lui fende le cuir chevelu et jette à terre cette pauvre
loque humaine.
Il est clair à présent que Forell n'est plus conscient, mais ceux qui le battent
ne le sont pas davantage. La double haie se disloque. Parmi ceux qui ont déjà pu
frapper, certains, n'en demandant pas plus, jettent leurs bâtons. Mais d'autres,
une centaine au moins, trompés dans leur espoir de donner une bonne raclée à ce
lâche qui, de toute évidence, ne s'est aplati par terre que pour échapper à son
sort, affluent vers l'endroit où il gît et, perdant toute mesure, cognent comme
des furieux. La plupart des coups manquent leur but, atteignent d'autres
camarades, et ceux qui frappent ne savent plus très bien où frapper pour faire
mouche, mais si Forell n'est
pas déjà mort, dans quelques instants il aura péri, assommé. piétiné. Quelqu'un
crie :
– Etes-vous devenus fous ?
Et un autre, peu importe qui, lui répond :
– Oui !
Ils ne savent plus ce qu'ils font. Ils savent seulement qu'ils veulent sa peau.
– Tu n'as fait que te prélasser au lazaret et tu voudrais déjà foutre le camp !
Canaille ! Salaud ! Laissez-moi passer que je m'en occupe!
– Arrêtez, crie Leibrecht, vous avez décidément perdu la raison !
Le vieux Leibrecht, avec son crâne complètement tondu comme ils l'ont connu à la
Loubianka avant qu'à la faveur du trajet ses cheveux repoussent et retrouvent
toute leur dignité, tente de percer cette foule hurlante. Il n'est pas d'usage
de contredire Leibrecht. Il n'a sans doute pas la vigueur qu'il faudrait pour
démêler à coups de poing cet amas confus, mais le respect lui fraie un étroit
chemin tandis qu'en face on continue de frapper l'homme sans connaissance.
Leibrecht se penche. C'est alors qu'il reçoit sur les épaules un coup porté au
moyen d'une branche de la taille d'un gourdin et s'affaisse avec un gémissement.
A partir de cet instant, le silence s'instaure. Bâtons et lanières de cuir
disparaissent.
Le maussade Danhorn, ce petit bonhomme sans aucun prestige, reste campé, jambes
écartées, au-dessus des corps de Leibrecht et de Forell, et demande, de fort
méchante humeur :
– Quel est le dégueulasse qui a fait cela ?
Tout le inonde recule mais, alors que Danhorn réitère sa question sur le
dégueulasse qui s'en est pris à Leibrecht, celui-ci se relève lentement sur ses
jambes flageolantes. Et au moment où il veut, avec les doigts de sa main,
aplatir sur sa tempe gauche des cheveux tondus depuis longtemps, un sourire de
réconciliation passe fugitivement sur cette morne scène, même s'il ne se voit
pas encore sur les lèvres.
– Calme-toi, Danhorn, ce n'était pas exprès ! Mais il est vrai qu'on ne doit pas
frapper ainsi, pas même quelqu'un qui a voulu déguerpir.
De la main, il aplatit de nouveau ses cheveux absents.
– Comment pouvez-vous être aussi stupides ?
Quatre détenus tentent de transporter l'homme sans connaissance. Mais, comme le
corps pend inerte entre leurs mains, il faut aller ramasser quelques-uns des
bâtons que l'on vient de jeter, et ce sont finalement huit hommes qui portent à
pas lents jusqu'à la galerie de mine le fugitif supplicié, étendu sur quatre
morceaux de bois. On ne l'insulte plus, on ne le hait plus.
Une heure plus tard, le Dr Stauffer pénètre dans la casemate, chargé par les
Russes d'examiner les effets du châtiment sur le prisonnier. Il déshabille
celui-ci autant qu'il est besoin et l'ausculte entièrement à la recherche de
fractures.
– Il ne faut pas faire de choses pareilles, Forell. Ne vous l'avais-je pas déjà
dit? Mais les considérations réalistes vous sont étrangères. Vous vous laissez
entraîner par votre spontanéité, comme votre frère. Chez nous, dans une grande
ville, il serait possible de disparaître et de vous faire oublier, peut-être
pour toute la vie. Mais pas en Sibérie. Si toutefois vos intentions sont autres,
et si votre souhait est d'être enterré ici, alors c'est différent. Le plus
important, c'est de demeurer en bonne santé. Et pour le moment de recouvrer la
santé. Il semble que vous n'ayez pas de fractures. Le coup le plus grave – il
retourne le corps du patient. C'est là, au rein gauche.
Seuls ceux qui font cercle autour d'eux peuvent entendre ce que dit le médecin.
Celui-ci a tant bien que mal nettoyé les croûtes de sang et posé plusieurs
pansements, mais Forell est toujours sans connaissance. Ce soir-là, tous ont de
nouveau droit à un repas complet et à ce thé aussi clair qu'une tisane. La
punition qui frappait la mine de plomb est levée.
Ce n'est que le lendemain que Forell sort de sa léthargie. Il se demande d'abord
où il est, et ses mains tentent de reconnaître ce qui l'entoure. La lampe répand
sur l'ensemble de la casemate une lumière parcimonieuse et indécise, mais, dans
cet espace circulaire sans angles, il fait partout aussi clair, ou aussi peu
clair. Tout son corps lui fait mal. Ses mains cherchent à reconnaître sur quoi
il est couché : des toiles de tente allemandes, boutonnées coin à coin,
recouvrent entièrement une couche faite d'un matériau grossier et bruyant. Des
branchages. Il y a donc eu au moins cette amélioration-là dans ce trou creusé
dans la roche. Mais pourquoi
a-t-il si mal en étant couché ? Il se souvient d'avoir été ramené sur un
traîneau à chiens et il n'est donc pas étonné de se trouver là, mais il ne sait
plus rien de ce qui s'est passé ensuite. Ah ! il voudrait bien se tourner de
l'autre côté mais il n'y parvient pas. Sa tête bourdonne furieusement.
Lorsque sa main explorant précautionneusement son crâne, rencontre la gaze du
pansement, la mémoire commence de réinvestir lentement des domaines dont elle a
été exclue par d'épouvantables chocs, d'épouvantables terreurs. Ils l'ont
accueilli en le rouant de coups. Puis le souvenir s'efface de nouveau, et la
lumière s'obscurcit dans la caverne.
De très loin lui parvient le bruit ténu de ceux qui s'attaquent à la montagne,
qui la picotent comme s'ils manquaient de vigueur ou comme s'ils se servaient
uniquement de leurs ongles.
Puis des pas se rapprochent, se répercutant d'écho en écho. Si Forell en avait
la force, il se dresserait sur sa couche pour voir ce que c'est. Mais il
n'arrive même pas à souhaiter pouvoir imposer sa volonté à son corps. Ce sont
les pas de deux paires de pieds, et ce qui est étrange, c'est que ces pieds se
posent de biais, comme ceux de quelqu'un qui se déplacerait sur une pente
rocheuse. Puis des pas semblables se font de nouveau entendre, et encore, et
encore. On dirait qu'ils viennent de l'intérieur même de la montagne et Forell
tente de se demander comment cela se fait.
Un certain temps se passe, impossible à mesurer. Le malade somnole ou dort,
perdant le sens du temps et, avec lui, le sens des choses. Il parvient seulement
à comprendre que tout dans la montagne suit un cercle absurde, se referme sur
soi-même, et qu'il faut que la montagne soit murée, car les pas qui vont dans la
direction du jour en reviennent toujours.
Quelqu'un qui passe en traînant les pieds dit :
– Le dingue n'est toujours pas réveillé.
Et quelqu'un d'autre murmure :
– J'aimerais être aussi dingue que lui.
Lorsque à midi les hommes reviennent dans la caverne pour la demi-heure de
pause, Forell est de nouveau sans connaissance. Lui, pourtant croit qu'il est
éveillé, qu'on l'attache à quelque chose et que de temps à autre on le plonge,
comme dans l'eau d'un puits,
dans le brouhaha d'une foule de gens qui parlent et qui crient, puis qu'on le
remonte soudain, lui faisant traverser successivement un plafond de roche noire
puis un blanc bouillonnement de nuages avant de parvenir enfin au lieu où s'ébat
la félicité.
Une voix l'atteint au milieu de cette merveilleuse ébullition de nuées :
– Voilà maintenant qu'il arrache son pansement.
– Eh bien, tenez-lui les mains ! dit une autre voix.
Forell s'est mis à demi sur son séant. Il tient entre ses doigts un
fragment de pansement et il hurle comme un hystérique :
– Je n'aurais jamais cru que cela fasse si mal de se cogner contre
un nuage.
Toute une foule éclate de rire. Forell a honte, sans savoir pourquoi. Le rire
des autres l'agace. Il a retrouvé la caverne.
– Qu'est-ce que tu as ?
– Ah ! c'est toi, Leibrecht.
– Il faut d'abord que tu guérisses.
– Mais, dites, c'est vous qui m'avez fait ça?
– Il faut aussi que tu manges. Nous t'avons pris ta part.
– Bon, c'est bien, mais ce n'était pas nécessaire. J'irai moi-même. Puis il
retombe dans ses réflexions.
– C'est pourtant vrai que vous m'avez frappé. C'est à n'y rien comprendre. Vous
m'apportez à manger après m'avoir tapé dessus ?
– On en reparlera plus tard.
Les roulements d'un sifflet retentissent, douloureux à force d'être stridents et
contraignant Forell à fermer les veux tant ses tempes lui font mal.
– Le travail reprend.
En passant, quelqu'un lui jette un morceau de pain. Puis tous ont quitté la
caverne. Durant l'après-midi Forell peut voir ce que ses oreilles n'ont pu que
saisir confusément avant la pause. Des hommes sortent de la galerie
d'exploitation, par deux, avec une corbeille d'osier entre eux, et traversent
d'un pas lourd, en posant de biais leurs pieds écartés, toute la longueur de
cette vaste cave pour ressortir de l'autre côté. Il faut que les corbeilles
soient très lourdes, sinon les pieds de ceux qui les portent ne prendraient pas
cette position oblique. Le spectateur mastique son pain, sans
entrain, les mâchoires douloureuses, juste pour avoir quelque chose à faire et
pour mâcher le temps en même temps que son pain, et surtout pour ruminer cette
humiliation, dont il ne prend véritablement conscience que devant le spectacle
de ses camarades qui sortent avec des corbeilles pleines et reviennent au bout
de quelque temps avec des corbeilles vides. Avec leurs paniers d'osier ils sont
tous très affairés. Cela leur évite d'avoir à regarder en direction de celui qui
reste étendu sur sa couche.
Ils l'ont frappé. Ils l'ont fait passer par les verges, même s'il s'agissait de
bâtons, de barres de fer et de ceinturons. Danhorn comme les autres. Mon Dieu!
oui, c'est tout à fait dans la manière d'être de quelqu'un qui préférerait se
battre soi-même plutôt que de n'avoir pas de raison d'être renfrogné. Alfons
Mattern? Forell ne l'a pas vu, mais il en aura le cœur net. Willi Bauknecht,
l'étudiant. Leibrecht, la boule de billard saupoudrée de neige, ce Leibrecht qui
semble ne pouvoir se servir de ses mains que pour soigner son apparence, il l'a
vu, il en est certain, une latte de bois à la main. Et là-bas, l'homme au nez
pointu qui, avec ses veux roulant sans cesse dans leurs orbites, a quelque chose
d'une poule à demi endormie, il l'a frappé avec une corde. Forell l'a bien vu,
plutôt devant, dans la file de gauche.
– Hé, toi ! viens voir !
L'homme au nez pointu regarde du côté de Forell, l'air inquiet.
– Il faut que je
reparte avec ma corbeille. Nous devons rester ensemble, lui et moi.
– Il n'a qu'à venir aussi.
– Ce n'est vraiment pas possible.
Le nez pointu a répliqué d'une voix geignarde, mais il approche, comme
invinciblement attiré, traînant derrière soi le panier et le deuxième homme.
– Tu sais, il faut qu'on y retourne tout de suite. Comment vas-tu ?
– Comme quelqu'un qui a été rossé par un camarade dans ton genre.
La voix de Forell se fait plaintive :
– Jouer les bourreaux à la place des Russes ! Compliments, messieurs ! Quels
bons camarades vous faites ! Le Russe Vassili, lui, ne m'a jamais frappé.
Le nez pointu veut objecter quelque chose.
– C'est que...
Forell a beau ressentir une douleur au côté droit dès qu'il parle, il n'en coupe
pas moins la parole à l'autre dans un jaillissement continu de questions et de
reproches.
– Comment t'appelles-tu ? Où nous sommes-nous déjà rencontrés ? Comment se
fait-il que tu me connaisses ? T'ai-je donné une raison de me battre comme
plâtre ? Tu n'as sans doute encore jamais pensé à t'évader, crétin, pauvre
imbécile ! C'est toi qui m'as frappé avec une corde ? Oui ou non ? Dis-le sans
crainte. Je ne peux pas me lever pour régler l'affaire avec toi. Je voudrais
juste savoir ton nom, pour plus tard. Mais même si tu ne veux pas me le dire, je
n'oublierai jamais ta figure.
L'homme s'approche si près que Forell pourrait lui attraper la jambe pour le
faire tomber. Mais l'autre répond :
– Mon nom est Portschach, Simon Portschach. Quand tu iras mieux, tu pourras
venir me trouver quand tu le voudras. J'ai eu tort de frapper, surtout avec une
corde. Maintenant je le regrette.
– Pourquoi maintenant ? dit Forell, étonné.
– Maintenant, ils nous redonnent de quoi nous remplir l'estomac.
– Depuis que je suis revenu ?
– Depuis que nous t'avons fait passer entre nos deux rangées.
– C'est pour manger que vous vous êtes conduits comme cela?
– Du jour où ils t'ont repris, nous n'avons plus eu droit qu'à de la soupe tout
en continuant à travailler autant. Tu verras ce que c'est que ce travail, et tu
pourras te rendre compte s'il est possible de le faire avec une louche de soupe
par jour. La soupe, c'était une fois par jour, mais l'instructeur politique
venait, lui, deux fois par jour nous expliquer pourquoi il n'y avait plus que de
la soupe, et il disait que c'était parce que tu t'étais évadé. Mais, en réalité,
c'était parce qu'ils t'avaient repris.
Ce Simon Portschach est en tout cas assez intelligent pour pouvoir faire la
distinction entre la raison et la cause.
– Mais qui vous a équipés ? Ce genre d'objets ne se trouve pas dans la mine.
– Ecoute, Forell. Jusqu'ici tu t'es bien défilé. Et tu as eu raison.
Typhus ou non, on est mieux là-haut. Et il y a beau temps que nous nous en
sommes rendu compte nous aussi. Mais on ne nous fait sortir que tous les huit ou
quinze jours, et pour une heure seulement. A partir du moment où ils ont su que
tu étais repris et qu'ils nous ont mis à la soupe, on est sorti tous les quatre
ou cinq jours, cinq fois en tout, et on a trouvé un peu partout ce qu'il fallait
pour cogner. Tout ce dont nous pouvions avoir besoin. Alors que sinon je n'ai
jamais vu là que de la neige, de la glace et des pierres.
– Ils vous ont forcés à prendre ce qui traînait ?
– Non.
– Mais ils vous ont conseillé de me faire passer entre vos deux rangées ?
– Non plus. Les Russes ne nous ont rien dit. C'est parmi les nôtres que certains
se sont mis à reparler de cette vieille punition pour soldats. Oui, c'est
étrange. La faim nous tenaillait à en tomber par terre et, avec les sorties à
l'air libre, elle n'a fait qu'augmenter. Écoute. Forell, je n'avais pas
l'intention de te frapper. Je n'y avais même pas songé. Ce n'est venu que
lentement, lorsque pendant la deuxième semaine après qu'ils t'avaient repris,
tel ou tel s'est mis à emporter un bâton dans la mine. Si c'était à cause de toi
que nous avions faim à se retourner l'estomac, il fallait te revaloir ça,
c'était le sujet qui revenait sans cesse dans nos conversations, à en devenir
fou. Personne ne nous a dit qu'il fallait te traiter comme cela. Mais tu vois
toi-même que depuis la nourriture est correcte. Très correcte, même.
– On est content de vous et cela se voit à l'intendance.
– A présent. j'ai honte. Et je ne suis pas le seul. Tu sais, si c'étaient les
Russes qui nous avaient dit de te battre, j'aurais moins honte. C'est nous qui
avons imaginé cela, mais je ne sais pas exactement qui. Et nous avons trouvé ce
qu'il nous fallait. En haut, par terre, alors qu'avant il n'y avait rien. Si j'y
réfléchis, je ne peux m'empêcher de me dire que nous sommes de pauvres
imbéciles.
– Toi surtout, à ce qu'il me semble.
– Peut-être, mais ces jours-là ont été horribles, avec cette faim. Et plus nous
avions faim, plus nous t'en voulions. J'aurais pu t'assommer à moi tout seul
pour avoir fichu le camp. Ou plutôt pour t'être fait reprendre.
– Dégage, maintenant !
Durant toute la conversation, Portschach n'a pas lâché l'anse de sa corbeille
pour être prêt à repartir aussitôt si d'aventure on l'appelait. Et il s'en va
déjà, tirant derrière lui son compagnon accroché au panier. pour disparaître
dans le trou sombre de la galerie.
– Tu n'es qu'un bouffon bavard. marmonne Forell en le regardant partir, mais tu
m'as au moins appris que le gros péché, c'est moins de s'en aller que d'être
repris.
Portschach est si bavard que, rebroussant chemin, il montre encore une fois la
tête à l'entrée de la caverne et jacasse de plus belle.
– Il n'y a pas eu que des idiots comme moi. Danhorn, par exemple. Il a dit qu'il
ne t'aimait pas mais qu'il aimait encore moins, c'est ce qu'il a dit, l'autre
chose. Et Leibrecht. Leibrecht a dit que c'était dégueulasse. Et il a raison.
Lorsque Portschach et son compagnon arrivent au front de taille, ceux qui les
ont attendus en vain tout ce temps-là ne manquent pas de les houspiller, mais le
travail ne reprend qu'un quart d'heure plus tard parce que Portschach raconte
qu'il a été retenu par Forell et qu'il en a profité, lui, Portschach, pour lui
expliquer sans plus tarder toute l'affaire.
– Toi!
– Oui, moi.
– Ce n'est pas croyable. Toi en diplomate ! Quelqu'un de si borné qu'il pourrait
fendre la roche avec son crâne sans que cela lui laisse une éraflure.
Portschach, qui s'empare de son panier plein, prend un air finaud.
– J'ai fait la bête.
– Cela a dû te coûter !
– J'ai fait la bête et je lui ai tout raconté, exactement comme ça s'est passé.
Un homme sensé ne peut pas ne pas comprendre, et Forell est un homme sensé,
sauf, bien sûr, quand il a sa lubie de vouloir rentrer chez lui en passant par
Vienne et Salzbourg.
Portschach et son long nez ont ouvert la voie à une sorte de réconciliation. On
peut à partir de ce moment reparler avec Forell
à peu près normalement. Ceux qui l'ont frappé lui font comprendre qu'ils le
regrettent, en hommes, en s'occupant de lui, mais comme si de rien n'était. Ils
lui remettent un pansement, font entrer en fraude dans sa louche de soupe un
morceau de lard solitaire voguant à l'aventure, l'accompagnent à deux lorsqu'il
a besoin de s'éloigner un peu par la galerie qui monte vers l'entrée de la mine.
Du côté de la sentinelle russe aussi, on tourne la page, mais avec moins de
délicatesse. Il semble que la durée de la convalescence d'un homme qui a été
roué de coups obéisse à des normes précises. Au bout de cinq jours, la
sentinelle semble considérer que la norme est remplie lorsque le travail se met
en route, à cinq heures du matin, il v envoie Forell avec tout le monde, sans
ménagement. Ce que Forell fait dans la mine est indifférent à la sentinelle, car
les détenus n'y sont pas surveillés. Les premiers jours. le rendement du
travailleur Forell ne saurait être très convaincant. car l'homme tient encore à
peine debout. Ses camarades, pour leur part, s'efforcent de resserrer les liens
distendus pour retrouver la bonne grosse camaraderie des hommes des cavernes.
P106 - – Mets-toi ça dans la tête, Forell. Ici, c'est le paradis. Ici, il n'v a
pas de normes. Si un jour tu es désigné comme porteur, ce qui n'arrivera pas de
sitôt après ton évasion, tu verras que les Russes notent soigneusement tous les
paniers pleins qui sortent de la galerie. Le personnel de garde est tenu de
déclarer quotidiennement le nombre de corbeilles extraites de la mine. Mais on
n'a jamais exigé de nous, quand par exemple une journée avait été mauvaise, que
nous rattrapions ce qui manquait. On peut se demander comment il se fait que le
système des normes ne soit pas parvenu jusqu'ici. Cela restera éternellement un
mystère. Mais, en tout cas, il y a loin de Moscou au cap Oriental. Le succès est
d'ailleurs évident. Les prisonniers travaillent comme s'ils étaient payés tant
de l'heure. Ils s'appliquent, deviennent progressivement plus adroits, sont de
bonne volonté et si rapides que, dehors, on a fort à faire pour arriver à
suivre. Toi, tu es encore un nourrisson, et une journée ne te suffira pas pour
remplir un panier avec ce que tu arraches à la montagne. Mais, ce soir, tes
mains seront pleines d'ampoules.
Tout en bavardant, l'homme a, sans donner de grands coups, détaché de la paroi
un fragment de rocher qui bascule paresseusement pour tomber sur les déblais.
– Nous l'avions déjà pas mal taquiné hier, et maintenant nous y sommes. Quatre
cents kilos, au bas mot. Cela nous épargne d'avoir à le sortir à la pioche et
par petits morceaux. Mais tu peux t'amuser avec, un moment. Hop, au travail !
A midi, le rocher n'a pas encore été suffisamment mis en pièces pour pouvoir
être transporté dans les paniers; en revanche, Forell est obligé de se lécher
les paumes des mains comme un chien, car les ampoules ont commencé à s'ouvrir.
Ses bras sont gourds sur presque toute leur longueur, et seul un picotement
vient recouvrir et atténuer l'impression de souffrance dans ses membres
meurtris. Et au moment de manger, ses doigts laissent tomber la gamelle qu'il
croyait pourtant tenir solidement.
Mais celui que les autres ont appelé Lorenz arrive avec des clins d'oeil, une
bouteille de vodka à la main. Dans la galerie voisine, il s'efforce de casser
cette bouteille sans faire de débris inutiles et en tire quelques tessons aux
arêtes merveilleusement acérées.
– Voilà le travail !
C'est Portschach qui explique la technique pour égaliser le bois. Tandis qu'il
entreprend d'arrondir les angles de son manche de pioche. ses veux décrivent des
demi-cercles comme ceux d'une poule qui somnole. Forell, pour sa part, a du mal
à tenir correctement les tessons de ses doigts engourdis, mais, comme il est
assez adroit et que ses camarades, ceux-là mêmes qui l'ont sauvagement roué de
coups cinq jours plus tôt, continuent de s'occuper de son manche de pic,
celui-ci commence à prendre forme et à devenir suffisamment maniable pour que
Forell éprouve ce soir-là, et pour la première fois depuis qu'il est dans la
caverne, de la joie en pensant à l'avenir, la joie toute simple que procure la
contemplation d'un manche de pioche lisse que l'on a bien en main. Même au
moment de s'endormir, il vérifie encore que ses doigts l'enserrent commodément.
Sous les toiles de tente assemblées par des boutons, Forell écarte les
branchages qui depuis longtemps perdent leurs aiguilles et cache tout en
dessous, à même la roche, un fragment du fond de la bouteille de vodka qui
devrait lui épargner le retour des mêmes peines et des mêmes souffrances si le
manche de son pic venait un jour à casser. Le premier objet, dans la
constitution du trésor d'un proscrit, est entouré d'un soin jaloux, et on ne va
pas le confondre avec les pauvres nippes que l'on fourre simplement dans le
ballot en toile de jute servant d'oreiller. La nuit, lorsqu'il tente de changer
de côté, il geint encore et son visage grimace mais, quand la douleur le
réveille à moitié, il tâte de la main la toile de tente afin de s'assurer que le
manche de pioche est toujours là. S'il n'a toujours pas appris à accepter d'une
humeur égale le fardeau de son destin, il a déjà reçu le premier cadeau fait à
ceux qui sont sans joie : un labeur quelque peu allégé, une diminution sinon
conséquente, du moins perceptible du montant de son passif. Le thermomètre de la
vie est tombé largement au-dessous de zéro, pour ne plus jamais franchir ce
trait rouge au-delà duquel les idées sont affectées d'un signe positif. Tout le
mal qu'on se donne ne peut avoir d'autre but que de rendre ce mal un peu moins
pesant. Toute la peine que l'on prend n'aura d'autre succès que de favoriser les
inventions, les astuces qui permettront de s'accoutumer à cette peine et de la
tromper. Et si par chance on parvient à embellir certains aspects de toute cette
laideur, celle-ci n'en paraîtra moins laide que de quelques degrés. Forell et
ses douze cents compagnons ont rejoint la lignée de ces inventeurs qui
pratiquent, avec des signes plus et des signes moins, un jeu étourdissant de
virtuosité et qui s'entêtent dans leurs calculs erronés jusqu'à ce que
l'opération, en apparence, tombe juste.
C'est une étrange coutume que de faire débuter le jour à cinq heures. Et le
faire durer douze heures avec une demi-heure de pause à midi, c'est revenir
soixante ans en arrière. Seuls le trou de lumière par lequel on sort les paniers
et, au-delà de ce trou, l'atelier où l'on traite sommairement le produit de
l'extraction maintiennent un lien ténu entre le trajet accompli par le minerai
et le jour. Mais pour le reste, on pourrait tout aussi bien faire débuter la
journée à cinq heures du soir.
Pour ceux qui sont enfermés là, il fait toujours nuit.
Dans ce lieu où la nuit a remplacé tous les autres modes d'existence, un moment
est particulièrement fantomatique. C'est au réveil, quand ces êtres, sans doute
à jamais séparés, se mettent en marche tous en même temps pour se rendre à leur
front de taille, quelque part dans cette roche qui les empêche de se retrouver.
Dans les huit casemates correspondant aux huit puits principaux. personne rie
dort plus. On a formé des groupes, dont chacun s'engage dans sa galerie avec sa
lanterne à huile, qui n'a pas grand-chose à voir avec une lampe de mineur
réglementaire. Il peut alors se produire – l'acoustique dépend apparemment de
circonstances qui échappent à la compréhension – que, avant même que quelqu'un
du groupe ait donné un premier coup, on entende quelque part, très loin dans la
mine, une pioche au travail. Cela ne se produit pas souvent. Alors un homme du
groupe lève son pic et frappe la paroi avec le plat du fer pour que le son se
propage mieux, une fois, deux fois, trois fois, afin que les autres sachent
qu'ici aussi il y a de la vie. Il est peu vraisemblable, toutefois, que ce salut
de la pioche leur parvienne.
Fantomatique aussi ce plafond qui remplace le ciel; tous sont atteints, un jour
ou l'autre, d'une angoisse de la caverne. Ils crient alors certaines nuits, et
leurs mains cherchent à saisir quelque
chose dans l'obscurité : « Faites donc de la lumière, vous autres, j'étouffe ! »
Ses camarades ont déjà franchi cette étape mais Forell, lui, doit encore
apprendre à se passer du ciel perdu. Il se rend maintenant sans angoisse au
front de taille, depuis qu'il a en réserve sous la toile de tente un cul de
bouteille brisé aux arêtes vives. Il a appris à discerner dans la roche les
endroits qui n'offriront pas trop de résistance à la pointe émoussée de son
outil, ce qui permet à ses mains de guérir de leurs ampoules. Il apprend
également à ménager son énergie pour qu'elle ne soit pas épuisée dès trois
heures. C'est seulement quand il quitte la galerie d'exploitation qu'il est
saisi par l'angoisse, l'angoisse de la nuit. Il continue de mal dormir. Quand la
sentinelle est de bonne humeur et disposée à l'humanité, elle ouvre pour une
heure la porte située là-bas, près de l'accès au puits de mine; au bout de dix
minutes environ, de l'air frais pénètre dans la caverne. Les bannis du cercle
polaire sont friands de ce froid qui leur parvient avec le vent qui entre par la
porte ouverte.
Tant que cette grâce de la porte ouverte leur est accordée, leurs
poumons empoussiérés respirent à fond. Mais si le soldat a mal au dos, ou s'il
est simplement de mauvaise humeur, la porte reste close. A part cet air, qui
leur est versé plus parcimonieusement encore que le thé, le jour n'a plus rien à
leur offrir. Le thé est blond. Il peut être très légèrement sucré, ou alors très
amer, relevé d'un peu de poussière qui s'y est déposé en une mince pellicule. Ce
thé, que l'on prend à petites gorgées car il faut l'économiser pour la nuit, est
suivi de l'extinction de la lampe. Des murmures fatigués se prolongent encore un
moment, des conversations qui se cantonnent dans la colonne du passif restent
affectées d'un signe moins, lequel ne se transformera en un factice signe plus
que si l'âme de celui-ci ou de celui-là est demeurée assez enfantine pour
déduire le temps déjà fait des vingt-cinq années à faire. Ce sont les porteurs
de corbeilles qui rendent compte, jour après jour, de la saison en cours au
dehors. Parfois, ils reviennent même avec une date précise. Le 4 avril.
– De quelle année?
– 1947.
– C'est idiot. Il v a sûrement longtemps que nous sommes en 1948.
– Idiot ou non, c'est vrai.
– Forell, il n'y a pas si longtemps que tu es dans ce terrier. En quelle année
sommes-nous ? Nous ne sommes quand même pas en 1947 ?
– Et pourquoi non ?
– Tu n'apportes avec toi que des désagréments.
– Et vous. vous vous entendez à me le faire sentir.
Le murmure de ces conversations peut se prolonger des heures durant. Mais il
faut bien finir par dormir. Or le sommeil inspire encore à Forell cette
épouvante dont ses compagnons se sont déjà défaits. Des souris grignotent à
petites dents. Elles jouent au ballon avec une croûte de pain, inlassablement.
La partie dure encore lorsque le dormeur se réveille. Des souris, et le
ronflement dissonant des hommes. Forell lève les mains au-dessus de sa tête pour
mesurer la distance qui le sépare du plafond rocheux, se demandant s'il v a
assez d'air pour qu'ils ne meurent pas tous étouffés. Il croit toucher ce
plafond alors qu'il ne s'agit que de la paroi qui ferme la grotte derrière lui.
Tout à coup il a perdu la faculté de s'orienter dans l'espace. Semblable à un
voyageur assis dans le sens contraire de la marche du train, et qui soudain ne
parvient plus à remettre dans le bon ordre les détails du paysage extérieur
alors qu'ils lui sont depuis longtemps familiers, il perd ses points de repère,
se lève et, comme tout s'est inversé, il va donner contre la paroi. L'air
commence à lui manquer. Dans son demi-sommeil il cherche à quitter la caverne et
se heurte une nouvelle fois au rocher. Sous ses paupières écarquillées, tout est
saturé de ténèbres. Il fait ce que tous ont fait dans les premiers temps, chacun
étant atteint à son tour du même mal, il se met à crier. Il crie plus fort et
avec moins de retenue que lors du traitement qu'on lui a fait subir naguère.
Quelqu'un grogne :
– C'est la fièvre des cavernes. Recouche-toi, Chow-chow ! Il n'y a rien à faire.
Forell a honte de crier comme il le fait, mais ce n'est pas la peur du noir qui
le pousse à crier ainsi, c'est l'impression d'étouffer. Il n'y a plus assez
d'air et il sent qu'il ne peut plus respirer.
C'est alors que, sous l'effet d'un briquet à mèche, une flamme s'élève
paresseusement de la lampe à huile. Cette lueur pitoyable a pour effet de
redonner de l'air à la gorge qui déjà se nouait.
– Éteins, garnement, et laisse-nous dormir.
– Non, qu'il la laisse brûler un moment.
– Trop aimable.
– C'est bien normal.
Le garnement que l'on gronde pour avoir fait de la lumière, c'est Alfons
Mattern. L'autre, celui qui même en ce lieu n'oublie pas la politesse, c'est
Leibrecht. Le garnement retourne se coucher. Les bons conseils de Leibrecht
visent à éliminer l'angoisse à l'aide d'un peu de logique :
– A présent, couche-toi et essaye de respirer régulièrement. Quand tu verras que
cela va mieux, tu me le diras et j'éteindrai. Mets-toi bien en mémoire
l'emplacement de la lampe. Si tu reperds le fil, il te servira de repère et, en
cas de besoin, ton sens de l'espace pourra s'y raccrocher. Respire lentement,
redis-toi sans cesse la même chose : « Même éteinte, la lampe sera toujours là.
Moi, je suis ici. » En son centre, la grotte fait plus de deux mètres de haut.
Qu'on y étouffe n'est pas possible. Pas possible, pas possible.
Les crises d'angoisse reviennent encore pendant quelques nuits. Des voix
ensommeillées se plaignent de ce qu'on empêche les gens de dormir, mais le
lendemain matin personne n'évoque l'incident. Si au bout d'une semaine les
souris jouent encore au ballon avec le pain de Forell, lui n'est plus tiré de
son sommeil par ces visions d'épouvante dans lesquelles il lui semblait voir
juste au-dessus de lui, à portée de sa main, le lourd couvercle de ce sarcophage
de pierre.
Les rêves qu'il fait dans un demi-sommeil sont maintenant plus simples et
inscrivent sur le visage du dormeur un sourire crispé et mauvais. Car il rêve la
nuit du travail qu'il accomplit le jour avec son pic, abattant la roche du front
de taille de sa galerie, piochant, abattant sans relâche jusqu'à ce que la
montagne soit traversée de part en part. De l'autre côté de la montagne, les
gens sont très étonnés de voir quelqu'un en sortir, et ils lui font comprendre
qu'il est libre, qu'il a définitivement atteint l'autre côté de la planète. Ce
rêve, il le poursuit avec entêtement même après son réveil, et il a ainsi trouvé
le calme nécessaire pour ne plus se mettre à hurler dans la nuit.
p329 - Le lendemain à l'heure accoutumée, ils démontent la tente et chargent sur
le grand traîneau tout ce qu'ils possèdent et dont ils ont besoin. Anastas prend
Grigori à part. Le fusil à la bretelle, ils s'écartent un peu tous les deux
comme s'ils étaient sur la trace d'un renard. On ne voit pas grand-chose ce
matin.
– J'ai à te parler, Grigori.
– Cela aurait été mieux près de la tente.
– Non, c'est mieux ici. Ce n'est pas la peine qu'on nous entende.
– Nous n'avons
rien à cacher.
– Sauf la pépite dans ton sac. Semion est au courant.
Grigori hausse les épaules, comme pour donner à entendre que ce n'est pas si
important. Libre à lui :
– Est-ce que Semion n'a pas travaillé dans les mêmes sables que moi, dans la
même équipe et dans la même mélasse, avec le même chef d'équipe, qui nous a
escroqués nos primes alors que pendant des mois on a trouvé plus d'or que nulle
part ailleurs ?
Anastas tente de le convaincre :
– Si on te proposait de partager, qu'en dirais-tu ?
– Rien de bon. Tout ce que nous avons acquis ensemble, nous l'avons partagé
exactement, le peu d'or du lavage, ce que nous avons eu en échange, les
fourrures. Et le produit de la chasse de cet hiver, nous allons aussi le
partager, bien entendu, comme tout ce qui vient de notre travail commun. Mais
cette petite chose dans mon paquetage, elle était à moi avant qu'on s'associe.
– Ça ne peut pas se passer comme ça.
– C'est exactement comme ça que ça se passera.
– Tout nous appartient en commun. Sauf à Piotr, puisqu'il ne nous a rejoints que
plus tard. Il n'a droit qu'à sa part de la chasse de cet hiver. De toute façon,
il faudra se débarrasser de lui à la première occasion car pour nous c'est une
gêne.
– Et maintenant, moi aussi je vous gêne, comme Piotr. Pour Piotr, vous trouverez
une occasion de le laisser à la traîne et il ne s'en tirera pas. Pour moi, ce
n'est pas tout à fait aussi simple. Comment comptez-vous vous y prendre, Anastas
? Voulez-vous me descendre ? Tout me prendre et me laisser sans rien, dans la
neige ? Vous en avez parlé toute la journée et vous avez sûrement fini par
trouver. Qui devra me tirer dessus, toi ou Semion ? C'est là ce que tu entends
par partager ?
– J'ai dit : partager.
Anastas, d'ordinaire si irascible, apparaît curieusement sans ressort, sans
énergie. Il scrute d'un air soucieux le visage de son camarade et tente de lui
expliquer que Semion est partisan d'une solution radicale, d'un coup de fusil
tiré à dix mètres :
– Tu comprends, il a senti l'or et il le veut. Sois donc raisonnable, Grigori,
et accepte de partager. Mais comprends-moi bien : je suis comme Semion et je
n'arrive pas à me figurer que nous avons dans nos bagages un gros morceau de
cette chose jaune, et que l'on pourrait le partager. Cela n'est pas vraiment
possible et le caillou jaune ne peut appartenir qu'à un seul. Et j'ai autant
envie que Semion d'être celui-là. C'est épouvantable, et c'est ta faute. Dis au
moins que nous partagerons, plus tard.
– Je vais m'acheter avec un nouveau propousk et mener une nouvelle vie. De toute
façon, ça ne suffira pas pour trois passe-ports, ni pour trois vies.
– Si ça ne suffit pas pour trois vies, ce n'est pas pour la tienne que ça
suffira. Semion pense que cela ne suffira que pour la sienne, et dans ce cas tu
es de trop. Et moi aussi d'ailleurs sans doute. Si tu veux lui clouer le bec, il
faudrait que tu acceptes de partager. Partager, c'est toujours bien.
– Garde pour toi tes grandes phrases du Komsomol. Je vais te dire ce que c'est
que le communisme : c'est quand le gros caillou jaune revient finalement à la
fripouille qui a le moins de scrupules, et c'est Semion. Eh bien, qu'il me
descende, et alors je n'aurai plus besoin d'or ! Mais je vais essayer de tirer
le premier.
Fidèle à ses convictions et constant dans ses projets, Anastas est également
prompt à s'emporter et il lui arrive alors de traiter ses camarades sans aucun
ménagement. Aujourd'hui cependant, il reste
adossé contre un arbre comme accablé, et il regrette que les tempêtes de neige
ne les aient pas recouverts, eux quatre et les rennes. Grigori ne l'a jamais vu
ainsi. Anastas avoir peur? Grigori le voleur, ce coquin très ordinaire à qui les
larmes montent aux veux lorsqu'il faut achever un renne à l'agonie, découvre un
autre Anastas, et son coeur se serre de voir à présent un tel homme incapable de
violence.
– Eh bien, garde ton or ! Moi je n'en ai pas besoin. Débrouillez-vous comme vous
pourrez, Semion et toi. Ne va pas chasser avec lui et arrange-toi pour que nous
soyons toujours tous ensemble. La neige est profonde et l'été, l'eau court au
pied des falaises. Dans ce pays, un cadavre laisse plutôt indifférent, à
supposer qu'on le retrouve.
Lorsqu'ils regagnent le campement, le renne qui durant deux jours avait par
monts et par vaux tiré le petit traîneau gît à côté de celui-ci, la gorge
ouverte. Quant au grand traîneau avec tout le produit de la chasse, il a
disparu, et Semion et l'Allemand se sont envolés. Grigori se met à hurler comme
une bête :
– Mon sac ! Toutes nos affaires ! Mon or !
Semion et Forell les ont abandonnés.
Anastas dit d'une voix sourde :
– Nous avons réchauffé là un beau serpent.
Et il se promet, pour le cas où ils devraient retrouver un jour le traîneau, de
commencer par descendre l'Allemand. Grigori, lui, se chargera de Semion, et il a
tant de haine qu'il fera le travail à fond. Grigori gesticule et crie tant qu'il
s'enroue. Au lieu d'essayer de le calmer, Anastas explore la forêt clairsemée à
la recherche de branches susceptibles d'être utilisées pour fabriquer des
raquettes car il faudrait être fou pour prétendre avancer dans cette neige
profonde sans élargir la surface porteuse des chaussures. Si on avait l'abri
d'une tente, on pourrait songer à se couper dans du bouleau des skis que l'on
recourberait au-dessus du feu mais, dans la situation présente, il vaut mieux se
tresser des raquettes et découper dans la peau du renne mort autant de lanières
qu'il faudra pour les attacher aux souliers. Se confectionner des skis prendrait
quelques
jours alors que Grigori dans son délire se voit déjà rattrapant le traîneau à la
course et en faisant tomber Semion d'un coup de fusil.
Anastas lève le doigt :
Écoute !
Un coup de feu a claqué au loin.
Semion ne tirerait pas, et c'est donc qu'il y a par ici quelqu'un d'autre,
quelqu'un d'étranger.
– Il faut répondre ! Tire.
Grigori tout comme Anastas ne peut se permettre de gaspiller ses cartouches,
mais il accepte d'en risquer une.
Un quart d'heure plus tard, l'inconnu indique encore sa position par un nouveau
coup de feu, tout proche à présent. Les deux abandonnés répondent par des cris.
Et ils aperçoivent bientôt l'Allemand qui, l'arme à la hanche, franchit une
bosse de terrain pour venir vers eux, ruais en traînant les pieds si péniblement
que les deux forçats remettent à la bretelle leurs fusils déjà prêts à tirer.
Semion s'est donc également débarrassé du Niemetz. Ce qu'Anastas ne parvient pas
à comprendre, c'est pourquoi Grigori, qui l'instant d'avant encore le maudissait
en le traitant de tous les noms, le prend à présent dans ses bras avec de
grands cris de joie. Même si Grigori est visiblement sincèrement heureux, et
même très heureux, le spectateur de si longues embrassades se demande bientôt
avec humeur si elles ne sont vraiment que la manifestation d'une camaraderie
pleine de tendresse. D'ailleurs Grigori ne se donne guère la peine de dissimuler
à Anastas qu'il est occupé à palper, rapidement mais très exactement, le
paquetage que Forell porte sur son dos, et ce qu'il cherche ce n'est ni
peut-être un couteau qui serait caché là, ni quelque chose de comestible, ni un
des objets, tous bien usagés, qui appartiennent à Piotr.
Il est malin, le vieux voleur, et il a prévu une parade pour le cas où Semion
voudrait les lâcher et prendre possession de sa pépite. C'est dans le sac de
Piotr qu'elle est le mieux à l'abri, tant que le porteur du sac ne se doute pas
de ce qu'il est en train de faire pour Grigori.
– Semion est une canaille.
– Piotr, je suis tout à fait de ton avis.
Forell a bien compris ce qui se passe :
– Ce salaud a maintenant notre traîneau, nos fourrures, nos rennes, et il va
tout vendre.
Ce n'est pas sorcier à comprendre et Grigori n'a en fait guère de raisons de
rire comme un gosse et de sauter tout alentour en se tapant sur les cuisses :
– Il me reste à peine vingt cartouches. C'était ce qu'il y avait dans mon sac
lorsque Semion me l'a jeté du traîneau. Et il m'a aussi souhaité bonne chance et
bon retour.
– Et tu as essayé de le suivre ?
– Bien sûr. Où voulais-tu que j'aille sinon ?
Anastas, l'air farouche, jette un coup d'œil autour de lui puis reporte son
regard sur le paquetage de Forell :
– Je crois qu'il vaut mieux, telles que je vois les choses, que nous changions
complètement de direction.
– Il nous faut rencontrer des gens au plus vite.
– Cela ne presse pas tant, et il faut surtout éviter de rencontrer un homme avec
un attelage de quatre rennes et un chargement de peaux gelées sur son traîneau.
Venez ! Piotr, toi tu dépouilles le renne et tu tailles des lanières dans la
peau. Comme elle n'est pas tannée, les lanières ne tiendront pas longtemps mais
c'est tout ce que nous avons. Grigori et moi, nous avons plus l'habitude de
faire des raquettes. Mais ne perdons pas de temps.
– Il y a encore les guides du petit traîneau.
– C'est bien, mais elles sont trop épaisses pour ce que nous voulons faire.
Essaye de les découper en rubans plus fins.
Les deux forçats n'en sont pas à leur coup d'essai pour ce qui est de la
confection des raquettes et ils s'y montrent très habiles. Au bout de deux
heures, chacun d'eux est pourvu d'un équipement qui lui évite de s'enfoncer à
chaque pas. Bien sûr, marcher longtemps avec de telles raquettes n'est pas très
confortable car elles sont trop grossières pour qu'on puisse rapprocher les deux
pieds l'un de l'autre. On avance jambes écartées et à la longue c'est fatigant,
mais moins que de trébucher sans cesse dans les congères, qui sont par endroits
très profondes. Piotr est le seul à avoir un sac et Grigori est le premier à
s'offrir de s'en charger pour une heure. Puis Anastas prendra aussi le relais.
Et l'on marche, sans trêve et sans déposer le paquetage car Anastas les pousse à
aller vite et Grigori croit comprendre les raisons de cette marche forcée.
Il y a des itinéraires plus faciles où l'on pourrait faire sans peine six bonnes
verstes en une heure mais Anastas s'est mis dans la tête de traverser des
étendues hérissées de difficultés et encombrées de broussailles, de se frayer un
chemin au travers de bouleaux
enchevêtrés. Essayer d'effacer les traces laissées par six raquettes n'aurait
guère de sens mais il serait également vain de vouloir les suivre avec un
traîneau à quatre rennes lorsqu'elles se faufilent entre des obstacles serrés ou
lorsque ceux qui les ont laissées ont fait un saut de deux mètres pour se
retrouver en bas d'un rocher.
Il fait froid et la nuit promet d'être plus glaciale encore. Piotr est le seul à
avoir dans son sac une couverture en fourrure qui date de temps plus difficiles.
Cela lui permettra tout juste de ne pas mourir de froid. Pour les autres, ce
sera moins évident encore, même si on se fait un abri en abattant de minces
perches que l'on recouvre de branchages. Mais on a déjà dû se contenter de logis
encore moins confortables. Ce qui est dur, c'est qu'Anastas ne veut pas qu'on
fasse de feu. Demain on tirera quelque gibier à plume que l'on enfilera sur une
branche. Aujourd'hui, le dîner est bien maigre.
– C'est excellent pour tromper l'estomac, dit Anastas avec un sourire.
Il est allé chercher un peu de résine dans un tronc fendu parce qu'une bête de
la forêt s'y est attaquée :
– Quand on mâche ça, l'estomac commence par gronder encore plus fort mais il
finit par faire comme beaucoup d'entre nous : on s'habitue aux promesses en
l'air.
Grigori accepte sans faire d'objections d'assurer la veille durant les premières
heures de la nuit. Pour Forell, ce n'est que contraint et forcé qu'il assurera
la relève.
– Seigneur ! J'ai déjà passé tant de nuits à la belle étoile sans qu'il v ait
personne pour monter la garde. Ça ne sert vraiment à rien.
– Mais imagine que Semion soit là tout d'un coup, et pointe son fusil vers toi.
– Cela aurait été plus simple pour lui quand il est parti avec le traîneau. Et
pourquoi voulez-vous qu'il ait encore envie de nous tuer puisque nous n'avons
plus rien.
– Je n'en sais rien non plus, répond Anastas d'un ton aussi indifférent que
possible. Peut-être va-t-il regretter de s'être conduit comme il l'a fait; il
serait tout à fait capable de venir au milieu de la nuit nous proposer de
repartir avec lui.
– Tu prendras la deuxième veille, poursuit-il, et moi la troisième. Dors à
présent.
Lorsque Forell relève Grigori, le vieux voleur est nerveux :
– Regarde toujours dans cette direction, Piotr. Si quelque chose s'approche, ce
sera par là. Et ne t'endors pas car il y a du danger.
Il a bien changé, ce vieux Grigori. à qui il est arrivé de donner familièrement
une tape sur l'épaule d'un ours. Brève est la vie du Sibérien. Elle s'use trop
vite. Pas un renard pour filer dans la neige. Pas un loup qui hurle. Nulle part.
pas même dans le lointain le plus reculé, on n'entend cet aboiement sec qui
appartient à la langue des canidés. Mais puisque des hommes aussi expérimentés
qu'Anastas et Grigori craignent la nuit, Forell se sent obligé de tendre lui
aussi l'oreille vers ses fantômes. Lorsque Anastas vient le relever il est bien
soulagé et a le sentiment d'avoir monté la garde durant douze heures.
Au matin, ils se remettent en route et à midi, pressés par la faim, ils
s'enhardissent à faire du feu. Un lièvre sur sa broche de bois est une
nourriture solide qui permet aux hommes, dans l'après-midi, de bien avancer.
Comme il reste de la viande et bien qu'ils aient fort besoin de se réchauffer,
Anastas ne permet pas, ce soir-là encore, de faire du feu. Et la nuit, à monter
ainsi la garde contre quelque chose d'irréel, ils se montrent encore plus
nerveux. Cet imbécile de Grigori vise entre deux yeux verts et fait feu,
réveillant ses compagnons. Anastas s'enfonce dans l'obscurité pour voir si
quelque prédateur est tombé sous le fusil de Grigori mais il n'y en a pas la
moindre trace.
Cela dure ainsi quatre nuits.
La cinquième nuit, ils font du feu, mettant suffisamment de bois pour qu'il y
ait encore des braises sous la cendre pour les veilleurs successifs. Ils ont eu
trop froid, et ils se deviennent à eux-mêmes insupportables, eux et leur hantise
d'être poursuivis.
Forell leur pose la question :
– Mais de quoi avez-vous donc peur ?
Anastas n'est pas enclin à bavarder :
– Nous n'avons pas peur. Moi, je n'ai pas peur. C'est Grigori.
Mais durant la nuit, ce même Anastas qui ignore la peur tire dans le noir parce
que, tout comme Grigori, il a vu deux yeux verts qui regardaient dans sa
direction. Le coup de feu fait s'envoler la cendre qui recouvrait paisiblement
les braises. Anastas commence
par se moquer de lui-même, puis il se met dans une colère noire lorsque les deux
autres suivent son exemple. Honteux de sa propre inquiétude, qu'il n'ose pas
qualifier de peur, il devient agressif envers les railleurs au point de mettre
Grigori en joue.
Forell écarte le canon du fusil :
– Ne fais pas d'âneries.
Quand il s'est laissé aller à la violence, Anastas n'aime pas reconnaître qu'il
a eu tort, et il accuse à présent Grigori d'avoir mis la zizanie dans une
camaraderie jusque-là très acceptable. Maudit or !
Le lendemain vers midi, les trois hommes ont entrepris de descendre une pente
difficile et qui les contraint à des pauses fréquentes. Grigori s'arrête soudain
et jette les bras en l'air, comme touché en pleine poitrine. Mais ici ses bras
levés signifient seulement : on n'avance plus ! Et son visage est déformé par
l'épouvante :
–Là!
Sur la pente, des skis ont laissé une trace qui la traverse en diagonale dans le
sens de la descente. La démarche saccadée et l'absence d'un sillon continu
permettent de conclure qu'il s'agit de planches rudimentaires faites dans du
bois de bouleau encore vert qui a été fendu à l'aide d'une kandra avant d'être
grossièrement taillé. Sur ces skis sûrement très courts l'homme a descendu la
pente avant de rebrousser chemin devant un à-pic et de regagner la hauteur,
toujours en diagonale.
– Semion est ici !
Anastas examine les traces avec attention. Depuis qu'il court les bois, il a
appris à lire dans les traces laissées par les skis et dans la longueur des pas
le poids et la taille du skieur.
– Ne crois pas cela. Il y a aujourd'hui six jours que nous nous sommes séparés
et nous avons pris exprès de mauvais chemins où il devait renoncer à nous suivre
avec le traîneau sous peine de perdre beaucoup trop de temps. Il y a sans aucun
doute des gens pas loin d'ici. Mais pas Semion.
Anastas peut toujours parler et raconter tout ce qui lui passe par la tête pour
rassurer un Grigori qui continue de battre l'air de ses bras comme si c'étaient
des ailes. Grigori sait que Semion a trouvé les traces des raquettes, qui lui
ont dit quelle direction ils avaient prise, et ses yeux exorbités et rougis
regardent de droite et de
gauche, regardent le chemin qu'ils ont suivi et celui qu'ils vont suivre,
s'attendant à tout moment à ce qu'un coup de feu soit tiré de derrière une
congère. C'est lui, Grigori, que Semion descendra en premier.
– Tiens, Piotr. Reprends donc le sac pour un moment.
– Mais tu l'as pris il y a un quart d'heure.
– N'importe. Prends-le. Tu vois bien que j'ai du mal à avancer. Je suis malade.
Malade comme un chien. Prends-le donc à la fin, et arrête de te défiler. Ce
n'est pas si dur.
Forell se charge donc du sac sans même se rendre compte du calcul de Grigori.
Il ne sait toujours pas pourquoi les autres ont une telle peur de Semion mais
ils la lui ont communiquée et il n'a que trop souvent passé ses veilles dans la
crainte, des heures durant, de voir soudain surgir de la nuit Semion et son
visage marqué par le gel. Pour s'éloigner le plus possible des traces de skis,
Anastas prend une nouvelle direction, fait un crochet qui les ramène en arrière
avant de s'engager dans la descente d'une pente très raide. Une fois en bas, il
leur faut faire demi-tour car il n'y a aucun chemin praticable, puis changer
encore une fois de direction parce qu'il serait imprudent de vouloir suivre avec
des raquettes un itinéraire auquel un homme sensé ne s'attaquerait qu'avec des
crampons.
– Reprends le sac, Grigori.
Forell n'en peut plus. Jusqu'ici, Anastas a toujours pris le fardeau pour un
certain temps quand les deux autres étaient à bout de forces. Anastas n'entend
pas Forell demander à Grigori de reprendre le sac et les deux forçats continuent
de dicter le rythme, chargés seulement de leurs fusils, ce qui pour un chasseur
n'est pas une charge. Chaque fois qu'Anastas est contraint de changer de
direction, leur hâte en est interrompue et ces arrêts les rendent nerveux tous
les trois. Ils vont et viennent, discutent, se crient mutuellement des injures,
et comme aucun d'eux ne reste en place et qu'ils veulent tous aller dans une
autre direction, ils finissent par se heurter, jusqu'à ce qu'ils s'imaginent
avoir trouvé une issue au cul-de-sac dans lequel ils s'étaient fourvoyés.
Anastas vient de commander :
– On sort par là !
Au moment où il fait demi-tour, Forell se sent soudain paralysé.
Il devrait se jeter par terre pour être un tout petit peu à couvert mais il en
est incapable.
Le visage de Semion lui apparaît beaucoup plus laid et marqué par les engelures
qu'il ne l'avait en mémoire. Et bien qu'on soit tout au plus à quarante mètres
de lui, les deux autres n'ont toujours pas vu que Semion, sortant à mi-corps de
sa cachette. les met déjà en joue.
Tout se déroule avec la lenteur insupportable d'une mécanique qui tourne à son
rythme, imperturbablement. Sans avoir le temps de réfléchir, Forell réussit à se
laisser tomber, juste au moment où le coup de feu claque. La roche au-dessus de
lui éclate. De toute évidence, Semion a de propos délibéré tiré à balle, comme
pour du gros gibier. Chez l'homme, il suffit que cette pointe de plomb creuse
effleure une des côtes avant de ressortir pour que la poitrine montre à cet
endroit une blessure de la taille d'un chapeau. Une fraction de seconde suffit à
Forell pour se rappeler toutes sortes de choses touchant la chasse, et il sait
qu'il ne faut guère plus d'une seconde au tireur pour faire feu à nouveau.
Seigneur, et il faut tout ce temps à Anastas pour avoir son fusil en main !
Qu'attend-il pour tirer ? D'autant que Semion ne fait rien pour être à couvert.
Ses joues bleues sont labourées comme une route attaquée par le dégel à la fin
de l'hiver. Si Forell doit avoir une toute petite chance de pouvoir se relever,
il faut qu'une décharge de chevrotine vienne s'écraser au beau milieu de cette
grimace couleur de quetsche.
Semion est plus rapide qu'Anastas.
Et puis derrière Forell, un peu sur le côté, il y a une autre détonation.
La face aux engelures éclate.
Comme un coup de vent emporte un couvre-chef, Semion a perdu sa calotte
crânienne et l'expression de haine, de satisfaction et d'envie de tuer peinte
sur son visage disparaît, avant que son corps s'abatte lourdement, comme sous
les coups d'une terrible cognée.
C'est seulement alors que Forell entend cette chose qu'il croyait avoir oubliée
depuis la guerre, le bruit d'un homme qui meurt, ce râle humide entre parole et
respiration dont le mourant n'a déjà plus conscience. C'est donc Anastas qui a
été atteint par la balle de
Semion, et puis le visage de Semion s'est désintégré sous l'effet de la décharge
de gros plomb.
Lorsqu'il a fallu abattre le renne malade, Grigori a pleuré comme un enfant. Les
derniers tressaillements de l'animal le rem-plissaient de pitié. Devant la mort,
il arrive que la rudesse fasse place à une sensibilité qui reste d'ordinaire
cachée sous des vociférations et des jurons, et qui n'apparaît pas non plus dans
le dossier criminel où ce coeur sensible est appelé voleur, escroc et scélérat.
Forell se relève.
Il sent qu'un éclat de pierre lui a fait à la cuisse une blessure qui saigne
abondamment mais, en comparaison du sort que Semion lui destinait, c'est peu de
chose.
– As-tu vu ? lui crie Grigori.
– Oui. J'ai reçu un éclat. C'était le premier coup de feu de Semion.
– Ne sois pas ridicule, reprend Grigori, le souffle court. C'est ce même
Grigori, qui a si bien pleuré :
– Viens m'aider.
Sans se soucier du sang, il achève de sortir Semion de son creux de rocher et le
laisse tomber lourdement sur la neige piétinée, puis, se postant à deux mètres,
il met une nouvelle fois en joue le visage du mort.
– Grigori, tu n'es qu'un salaud.
– C'est lui qui n'est qu'un salaud. J'ai tellement eu peur que même si je le
descendais encore vingt fois, il n'aurait toujours pas assez payé.
Puis, posément, il fait l'une après l'autre toutes les poches du mort.
– Je m'en doutais, murmure-t-il en tombant sur le sachet de poudre d'or. Il
voulait tout pour lui et à présent tout m'appartient.
Il met le petit sac dans sa poche de poitrine, sous la fourrure.
– Nous n'allons pas nous disputer pour si peu, Piotr. En tout cas, je ne te le
conseille pas. Si j'étais sur le carreau là où il a touché Anastas, tout
l'héritage serait pour toi.
Après avoir traîné le corps de Semion jusqu'au bord du ravin et l'avoir fait
rouler dans les profondeurs, il s'attaque aux poches d'Anastas. Tout ce qui
l'intéresse, c'est le petit sachet de poudre d'or, le quart attribué à chacun
d'eux de ce qu'ils avaient extrait dans un labeur commun.
– Avec nous, c'était quelqu'un de bien, mais sinon ce n'était qu'un imbécile qui
croyait ce que les autres prêchaient sans v croire eux-mêmes. Si les camarades
du Komsomol savaient où il a sa tombe, ils viendraient v déposer une étoile
rouge. Il vaut mieux qu'il soit enterré un peu plus profond. La région est rude,
et s'il y a des loups, je préfère qu'ils s'en prennent d'abord à l'autre salaud
qui voulait nous faire la peau à tous.
Et ce disant, il traîne le corps d'Anastas au bord du ravin où il le précipite.
Voilà comme il est, le natchalnik des voleurs, ce Grigori toujours un peu
désordre et un peu sentimental, et qui toute une semaine a eu tellement peur que
cela devrait suffire pour qu'on lui passe tout. Il a l'esprit dérangé, et tout
ce qu'il fait, il le fait dans l'ivresse de sa cupidité, incapable de se
souvenir que dans les temps les plus difficiles, dans les épreuves
insupportables, Semion lui-même se montrait bon camarade.
Forell défait la cordelette qui ferme son vêtement de fourrure et examine la
blessure provoquée par un éclat de pierre. Un reste de chemise lui fournit deux
longs pans d'étoffe dont il se fait un pansement. La blessure n'est pas bien
dangereuse. Le froid n'est pas bon pour elle et il faudra donc garder la jambe
au chaud.
Forell a le sac à côté de lui, le lacet dénoué puisqu'il a fallu fouiller dedans
pour trouver cette vieille chemise.
– Donne ça.
– Quoi donc?
– Ton sac.
– Il te faut quelque chose ?
– Assurément !
Il a répondu avec une grimace de plaisir, et de ses mains sur lesquelles le
sang forme une croûte, il se met à fouiller dans les affaires de Forell :
– Mon cher Piotr Jakoubovitch, afin qu'il n'y ait entre nous ni confusion ni
illusion, cette chose-là ne t'a jamais appartenu, n'est-ce pas ?
– Il faut que cela soit à moi, si c'est dans mon paquetage. Cela dépend. Montre.
Forell ne se souvient pas d'avoir jamais vu ce paquet oblong
enveloppé dans ce chiffon de laine sale, et encore moins de l'avoir considéré
comme sien. Il voudrait le prendre dans sa main et le soupeser pour savoir si
cela peut lui appartenir, mais Grigori le lui arrache d'un geste brusque :
– Pourquoi crois-tu donc que Semion est dans le ravin avec mon plomb dans la
tête ? Et pourquoi avons-nous monté la garde toutes les nuits ? Anastas savait.
A présent, il est mort. Semion savait aussi et j'ai dû le tuer parce que sinon
c'est lui qui m'aurait tué. Tu l'as bien vu.
En souriant, Grigori rejette le corps un peu en arrière et, avec une lenteur
gourmande, il se met à raconter :
– A la mine d'or, tu sais, on était mal payé. Même les strafniki ont en principe
droit à un salaire, dont on leur retire la nourriture et le logement. Mais en
fait, on ne nous donne jamais rien. Nous, à la mine d'or, on nous payait avec
des coups de bâton et des coups de crosse. On travaillait les pieds dans l'eau,
et comme nourriture, il v avait du poisson pourri. Semion disait souvent : On
fiche le camp. Et Anastas me répétait sans arrêt : Viens avec nous, poltron ! Et
ils m'ont longtemps poursuivi en essayant de me convaincre. Mais moi, je ne
voulais pas, je n'osais pas. J'avais peur de la vie qu'il faudrait mener
ensuite, et de la façon dont je mourrai. C'est alors que j'ai fait cette pêche
miraculeuse. Ce n'est d'ailleurs pas arrivé qu'à moi. Tu n'as jamais travaillé
dans ces alluvions. Tu ne peux pas savoir tout ce qu'il faut endurer pour que
toujours plus d'or soit envoyé à Moscou.
Ses mains sales, auxquelles du sang est resté collé, tremblent en défaisant le
morceau d'étoffe. Forell avale sa salive, le souffle coupé. Grigori le voit qui
fixe d'un regard ébahi sa pépite d'or dans son chiffon.
Elle a la forme d'un soulier d'enfant, avec des creux à l'emplacement des
chevilles; sa surface, avec ses verrues, n'est pas belle; elle a tout de ces
cailloux que l'on rencontre au bord du chemin et que l'on écarte du pied parce
qu'ils gênent et pourraient vous faire trébucher.
– Laisse-moi regarder.
– Tiens ! Mais regarde seulement. Régale-toi les yeux mais les yeux seulement,
ou je fais feu. Et si tu permets, pour plus de sûreté, j'appuie le canon sur ta
tempe.
Forell s'efforce de garder tout son calme. Il sent sur sa tempe la froideur du
métal et cela lui est désagréable. S'il fait mine de vouloir s'emparer de la
pépite, Grigori appuiera sur la détente. Si le vieux voleur savait ce que Forell
pense en ce moment et ce qu'il n'ose plus penser quand il a l'or dans la main,
il appuierait tout de suite.
– Ça existe, des pépites comme ça ?
– Pourquoi pas ? Il y en avait de bien plus grosses encore parmi celles qui sont
parties pour Moscou.
– Et on trouve des exemplaires de ce genre dans le sable que nous avons lavé
l'été dernier?
– Non. Ce sable-là n'était pas bon. C'était juste une façon de gentiment
s'amuser pour des gens qui n'avaient rien d'autre à faire. Nous ne sommes pas
géologues. Il nous fallait un peu d'or pour nous procurer des objets qu'on ne
trouve pas par ici pour de vilains roubles. Et maintenant, rends-moi ça. C'est
un spectacle dont tu ne pourras bientôt plus te passer et tu vas être tenté de
me donner un coup de crosse sur le crâne.
Forell ne rend la pépite qu'à contrecoeur.
Quelque part dans la forêt, à peut-être deux jours de marche des camarades
morts, le traîneau chargé de fourrures attend le retour de Semion. C'est
seulement en deux moitiés à présent qu'il faut partager le produit d'un
fructueux hiver de chasse : une moitié pour Grigori et l'autre pour lui.
– Ça pèse bien ses douze cents grammes, constate Grigori.
Douze cents grammes. Ah, ah ! Ils vont partager en deux ce que rapporteront les
fourrures. Mais Grigori gardera la pépite pour lui, et pas seulement la pépite
mais aussi trois parts de poudre d'or. Grigori lit dans les pensées de Forell,
au mot près :
– Si tu devais être tenté de partager différemment, par exemple en prenant tout
pour toi sans rien me laisser, je me sentirais obligé de t'étrangler durant la
nuit, avant même que tu sois arrivé au bout de tes réflexions. Je propose plutôt
que tu me donnes ta poudre d'or à garder.
– Je refuse.
– Cela pourrait tourner à ton désavantage.
– S'il arrive que nous nous séparions, c'est toi qui aurais tout, et moi je
n'aurais rien.
– Je te comprends tout à fait, Piotr. C'est toi qui devrais tout avoir tandis
que moi je n'aurais rien; il ne me resterait même plus cette broutille qu'est la
vie.
Grigori enveloppe de ses chiffons cette pierre d'un gris de cendre qui a la
forme d'un soulier d'enfant et l'enserre de fines courroies, puis il la met sous
sa fourrure de dessus, dans la poche de droite. Il va sûrement toujours marcher
du côté droit. Forell ne se serait jamais cru capable de tant de convoitise. Il
a été contaminé par celle de son camarade. Et dire que lui, Clemens Forell, il a
sans même le savoir porté durant toute une semaine cette pépite dans son sac.
C'est lorsqu'il n'a rien trouvé dans le paquetage de Grigori que Semion s'est
mis en chasse. Et c'est pour cette masse de métal sale qu'ils ont monté la garde
toutes les nuits et qu'ils ont eu peur jusqu'à tirer sur des bêtes féroces qui
n'existaient pas. C'est sur lui, Forell, que Semion a fait feu en premier, à
cause du paquetage. Et si Grigori n'avait pas lâché, dans cette trogne déformée
par les engelures, une décharge de plomb qui lui a fait sauter la calotte
crânienne comme un chapeau emporté par le vent, il n'aurait pu, une fois Anastas
abattu, échapper plus longtemps à la mort. Et c'est alors trois cadavres que
Semion aurait jetés en bas du rocher, celui d'Anastas, celui de Grigori et celui
de Piotr, des trois camarades celui dont on pouvait le plus facilement se
passer. Le seul Semion aurait survécu. A présent ils sont deux, mais puisque les
pensées tournent autour de trois cadavres, lequel, de Grigori ou de Piotr, est
ici de trop ? Dans quelques jours, un seul des deux sera encore là. Personne
n'est capable de séparer un morceau d'or en deux.
Et d'ailleurs, pourquoi séparer et partager ? La quantité d'or n'est pas telle
que cela en vaille la peine. Ce qu'il faudrait faire – mais c'est là une pensée
qui n'arrive pas complètement à maturité parce que Forell est incapable de
vraiment réfléchir –, ce qu'il faudrait faire avec ce voleur de Grigori qui
traite les morts plus mal que du gibier abattu, c'est le laisser marcher un peu
devant soi sur le côté pour pouvoir, sans qu'il le voie, prendre à deux mains
son fusil retourné pour lui donner un bon coup de crosse sur le crâne.
Ce qu'il faudrait, c'est prendre encore à ce Piotr sa poudre d'or et le laisser
seul dans la forêt. Il faudrait lui prendre également son
fusil car avec un fusil quelqu'un qui connaît un peu la Sibérie arrive à
survivre pendant des mois, et puis il refait surface et va embêter un tribunal
avec de stupides histoires de brigandage. Grigori préférerait se mettre seul en
quête du traîneau que Semion a laissé on ne sait où. Mais cela risque de ne pas
être simple avec les rennes qui ont dû depuis continuer leur chemin vers la
vallée. Là, il aura encore besoin de Piotr, qui sait bien s'y prendre avec les
rennes. Mais ensuite il sera temps de lui mettre une balle dans la peau, sans
faire exprès, en chassant. Tant de squelettes ont déjà servi d'engrais aux
forêts sibériennes après avoir été rongés par des loups ou des renards affamés
qu'il n'y aura pas une seule pintade pour s'étonner de ce cadavre
supplémentaire.
Le respect dû aux morts exigerait que l'on recouvre de pierraille les corps
d'Anastas et de Semion pour les mettre à l'abri des animaux. Semion n'a pas
mérité mieux que de servir de pâture aux prédateurs. Quant à descendre le long
de ces rochers abrupts pour Anastas, le jeu n'en vaut pas la chandelle. Car si
Forell est le premier, ou le seul, à descendre, Grigori fera basculer un bloc de
rocher qui dévalera la pente derrière lui. Et si c'est Grigori qui, bien que peu
accessible au respect des morts, se met lui-même dans cette position
d'infériorité, il doit s'attendre à ce que Piotr, confortablement installé au
sommet d'un rocher, épaule et lui envoie dans la nuque une décharge de
chevrotine.
Deux hommes condamnés à mort, et dont pour l'instant aucun ne sait lequel sera
exécuté et lequel sera le bourreau, partent à la recherche du traîneau abandonné
par Semion.
En chemin, Grigori demande :
– Ne vaudrait-il pas mieux que nous déchargions tous les deux nos fusils ?
– La proposition est très sensée, répond Forell en retirant les deux cartouches
des canons.
Au cours d'une pause, ils conviennent encore d'autre chose. Forell propose de
porter en bandoulière les deux fusils non chargés, tandis que Grigori aurait les
munitions. Il ne fait pas cette offre de gaieté de coeur car il a déjà son
paquetage tandis que Grigori n'a rien. Mais Grigori se dit que Forell doit avoir
une cartouche dans une de ses poches et qu'il l'utilisera par surprise. Il
parvient à convaincre Forell
de lui confier les deux armes, retournant ses poches pour montrer qu'elles sont
bien vides :
– Prends toutes les munitions. Si tu n'as pas de fusil, tu ne risques pas qu'une
cartouche parte toute seule. Et moi, sans munitions, je ne peux pas tirer
puisque je t'ai tout donné.
Mais ils ont beau s'efforcer de paraître sans inquiétude et de bavarder de
choses insignifiantes, ce qu'ils pensent est écrit sur leurs visages. Et leurs
pensées à tous les deux gravitent autour des mêmes préoccupations, d'une
mortelle simplicité. La peur de mourir leur voûte le dos à tous les deux, et
l'un comme l'autre jette sur son compagnon des regards obliques remplis de
défiance. Ils sont tous les deux pleins de haine et chacun des deux se sent haï.
Lorsqu'ils ont trouvé pour la nuit un emplacement commode où dormir et faire du
feu, ils vont se coucher le ventre creux, Grigori ne voulant pas se séparer des
fusils ni Forell des munitions. La faim trouble leur sommeil, et chacun des deux
sort de son assoupissement au moindre geste de son voisin. Au matin, ils doivent
se résoudre à chercher quelque chose à manger. Forell donne une cartouche à
Grigori mais le coup de feu, très proche, le fait violemment sursauter. C'est
quand même un vrai camarade que ce Grigori, et c'est comme au bon vieux temps,
avant cette histoire de pépite, que les deux coureurs des neiges, paisiblement,
dépècent comme il convient le faon abattu au mépris des règles de la vénerie. On
peut vivre sans haine et sans défiance. L'hiver a été bon, et les temps à venir
seront bien assez difficiles. On s'en sort mieux quand on est deux, et c'est une
force dans une telle solitude. Mais il en ira autrement – c'est ce à quoi songe
Grigori une fois qu'il a le ventre plein – quand s'engagera le jeu dangereux
avec les autorités. Un homme seul réussira peut-être, par des voies détournées,
à se faire délivrer un propousk. En faisant signe de loin avec une pépite de
douze cents grammes, on trouvera bien quelqu'un qui sera incapable de résister
et prêt à faire un faux. Mais son or, Grigori n'aura pas envie., mais pas envie
du tout, de s'en séparer. Il le fera miroiter de loin, et dès qu'il aura son
propousk, il le fera disparaître à nouveau. Et si d'aventure un fonctionnaire
corrompu devait éprouver soudain le désir, en voyant ce caillou gris-jaune, de
le posséder sans rien donner en échange...
De toute façon, dès qu'il s'agira d'avenir, il faudra que Grigori soit seul. Ce
Piotr parle un très mauvais russe, même s'il comprend tout. Grigori ne veut pas
d'une compagnie pareille et il va être obligé de s'en débarrasser. Il faut que
Piotr soit en confiance et pour cela il faut lui parler gentiment. Il n'est pas
utile qu'il ait une arme, en aucune façon. C'est très inconfortable que d'avoir
deux fusils sur le dos mais c'est une question de sécurité.
Grigori se rappelle soudain que Piotr possède un nagan. Voilà pourquoi il lui a
remis les fusils sans protester ! Il n'y a pas grand-chose dans le magasin d'un
revolver, mais quand même de quoi vous faire huit trous dans la peau. Diable,
diable !
Le magasin d'un revolver – Forell y réfléchit péniblement et il se dit que la
nuit prochaine il sortira le nagan de dessous ses vêtements pour l'avoir à
portée de main dans la poche de sa foufaïka. Un chargeur, ce n'est pas beaucoup,
mais cela peut suffire pour se défendre un bon moment.
Le quatrième jour, ils trouvent des traces de rennes.
Au matin du cinquième jour, l'Allemand constate que son pistolet a disparu. Ce
Grigori est décidément un voleur d'une habileté peu commune. Le même jour, ils
retrouvent les rennes en train de paître, et comme ils ont beaucoup de mal à les
contraindre de refaire dans l'autre sens un chemin où la mousse a déjà été
broutée, ils ne parlent pas du pistolet. On retrouvera facilement le traîneau en
remontant les traces et il suffit de connaître les habitudes des rennes pour
savoir que d'ici demain ou au plus tard après-demain les deux hommes seront de
nouveau en possession de leurs fourrures et de leur tente.
Grigori avait absolument besoin de Forell pour venir à bout des animaux
indociles mais il a de meilleurs veux que lui. Les contours de la forêt lui sont
si familiers qu'il repère aussitôt tout ce qui vient modifier le paysage
naturel, comme par exemple un traîneau abandonné.
Pour se débarrasser de son compagnon de route, Grigori n'a pas même besoin de
faire usage du pistolet, et même si Forell avait conservé l'arme en sa
possession il n'aurait pas eu davantage le temps de s'en servir.
Les hommes et leurs animaux ont en dessous d'eux une pente
qui, sans être extrêmement raide, plonge d'au moins deux cents mètres en
contrebas.
– Ce sera mieux comme ça, dit Grigori d'un ton tranquille et serein, juste,
semble-t-il, pour dire quelque chose.
– Qu'est-ce qui sera mieux ?
– Ça.
De tout son flanc gauche, il donne à Forell qui marche entre lui et le ravin une
poussée. qui n'est même pas violente mais qui le déséquilibre d'autant mieux
qu'il rie s'y attendait pas et que de plus les raquettes ne donnent pas une
assise solide. Il ne parvient même pas dans sa chute à agripper le vêtement de
fourrure de Grigori. La chute n'excède pas deux mètres mais en touchant le sol
son corps se met à rouler sur la pente, son paquetage lui passe par-dessus la
tête, le long couteau qu'il porte suspendu autour du cou se retrouve entre ses
jambes, son tibia gauche heurte violemment un rocher, son dos lui fait mal, son
sac semble avoir quitté son dos pour se retrouver sur sa poitrine car il empêche
ses mains de se raccrocher à quoi que ce soit, à supposer que dans leurs gants
de fourrure elles en auraient été capables. Forell croit sa dernière heure
venue. Au moment où sa hanche heurte un obstacle important, il ferme très fort
les veux pour ne pas devoir voir cette ultime et mortelle chute dans le vide. La
chute ne se produisant pas, il ouvre à nouveau les yeux, aperçoit au-dessus de
lui un amas de pierrailles et tout en haut Grigori debout qui le regarde. En
dessous de lui, il v a moins de pierres et davantage de neige.
– Je regrette beaucoup, lui crie Grigori.
– Canaille !
– Piotr, peux-tu encore marcher ?
– Tu as voulu me tuer !
– Je ne te tuerai que si tu te relèves et si tu essayes de remonter. – Je suis
fichu. Aide-moi, Grigori.
– Ce serait idiot. Ou alors j'aurais eu aussi vite fait de ne pas te pousser.
Forell ne cesse de gémir. Sa blessure de l'autre jour s'est rouverte. Son tibia
gauche est douloureux. Il a l'impression que tout son corps s'est brisé par son
milieu à partir de la hanche droite. Il ne parvient plus à se relever :
– Qu'est-ce que je t'ai fait, Grigori? Je me suis toujours bien conduit envers
toi et nous avons toujours partagé. Tu ne vas pas me laisser mourir ici.
– Bien sûr que si. Et toi, tu veux mon or, hein ? Si je n'avais pas fait ce que
je viens de faire. tu aurais peut-être bien eu la même idée. Ecoute, Piotr : je
veux mener à présent une vie convenable. Grâce à mon or. Quand j'aurai des
papiers à un nom respectable, je serai quelqu'un de respecté.
– Je ne voulais que retourner chez moi. dit Forell dans une plainte.
– Quoi ? crie Grigori, qui n'a pas bien entendu.
– Rentrer à la maison. C'est tout ce que je veux. Grigori, il faut que tu
m'aides. Il y a mes deux enfants, ma femme. Et... – Je ne comprends pas ce que
tu racontes.
– Je vais crever ici.
– Ah, c'est ça ! Tu ne seras pas le premier. Mais je vais t'aider. En haut de la
pente, on ne voit plus Grigori.
Forell tente de s'asseoir. Il est meurtri par tout le corps. Rien qu'à se
retourner il a mal à la colonne vertébrale, dans le côté droit de la poitrine et
surtout à la hanche, à la jambe gauche, aux jointures des doigts, à la tête. Son
front saigne. Il est dans un état épouvantable. Que peut-il se passer maintenant
? Cependant, il ne fait pas froid. Et même il fait chaud. Agréablement chaud.
C'est juste qu'il a comme une scie dans le crâne, à partir de la nuque. Mais il
fait chaud. Bien chaud.
On a crié.
Cette voix, oui, Forell la connaît.
C'est Grigori qui appelle.
Péniblement, retombant sans cesse sous l'effet de la douleur, Forell se
redresse, et bien que son cerveau martyrisé ne parvienne pas à penser, il tente
de se remettre en mémoire le déroulement des événements. Grigori l'a poussé pour
le faire tomber de là-haut, et Grigori ne le laisse toujours pas en paix.
– C'est pour que tu ne meures pas de faim.
– Quoi ?
– Parce que je suis bon. Ça, tu ne peux le nier.
Grigori n'est plus en haut de l'arête rocheuse mais à mi-pente, à quatre-vingts
mètres tout au plus de Forell qui gît là, comme
paralysé, et qui s'aperçoit à présent qu'il y a à côté de lui un autre corps,
celui d'un mouton sauvage. En le tâtant, sa main constate qu'il est encore
chaud.
Comment peut-on être comme ce Grigori ? Il commence par faire dévaler une pente
rocheuse à celui qui fut son camarade tout au long d'une année terrible, et
ensuite il va à la chasse pour lui.
– Je ne veux pas que tu meures de faim car tu as été un bon camarade. Pas
jusqu'au bout. Il ne faut pas que tu crèves là. Pour le reste je ne me fais pas
de souci. Quand tu seras en état de marcher, je serai loin. Mais quand tu
penseras à ton camarade Grigori, il ne faudra pas le maudire. Les malédictions,
je m'en passe. La vie est assez dure comme cela.
Forell sait qu'il serait vain d'implorer une aide qui ferait plus que retarder
un peu sa mort. Celui qu'il a devant lui est un voleur, c'est-à-dire plutôt un
enfant qu'un criminel. Et c'est en véritable enfant qu'il demande à celui qu'il
assassine de lui épargner la malédiction qu'il mérite.
– Si tu te remets un jour sur tes jambes, Piotr, alors cherche un endroit où tu
pourras vivre tranquille. De toute façon, tu ne rentreras jamais en Allemagne.
Et la Russie est belle. Et chez nous les gens sont bons. Simplement, tu ne le
crois pas. Eh oui !
Tout en décrivant des lacets pour remonter la pente, il continue de parler comme
pour soi-même. Puis des pierres dévalent le versant et Forell se recroqueville
sur son paquet pour n'être pas touché. En haut de la pente, Grigori, qui
s'éloigne définitivement, raconte encore quelque chose, que Forell ne parvient
plus à comprendre.
Il est devenu fou. Par la faute de cette pépite.
Ce n'est que plusieurs jours après que Forell verra les choses sous un autre
angle. Il n'est guère vraisemblable que le petit sachet de cuir avec la poudre
d'or soit tombé de son paquetage pendant sa chute. Si Grigori a descendu cette
pente périlleuse, c'est pour avoir la totalité de la maigre récolte de toute
cette période et pour s'emparer du sachet. Et c'est pour atténuer la noirceur de
sa conduite qu'il a abattu ce mouflon et l'a fait rouler sur la pente afin que
Forell ne meure pas de faim. Mais si Forell était sorti de son hébétude alors
que Grigori était encore en train de chercher, celui-ci aurait sûrement pris un
caillou pour casser le crâne à ce gêneur,
ou bien il aurait utilisé le propre pistolet de l'Allemand pour régler la
question une bonne fois pour toutes.
D'ailleurs, pour quelqu'un qui est exposé à mourir ici, de quelle utilité
pourrait bien être ce petit peu de poudre d'or?
Il y avait eu un temps – et Forell s'en souvient comme de quelque chose de très
lointain – où un homme chaussé de skis sibériens avançait sans trêve dans la
neige, comptant ses pas par paquets de mille pour savoir à la fin d'une nuit de
marche de combien de pas, de combien de milliers de pas et de combien de
kilomètres il s'était rapproché du pays natal. Mais ceux qui sont sur son sol,
la Sibérie ne les lâche plus. Elle affiche pour les conquérir une épouvantable
dureté qui les flatte et elle transforme leur haine et leur crainte en un amour
étrange qui fait oublier aux fugitifs traqués qui y succombent leur but
lointain. Et si quelqu'un refuse cet amour brutal, la Sibérie le tue pour mieux
le garder pour elle.
Cela fait des mois que Forell ne s'est pas préoccupé de savoir si la direction
prise le rapprochait ou l'éloignait de son but. Il ignore où il est parce qu'il
n'a pas envie de le savoir. Pour les autres, cela leur était indifférent, pourvu
que la contrée que l'on sillonnait soit assez déserte pour qu'on y trouve des
fourrures.
Et c'est maintenant à l'Allemand qu'il peut être indifférent de connaître
l'issue de cette errance.
Non. Cela ne lui est pas indifférent.
Et il n'a pas même honte d'avoir pleuré devant ce voleur, ce coquin de Grigori,
en lui parlant de ses deux enfants, ni de lui avoir dit qu'il voulait revoir sa
femme. Il s'est lamenté et a demandé grâce. Mais la Sibérie ne fait jamais
grâce.
C'est une vraie torture que de se relever de ce champ de pierres. Il lui faut
des heures pour y parvenir, mais lorsqu'il se voit de nouveau sur ses jambes, et
même si c'est voûté et si tordu que l'on pourrait croire que les os et leurs
ligaments ne correspondent plus, c'est avec soulagement qu'il se laisse
retomber, sachant maintenant que les animaux sauvages ne pourront pas venir s'en
prendre à lui comme à un paquet de chair sans défense, avant même qu'il ait
expiré. Car il est en état de tenir sa kandra et même il parviendra peut-être à
se traîner jusqu'à un endroit où il sera possible de faire du feu.
Grigori est un salaud. Cependant, il lui a jeté un mouflon pour retarder sa mort
et peut-être même pour donner, à celui qui, une semaine plus tôt, était encore
un camarade et un ami, une chance de survie, à présent qu'il ne craint plus sa
concurrence. C'est qu'il est un Sibérien.
Forell s'accroche à cette vie qui n'a de miséricorde que pour celui qui ne
renonce jamais. Si des gens passent par là pendant qu'il respire encore, ce sera
peut-être sa chance. S'ils viennent trop tard, ils ne trouveront qu'un cadavre.
Et si dix ans s'écoulent avant que personne ne s'aventure à nouveau jusqu'ici,
il n'y aura même plus de quoi s'apitoyer. On s'étonnera seulement que quelqu'un
soit déjà passé en cet endroit, qu'il soit venu mourir là, à l'unisson de la
dureté de cette contrée. Ce sont ceux qui ont péri qui montrent aux autres où
est la témérité.
Il y a longtemps que le couteau et les mains ont appris à dépouiller un mouton
de sa toison. Grigori a abattu l'animal proprement. Il est expert dans l'art de
tuer. Il est peut-être trop sensible pour la Sibérie. Avec quoi a-t-il tiré ? On
peut supposer qu'il est allé jusqu'au traîneau et qu'il y a trouvé des
munitions. Il est également vraisemblable qu'il n'avait pas remis toutes ses
cartouches à Forell. Il ne fait jamais quelque chose complètement. Lorsque
Forell réussit à tordre suffisamment ses mains pour qu'elles pénètrent dans ses
poches, ce qui ne se fait pas sans douleur, elles trouvent partout des
munitions. Des cartouches sans fusil, ça ne sert à rien. Il sera raisonnable de
les jeter car leur poids se ferait amèrement sentir pour quelqu'un qui,
lorsqu'il se traîne péniblement sur quatre-vingts mètres vers un endroit où se
montrent quelques branches, a toutes les peines du monde à mouvoir son propre
corps et est contraint de renoncer à son paquetage. Le bois sera sûrement
humide. Il s'enflammera plus facilement avec la poudre d'une cartouche fendue
par le couteau. Il sera donc bon de ne pas jeter ces cartouches inutiles.
......
p356 - Mais, pour sa part, l'homme est là comme sur une assiette et il n'a rien
où se mettre à couvert, pas même un rocher auquel s'adosser pour faire face à
une attaque sans risquer d'être pris à revers. Anastas a toujours affirmé que
les loups, au fond, étaient peureux. Mais ici cela ne jouera aucun rôle car
l'homme est sans défense et il peut être attaqué de tous les côtés à la fois.
Les hurlements creux, pleurards autant que menaçants, entourent le campement en
un vaste anneau qui forme comme un horizon. Ils apprennent à Forell qu'il est
cerné.
Le jour se lève, suffisamment en tout cas pour que Forell puisse distinguer ce
qui s'offre à lui en fait d'aide et d'abri. Il y a des taches de neige et entre
elles des taches sombres, mais pas un arbre. Il faudrait qu'il y ait un arbre à
proximité pour qu'il tente de s'y mettre hors de portée des gueules et d'y
prendre patience durant une heure.
La neige a gelé pendant la nuit et crisse sous ses pas. Il peut courir sans
grand risque tant que le jour ne sera pas plus avancé et que le dégel n'aura pas
repris, transformant en mares le veinage sombre du sol. On aperçoit là-bas un
bosquet timide mais aucun des arbres ne semble assez grand ni assez solide pour
qu'un homme puisse se risquer à y grimper. C'est la première fois que Forell
court depuis son affaire avec Grigori. Il sait qu'il n'y arrive pas. Mais depuis
qu'il n'a plus d'arme, c'est la première fois qu'il est poursuivi par des loups,
que ses yeux parcourent un cercle de loups tout autour de lui. Bien sûr qu'il
court, et qu'il a oublié que son corps ne le supporte pas. Il serait dangereux
de sortir le couteau de sa gaine de bois avec l'idée de le planter dans le corps
d'un premier assaillant, car les taches de neige se sont recouvertes d'une
pellicule de glace durant la nuit et les bottes menacent sans cesse de glisser.
Pour ne pas s'embrocher lui-même en tombant, Forell serait obligé de jeter la
lame nue. Les loups attendent déjà cette chute. Les quelques instants
nécessaires pour se relever et chercher ensuite le couteau pourraient leur
suffire.
Les loups de l'autre fois, étaient-ils donc aussi grands, aussi longs, d'un gris
aussi sale que ceux d'aujourd'hui?
Avec l'instinct de l'homme traqué, il trouve dans ce bosquet de peut-être sept
petits arbres celui qui pourrait être assez solide pour
supporter qu'on l'escalade jusqu'à une hauteur de deux ou trois mètres environ.
Et voilà que les bottes dérapent sur le tronc. Et qu'une saloperie de moignon de
branche se prend dans la foufaïka. Forell est obligé de se laisser de nouveau
glisser à terre pour faire de l'autre côté de l'arbre, avec un bref élan, une
dernière tentative. Exécuter quatre prises successives des deux mains. Ramener
quatre fois les jambes qui parviennent mal à enserrer le tronc trop maigre. Deux
mètres. Deux mètres et demi. Et les loups sont là. L'un d'eux s'aplatit contre
le sol, se détend comme un ressort d'acier et vient frapper l'arbre en une
trajectoire oblique. Bon, il est retombé. Mais le voilà qui recommence. Le
paquet hirsute s'est retourné dans sa chute et ses pattes prennent sur le sol un
appui encore plus vigoureux.
Il n'est pas difficile de voir que les loups finiront par mieux calculer leurs
sauts, parvenant à attraper au moins ses bottes. Il faut que Forell se hisse un
peu plus haut, d'une demi-hauteur d'homme, sous peine d'avoir déjà perdu la
partie avant même que ses forces l'abandonnent. En effet, les branches sont trop
faibles pour lui donner appui. Il n'est en sécurité sur ce mât que tant que
mains et jambes ne desserrent pas leur étreinte. Cela ne peut durer longtemps.
La cime de l'arbre cependant ne se montre pas disposée à supporter le poids de
l'homme. L'arbre commence à s'incliner, ce qui signifie que les loups pourront
bientôt atteindre les jambes de Forell. Et son dos, si l'arbre plie tout à fait.
La foufaïka pend dans le vide.
Voulant bondir tous à la fois, les loups se heurtent, se retournent et retombent
sur le sol en une tourbillonnante confusion qui se disperse bientôt, et les
fauves, reprenant leur élan, viennent à nouveau se contrarier mutuellement dans
leurs sauts. Il v a bien là – si la peur permet de faire des estimations de ce
genre – vingt-cinq loups, vingt-cinq gueules haletantes aux exhalations bien
visibles dans la froidure du matin. Forell sait très bien que du bois chargé de
glace se rompt facilement si on le sollicite trop. Il se met à crier. Ses bras
seuls sont encore agrippés au tronc fortement ployé. Le reste du corps est
suspendu dans le vide et descend. De désespoir, il donne des coups de talon qui,
s'ils touchent le sol, le feront remonter. La botte atteint un loup, qui pousse
un bref hurlement.
Forell respire. Le choc l'a fait remonter. L'arbre se redresse. Mais le voilà
qui peu à peu penche de l'autre côté. Les loups se rassemblent autour de
l'arbre à l'endroit où l'homme ne peut manquer d'atterrir.
Le bois craque.
Forell, qui a recommencé à donner des deux jambes des coups désespérés, touche
cette fois le sol, remonte encore et pousse un cri strident dans l'air du matin.
L'arbre, complètement ployé, se contente de décrire un petit cercle, comme le
ferait une toupie à bout de course, tandis que d'en bas les loups suivent
attentivement sa danse.
Le bois a un craquement sec et dur.
Forell ferme les veux aussi fort qu'il le peut et n'attend plus que le comment
de la fin. Comment vont-ils s'y prendre ? La mort – mais quelle odeur infecte
ils ont ! – sera-t-elle très douloureuse sous leurs longues griffes ? Mais
qu'est-ce qui leur arrive ? L'un d'eux s'est tué dans sa chute et quatre autres
le déchirent avec avidité. L'arbre poursuit son paresseux tournoiement tandis
que les loups se jettent dans une mêlée générale et que des glapissements
irrités se font maintenant entendre.
Encore un craquement dans l'arbre.
Non, ce n'est pas l'arbre.
Des loups s'enchevêtrent en un entassement confus.
Encore cette détonation. Ce n'est pas le bruit du bois qui craque. Mais ses
mains refusent à présent tout service. Il a beau vouloir, ses doigts lâchent
prise.
Ah ! ce n'est pas si effrayant que cela d'être déchiré par des loups. Il a eu
une peur si épouvantable qu'elle lui tient lieu de mort et que le reste, qui de
toute façon demeure caché à l'homme, lui est épargné par le destin.
L'instant fatal une fois passé, il se retrouve allongé sur le sol avec, penchés
sur lui, deux hommes habillés de fourrure qui s'amusent à faire tomber la neige
de ses vêtements, deux hommes réjouis dont les yeux, les lèvres et les bras ne
cessent de rire. Ils racontent à grand bruit et avec force gestes une histoire
dont eux-mêmes sont de toute évidence les héros. Forell regarde autour de lui.
Ces deux hommes ont fait chez les loups un terrible carnage, et
ce que leurs fusils n'ont pas accompli, il semble qu'il soit réservé aux loups
de s'en charger. L'arbre de vie duquel Forell est tombé est resté ployé mais il
a cessé d'être intéressant pour eux, qui se sont tournés vers leurs congénères
après que les deux hommes eurent abattu une bête à chaque coup de fusil.
Forell est loin de tout comprendre dans cette surabondante et fière loquacité,
mais une chose au moins est claire pour celui qui, la veille encore, souhaitait
ne plus jamais rencontrer d'êtres humains, c'est que les deux Sibériens ne sont
pas là tout à fait par hasard et que cela fait plusieurs jours qu'ils pistaient
cette harde.
Forell se relève lentement. Il n'a plus rien. Son paquetage est resté là-bas,
oui. là-bas, où il y a ces trois arbustes attachés ensemble. Oh, oh, ça aussi,
c'est intéressant ! Et c'est avec un rire sonore que les deux hommes
accompagnent Forell lorsqu'il retourne à son campement pour récupérer ses
quelques affaires. Ils donnent leur avis sur son installation, qui montre qu'il
est un homme d'expérience. D'ailleurs, dans cette région, on ne trouve que des
gens expérimentés. Les autres, on ne les voit pas car ils sont déjà morts avant
que quelqu'un ait eu l'occasion de les rencontrer.
Ces gens si volubiles veulent savoir d'où il vient.
Ah, de là. Forell leur indique la direction.
Le plus âgé, qui est aussi le plus important des deux, se présente en posant la
main sur sa poitrine : Kolka.
Donc, des Russes, bien que leur type soit tout sauf russe.
Le plus jeune se présente à son tour : Aliocha. Où Forell a-t-il donc déjà
entendu ce nom ? Ah oui, c'est Toile-d'araignée qui avait rebaptisé ainsi le
petit Mattern ! Qui est mort.
Avec des gens aussi portés à la gaieté, il convient de se montrer poli.
Forell procède à demi à l'européenne, à demi à la sibérienne. Il s'incline
légèrement et, posant sa main sur sa poitrine : Piotr.
Oh oh. Il semble qu'on lui sache gré de s'appeler Piotr. Les gens aux larges
pommettes affirment être des Iakoutes. Avant de poursuivre la conversation,
Kolka tire encore un coup de fusil. C'est qu'un loup a osé s'approcher, comme si
cette boucherie ne lui suffisait pas, dont les débris déchiquetés maculent la
neige à cent mètres à la ronde.
Ils le répètent. Ils sont des Iakoutes.
Forell, quelque peu abattu, demande si on est à proximité de Iakoutsk.
Ah non ! On en est à neuf cents ou mille verstes.
Kolka montre et explique qu'il y a là-haut une route qui mène à Iakoutsk et qui
vient de la mer.
Et où se trouve la mer ?
Kolka fait un signe du pouce. Pas très loin.
Si aimables que restent les rires, on ne se contente pas de répondre à des
questions. En Sibérie, il ne suffit pas de se présenter. Il faut dire d'où l'on
vient et où l'on va.
Kolka dit sans détour à l'étranger :
– Tu n'es pas russe.
Forell se demande à quel point il convient d'économiser la vérité pour ne pas
risquer d'être vendu aux Russes pour quelques paquets de makhorka. Il vaut sans
doute mieux avoir l'audace de dire tout de go ce qui est plutôt que d'inventer
on ne sait quel pauvre mensonge qui ne tient pas debout :
– Je suis un voyennopleniy, germanski.
Les Iakoutes se gardent bien de rester muets de surprise :
– C'est bien, c'est
bien, dit Kolka.
Forell réfléchit qu'une telle prise pourrait leur rapporter au bas mot cinq
paquets de makhorka. Mais comme jusqu'ici ils se sont montrés honnêtes, on peut
espérer qu'ils vont peut-être le rester. Eux l'examinent encore une fois de haut
en bas. Ils ne rient plus et ne montrent ni étonnement ni déférence. Ils lui
tapent simplement sur l'épaule : C'est bon!
Les Iakoutes sont encore occupés un certain temps sur leur champ de bataille et
racontent qu'ils suivaient les loups depuis déjà plusieurs jours. Ils ajoutent
qu'il a dû y avoir quelque part une histoire avec des rennes et que l'on a dit
de cette harde qu'elle était particulièrement fournie. Les loups n'étant pas
communs par ici, il avait dû se produire quelque chose qui les avait attirés. Et
pour Kolka et Aliocha cela avait été l'occasion de se faire un petit plaisir en
allant chasser le loup.
– Vous êtes arrivés au bon moment.
– Oui, oui. Un homme, cela compte.
– Je vous remercie.
En riant beaucoup et avec une éloquence pas toujours compréhensible, Kolka
explique comment ils ont su que les loups voulaient s'en prendre à un homme
isolé. Il dessine dans la neige l'ordre de bataille adopté par des loups qui
veulent attaquer un attelage. Ses doigts font s'approcher les fauves, qui
forment un grand U avant de se lancer dans une course avec le traîneau, jusqu'à
ce que le moment de frapper soit venu. Puis il dessine une chasse à l'homme, les
loups convergeant en étoile vers un point central, vulnérable parce que peu
mobile. Un homme seul et sans arme est vraiment un être misérable.
Forell charge son sac pour suivre les chasseurs.
Ceux-ci lui expliquent que le marécage dégèle mais que cela n'est pas grave et
que l'on est obligé de passer par là.
Ils voient qu'il a une démarche traînante et qu'il claudique de la jambe gauche.
A-t-il fait une si rude chute ? De ce petit arbre ?
Forell leur raconte que c'est quelque chose de plus ancien.
Ils sont curieux comme des pies, et même si la compréhension ne va pas toute
seule, ils n'arrêtent pas de lui poser des questions. Est-ce un animal qui l'a
attaqué ? Est-il peut-être tombé d'un toit de neige ? Est-ce qu'il boite depuis
la guerre ou est-ce un ami qui, par pure amitié, lui a en chassant envoyé une
décharge de chevrotine ?
– J'ai fait une chute et mon camarade m'a abandonné.
– Avec des rennes ?
– Oui. Et il ne m'a rien laissé.
– Les Européens sont comme ça.
– Moi aussi, je suis un Européen, dit Forell en riant.
– Mais toi, tu ne chasses pas. Ce sont eux qui te chassent.
Puis Aliocha indique quelque chose droit devant. Il n'y a aucun balisage mais on
est arrivé. Ils franchissent une bosse de terrain et sont accueillis par les
cris joyeux de chiens qui viendraient bien gambader et sauter autour de leurs
maîtres si l'attelage entier, à partir du chien de tête, n'avait pour plus de
sûreté été attaché à des piquets pour empêcher qu'ils entreprennent un voyage
pour leur propre compte.
Kolka appelle chaque chien par son nom, des noms sonores qu'il
a visiblement plaisir à prononcer. Il donne une caresse à l'un, une petite tape
à l'autre, distribue reproches et compliments, et remet en jurant de l'ordre
dans les rênes qui se sont emmêlées :
– Sale bête ! Horrible chose ! Fils de la pire des putains ! Vas-tu rester
tranquille un moment, que je puisse arranger ton harnais ! Oh, mon chien-chien
chéri ! Mon petit museau d'amour, et avec de si jolies pattes ! Oui, oui, espèce
de saleté, même pas digne d'être écorché vif ! Tu es une brave bête !
Les chiens prennent tout cela pour ce que c'est : des marques d'affection. Puis
on leur jette des poissons séchés qu'ils se disputent jusqu'à ce que la dernière
queue, la dernière arête ait disparu tandis qu'ils s'en lèchent encore les
babines.
Kolka invite à prendre place, remarquant que la fourka est un peu petite pour
trois mais que des chiens bien reposés et que l'on a nourris la tireront sans
peine. Et fouette cocher ! Kolka devant et tenant les guides, Piotr au milieu et
Aliocha derrière. C'est un voyage très plaisant pour les Iakoutes, qui sont
depuis l'enfance familiers de cette coquille de noix et de son balancement, qui
sortent une jambe tantôt à droite, tantôt à gauche, puis qui se servent de leurs
deux jambes à la fois pour corriger la trajectoire ou assurer l'équilibre de
l'ensemble. Comparé au traîneau à chiens, un traîneau à rennes est un véhicule
de luxe. Forell ne peut s'empêcher de geindre souvent, et lorsque l'après-midi
ils atteignent un kolkhoze de dix-sept tentes, il a très mal à la tête. Les
tentes sont d'un type qui paraît familier à l'Allemand, tendues sur des montants
arrondis et protégées de l'extérieur par des remparts de neige élevés pour
obtenir à l'intérieur la même chaleur que dans un igloo, les habitants préférant
s'accommoder d'une atmosphère saturée que de laisser s'échapper la précieuse
chaleur.
Des gens affluent de toute part dans un sympathique mouvement de curiosité et
Kolka prend la voix d'un prédicateur itinérant pour déclamer à leur intention
une très longue histoire, dans laquelle il n'v a pas un mot de russe. On
l'interrompt par des questions et des rires, et la conversation est très animée.
Deux mots reviennent sans cesse, prononcés avec les guillemets de la
stupéfaction : « Friits » et « Villem ».
Lorsque les Russes veulent parler en bonne part d'un Allemand,
d'un membre de cette étonnante nation qui, à côté de beaucoup d'autres choses, a
inventé la giberne du fantassin. ils l'appellent Fritz ou Wilhelm. Kolka en
chassant le loup a trouvé sur son chemin ce grand bonhomme qui a cela
d'incroyablement intéressant qu`il est un Friits, un Villem.
En écoutant ces soi-disant Iakoutes et leurs langues si bien pendues, Forell
réfléchit au risque d'une rumeur qui, partant de ce kolkhoze, trouverait un
chemin à travers les montagnes pour aller frapper l'oreille de quelque mouchard
– des siècles d'État policier ont donné à ces gens une ouïe si fine ! – et lui
parler d'un Friits se promenant à travers le pays. L'Okhrana en son temps était
capable d'entendre battre les cœurs des citoyens à des milliers de verstes de
distance, et de dire si ces coeurs étaient fidèles ou révoltés. Une telle
virtuosité dans la lecture des âmes n'était peut-être pensable que dans le
contexte russe. Les bolcheviks ont repris cette grandiose architecture et l'ont
portée à un point de raffinement qui lui permet de recueillir et d'analyser
pour les autorités des pensées qui ont encore à peine osé se former. Que de
l'autre côté des montagnes on se mette à parler trop fort de l'arrivée inopinée
d'un Friits, et la réaction ne se fera pas attendre. Kolka est ici, de toute
évidence, un personnage important, et lorsque Forell le tire par la manche pour
lui exposer ses doutes il balaie toutes ces inquiétudes d'un magnifique geste de
la main. Ils sont arrivés devant une tente qui, si elle n'est pas la plus
grande, est du moins la plus imposante de toutes. La paume tournée vers
l'extérieur, le maire de ce village de tentes écarte toutes les préoccupations
en disant fièrement :
– Ceci est ma maison.
Et il n'aurait pas pu dire avec plus de noblesse : Tu es sous ma protection.
p375 - Dans la tente, Forell trie parmi ses affaires ce qu'il pense jeter pour
ne pas être trop chargé. Ah, voilà les cartouches de chevrotine qu'il a
trimballées pour rien, jusqu'à présent. Ils se méfiaient tellement l'un de
l'autre qu'ils avaient partagé, Grigori portant les fusils vides pour ne pas
être tenté de l'assassiner, et Forell, pour les mêmes raisons, n'ayant que les
munitions.
– Elles pourraient te servir, dit-il à Kolka en lui tendant une première poignée
de cartouches.
Kolka écarquille les veux. En matière de munitions, les Russes sont loin de se
montrer généreux envers les éleveurs de chiens. C'est aux chasseurs de se servir
d'armes à feu, et non aux éleveurs.
– En as-tu d'autres ?
– Je crains bien de ne jamais retrouver un fusil.
– C'est certain. Les armes à feu ne seront plus pour toi.
Ce sont environ soixante cartouches qu'il sort de tous les compartiments. de
toutes les poches de ses vêtements pour les faire rouler sur la peau de renne,
au grand contentement de Kolka :
– Tu fais bien, Piotr. Ils te fusilleraient, tout comme ton ami Grigori, car ces
choses-là, tu n'as même pas le droit d'en avoir en ta possession. Un
voyennopleniv avec des munitions, ce n'est pas pensable. Ils craindraient trop
qu'un seul prisonnier de guerre évadé ne fasse la révolution en Sibérie avec des
cartouches de chevrotine.
Et Kolka part d'un éclat de rire de luxe et promet toute son aide à son hôte,
puisque celui-ci en partant leur laisse un si beau cadeau. Il se fait fort
d'équiper Forell comme un prince, et même si le village est contraint d'aller
s'installer ailleurs par crainte des fouineurs russes.
Toutes les ressources d'un village d'éleveurs de chiens sont mobilisées pour
fournir à Piotr ce qu'il lui faut. A l'avenir, il portera lui aussi une chemise
fourrée et des bottes attachées au-dessus du genou par des lanières. Tout ce
qu'il a sur le dos a été confectionné par des hommes et cela se voit. On arrive
à la saison chaude et il peut faire très chaud en Sibérie. Piotr doit troquer
ses trop lourdes frusques contre des vêtements bien faits qui le protégeront du
froid en hiver sans pour autant le gêner l'été, quand il fera chaud. Kolka lui
explique qu'une chemise fourrée est à la fois ce qu'il y a de plus chaud et de
plus frais. Quant aux potoki, les semelles en sont si résistantes qu'il pourra
marcher avec pendant deux années entières, et les tiges en sont souples comme la
peau d'un agneau nouveau-né. Et Kolka ne se contente pas de claironner ses
promesses. Il les tient.
Forell a le sentiment que ses cartouches ont fait un miracle. Mais chez un homme
aussi intelligent que l'est Kolka, des munitions de chasse ne jouent pas un rôle
aussi considérable. C'est plutôt qu'il incline en tout à l'exagération : dans
son rire comme dans sa façon de se montrer hospitalier, quand il évoque les
ennuis que l'on s'attire en hébergeant un fugitif ou quand il décrit le
splendide équipement dont il va faire présent à l'étranger. Tout ce qu'on met
sur le corps de ce dernier est loin d'être de grande valeur. Les peaux comptent
pour presque rien et c'est aux femmes de les coudre. La nourriture est là en
abondance et il est donc facile de pourvoir un homme seul en vivres pour la
route, surtout en palemi. Le palemi, c'est bon et c'est nourrissant. Il s'agit
de galettes à base de viande cuite au four, de poisson, de millet et de farine
et que l'on a fait sécher au grand air. Cela ne prend pas beaucoup de place et
ne pèse pas très lourd. Cependant, le sac que les femmes lui cousent à partir de
peaux, fines comme de la peau de chamois, enfle considérablement.
– Marches-tu bien ?
– Je vais essayer.
– Le chemin est long jusqu'à la frontière. Nous ne pouvons faire plus que
t'aider à partir d'ici.
– Je vous en sais gré.
– L'été vient. Tu crains les rivières. Je l'ai compris. Et les fleuves.
Mais sans eau il n'y a pas de poissons, et sans les poissons tu ne survivras
pas. Il te faudra plus longtemps pour prendre quelque chose avec tes collets que
pour pêcher cent poissons. Et en attendant qu'un poisson morde, tu peux
réfléchir au chemin qui te permettra de traverser. C'est ça, l'avantage d'une
rivière. S'il a beaucoup plu et que le fleuve est trop large, il te faudra
prendre ton mal en patience. Ce n'est pas le temps qui te manquera.
– Mais l'été se passera à attendre, et moi, je veux rentrer.
– Pourquoi vouloir aller si vite, Piotr ? Si tu ne sais pas attendre, tu t'en
mordras les doigts.
– Et que dois-je faire si je rencontre des gens ?
– Saluer et passer ton chemin.
– La Sibérie est méfiante.
Dans le regard dont Kolka considère son hôte, la rouerie se teinte de bonté,
comme s'il voulait lui transmettre un héritage non encore dévoilé :
– La Sibérie est un pays que tu ne connais pas. Elle est méfiante, tu as raison.
Mais la Sibérie, c'est la miséricorde.
Kolka le bruyant, Kolka au rire tonitruant ouvre pour l'étranger un des replis
d'un coeur qui est loin d'être simple, un sur dix mille qui resteront fermés.
C'est qu'il s'est pris d'affection pour ce grand gaillard vers qui il est obligé
de lever la tête quand il lui parle :
– Fais comme tu l'entends, Piotr. Même si nous t'habillons de neuf, tu auras
bientôt retrouvé l'allure d'un pauvre. Quand tu auras passé cinquante nuits dans
la mousse, dans la forêt, tout sera comme avant. Et c'est ce qu'il faut. Si
quelqu'un te demande où tu vas, et si sa mine te paraît peu rassurante,
contente-toi de lui indiquer ta direction. Il te demandera alors ce que tu fais.
Réponds-lui que tu es un strafnik et que tu vas par ici ou par là pour ton
travail. Et de si mauvaise mine qu'il soit, il te laissera aller, et se
contentera de te suivre d'un regard plein de compassion. Il n'est pas de pays
plus miséricordieux que la Sibérie. Mais ne lui dis pas que tu es libre car
alors tu ne le resterais pas longtemps. La Sibérie est méfiante.
– Je le sais.
– Tu ne sais rien.
– As-tu une pierre pour ma pouchka? Celle que j'ai n'ira plus loin.
– Finalement, tu en sais plus que je ne croyais. Il faut avoir sa pouchka pour
faire du feu, un hameçon pour prendre du poisson. Et puis quelques collets pour
avoir de temps en temps de la viande. Et dis bien à tout le monde que tu es ici
parce que tu as été condamné, et alors on te donnera du pain pour manger avec
ton poisson.
Avant d'aller dormir, Kolka lui donne une mèche et une pierre à feu. Le
lendemain matin, les quinze chiens qui vont emmener l'étranger donnent de la
voix devant la tente. Kolka examine le paysage où la neige se fait déjà rare. Il
dorme ses instructions à Aliocha sur le trajet à suivre et lui fait arrimer le
paquetage sur la fourka.
– Kolka, je suis prêt.
Forell est triste.
– Eh bien, allez-y ! Aliocha va te faire traverser le fleuve. Ne parle pas trop
aux gens. Ton russe n'est pas bon. Par contre, tu as la figure qu'il faut.
Regarde toujours les gens en face avec cette mine triste que tu as. La vie est
plus facile quand on est triste.
Les habitants des tentes rient de bon coeur au spectacle d'un Forell équipé de
pied en cap par leurs soins. Hier, ils l'ont débarrassé de sa barbe et lui ont
taillé les cheveux, lui redonnant figure humaine, une figure que Forell en se
lavant ne reconnaît plus. Ce rire bon enfant, il l'a encore dans l'oreille au
moment où les chiens se mettent brusquement à tirer, si brusquement qu'il en
serait presque tombé à la renverse. La neige durcie et granuleuse n'est pas sans
risque pour l'attelage, mais le chien de tête s'entend très bien à détecter les
endroits où la neige gelée se transforme en une raboteuse patinoire, et même
s'il se produit que les pattes dérapent, les chiens prennent cela pour un jeu
convenu, et de rouler comme des balles les amuse.
L'après-midi, la neige se fait plus abondante, et Forell doit descendre et
aller à pied derrière cette espèce de pétrin de boulanger qui glisse. Plus tard
encore, Aliocha est lui aussi contraint de des-cendre, et lui et Forell
entreprennent de tracer une piste dans la neige désagréablement grumeleuse et
molle, tant qu'une descente ne se présente pas. La pente étant le plus souvent
montante, Forell estime à tout au plus cinquante verstes le trajet parcouru au
moment où Aliocha fait arrêter les chiens et commence d'installer le bivouac.
Le lendemain matin, Aliocha le réveille dès le point du jour. Pendant une petite
heure, ils traversent avec la même facilité soit des restes de neige, soit des
étendues recouvertes d'une mousse lisse, jusqu'à ce qu'Aliocha lui montre
quelque chose devant eux : le fleuve.
L'eau se précipite à grand fracas d'un puissant escarpement rocheux avant de
poursuivre sa course frémissante tout au fond d'une gorge encaissée. Mais ce
canyon a bien quarante mètres de largeur et l'on ne voit aucun moyen de passer
sur l'autre rive. Aliocha s'amuse de la perplexité de l'Allemand. Il n'y a
aucune solution, si modeste soit-elle, pour traverser et poursuivre le voyage,
alors que Kolka avait bien dit qu'Aliocha l'accompagnerait au-delà du fleuve.
C'est que le jeune lakoute sait qu'il trouvera à quinze verstes en amont, dans
une dépression que l'eau ne traverse que très lentement, encore suffisamment de
glace de l'hiver pour permettre le passage, non seulement à un homme chargé de
son paquetage mais même à un attelage avec deux hommes. Il faut profiter de ce
que le jour n'est pas trop avancé et de ce que la chaleur du soleil n'a pas
rendu dangereuse la glace qui borde les rives. Sous leur poids, l'ensemble de
cette grande plaque gelée commence à se balancer doucement et permet à un peu
d'eau de venir la recouvrir à partir de ses bords. Mais Aliocha veille, et il
trouve le point où l'on pourra sauter sur la berge sans courir de risques.
– Prends, dit Aliocha en tendant à l'Allemand une paire de courts skis de
chasseur. Cela t'aidera à marcher, surtout dans les endroits marécageux.
– Merci, Aliocha.
Forell avait déjà eu des engins de ce genre, mais ceux-ci sont légers comme des
plumes et pèsent sûrement moins d'un kilo.
– Et voilà tes affaires.
Forell pousse un léger soupir. Il va lui falloir traîner cette charge qui non
seulement pèsera sur ses épaules mais surtout va le ralentir dans sa
progression.
– Kolka te souhaite une bonne route, mais attends encore un peu. Et, retournant
en arrière, Aliocha enlève son harnais à un des
chiens, celui qui était placé immédiatement derrière le chien de tête. à gauche
:
– Kolka t'en fait cadeau pour ton voyage. Et ne crains rien. Piotr. Si tu as un
poisson. le chien ne mangera que la tête et les arêtes, et tu pourras garder
tout le reste pour toi. Si tu prends du gibier, de toute façon il v aura assez
pour vous deux. Et s'il v a un danger. le chien t'en avertira. C'est ce que
Kolka a dit, et il te souhaite bonne route.
Le bras tendu, Aliocha donne au chien l'ordre de suivre Piotr.
Lui-même fait faire demi-tour à l'attelage, après avoir mis dans la fourka le
chien qui est maintenant de trop du côté droit, et à peine un quart d'heure plus
tard on n'entend déjà plus rien des cris qui servent à exciter les bêtes.
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