Slavomir Rawicz |
Le taureau
p18 - C'est en avril 1940 que je franchis le portail sinistre de l'imposante forteresse
de Kharkov. Modérément rompu aux rigueurs de Minsk, j'étais peu préparé à
affronter les horreurs de Kharkov. Ici fleurissait le génie phénoménal d'un
commandant du NKVD
surnommé «le Taureau». L'homme devait avoisiner le quintal. Il
avait une abondante tignasse rousse. Son torse et le dessus de ses énormes mains
rouges étaient couverts de poils. Il possédait un tronc long et puissant, des
jambes courtes, trapues, des bras démesurés et musculeux, un visage rougeaud au
bout d'un cou interminable et fort. Il assumait sa tâche d'interrogateur en chef
avec un implacable sérieux. Il haïssait d'une haine profonde, effrayante, le
prisonnier qui refusait de capituler. Il me haïssait assurément. Quant à moi,
encore aujourd'hui, je le tuerais sans remords et la joie au cœur.
Le Taureau devait être un phénomène à part même au sein du NKVD. Il conduisait ses interrogatoires à la manière d'un chirurgien éminent, exhibait son savoir-faire devant un groupe chaque fois différent de jeunes officiers assemblés comme des étudiants venus suivre une opération délicate. Ses méthodes étaient d'une ignoble ingéniosité. Le système destiné à briser les prisonniers récalcitrants avait pour point de départ la kishka, cellule en forme de cheminée dont le sol était à une trentaine de centimètres au-dessous du niveau du couloir. On y tenait tout juste debout. L'étroitesse du lieu vous donnait l'impression d'être enfermé dans un tombeau. A cinq mètres au-dessus de votre. tête une lumière diffuse filtrait par une petite ouverture dissimulée à la vue. La porte ne s'ouvrait que lorsqu'on venait chercher le prisonnier pour le conduire en présence du Taureau. Nous déféquions debout et restions les pieds dans nos déjections. On ne nettoyait jamais la kishka et j'ai passé six mois dans celle qui me fut attribuée à Kharkov. Avant d'aller voir le Taureau, on m'emmenait au «lavoir», réduit où se trouvait une pompe. Il n'y avait là ni savon ni rien. Je me dévêtais et actionnais le bras de la pompe pour faire couler de l'eau glacée sur mes vêtements, je les frottais, les piétinais, les essorais, puis les renfilais.
Les mêmes questions revenaient. Elles provenaient de la liasse de papiers qui m'avait suivi d'une prison à l'autre. Mais le Taureau se montrait beaucoup plus pressant que ses prédécesseurs dans son idée fixe d'obtenir ma signature. Il multipliait les jurons orduriers et entrait dans de violentes et incessantes colères. Un jour, après des heures de hurlements et de menaces, il sortit soudain son revolver. Les yeux lançant des éclairs, les veines du cou toutes gonflées, il me braqua le canon sur la tempe. Il resta ainsi, tout frémissant, pendant près de trente secondes. J'attendais la mort, les yeux fermés. Puis il s'écarta pour me porter à la mâchoire, sur le côté droit, un violent coup de crosse.. Je crachai toutes mes dents de ce côté-là. Le lendemain, le visage tuméfié, l'intérieur de la bouche déchiré et sanguinolent, je fus de nouveau conduit devant lui. Il souriait. Son petit cercle d'admirateurs regardait son oeuvre avec intérêt.
- Tu as l'air de pencher d'un côté, me dit-il.
Et de m'assener la crosse de son revolver sur l'autre joue. Je crachai encore quelques dents.
- Voilà qui va te remettre la gueule d'aplomb
Un jour on me dégagea au rasoir, sur le sommet de la tête, un espace grand comme une pièce d'une demi couronne. Je subis un interrogatoire de quarante-huit heures, les fesses à peine posées sur le rebord d'une chaise, tandis que des soldats se relayaient pour frapper à intervalles précis, une fois toutes les deux secondes, l'endroit dénudé de mon crâne. Pendant ce temps, le Taureau me mugissait ses questions, me lorgnait d'un air haineux, puis, énonçant d'épaisses amabilités, cherchait à me persuader de signer son satané document.
Ensuite, retour à la kishka dans une puanteur écœurante et tenace pour prendre quelques heures d'un sommeil terriblement haché. La kishka était bien nommée : cela signifie l' «intestin» ou le «boyau». Lorsque je revenais à moi - d'ordinaire quand mes genoux lassés fléchissaient et que je devais me redresser -, je n'avais que le Taureau en tête. Il remplissait complètement ma vie. En une ou deux circonstances le gardien de service me glissa une cigarette allumée. Ce sont là les seuls gestes un peu humains qu'on eut pour moi à Kharkov. J'en aurais pleuré de reconnaissance.
Par moments je pensais être là pour la vie. Le Taureau semblait disposé à me travailler indéfiniment. Je vidai toutes les larmes de mon corps lors d'interminables séances sous de puissantes lampes à arc. Attaché sur le dos à un banc étroit je fixais directement la lumière tandis que lui, dans la pénombre, me tournait autour sans discontinuer, m'abreuvant de questions et d'insultes, me soumettant aux tourments réservés aux plus fourbes espions polonais et autres ennemis jurés des soviets. Cette énergie inlassable, cette force brute, avaient quelque chose d'obscène. Quand ma vue se brouillait et que mes yeux se fermaient, il m'écarquillait les paupières à l'aide de bâtonnets.
Le supplice de la goutte d'eau était une de ses spécialités. Des heures durant, tombant d'un récipient disposé à l'aplomb du banc, des gouttes d'eau glacée me frappaient le crâne avec une régularité de métronome.
La marche vers le camp 303Une halte fut décidée une demi-heure environ après le lever du soleil dans une dépression boisée entre deux collines. Nous étions tout courbatus, les membres lourds, nous avions froid et faim. Mon groupe comptait des individus de tous âges, depuis des garçons de dix-sept ans jusqu'à des hommes de plus de soixante ans, et issus des milieux les plus divers. Quelques-uns parmi les plus vieux gémissaient déjà sous le poids du malheur. La plupart avaient exercé une profession libérale, il y avait là des avocats, des architectes et autres. A l'époque. de l'arrivée des Russes ils avaient atteint à ce point de leur carrière où ils possédaient une voiture personnelle. Des hommes qui avaient abandonné les folies de la jeunesse et qui pouvaient envisager pour bientôt une retraite confortable et tranquille. Ils se colletaient avec la mort et disposaient pour ce combat d'armes bien dérisoires. Dès ces premières journées, nous autres, qui étions plus jeunes, fîmes notre possible pour les soutenir, mais beaucoup ne tinrent pas le coup.
Cette première halte ne dura que deux heures, suffisamment cependant pour que la roulante, qui nous avait suivis, préparât du café chaud et que l'on nous distribuât la ration de pain. La chaleur du café nous insuffla un regain de vie, et nous dévorâmes notre pain. Nous n'avions pas été détachés et, bien trop tôt à notre goût, il fallut se remettre en route, de jour cette fois.
Les six gardes qui nous flanquaient étaient relevés toutes les deux heures. Ils rattrapaient le camion à petites foulées, six autres en sautaient et un nouveau tour de service débutait sans que la colonne fût ralentie dans sa sinueuse et pénible progression. Sur les hauteurs nous étions exposés à un vent furieux, nos pieds glissaient dans la neige, le bout de nos doigts, notre nez, nos oreilles subissaient la morsure insidieuse du froid. Déjà, la mort commençait de prélever son tribut. Un appel provenant d'un groupe placé loin derrière nous fut relayé de sentinelle en sentinelle jusqu'au commandant du convoi. Le camion de tête s'arrêta, imité par les autres. Un malheureux fut détaché de sa chaîne, on emporta son corps. On appliqua la même méthode que lors du voyage en train : après l'avoir dépouillé de ses hardes et chaussures, on l'abandonna sous un monceau de neige. C'était le premier d'une longue série. Pour prendre ma section en exemple, le taux de mortalité y avoisina les dix à quinze pour cent avant la fin ce long exode.
Difficile de dire si nous suivions une vraie route, car tout était recouvert d'une épaisse couche de neige. Mais tous les cent mètres se dressait un gros pieu haut de huit pieds et coiffé d'un bouquet d'herbes sèches ou de brindilles, telle une succession de balais de sorcière. Il s'agissait, supposais-je, de jalons. Ils nous accompagnèrent sur des lieues, dans les montées escarpées, au fond de vallées boisées, par-delà les gués de cours d'eau pris par les glaces. Parfois, malgré leurs roues chaînées, les camions se mettaient à patiner; alors les soldats sautaient à terre pour pousser et nous autres, prisonniers, mus par le seul désir d'arriver au plus vite à l'étape, nous joignions nos efforts aux leurs. C'était très dur et cela le devint plus encore au fil des jours.
Peu d'entre nous nourrissaient des doutes quant à notre direction. Nous allions vers le nord - presque plein nord - vers les marches septentrionales de la province d'Irkoutsk et les immensités de la Iakoutie. Nous suivions probablement un itinéraire plus ou moins parallèle à la rive occidentale du lac Baïkal, cette mer intérieure en forme de banane qui s'étend sur plus de six cents kilomètres vers le nord à partir de son extrémité méridionale, site de la ville d'Irkoutsk, sur le trajet du Transsibérien. Nous passions du cinquantième au soixantième degré de latitude Nord et nous dirigions vers le cercle polaire. Les conditions climatiques empiraient à mesure que nous progressions.
Le deuxième jour, notre marche se poursuivit jusque tard dans l'après-midi. Elle se serait, je pense, terminée plus tôt si nous avions déniché un endroit abrité, mais il semble que le commandant avait reçu pour consigne de choisir pour la halte nocturne, comme ce fut désormais l'usage, un emplacement protégé du vent par des bois. Cette mesure découlait certainement plus d'un calcul pragmatique que de considérations humanitaires. Estimant que beaucoup de temps, d'efforts et d'argent avaient été consacrés à transporter toute cette maind'œuvre gratuite d'un bout de la Russie à l'autre, on avait dû faire pression sur le commandant pour qu'il amenât à bon port le plus grand nombre possible d'hommes valides. A présent que nous avions quitté la zone habitée d'Irkoutsk, on nous détacha pour la nuit et il nous fut permis de faire du feu. Comme dans le champ de pommes de terre, nous nous creusâmes des abris dans la neige, puis nous blottîmes les uns contre les autres pour somnoler à la lueur de feux alimentés avec du bois mort que, les mains raidies par le froid, nous étions allés ramasser au pied des arbres. On nous donna notre second quart de café, et bienheureux ceux qui avaient eu la jugeote de mettre de côté un peu de leur pain du matin.
Je conserve un souvenir ému de la lourde roulante de campagne et de son efficacité. Y était cuit ce pain qu'on nous distribuait chaque matin - notre seule subsistance-, et elle nous assurait deux boissons chaudes par jour. Elle n'y manqua qu'une fois, le jour où nous restâmes plusieurs heures enlisés dans un blizzard. On nous accorda en cette occasion des rations de secours, changement d'ordinaire délectable et fort bienvenu du pain de seigle imprégné de miel et en partie séché, aliment facile à stocker et à transporter. Je me souviens parfaitement des moindres variations touchant ma pitance tout au long de cet interminable voyage de Pinsk à la Sibérie du Nord. J'ai parfois du mal à me rappeler tel ou tel événement avec précision, mais j'ai, gravés en mémoire, tous les menus incidents ayant trait à notre alimentation. Nous n'étions jamais rassasiés et cela nous obsédait en permanence. On eût échangé une poignée de diamants contre une tranche de pain supplémentaire et l'on se fût alors regardé comme le plus heureux des hommes, car n'avait de valeur à nos yeux que ce qui se mangeait.
Trois effroyables blizzards s'abattirent sur nous au cours de notre marche. Le premier, qui frappa vers la fin de la première semaine, fut le plus terrible du fait que c'était notre première expérience de la furie de ces vents glacés, d'une force incroyable, qui poussent devant eux une neige compacte. Le ciel était bas et plombé lorsque nous nous remîmes en route peu après le lever du jour. La tempête nous tomba dessus deux heures plus tard. Elle ralentit le convoi presque immédiatement. Nous poursuivîmes néanmoins notre marche, courbés en avant, paupières closes. La neige s'accrochait à nos cheveux et dans nos barbes en broussaille, recouvrait les carrions et les chaînes roides, enveloppait les soldats qui, là-haut, se tenaient serrés auprès de leur mitrailleuse enrobée d'une gangue blanche. La tourmente nous assaillit presque de face et avec une telle violence que je me demandai comment le camion de tête put, au cours des heures qui suivirent, entraîner vaille que vaille le convoi. Vers deux heures de l'après-midi, nous trouvâmes un abri tout relatif. C'était la première fois que je voyais les Russes porter le bashlik, sorte de balaclava en plus grand, faite d'un tissu rappelant le poil de chameau, et qu'ils ne coiffaient que sur ordre exprès du commandant.
La tempête fit rage pendant le reste de la journée et fort avant dans la
nuit. Il nous fut impossible de faire du feu tant qu'elle dura. Quand elle
s'apaisa un peu avant l'aube, ne laissant derrière elle que de légères chutes de
neige, nous étions tous, y compris les soldats, au plus bas. Au lever du jour,
pareils à une assemblée de bonshommes de neige, nous nous tournâmes, éperdus,
vers la roulante. Cette supplique muette fut entendue. Le café brûlant circula.
Il y eut une distribution de pain...
- Est-ce que tu vas pouvoir continuer sous ce soleil?
- Oui, je pense.
Cinq minutes plus tard, elle se recroquevillait et basculait inconsciente face contre terre. Nous la secourûmes et attendîmes qu'elle rouvrît les yeux. Elle semblait respirer assez normalement, comme un enfant fatigué. Je m'éloignai de quelques pas et fis signe aux autres de venir me rejoindre.
- Elle est vraiment très enflée, dis-je. Est-ce que quelqu'un sait ce que ça signifie ?
Personne n'avait de lumières sur ces symptômes. Nous revînmes auprès d'elle et attendîmes. J'agitais mon bonnet au dessus d'elle pour lui faire un peu d'air. Elle ouvrit les yeux et nous sourit.
- Voilà que je redeviens un boulet. Nous secouâmes la tête avec ensemble.
- Ce coup-ci, vous feriez mieux de me laisser ici.
Nous nous récriâmes comme un seul homme. Kolemenos se laissa tomber à genoux auprès d'elle.
- Ne dis pas des choses pareilles. Ne te conduis pas en gamine stupide. Jamais nous ne t'abandonnerons.
Au bout d'une demi-heure, elle voulut se dresser sur ses coudes et chavira sur le dos.
- Il faut l'aider, dis-je à Kolemenos. Nous la soulevâmes.
- Je pourrai marcher si vous restez auprès de moi, nous dit-elle.
Le plus étonnant, c'est qu'elle marcha, Kolemenos et moi lui soutenant légèrement les coudes. Au bout de quatre cents mètres, nous la sentîmes recommencer de tomber en avant. Nous la remîmes d'aplomb et elle poursuivit. Elle se tenait droite, sans un mot de désespoir, sans un gémissement. La fois suivante où elle s'affaissa, nous ne parvînmes pas à la retenir. Elle était à bout de forces et même la volonté héroïque qui habitait ce corps gracile ne put lui faire produire un nouvel effort. Tout le groupe se rassembla autour d'elle. Le soleil montait vers son zénith. Kolemenos et moi lui passâmes chacun un bras sous les épaules. La traînant autant que nous la soutenions, nous repartîmes une fois encore.. Quinze cents mètres plus loin, je n'en pouvais plus. Je dus m'arrêter, plié en deux pour reprendre ma respiration.
- Reste auprès de moi, Slav, me dit Kolemenos. Je vais la porter.
Il la prit dans ses bras, chancela un peu le temps d'équilibrer son fardeau et partit d'un pas titubant. Il la porta ainsi sur deux cents mètres et je l'aidai à la déposer quand il s'arrêta pour souffler.
- Anastazi, je t'en prie, laisse-moi, le suppliait-elle. Tu gaspilles tes forces.
Il la regarda, mais ne put se résoudre à lui répondre. Ayant dressé notre abri, nous restâmes là peut-être trois heures. attendant que passât le plus chaud de la journée. Kristina gisait parfaitement immobile - je crois qu'elle ne pouvait bouger. L'horrible oedème avait dépassé les genoux. Kolemenos, couché sur le dos, reprenait des forces. Il savait ce qu'il allait faire.
Le soleil commença à décliner. Kolemenos se baissa, prit Krishna dans ses bras et se remit à marcher. Je demeurai tout près de lui et les autres nous entouraient. Il parcourut quatre cents mètres avant de la poser une première fois. Il la reprit et repartit, la tête de Kristina nichée contre sa grande épaule. De ma vie je n'ai jamais rien vu d'aussi magnifique que ce géant à la barbe blonde portant Kristina jusqu'à ce que tombât la nuit sur cette épouvantable sixième journée. L'épreuve dura quelque quatre heures, puis Kristina lui effleura la joue
- Dépose-moi, Anastazi. S'il te plaît, pose-moi par terre.
Je soulageai Kolemenos d'une partie du poids de la petite et nous l'allongeâmes sur le sol. Nous l'entourâmes. Une ombre de sourire flottait sur ses lèvres. Elle nous regarda tour à tour droit dans les yeux et je crus qu'elle allait nous dire quelque chose. Elle avait des yeux clairs et très bleus. Un grand calme émanait d'elle. Elle ferma les paupières.
- Elle doit être très fatiguée, dit le sergent Paluchowicz. Pauvre petite fille fatiguée.
Nous restâmes là plusieurs minutes, déprimés et ne sachant que faire. Kolemenos était voûté d'épuisement. Nous échangions des regards, mais ne trouvions rien à dire. Je baissai les yeux vers Kristina et mon regard se posa sur son cou. Aussitôt, je m'agenouillai à côté d'elle pour coller l'oreille contre sa poitrine. Son cœur avait cessé de battre. Je ne pouvais le croire. Tournant la tête, j'y appliquai l'autre oreille. Je me redressai pour prendre son frêle poignet. Le pouls était inexistant. Tous me dévisageaient, angoissés. Je lâchai la main qui retomba sur le sable avec un petit bruit mat.
L'Américain dit quelque chose, à peine un murmure. Je voulus lui répondre, mais aucun son ne franchit le seuil de mes lèvres. Des larmes jaillirent de mes yeux, des larmes amères, et je fus pris d'incoercibles sanglots. Dans cet endroit oublié de Dieu, sept hommes pleuraient car ce qu'ils avaient de plus précieux au monde venait de leur être arraché. Kristina n'était plus.
Je crois bien qu'en ces instants, agenouillés en plein désert autour du corps de Kristina, nous perdîmes à demi la raison.
Nous nous en voulions de l'avoir entraînée dans cette aventure. Plus personnellement, Makowski me reprocha, en polonais, d'avoir insisté pour que nous quittions l'oasis.
L'Américain intervint d'une voix blanche
- Messieurs, il est vain de se faire des reproches. Je crois qu'elle a été heureuse avec nous.
Tout le monde s'était tu et Smith dit encore
- A présent, il nous reste à lui faire une sépulture convenable...
Au Tibet
C'était un homme de soixante-dix ans environ dont la chevelure grise montrait encore quelques traces de la blondeur de ses jeunes années. Quoique légèrement voûté, il ne devait pas mesurer loin d'un mètre quatre-vingts. Malgré son âge, il paraissait solidement bâti et bien musclé. Il avait l'air d'avoir vécu de nombreuses années au grand air; ses fortes mains, son long visage. intelligent étaient burinés. Par-dessus ses vêtements à la mode tibétaine, il portait un épais manteau trois-quarts en mouton retourné serré à la taille par une étroite ceinture de cuir noir. Il était difficile de voir la couleur de ses yeux car le soleil jouait sur ses lunettes à monture d'acier, en elles-mêmes une singularité dans ces parages. Les Tibétains nous regardaient tour à tour, dans l'expectative. Je me dis qu'il était temps de briser la glace et m'adressai à lui en russe. L'intérêt des indigènes crût sensiblement.
L'homme secoua la tête, marqua un temps puis prit la parole en allemand. Or Marchinkovas, Kolemenos et Zaro, ravis de cette occasion de montrer leurs talents, parlaient cette langue aussi bien que moi le russe. Paluchowicz et moi en savions assez pour suivre la conversation, mais je ne sais si l'Américain en comprenait un mot. J'étais frappé par la réserve de l'étranger. Il s'exprimait avec concision et raideur, répondant à nos questions avec précision et sans se répandre en détails. Il nous dit qu'il était missionnaire, non conformiste, qu'il était venu ici avec une poignée d'Européens de même confession. Il voyageait en Chine et au Tibet depuis bientôt cinquante ans. Je pense qu'il était allemand ou autrichien.
Sans raison apparente, il se mit à s'exprimer en français. Zaro, qui parlait cette langue à la perfection, l'imita un temps avant de repasser à l'allemand. Les Tibétains écoutaient, bouche bée, fascinés par ce flot de sons étranges. J'avais la nette impression que notre nouvelle connaissance ne nous aimait pas. Je suppose que la cause en était notre apparence, nos tignasses crasseuses, nos hardes en lambeaux, notre dénuement extrême. Il semblait jouir dans ce village et ailleurs d'un grand prestige bâti et renforcé au fil de longues années. Il se peut fort bien qu'il ait pensé que l'arrivée de ces six Européens loqueteux allait nuire à sa réputation auprès des autochtones.
Zaro, qui faisait pour une grande part les frais de la conversation, ne tarda pas à sentir que notre apparition n'enchantait pas vraiment l'inconnu. Cela réveilla le démon qui sommeillait en lui. Il se mit à répondre aux questions du missionnaire avec une insouciance désinvolte. Il nous dépeignit comme un «groupe de touristes cosmopolites» et éluda lorsque l'autre lui demanda d'où nous venions.
Le missionnaire parut franchement incrédule quand il lui dit que nous nous rendions en pèlerinage à Lhassa. Une indéniable atmosphère de méfiance réciproque s'était installée en l'espace de quelques minutes. Seuls les Tibétains goûtaient nos échanges, mais, bien sûr, ils n'y comprenaient goutte.
- Vous êtes démunis de tout. Comment faites-vous pour vivre ?
Et Zaro de répondre :
- Nous survivons grâce à l'hospitalité des gens du pays. Ils sont très bons, comme vous avez dû l'observer.
- Cependant, ce n'est pas comme cela que vous parvenez à vous nourrir tous les jours?
- C'est vrai, admit Zaro. Il y a bien des jours où nous nous serrons la ceinture. Nous en avons l'habitude.
Marchinkovas intervint pour demander au missionnaire où il vivait. L'homme désigna une mule qui paissait à quelque distance de là.
- Voici ma mule. Où elle s'arrête, là est ma demeure.
Nous étions arrivés dans ce hameau aux alentours de dix heures du matin. Le missionnaire resta avec nous pendant notre repas. A propos de ce lieu, je me souviens aussi qu'on nous y servit du riz et que je me demandai où il avait été récolté. Le missionnaire parlait un peu, mais l'ambiance restait contrainte. Nous l'intriguions et il ne savait pas par quel bout nous prendre. Vers trois heures de l'après-midi, il annonça qu'il comptait partir. Nous l'accompagnâmes dehors. Il alla dire un mot aux habitants des maisons voisines, puis, ayant sellé sa mule, il nous embrassa du regard et nous dit en allemand
- Quelle que soit votre destination, je vous souhaite bonne chance.
Nous le remerciâmes. Il ne nous tendit pas la main. Il fit ses adieux aux Tibétains et s'éloigna en menant sa mule par le licol.
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