Philippe Valéry |
La marche à pied permet plus que tout autre mode de
déplacement des constats et des rencontres, en Turquie les hommes siffleurs (en
France à Aas dans la vallée d'Ossau ce moyen de communication existait encore il
y a une génération), en Géorgie véritable Cuba du Caucase, en Iran
pays chiite
des trafiquants d'hommes, un français converti, le
passage en Afghanistan, le
Wakhan et la caravane de yacks vers le Pakistan.
p102 - À Görde, je fais la connaissance d'Ömer Sen, professeur de français, qui
me parle d'un village dans les montagnes vertes qui tombent directement dans la
mer Noire. Il s'appelle Kuchköy - le « village des oiseaux ». Là, depuis des
générations, les hommes savent communiquer en sifflant. Habitant près d'une
rivière bruyante, ils peuvent ainsi transmettre plus efficacement des messages
aussi variés que: « C'est Ali » ; « Apporte-moi la pelle! » ; « Mehmet, viens
vite, s'il te plaît! » ; « Un étranger est arrivé! » Quoique les enfants sachent
encore souvent siffler, l'usage du téléphone réduirait la richesse du
vocabulaire chez les jeunes générations. Il ne subsisterait aujourd'hui que
trois ou quatre mille personnes capables de s'appeler par beau temps à plus de
cinq cents mètres, la distance qui sépare ce village au nom mélodieux du sommet
de la montagne qui le surplombe.
Je pose un peu naïvement la question de savoir s'ils parlent aussi avec les
oiseaux, mais la poésie de l'endroit ne s'élève pas jusqu'à ces hauteurs-là.
Puisse le temps préserver encore la magie de Kuchkôy, dont il existerait dans le
monde deux exemples similaires, l'un en Espagne, aux Canaries, et l'autre au
Mexique!
p123 - Avec l'effondrement du Mur de Berlin, le retard économique et
technologique des pays de l'Est est apparu au grand jour et dans toute son
ampleur. La survie de la Géorgie ne repose plus que sur son industrie du ciment,
réactivée au hasard de commandes sporadiques, sur l'extraction du manganèse et
sur de rares productions agroalimentaires, telles que vins et bières. Combien
d'efforts seront nécessaires pour que les adolescents géorgiens puissent assurer
à leur pays un avenir radieux!
Le salaire mensuel d'un employé de bureau, d'un ouvrier, d'un cardiologue
hospitalier ou d'un professeur de collège ou d'université est en général
inférieur à trente laris (l'équivalent de quinze euros). Les retraités touchent,
eux, environ la moitié alors qu'à Tbilissi le prix d'un neuf équivaut à huit
centimes d'euro, un pain à vingt-cinq centimes, une course en bus à quinze
centimes et un litre d'essence à plus de trente centimes.
Les policiers se débrouillent nettement mieux que la majorité des Géorgiens. Ils
sont moins mal payés, bien qu'avec beaucoup de retard comme tous les
fonctionnaires, mais ils arrondissent leurs fins de mois en arrêtant les
vieilles voitures, qui roulent tant bien que mal, pour établir une contravention
à leur conducteur et lui infliger une amende de deux laris (soit environ un
euro). L'argent ainsi collecté remonterait jusqu'au sommet de l'appareil
administratif par un système pyramidal de pourcentages reversés. Le travail dans
la police est de ce fait si rémunérateur que, dans certaines anciennes
républiques soviétiques, il faut parfois y monnayer sa place. La corruption et
le chômage prospéreront longtemps encore. Les miséreux réduits à des tâches d'un
autre âge ou à l'aumône sont nombreux un homme, étique, la tête chenue, attend
assis dans la rue sur une chaise devant son pèse-personne. Il fait aussi pitié à
voir que la vieille dame qui brade cinq ou six ouvrages qui ont dû orner sa
bibliothèque des décennies durant. Les vêtements sont propres mais ravaudés. Ils
masquent autant que faire se peut les brèches d'un orgueil blafard. Ces métiers
de survivants, cette ambiance de décadence postcommuniste ensoleillée me
rappellent Cuba. Les maisons du centre de Tbilissi sont en effet rehaussées de
balcons de bois de couleurs vives et gaies, blanc, jaune, rouge, bleu, plus
évocatrices des Caraïbes que d'une ancienne république soviétique.
Malheureusement pour la population locale, la comparaison avec Cuba ne s'arrête
pas là. Dans les villes de province, le téléphone fonctionne quand il le veut.
Les coupures d'électricité, et donc, pour les immeubles les plus hauts, les
pannes d'ascenseur, sont fréquentes. Les gens remplissent aussi des bouteilles
et parfois leur baignoire en prévision des interruptions quotidiennes de
l'approvisionnement en eau.
p180 - Assez à l'écart du bazar, on admire encore un pan de l'ancienne citadelle
et la mosquée Bleue, vieil édifice sunnite mal entretenu, dont les belles
faïences céruléennes ne résistent pas au temps. Les Iraniens sont à une
écrasante majorité des musulmans chiites au milieu du monde islamique composé à
l'inverse de 90 % de sunnites. Cette répartition peut expliquer un relatif
abandon des monuments sunnites en Iran. Les sunnites dominent la vie religieuse
en Indonésie (premier pays musulman du monde), en Arabie Saoudite, au Pakistan,
en Afghanistan, en Turquie, en Afrique du Nord et dans de nombreux pays
d'Afrique Noire. Les chiites affirment que le prophète Mahomet, mort en 632 sans
descendance mâle, a expressément désigné son cousin et gendre Ali comme son
successeur. Les sunnites pensent au contraire que le successeur légitime de
Mahomet est Abu Bakr, le père d'Aïcha, la plus jeune femme de Mahomet, épousée
alors qu'elle n'avait pas 10 ans.
Une vraie guerre de succession avec intrigues et assassinats se déroula à la
mort du Prophète. Les sunnites et les chiites se sont encore divisés par la
suite en de nombreuses dynasties et philosophies qui se proclament héritières du
pouvoir ou de la pensée du Prophète. Quoi qu'il en soit, Ali et Fatima eurent
deux fils,Hassan, qui succéda à son père et devint le deuxième Imam chiite, et
Hussein, qui aurait dû être le troisième Imam après l'assassinat de son frère.
Conformément aux hadiths (paroles attribuées en dehors du Coran au Prophète,
ainsi qu'à ses successeurs), auxquels croient la majorité des chiites, Mahomet
devait avoir douze successeurs, douze Saints Imams.
Le douzième Imam, Mahdi (ou Mehti suivant les graphies) devait disparaître pour
revenir au jour du jugement dernier en compagnie de Jésus-Christ. Appelé l'Imam
du Temps par les chiites duodécimains en raison de ce don d'éternité, il
observerait le monde, caché, et aurait aujourd'hui bien plus de 1 000 ans.
En Iran, depuis la Révolution de février 1979 - baptisée ensuite « islamique »
-, c'est au nom du prophète Mahomet, de son gendre Ali et de leurs successeurs
que le pays est dirigé par un Guide, chef du pouvoir religieux.
p203 - Je foule sur l'estran un tapis de fins coquillages blanc de nacre. Je
m'arrête pour manger, seul en bord de mer, entre l'azur du ciel et le blanc des
cimes. Dans le port d'Anzali, devant un thé, un homme m'explique spontanément,
pour se rendre intéressant, une technique qu'il maîtrise visiblement l'envoi de
nombreux Iraniens vers les États-Unis, le Canada, le japon, le Royaume-Uni, la
Suède, le Danemark ou l'Allemagne.
La France, où l'on trouve moins de travail, est à présent un peu moins cotée à
la bourse de l'émigration clandestine.
« Pour l'Angleterre, ça coûte six mille dollars. D'Iran, on passe en Turquie
légalement avec un passeport. On y prend l'avion pour la Bosnie d'où l'on est
exfiltré vers l'Italie par des passeurs.
En Italie, on reçoit un faux passeport grec avec lequel on prend l'avion pour la
Grande-Bretagne. Dans l'avion, on déchire le passeport et, à l'arrivée, on
demande le statut de réfugié. »
Rien n'arrête les malheureux, insatisfaits de leur vie en Iran, ni les
profiteurs qui organisent leur passage. Bien des jeunes, à défaut de pouvoir
immigrer au grand jour ou d'obtenir un visa de touriste, tenteront leur chance
ainsi. Les Iraniens sont souvent consciencieux et diligents mais beaucoup se
laissent abuser par cette incroyable promesse: « En Europe, si on ne travaille
pas, on est quand même payé par l'État. Et quand on a des enfants, on reçoit de
l'argent. » Les sommes dont ils ont connaissance leur paraissent mirifiques
quand, ici, un thé consommé dans un bar vaut quatre centimes d'euro. La cherté
du pain étant, dans l'Iran d'aujourd'hui comme dans la France des siècles
passés, un des principaux ferments de la grogne populaire, le gouvernement
subventionne le prix du blé. Un kilo acheté 80 tomans (environ 10 centimes
d'euro) est revendu aux meuniers au quart de son coût pour que le boulanger
puisse vendre son pain entre 10 et 12 tomans (un centime et demi). L'essence,
autre produit de base subventionné par l'État, est vendue quatre centimes, soit
la moitié de son prix de revient; le mazout coûte environ un centime le litre.
Chaque fois que je m'engage dans une conversation sur la comparaison des
salaires, je dois expliquer le coût des loyers à Paris ou en province, le prix
de la baguette et de la viande. Alors, soudain, le soleil d'Europe paraît plus
terne à mes interlocuteurs. De manière générale, informé de la situation à
l'étranger et persuadé qu'à l'époque du Chah son pays était en avance sur la
Turquie, l'Iranien est à bien des égards un Turc complexé: « Ah! Si vous saviez,
mon bon Monsieur, comme c'était mieux à l'époque du Chah! », me lancent
fréquemment sous le manteau des hommes que je connais depuis trente secondes à
peine, la mine plaintive et les yeux pleins de la tristesse d'avoir commis une
irréparable bêtise en portant le régime actuel au pouvoir.
Comme le Turc, l'Iranien a l'islam pour culture; il est sentimental, généreux et
accueillant. Il vous laisse en souvenir sa photo d'identité, et demande à garder
de vous un yah degari, objet sans valeur intrinsèque, photo ou autre,
qui, lorsqu'il le reprendra en main, réveillera à coup sûr en lui le souvenir de
votre passage. Comme le Turc, l'Iranien est d'une curiosité maladive. De
l'enfant au vieillard, il ne peut s'empêcher de vous observer quand vous
écrivez, compulsez vos cartes et documents. Il vient parfois même ouvrir votre
courrier. Comme le Turc enfin, il aime son pays et pose souvent au visiteur la
question: « Où est-ce mieux, chez vous ou ici? » Mais le Turc, éduqué dans le
credo qui veut que: « Heureux celui qui peut se dire turc », ne doute pas un
instant que son pays vienne en tête de vos préférences. L'Iranien, quant à lui,
est intimement convaincu que vous allez répondre que les conditions de vie sont
partout meilleures que sous son ciel. Bien que des efforts méritoires aient été
déployés pour doter garçons et filles d'un enseignement de qualité du primaire
au supérieur et pour rénover le système routier après une décennie de guerre,
celle-ci n'excuse que partiellement les difficultés économiques et plus du tout
le manque de libertés.
J'ai senti une forte détresse sourdre parmi la jeunesse.
Certains de ses représentants, dans les villes, m'abordent pour me confier: «
Dites bien chez vous qu'en Iran le peuple est gentil mais que le pouvoir
religieux, ce ne sont pas de bons musulmans » ; ou encore: « Est-ce que vous
trouvez qu'en Iran, on a assez de libertés? » Il y a dans chaque ville un jeune
qui m'exprime sa rancœur dès qu'il ne se sent pas surveillé: «Je ne peux pas
sortir avec mon amie en la tenant par la main ou monter dans la même voiture
qu'elle sans risquer que nous soyons arrêtés par les bassidji, et même de
recevoir des coups de bâton. Certains d'entre nous osent aller au bordel. C'est
illégal, mais cela existe. Si l'endroit est découvert, les prostituées et leurs
clients risquent la lapidation ou la pendaison en public.
En réalité, ce système est hypocrite. Les mollahs et d'autres hommes fortunés
usent d'un subterfuge: un contrat de mariage à durée déterminée, de
quarante-huit heures par exemple, pour profiter, en toute légalité, de quelque
femme libertine. » Vingt et un ans après la Révolution, l'Iran garde ses parias,
tel cet adolescent intelligent et poli qui me fait part de son accablement: «
Moi, j'aimerais quitter l'Iran. Ici, comme mon père était un proche du Chah, je
n'ai pas le droit d'aller à l'université. » Par dépit et par défi, certains
jouent avec le feu en se réfugiant dans d'autres plaisirs interdits: l'alcool,
passible de quatre-vingts coups de bâton, ou les drogues. À défaut de sexe,
l'Iranien fume, faisant de son pays l'un des rares, avec l'Afghanistan, où
l'opium est le sexe du peuple.
p229 - Un dirigeant de la police m'indique comment joindre un Français résidant
à Machhad depuis huit ans, qui s'est converti à l'islam et travaille à une
traduction du Coran. Plutôt étonnant de sa part! J'appelle toutefois Christian
Bonaud dont le nouveau nom musulman est Yahya Alawi. Docteur en langue et
civilisation arabes, il a rédigé une thèse sur l'imam Khomeyni, qu'il considère
comme un saint homme. Le ventre rebondi sous sa robe irakienne noire à capuche
blanche, Christian est d'un naturel affable. En érudit de l'islam, il se caresse
la barbe à l'heure de la réflexion, m'offrant la vision d'un aubain et d'un
esprit brillant. Dans la panoplie de citations qui habille son discours, je
retiens notamment cette phrase du père Gardet: « L'islam est une société de
moines mariés », qui résume bien l'harmonie que procure cette civilisation à
ceux qui veulent suivre ses règles et la difficulté qui en résulte pour ceux qui
refusent cette forme de monachisme. En dépit de quelques divergences de vues,
Christian reste pour moi un hôte et un guide remarquables. Il me fait découvrir
dans Machhad le somptueux plat de cou de mouton aux pruneaux et oignons du
restaurant Sarab, puis le lait aux dattes de quelque glacier talentueux. Là, il
me livre son analyse sur les religions: « L'important pour atteindre le bonheur
est de se battre contre son ego. C'est à la rencontre avec Dieu par
l'effacement du moi et la transe que veut parvenir le soufisme. L'ego et
la soif de pouvoir sont les ennemis de la paix et de la joie intérieure.
Certains soufis arrivent aussi par la méditation et la transe à développer des
pouvoirs leur permettant de se téléporter par la pensée à d'autres endroits de
la planète grâce à une technique de "pliage de la Terre", ou bien à communiquer
avec les animaux ou les plantes. C'est également à l'effacement du moi
qu'appelaient notamment le Bouddha et le Christ. » On peut en rire, mais que
serait finalement le monde sans religion? Un monde d'égoïsme et
d'individualisme? Un monde sans réflexion, méditation ni sagesse? Comment
préserver des valeurs d'amour du prochain et de partage pour continuer de former
des « hommes de bonne volonté » ? Les religions n'ont-elles pas au moins cette
fonction sociale ? Sans gouvernants à la fois intelligents et honnêtes, sans
parents responsables au sein de familles unies, sans spiritualité, où va le
monde ? Qu'est-ce qui est de nos jours capable de donner des repères : l'argent,
le cinéma, la télévision et la violence? La culture dominante toute seule? Pire
encore une idéologie totalitaire, stalinienne ou maoïste, ou bien la mégalomanie
de quelque illuminé ? Le monde, le monde occidental matérialiste tout au moins,
est-il près de connaître le même sort que l'Empire romain derrière son limes?
p313 - J'ai la chance de pouvoir attendre ma carte d'embarquement chez ACTED.
Cette organisation humanitaire française, présente notamment en Afghanistan et
au Tadjikistan, œuvre dans l'aide économique et dans différents projets de
développement. En l'absence de représentation diplomatique française, c'est
ACTED qui, le 14 juillet, réunit les délégués tadjiks et ceux de la communauté
internationale autour d'un buffet où des vins rouges accompagnent ces preuves
incontestables du génie ésotérique de la gastronomie française qui rebute tant
de profanes des fromages! Quelle exquise pourriture orne ce roquefort!
Quelle divine puanteur exhale ce camembert! Quel goût rude dégagent ces chèvres
secs! Cela me manquait tant que j'en pleurerais presque. Pour un plateau
complet, il ne manque guère que de l'époisses coulant et un munster fétide. Vive
la France!
Lorsque je dévoile mes projets afghans aux diplomates, aux responsables d'ONG,
aux connaisseurs de la région et au journaliste reçus par ACTED, ils se liguent
pour me mettre en garde et me dissuader: « C'est très dangereux. Dans le
nord-est, des potentats locaux ne veulent rien céder de leurs prérogatives.
Le pouvoir de l'Alliance du Nord est très dilué. Vous pouvez obtenir le
sauf-conduit d'un chef et vous faire abattre ou prendre en otage par son voisin
ou par des brigands. »
Un autre ajoute : « Je ne suis pas une poule mouillée, mais je ne le ferais pas.
Il serait plus sûr de passer par la zone contrôlée par les talibans. Eux, au
moins, ils tiennent leur partie du pays.
Le Nord est constamment remodelé en fonction des alliances.
On dit qu'il compte trois mille vallées et trois mille commandants. Il y a une
multitude de petits chefs qui rêvent de prendre la place du grand. Massoud n'est
pas le leader militaire incontesté que l'on imagine en France, où il est très
apprécié pour son charisme et parce qu'il est un peu francophone. Les divisions
sont nombreuses et les talibans convainquent parfois quelque hobereau de se
rallier à leur cause. Eux, au moins, ils ont arrêté la guerre civile qui faisait
rage dans le pays, au moment où les moudjahidin étaient au pouvoir, de 1992 à
1996. »
Un troisième renchérit: « C'était la première fois dans l'histoire du pays que
les Pachtouns - ethnie majoritaire dont sont issus la plupart des talibans - ne
le dirigeaient pas. L'Afghanistan avec Rabbani au pouvoir était ingouvernable.
Avant les talibans, cela tirait dans tous les sens à Kaboul. Les différentes
factions de moudjahidin qui composaient le gouvernement se détestaient. Rabbani
et Massoud ne représentaient que les Tadjiks ; les Ouzbeks avaient leur propre
leader, Dostom ; les Hazaras étaient dirigés par un autre chef encore. L'ancien
gouvernement est aujourd'hui confiné au nord-est du pays où les clans se
trahissent toujours. Certains seigneurs du Nord ont déjà retourné leur veste.
Les talibans ont désarmé presque tout le monde. Ce sont des barbares, mais ils
ont ramené un certain calme et, si leurs règles sont respectées, c'est
tranquille! »
J'avais déjà conscience de ces dangers. Toutefois, j'attends mon départ avec une
bonne dose de patience teintée d'inquiétude. L'appel libérateur survient enfin
le 22 juillet. Je suis prévenu une heure après avoir été assuré qu'il n'y aurait
pas d'hélicoptère ce jour-là. Le vol est resté secret jusqu'au dernier moment. «
Partez tout de suite pour l'aéroport! » me dit-on, lapidaire. Sur la piste, le
bruit se répand que le général Massoud en personne, de passage à Douchanbe, va
piloter l'hélicoptère.
Nous l'attendons une heure mais il ne viendra pas.
Ce transfert en hélicoptère rompt la continuité de mon tracé France-Chine mais
mon attrait pour l'Afghanistan et la perspective de voyager dans le temps autant
que dans l'espace sont si forts que je l'accepte pour m'immiscer dans son
mystère.
L'hélicoptère décolle. Nous sommes treize à bord. Au milieu de la carlingue sont
posés des baluchons, des sacs et des caisses dont j'ignore le contenu. La partie
tadjike du trajet est tranquille quoique l'atmosphère soit pesante. Deux de ces
vieux coucous pris à l'ennemi durant la guerre soviéto-afghane se sont écrasés à
cause de leur vétusté et du manque d'entretien. Curieusement, les autres
passagers semblent plus inquiets que moi. Nous nous posons juste avant la
frontière sur un aéroport militaire pour le chargement de marchandises et nous
redécollons presque aussitôt. Nous entrons en Afghanistan la gorge nouée. Les
hostilités annuelles reprennent toujours en été. L'aviation pakistanaise qui
soutient les talibans est une menace pour la tranquillité des cieux. Des
hélicoptères auraient été mitraillés en vol récemment ou bombardés à
l'atterrissage, laissant quelques victimes sur le carreau. Le risque que nous
courons est donc particulièrement important. Nous longeons le front et survolons
les dunes en rase-mottes pour ne pas être repérés. Je regarde par le hublot.
Nous sommes vraiment très bas. J'essaie de parler à mon voisin, un vendeur
d'émeraudes extraites dans le Pandjchir, qui sue à grosses gouttes et se passe
un mouchoir sur le front. Je n'ai plus qu'à être un peu fataliste et à m'en
remettre au pilote et à Dieu. Inch Allah, nous arriverons sains et saufs.
p366 - A cheval et à dos de yack à 5 000 mètres d'altitude
Le sol est givré le 23 août. Je continue à pied jusqu'à Karadjilga. C'est là
qu'habite le chef des Kirghizes, Abdul Rachid Khan, pour lequel j'ai une lettre
d'introduction de Hafez Khan. Comme dans tous les autres minuscules campements,
une yourte est réservée aux invités sur les six qu'il compte.
On me fait entrer dans la grande yourte et me demande de patienter. La
décoration est un mélange de genres: trois superbes tapis afghans dont un de
cinquante ans « valant plus de trente moutons » contrastent avec un tapis turc
de facture industrielle et de criardes tentures chinoises avec des motifs
floraux jaunes importées du Pakistan. J'attends avec d'autres personnes
l'arrivée du chef. Nous nous levons dès qu'entre cet homme d'environ 55 ans. Il
a un peu d'embonpoint mais un visage creusé au regard dur et intelligent dont
l'autorité naturelle impose le respect. Abdul Rachid Khan me reçoit de manière
solennelle en présence de son secrétaire Niyaz Ali. Tous deux sont des hommes
réfléchis qui voudraient pouvoir faire plus pour la cause de leur maigre peuple
de 1 237 âmes : 825 Kirghizes dans le Pamir e khord, le Petit Pamir, et 412, de
l'autre côté des montagnes, dans le Pamir e Kalon, le Grand Pamir.
« Pour que nos enfants puissent continuer à vivre ici, il faudrait construire
une école et un dispensaire médical sur le site, près d'une source d'eau chaude,
où Niyaz Ali et Abdul Wali, mon fils aîné qui a 34 ans, t'amèneront demain à
cheval.
Nous avons eu des contacts avec l'ambassadeur d'Allemagne au Tadjikistan mais
nous n'avons pas pu poursuivre nos relations et il serait bon que tu fasses
passer une lettre à une ambassade d'Allemagne, idéalement au Pakistan. » Abdul
Rachid Khan, se raccrochant à moi, trop rare intermédiaire avec le reste du
monde, comme à une bouée de sauvetage, poursuit :
« Connais-tu aussi un vétérinaire pour soigner nos yacks et nos moutons?
»L'absence d'école, le manque de soins médicaux et l'éventuelle mainmise des
fondamentalistes talibans sur la totalité de l'Afghanistan font envisager à
certains un départ pour le Kirghizistan. La vie y serait plus facile pour les
jeunes générations, à défaut d'être forcément plus heureuse.
Avec mes deux camarades cavaliers, nous atteignons l'extrémité du Wakhan et la
frontière avec le Tadjikistan à Gunjiboy.
Nous traversons des paysages sublimes. Les sommets afghans et tadjiks se
reflètent dans le bleu enchanteur du lac de Tchekaratak.
Il existe certainement très peu de paysages qui peuvent rivaliser de majesté et
de beauté avec le Wakhan. Ce corridor est maintenant, pour moi, la plus large et
la plus belle avenue du monde.
Sur cette artère majeure se dressent des gratte-ciel dont les toits couronnés de
blanc narguent les nuées cotonneuses dispersées dans l'azur. De toutes parts
s'en échappent vers la Chine, le Pakistan et le Tadjikistan de monumentales
vallées qui convient à l'émerveillement. À côté de ses avenues majestueuses, ce
carrefour de montagnes a bien aussi quelques impasses qui mènent à des cirques
colossaux où des léopards des neiges et des mouflons donnent au Wakhan le
précieux spectacle de la vie.
Comme nous revenons le lendemain vers Karadjilga, je m'isole près d'un cours
d'eau pour une rapide toilette à 4 000 mètres d'altitude. C'est l'eau de fonte
d'un glacier. J'y mets la main. Elle doit avoisiner 2°C. J'ai quand même envie
de me laver les aisselles. Je garde ma fourrure polaire sur les épaules pour le
cas où quelqu'un surgirait. Si je ne le faisais pas, je manquerais de respect à
mes hôtes et cela pourrait me valoir des ennuis. Puis, ne m'étant pas lavé les
cheveux depuis deux semaines, je décide de commettre un acte de bravoure:
perpendiculairement au torrent, je m'installe en appui sur les mains, la tête
au-dessus de l'eau, et, d'un coup, je plie les bras comme pour entamer une série
de pompes. Ma tête plonge dans l'eau.
Je la ressors aussitôt et me rassieds. J'ai l'impression que mon crâne va
imploser. Les secondes et les minutes passent.
La douleur s'estompe. Je dois être fou pour recommencer l'exercice avec
l'échantillon de shampooing qui me reste.
Je m'en enduis les cheveux et replonge la tête dans l'eau glaciale. La terrible
douleur revient. L'eau est trop froide pour que j'ose me rincer convenablement.
Si quelqu'un de caché m'observe, il doit penser: « Ces Occidentaux ont de
curieuses habitudes. » Il aurait raison: si on ne chauffe pas l'eau, il faut
être masochiste pour se laver ici. Tant pis, j'y retourne et me frotte
hargneusement le cuir chevelu. Je ressors si péniblement mon occiput que je
considère que cette fois, c'est suffisant. Si je dois séjourner dans le Wakhan,
je me laverai l'été prochain!
De toute manière, dans ce pays où il n'y a pas de miroir, on n'est guère
préoccupé par son apparence ni par le regard des autres. On est, tout
simplement. Ces Afghans et ces Kirghizes aux visages poudreux, aux mains
terreuses, m'ont aidé à revenir un temps à ce pourquoi l'homme a été
biologiquement conçu être. Être en paix avec l'univers et avec soi-même. Ces
hommes de culture musulmane savent tout cela intuitivement, de par leur vie et
leur enseignement millénaire. Avec une recette à peine plus compliquée que celle
de la Bible, le Coran dont ils sont pénétrés veut symboliquement que le premier
homme ait été pétri de poussière. Je viens moi-même d'un pays où,
traditionnellement, chacun est fier que ses racines profondes se trouvent dans
les campagnes. La marche est un lien à la terre et un retour aux origines. Je
traverse avec le Wakhan l'une des plus extraordinaires périodes de mon
existence. Je me rapproche de mon essence et du mode de vie de lointains
ancêtres, au milieu des montagnes et des bêtes. Directement en contact avec la
terre en Afghanistan, même séparé d'elle par une croûte de bitume dans d'autres
pays, j'ai souvent eu, à travers la marche, l'impression de me fondre dans la
nature et qu'elle fondait en moi.
Une caravane de yacks vers le Pakistan
p380 - En retournant vers Akbilis, je remonte un peu trop haut d'après mon
altimètre, mais je finis par repérer les yourtes en contrebas. Je redescends
vers elles tranquillement et retrouve Usman. Il me confirme son départ, le
lendemain, pour le Pakistan via le col d'Irchad. Quatre personnes
l'assisteront.
La caravane comprendra une vingtaine de yacks portant des charges légères à
l'aller et deux chevaux, utiles pour rattraper un yack qui déciderait de se
faire la belle.
Le matin du mercredi 30 août, je quitte Akbilis. Je suis à pied les cinq
Kirghizes montés à dos de cheval ou de yack Usman et Sultan, ainsi que
Kirghizbaï, Khalil et Chamchetin, tous trois d'une vingtaine d'années. Ils
insistent pour que je monte sur un yack mais, reprenant la marche au point où je
l'avais abandonnée, je veux aller à pied. Nous sommes simplement convenus qu'une
bête porte mon sac à dos et que je monte sur une autre pour passer les rivières.
Je dois le faire dès le départ pour traverser la rivière Pandj. Elle a moins
d'un mètre de fond mais emporterait un homme comme un fétu de paille tant son
courant est fort. Ma monture a le corps presque entièrement submergé. Elle tire
son cou en l'air pour sortir la tête de l'eau. J'ai les jambes repliées sur son
dos. L'eau étant trouble, je crains qu'elle ne pose le pied dans un trou ou que
la profondeur n'augmente encore. En amont, un yack épuisé est déjà en
difficulté. J'ai peur que, balayé par le courant, il ne vienne buter sur ma bête
déjà hésitante et ne l'entraîne.
Pourtant, les animaux puissants franchissent finalement l'obstacle. Je descends
de mon yack sur l'autre rive avec juste le pantalon mouillé. Quand je me mets en
retard sur la caravane le temps de prendre une photo, je la rattrape sans peine
en accélérant le pas. Les yacks ne vont pas plus vite qu'un homme acclimaté à
l'altitude. Nous préparons notre bivouac assez tôt dans l'après-midi à côté des
deux maisons abandonnées de Tachkepruk - le « pont de pierre ». Les yacks étant
déharnachés, Usman et Sultan s'installent pour la prière. Les trois jeunes s'en
désintéressent.
Au milieu de ce prodigieux paysage de montagne, nous dormons à la belle étoile.
J'ai rarement admiré des cieux aussi clairs, presque diamantins. Quand je me
réveille la nuit pour changer de position, c'est un enchantement: j'écarquille
les yeux, incrédule, avant de me rendormir, rassasié de féerie céleste.
Le deuxième jour, nous levons le camp et le scénario reprend, identique à celui
de la veille: je suis la vingtaine de yacks dans la vallée. Ils traversent
presque tout de suite un affluent de la rivière Pandj. Une bonne heure après,
ils franchissent le fameux pont de pierre qui est en réalité un étranglement
naturel des parois rocheuses. Dans l'après-midi, juste avant le replat d'Adinabaï,
une des étapes les plus impressionnantes du voyage, les yacks ont à négocier une
gorge de quarante mètres de profondeur. La descente dans ce sillon géant est
assez aisée mais la remontée d'une pente à soixante-dix degrés promet d'être
absolument fascinante. Je reste au bord du précipice pour admirer
l'extraordinaire spectacle des vingt yacks qui s'enfoncent dans le canyon en
assurant chacun de leurs pas et traversent le ruisseau qui s'échappe d'une
cascade. Les Kirghizes ont mis pied à terre. Ils laissent les bêtes s'engager
seules dans les raidillons où le risque d'accident est trop élevé pour a monture
avec un cavalier. Toute chute serait mortelle.
L'ascension a commencé. Des bêtes
s'arrêtent dans la pente roide, bloquent le passage de toutes les suivantes puis
reprennent lentement leur effort. Quand, je ne sais trop comment, la troupe
entière est parvenue de l'autre côté de la faille, je suis seul derrière,
m'étant attardé pour fixer l'exploit caravanier sur la pellicule. Je pose
soigneusement le pied à chaque pas dans la montée afin de ne pas glisser. Je ne
m'en tire pas trop mal.
Le groupe a fait halte à Adinabaï où, à plus de 4 000 mètres, les bêtes peuvent
paître et se reposer. Nous dînons de riz.
J'ouvre des conserves de poisson, espérant faire plaisir à tous, mais deux des
jeunes, habitués à la saveur de la viande de yack et de mouton, n'apprécient
guère cette chair en sauce.
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