Les livres de voyage


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Philippe Valéry

 

Par les sentiers de la soie
Jaquette : "Venise, le Bosphore, Ispahan, Samarcande, le Wakhan afghan.
C'est la route de la soie, des épices et des pierres précieuses qu'a suivie Philippe Valéry, celle-là même que parcourut Marco Polo et qu'empruntèrent Alexandre le Grand et Gengis Khan. Parti en quête de relations sincères et chaleureuses, il a marché durant deux ans et dix mille kilomètres de Marseille à Kachgar, en Chine, à travers quinze pays pittoresques. De la Méditerranée aux contreforts de l'Himalaya, maisons, huttes , et yourtes se sont ouvertes, comme s'est dévoilée l'âme leurs habitants.

Né en 1964, Philippe Valéry a grandi à Marseille. Après des études d'économie et de commerce à Paris, il a travaillé trois ans à l'ambassade de France au japon et huit ans pour une multinationale américaine en Europe. En 1998, il a démissionné pour repartir à son rythme vers l'Asie et laisser libre cours à sa passion, la photographie."

La marche à pied permet plus que tout autre mode de déplacement des constats et des rencontres, en Turquie les hommes siffleurs (en France à Aas dans la vallée d'Ossau ce moyen de communication existait encore il y a une génération), en Géorgie véritable Cuba du Caucase, en Iran pays chiite des trafiquants d'hommes, un français converti, le passage en Afghanistan, le Wakhan et la caravane de yacks vers le Pakistan.
 


Chez les hommes siffleurs...

p102 - À Görde, je fais la connaissance d'Ömer Sen, professeur de français, qui me parle d'un village dans les montagnes vertes qui tombent directement dans la mer Noire. Il s'appelle Kuchköy - le « village des oiseaux ». Là, depuis des générations, les hommes savent communiquer en sifflant. Habitant près d'une rivière bruyante, ils peuvent ainsi transmettre plus efficacement des messages aussi variés que: « C'est Ali » ; « Apporte-moi la pelle! » ; « Mehmet, viens vite, s'il te plaît! » ; « Un étranger est arrivé! » Quoique les enfants sachent encore souvent siffler, l'usage du téléphone réduirait la richesse du vocabulaire chez les jeunes générations. Il ne subsisterait aujourd'hui que trois ou quatre mille personnes capables de s'appeler par beau temps à plus de cinq cents mètres, la distance qui sépare ce village au nom mélodieux du sommet de la montagne qui le surplombe.
Je pose un peu naïvement la question de savoir s'ils parlent aussi avec les oiseaux, mais la poésie de l'endroit ne s'élève pas jusqu'à ces hauteurs-là. Puisse le temps préserver encore la magie de Kuchkôy, dont il existerait dans le monde deux exemples similaires, l'un en Espagne, aux Canaries, et l'autre au Mexique!


Cuba du Caucase

p123 - Avec l'effondrement du Mur de Berlin, le retard économique et technologique des pays de l'Est est apparu au grand jour et dans toute son ampleur. La survie de la Géorgie ne repose plus que sur son industrie du ciment, réactivée au hasard de commandes sporadiques, sur l'extraction du manganèse et sur de rares productions agroalimentaires, telles que vins et bières. Combien d'efforts seront nécessaires pour que les adolescents géorgiens puissent assurer à leur pays un avenir radieux!

Le salaire mensuel d'un employé de bureau, d'un ouvrier, d'un cardiologue hospitalier ou d'un professeur de collège ou d'université est en général inférieur à trente laris (l'équivalent de quinze euros). Les retraités touchent, eux, environ la moitié alors qu'à Tbilissi le prix d'un neuf équivaut à huit centimes d'euro, un pain à vingt-cinq centimes, une course en bus à quinze centimes et un litre d'essence à plus de trente centimes.
Les policiers se débrouillent nettement mieux que la majorité des Géorgiens. Ils sont moins mal payés, bien qu'avec beaucoup de retard comme tous les fonctionnaires, mais ils arrondissent leurs fins de mois en arrêtant les vieilles voitures, qui roulent tant bien que mal, pour établir une contravention à leur conducteur et lui infliger une amende de deux laris (soit environ un euro). L'argent ainsi collecté remonterait jusqu'au sommet de l'appareil administratif par un système pyramidal de pourcentages reversés. Le travail dans la police est de ce fait si rémunérateur que, dans certaines anciennes républiques soviétiques, il faut parfois y monnayer sa place. La corruption et le chômage prospéreront longtemps encore. Les miséreux réduits à des tâches d'un autre âge ou à l'aumône sont nombreux un homme, étique, la tête chenue, attend assis dans la rue sur une chaise devant son pèse-personne. Il fait aussi pitié à voir que la vieille dame qui brade cinq ou six ouvrages qui ont dû orner sa bibliothèque des décennies durant. Les vêtements sont propres mais ravaudés. Ils masquent autant que faire se peut les brèches d'un orgueil blafard. Ces métiers de survivants, cette ambiance de décadence postcommuniste ensoleillée me rappellent Cuba. Les maisons du centre de Tbilissi sont en effet rehaussées de balcons de bois de couleurs vives et gaies, blanc, jaune, rouge, bleu, plus évocatrices des Caraïbes que d'une ancienne république soviétique. Malheureusement pour la population locale, la comparaison avec Cuba ne s'arrête pas là. Dans les villes de province, le téléphone fonctionne quand il le veut.
Les coupures d'électricité, et donc, pour les immeubles les plus hauts, les pannes d'ascenseur, sont fréquentes. Les gens remplissent aussi des bouteilles et parfois leur baignoire en prévision des interruptions quotidiennes de l'approvisionnement en eau.


Un pays chiite

p180 - Assez à l'écart du bazar, on admire encore un pan de l'ancienne citadelle et la mosquée Bleue, vieil édifice sunnite mal entretenu, dont les belles faïences céruléennes ne résistent pas au temps. Les Iraniens sont à une écrasante majorité des musulmans chiites au milieu du monde islamique composé à l'inverse de 90 % de sunnites. Cette répartition peut expliquer un relatif abandon des monuments sunnites en Iran. Les sunnites dominent la vie religieuse en Indonésie (premier pays musulman du monde), en Arabie Saoudite, au Pakistan, en Afghanistan, en Turquie, en Afrique du Nord et dans de nombreux pays d'Afrique Noire. Les chiites affirment que le prophète Mahomet, mort en 632 sans descendance mâle, a expressément désigné son cousin et gendre Ali comme son successeur. Les sunnites pensent au contraire que le successeur légitime de Mahomet est Abu Bakr, le père d'Aïcha, la plus jeune femme de Mahomet, épousée alors qu'elle n'avait pas 10 ans.
Une vraie guerre de succession avec intrigues et assassinats se déroula à la mort du Prophète. Les sunnites et les chiites se sont encore divisés par la suite en de nombreuses dynasties et philosophies qui se proclament héritières du pouvoir ou de la pensée du Prophète. Quoi qu'il en soit, Ali et Fatima eurent deux fils,Hassan, qui succéda à son père et devint le deuxième Imam chiite, et Hussein, qui aurait dû être le troisième Imam après l'assassinat de son frère. Conformément aux hadiths (paroles attribuées en dehors du Coran au Prophète, ainsi qu'à ses successeurs), auxquels croient la majorité des chiites, Mahomet devait avoir douze successeurs, douze Saints Imams.
Le douzième Imam, Mahdi (ou Mehti suivant les graphies) devait disparaître pour revenir au jour du jugement dernier en compagnie de Jésus-Christ. Appelé l'Imam du Temps par les chiites duodécimains en raison de ce don d'éternité, il observerait le monde, caché, et aurait aujourd'hui bien plus de 1 000 ans.
En Iran, depuis la Révolution de février 1979 - baptisée ensuite « islamique » -, c'est au nom du prophète Mahomet, de son gendre Ali et de leurs successeurs que le pays est dirigé par un Guide, chef du pouvoir religieux.


Trafiquant d'hommes

p203 - Je foule sur l'estran un tapis de fins coquillages blanc de nacre. Je m'arrête pour manger, seul en bord de mer, entre l'azur du ciel et le blanc des cimes. Dans le port d'Anzali, devant un thé, un homme m'explique spontanément, pour se rendre intéressant, une technique qu'il maîtrise visiblement l'envoi de nombreux Iraniens vers les États-Unis, le Canada, le japon, le Royaume-Uni, la Suède, le Danemark ou l'Allemagne.
La France, où l'on trouve moins de travail, est à présent un peu moins cotée à la bourse de l'émigration clandestine.
« Pour l'Angleterre, ça coûte six mille dollars. D'Iran, on passe en Turquie légalement avec un passeport. On y prend l'avion pour la Bosnie d'où l'on est exfiltré vers l'Italie par des passeurs.
En Italie, on reçoit un faux passeport grec avec lequel on prend l'avion pour la Grande-Bretagne. Dans l'avion, on déchire le passeport et, à l'arrivée, on demande le statut de réfugié. »

Rien n'arrête les malheureux, insatisfaits de leur vie en Iran, ni les profiteurs qui organisent leur passage. Bien des jeunes, à défaut de pouvoir immigrer au grand jour ou d'obtenir un visa de touriste, tenteront leur chance ainsi. Les Iraniens sont souvent consciencieux et diligents mais beaucoup se laissent abuser par cette incroyable promesse: « En Europe, si on ne travaille pas, on est quand même payé par l'État. Et quand on a des enfants, on reçoit de l'argent. » Les sommes dont ils ont connaissance leur paraissent mirifiques quand, ici, un thé consommé dans un bar vaut quatre centimes d'euro. La cherté du pain étant, dans l'Iran d'aujourd'hui comme dans la France des siècles passés, un des principaux ferments de la grogne populaire, le gouvernement subventionne le prix du blé. Un kilo acheté 80 tomans (environ 10 centimes d'euro) est revendu aux meuniers au quart de son coût pour que le boulanger puisse vendre son pain entre 10 et 12 tomans (un centime et demi). L'essence, autre produit de base subventionné par l'État, est vendue quatre centimes, soit la moitié de son prix de revient; le mazout coûte environ un centime le litre. Chaque fois que je m'engage dans une conversation sur la comparaison des salaires, je dois expliquer le coût des loyers à Paris ou en province, le prix de la baguette et de la viande. Alors, soudain, le soleil d'Europe paraît plus terne à mes interlocuteurs. De manière générale, informé de la situation à l'étranger et persuadé qu'à l'époque du Chah son pays était en avance sur la Turquie, l'Iranien est à bien des égards un Turc complexé: « Ah! Si vous saviez, mon bon Monsieur, comme c'était mieux à l'époque du Chah! », me lancent fréquemment sous le manteau des hommes que je connais depuis trente secondes à peine, la mine plaintive et les yeux pleins de la tristesse d'avoir commis une irréparable bêtise en portant le régime actuel au pouvoir.

Comme le Turc, l'Iranien a l'islam pour culture; il est sentimental, généreux et accueillant. Il vous laisse en souvenir sa photo d'identité, et demande à garder de vous un yah degari, objet sans valeur intrinsèque, photo ou autre, qui, lorsqu'il le reprendra en main, réveillera à coup sûr en lui le souvenir de votre passage. Comme le Turc, l'Iranien est d'une curiosité maladive. De l'enfant au vieillard, il ne peut s'empêcher de vous observer quand vous écrivez, compulsez vos cartes et documents. Il vient parfois même ouvrir votre courrier. Comme le Turc enfin, il aime son pays et pose souvent au visiteur la question: « Où est-ce mieux, chez vous ou ici? » Mais le Turc, éduqué dans le credo qui veut que: « Heureux celui qui peut se dire turc », ne doute pas un instant que son pays vienne en tête de vos préférences. L'Iranien, quant à lui, est intimement convaincu que vous allez répondre que les conditions de vie sont partout meilleures que sous son ciel. Bien que des efforts méritoires aient été déployés pour doter garçons et filles d'un enseignement de qualité du primaire au supérieur et pour rénover le système routier après une décennie de guerre, celle-ci n'excuse que partiellement les difficultés économiques et plus du tout le manque de libertés.

J'ai senti une forte détresse sourdre parmi la jeunesse.
Certains de ses représentants, dans les villes, m'abordent pour me confier: « Dites bien chez vous qu'en Iran le peuple est gentil mais que le pouvoir religieux, ce ne sont pas de bons musulmans » ; ou encore: « Est-ce que vous trouvez qu'en Iran, on a assez de libertés? » Il y a dans chaque ville un jeune qui m'exprime sa rancœur dès qu'il ne se sent pas surveillé: «Je ne peux pas sortir avec mon amie en la tenant par la main ou monter dans la même voiture qu'elle sans risquer que nous soyons arrêtés par les bassidji, et même de recevoir des coups de bâton. Certains d'entre nous osent aller au bordel. C'est illégal, mais cela existe. Si l'endroit est découvert, les prostituées et leurs clients risquent la lapidation ou la pendaison en public.
En réalité, ce système est hypocrite. Les mollahs et d'autres hommes fortunés usent d'un subterfuge: un contrat de mariage à durée déterminée, de quarante-huit heures par exemple, pour profiter, en toute légalité, de quelque femme libertine. » Vingt et un ans après la Révolution, l'Iran garde ses parias, tel cet adolescent intelligent et poli qui me fait part de son accablement: « Moi, j'aimerais quitter l'Iran. Ici, comme mon père était un proche du Chah, je n'ai pas le droit d'aller à l'université. » Par dépit et par défi, certains jouent avec le feu en se réfugiant dans d'autres plaisirs interdits: l'alcool, passible de quatre-vingts coups de bâton, ou les drogues. À défaut de sexe, l'Iranien fume, faisant de son pays l'un des rares, avec l'Afghanistan, où l'opium est le sexe du peuple.


Christian Bonaud

p229 - Un dirigeant de la police m'indique comment joindre un Français résidant à Machhad depuis huit ans, qui s'est converti à l'islam et travaille à une traduction du Coran. Plutôt étonnant de sa part! J'appelle toutefois Christian Bonaud dont le nouveau nom musulman est Yahya Alawi. Docteur en langue et civilisation arabes, il a rédigé une thèse sur l'imam Khomeyni, qu'il considère comme un saint homme. Le ventre rebondi sous sa robe irakienne noire à capuche blanche, Christian est d'un naturel affable. En érudit de l'islam, il se caresse la barbe à l'heure de la réflexion, m'offrant la vision d'un aubain et d'un esprit brillant. Dans la panoplie de citations qui habille son discours, je retiens notamment cette phrase du père Gardet: « L'islam est une société de moines mariés », qui résume bien l'harmonie que procure cette civilisation à ceux qui veulent suivre ses règles et la difficulté qui en résulte pour ceux qui refusent cette forme de monachisme. En dépit de quelques divergences de vues, Christian reste pour moi un hôte et un guide remarquables. Il me fait découvrir dans Machhad le somptueux plat de cou de mouton aux pruneaux et oignons du restaurant Sarab, puis le lait aux dattes de quelque glacier talentueux. Là, il me livre son analyse sur les religions: « L'important pour atteindre le bonheur est de se battre contre son ego. C'est à la rencontre avec Dieu par l'effacement du moi et la transe que veut parvenir le soufisme. L'ego et la soif de pouvoir sont les ennemis de la paix et de la joie intérieure. Certains soufis arrivent aussi par la méditation et la transe à développer des pouvoirs leur permettant de se téléporter par la pensée à d'autres endroits de la planète grâce à une technique de "pliage de la Terre", ou bien à communiquer avec les animaux ou les plantes. C'est également à l'effacement du moi qu'appelaient notamment le Bouddha et le Christ. » On peut en rire, mais que serait finalement le monde sans religion? Un monde d'égoïsme et d'individualisme? Un monde sans réflexion, méditation ni sagesse? Comment préserver des valeurs d'amour du prochain et de partage pour continuer de former des « hommes de bonne volonté » ? Les religions n'ont-elles pas au moins cette fonction sociale ? Sans gouvernants à la fois intelligents et honnêtes, sans parents responsables au sein de familles unies, sans spiritualité, où va le monde ? Qu'est-ce qui est de nos jours capable de donner des repères : l'argent, le cinéma, la télévision et la violence? La culture dominante toute seule? Pire encore une idéologie totalitaire, stalinienne ou maoïste, ou bien la mégalomanie de quelque illuminé ? Le monde, le monde occidental matérialiste tout au moins, est-il près de connaître le même sort que l'Empire romain derrière son limes?


Passage en Afghanistan

p313 - J'ai la chance de pouvoir attendre ma carte d'embarquement chez ACTED. Cette organisation humanitaire française, présente notamment en Afghanistan et au Tadjikistan, œuvre dans l'aide économique et dans différents projets de développement. En l'absence de représentation diplomatique française, c'est ACTED qui, le 14 juillet, réunit les délégués tadjiks et ceux de la communauté internationale autour d'un buffet où des vins rouges accompagnent ces preuves incontestables du génie ésotérique de la gastronomie française qui rebute tant de profanes des fromages! Quelle exquise pourriture orne ce roquefort!
Quelle divine puanteur exhale ce camembert! Quel goût rude dégagent ces chèvres secs! Cela me manquait tant que j'en pleurerais presque. Pour un plateau complet, il ne manque guère que de l'époisses coulant et un munster fétide. Vive la France!

Lorsque je dévoile mes projets afghans aux diplomates, aux responsables d'ONG, aux connaisseurs de la région et au journaliste reçus par ACTED, ils se liguent pour me mettre en garde et me dissuader: « C'est très dangereux. Dans le nord-est, des potentats locaux ne veulent rien céder de leurs prérogatives.
Le pouvoir de l'Alliance du Nord est très dilué. Vous pouvez obtenir le sauf-conduit d'un chef et vous faire abattre ou prendre en otage par son voisin ou par des brigands. »
Un autre ajoute : « Je ne suis pas une poule mouillée, mais je ne le ferais pas. Il serait plus sûr de passer par la zone contrôlée par les talibans. Eux, au moins, ils tiennent leur partie du pays.

Le Nord est constamment remodelé en fonction des alliances.
On dit qu'il compte trois mille vallées et trois mille commandants. Il y a une multitude de petits chefs qui rêvent de prendre la place du grand. Massoud n'est pas le leader militaire incontesté que l'on imagine en France, où il est très apprécié pour son charisme et parce qu'il est un peu francophone. Les divisions sont nombreuses et les talibans convainquent parfois quelque hobereau de se rallier à leur cause. Eux, au moins, ils ont arrêté la guerre civile qui faisait rage dans le pays, au moment où les moudjahidin étaient au pouvoir, de 1992 à 1996. »

Un troisième renchérit: « C'était la première fois dans l'histoire du pays que les Pachtouns - ethnie majoritaire dont sont issus la plupart des talibans - ne le dirigeaient pas. L'Afghanistan avec Rabbani au pouvoir était ingouvernable. Avant les talibans, cela tirait dans tous les sens à Kaboul. Les différentes factions de moudjahidin qui composaient le gouvernement se détestaient. Rabbani et Massoud ne représentaient que les Tadjiks ; les Ouzbeks avaient leur propre leader, Dostom ; les Hazaras étaient dirigés par un autre chef encore. L'ancien gouvernement est aujourd'hui confiné au nord-est du pays où les clans se trahissent toujours. Certains seigneurs du Nord ont déjà retourné leur veste. Les talibans ont désarmé presque tout le monde. Ce sont des barbares, mais ils ont ramené un certain calme et, si leurs règles sont respectées, c'est tranquille! »

J'avais déjà conscience de ces dangers. Toutefois, j'attends mon départ avec une bonne dose de patience teintée d'inquiétude. L'appel libérateur survient enfin le 22 juillet. Je suis prévenu une heure après avoir été assuré qu'il n'y aurait pas d'hélicoptère ce jour-là. Le vol est resté secret jusqu'au dernier moment. « Partez tout de suite pour l'aéroport! » me dit-on, lapidaire. Sur la piste, le bruit se répand que le général Massoud en personne, de passage à Douchanbe, va piloter l'hélicoptère.
Nous l'attendons une heure mais il ne viendra pas.

Ce transfert en hélicoptère rompt la continuité de mon tracé France-Chine mais mon attrait pour l'Afghanistan et la perspective de voyager dans le temps autant que dans l'espace sont si forts que je l'accepte pour m'immiscer dans son mystère.
L'hélicoptère décolle. Nous sommes treize à bord. Au milieu de la carlingue sont posés des baluchons, des sacs et des caisses dont j'ignore le contenu. La partie tadjike du trajet est tranquille quoique l'atmosphère soit pesante. Deux de ces vieux coucous pris à l'ennemi durant la guerre soviéto-afghane se sont écrasés à cause de leur vétusté et du manque d'entretien. Curieusement, les autres passagers semblent plus inquiets que moi. Nous nous posons juste avant la frontière sur un aéroport militaire pour le chargement de marchandises et nous redécollons presque aussitôt. Nous entrons en Afghanistan la gorge nouée. Les hostilités annuelles reprennent toujours en été. L'aviation pakistanaise qui soutient les talibans est une menace pour la tranquillité des cieux. Des hélicoptères auraient été mitraillés en vol récemment ou bombardés à l'atterrissage, laissant quelques victimes sur le carreau. Le risque que nous courons est donc particulièrement important. Nous longeons le front et survolons les dunes en rase-mottes pour ne pas être repérés. Je regarde par le hublot. Nous sommes vraiment très bas. J'essaie de parler à mon voisin, un vendeur d'émeraudes extraites dans le Pandjchir, qui sue à grosses gouttes et se passe un mouchoir sur le front. Je n'ai plus qu'à être un peu fataliste et à m'en remettre au pilote et à Dieu. Inch Allah, nous arriverons sains et saufs.


Le Wakhan

p366 - A cheval et à dos de yack à 5 000 mètres d'altitude

Le sol est givré le 23 août. Je continue à pied jusqu'à Karadjilga. C'est là qu'habite le chef des Kirghizes, Abdul Rachid Khan, pour lequel j'ai une lettre d'introduction de Hafez Khan. Comme dans tous les autres minuscules campements, une yourte est réservée aux invités sur les six qu'il compte.
On me fait entrer dans la grande yourte et me demande de patienter. La décoration est un mélange de genres: trois superbes tapis afghans dont un de cinquante ans « valant plus de trente moutons » contrastent avec un tapis turc de facture industrielle et de criardes tentures chinoises avec des motifs floraux jaunes importées du Pakistan. J'attends avec d'autres personnes l'arrivée du chef. Nous nous levons dès qu'entre cet homme d'environ 55 ans. Il a un peu d'embonpoint mais un visage creusé au regard dur et intelligent dont l'autorité naturelle impose le respect. Abdul Rachid Khan me reçoit de manière solennelle en présence de son secrétaire Niyaz Ali. Tous deux sont des hommes réfléchis qui voudraient pouvoir faire plus pour la cause de leur maigre peuple de 1 237 âmes : 825 Kirghizes dans le Pamir e khord, le Petit Pamir, et 412, de l'autre côté des montagnes, dans le Pamir e Kalon, le Grand Pamir.

« Pour que nos enfants puissent continuer à vivre ici, il faudrait construire une école et un dispensaire médical sur le site, près d'une source d'eau chaude, où Niyaz Ali et Abdul Wali, mon fils aîné qui a 34 ans, t'amèneront demain à cheval.
Nous avons eu des contacts avec l'ambassadeur d'Allemagne au Tadjikistan mais nous n'avons pas pu poursuivre nos relations et il serait bon que tu fasses passer une lettre à une ambassade d'Allemagne, idéalement au Pakistan. » Abdul Rachid Khan, se raccrochant à moi, trop rare intermédiaire avec le reste du monde, comme à une bouée de sauvetage, poursuit :

« Connais-tu aussi un vétérinaire pour soigner nos yacks et nos moutons? »L'absence d'école, le manque de soins médicaux et l'éventuelle mainmise des fondamentalistes talibans sur la totalité de l'Afghanistan font envisager à certains un départ pour le Kirghizistan. La vie y serait plus facile pour les jeunes générations, à défaut d'être forcément plus heureuse.

Avec mes deux camarades cavaliers, nous atteignons l'extrémité du Wakhan et la frontière avec le Tadjikistan à Gunjiboy.
Nous traversons des paysages sublimes. Les sommets afghans et tadjiks se reflètent dans le bleu enchanteur du lac de Tchekaratak.
Il existe certainement très peu de paysages qui peuvent rivaliser de majesté et de beauté avec le Wakhan. Ce corridor est maintenant, pour moi, la plus large et la plus belle avenue du monde.
Sur cette artère majeure se dressent des gratte-ciel dont les toits couronnés de blanc narguent les nuées cotonneuses dispersées dans l'azur. De toutes parts s'en échappent vers la Chine, le Pakistan et le Tadjikistan de monumentales vallées qui convient à l'émerveillement. À côté de ses avenues majestueuses, ce carrefour de montagnes a bien aussi quelques impasses qui mènent à des cirques colossaux où des léopards des neiges et des mouflons donnent au Wakhan le précieux spectacle de la vie.

Comme nous revenons le lendemain vers Karadjilga, je m'isole près d'un cours d'eau pour une rapide toilette à 4 000 mètres d'altitude. C'est l'eau de fonte d'un glacier. J'y mets la main. Elle doit avoisiner 2°C. J'ai quand même envie de me laver les aisselles. Je garde ma fourrure polaire sur les épaules pour le cas où quelqu'un surgirait. Si je ne le faisais pas, je manquerais de respect à mes hôtes et cela pourrait me valoir des ennuis. Puis, ne m'étant pas lavé les cheveux depuis deux semaines, je décide de commettre un acte de bravoure: perpendiculairement au torrent, je m'installe en appui sur les mains, la tête au-dessus de l'eau, et, d'un coup, je plie les bras comme pour entamer une série de pompes. Ma tête plonge dans l'eau.
Je la ressors aussitôt et me rassieds. J'ai l'impression que mon crâne va imploser. Les secondes et les minutes passent.
La douleur s'estompe. Je dois être fou pour recommencer l'exercice avec l'échantillon de shampooing qui me reste.
Je m'en enduis les cheveux et replonge la tête dans l'eau glaciale. La terrible douleur revient. L'eau est trop froide pour que j'ose me rincer convenablement. Si quelqu'un de caché m'observe, il doit penser: « Ces Occidentaux ont de curieuses habitudes. » Il aurait raison: si on ne chauffe pas l'eau, il faut être masochiste pour se laver ici. Tant pis, j'y retourne et me frotte hargneusement le cuir chevelu. Je ressors si péniblement mon occiput que je considère que cette fois, c'est suffisant. Si je dois séjourner dans le Wakhan, je me laverai l'été prochain!

De toute manière, dans ce pays où il n'y a pas de miroir, on n'est guère préoccupé par son apparence ni par le regard des autres. On est, tout simplement. Ces Afghans et ces Kirghizes aux visages poudreux, aux mains terreuses, m'ont aidé à revenir un temps à ce pourquoi l'homme a été biologiquement conçu être. Être en paix avec l'univers et avec soi-même. Ces hommes de culture musulmane savent tout cela intuitivement, de par leur vie et leur enseignement millénaire. Avec une recette à peine plus compliquée que celle de la Bible, le Coran dont ils sont pénétrés veut symboliquement que le premier homme ait été pétri de poussière. Je viens moi-même d'un pays où, traditionnellement, chacun est fier que ses racines profondes se trouvent dans les campagnes. La marche est un lien à la terre et un retour aux origines. Je traverse avec le Wakhan l'une des plus extraordinaires périodes de mon existence. Je me rapproche de mon essence et du mode de vie de lointains ancêtres, au milieu des montagnes et des bêtes. Directement en contact avec la terre en Afghanistan, même séparé d'elle par une croûte de bitume dans d'autres pays, j'ai souvent eu, à travers la marche, l'impression de me fondre dans la nature et qu'elle fondait en moi.


Une caravane de yacks vers le Pakistan

p380 - En retournant vers Akbilis, je remonte un peu trop haut d'après mon altimètre, mais je finis par repérer les yourtes en contrebas. Je redescends vers elles tranquillement et retrouve Usman. Il me confirme son départ, le lendemain, pour le Pakistan via le col d'Irchad. Quatre personnes l'assisteront.
La caravane comprendra une vingtaine de yacks portant des charges légères à l'aller et deux chevaux, utiles pour rattraper un yack qui déciderait de se faire la belle.
Le matin du mercredi 30 août, je quitte Akbilis. Je suis à pied les cinq Kirghizes montés à dos de cheval ou de yack Usman et Sultan, ainsi que Kirghizbaï, Khalil et Chamchetin, tous trois d'une vingtaine d'années. Ils insistent pour que je monte sur un yack mais, reprenant la marche au point où je l'avais abandonnée, je veux aller à pied. Nous sommes simplement convenus qu'une bête porte mon sac à dos et que je monte sur une autre pour passer les rivières. Je dois le faire dès le départ pour traverser la rivière Pandj. Elle a moins d'un mètre de fond mais emporterait un homme comme un fétu de paille tant son courant est fort. Ma monture a le corps presque entièrement submergé. Elle tire son cou en l'air pour sortir la tête de l'eau. J'ai les jambes repliées sur son dos. L'eau étant trouble, je crains qu'elle ne pose le pied dans un trou ou que la profondeur n'augmente encore. En amont, un yack épuisé est déjà en difficulté. J'ai peur que, balayé par le courant, il ne vienne buter sur ma bête déjà hésitante et ne l'entraîne.
Pourtant, les animaux puissants franchissent finalement l'obstacle. Je descends de mon yack sur l'autre rive avec juste le pantalon mouillé. Quand je me mets en retard sur la caravane le temps de prendre une photo, je la rattrape sans peine en accélérant le pas. Les yacks ne vont pas plus vite qu'un homme acclimaté à l'altitude. Nous préparons notre bivouac assez tôt dans l'après-midi à côté des deux maisons abandonnées de Tachkepruk - le « pont de pierre ». Les yacks étant déharnachés, Usman et Sultan s'installent pour la prière. Les trois jeunes s'en désintéressent.

Au milieu de ce prodigieux paysage de montagne, nous dormons à la belle étoile. J'ai rarement admiré des cieux aussi clairs, presque diamantins. Quand je me réveille la nuit pour changer de position, c'est un enchantement: j'écarquille les yeux, incrédule, avant de me rendormir, rassasié de féerie céleste.

Le deuxième jour, nous levons le camp et le scénario reprend, identique à celui de la veille: je suis la vingtaine de yacks dans la vallée. Ils traversent presque tout de suite un affluent de la rivière Pandj. Une bonne heure après, ils franchissent le fameux pont de pierre qui est en réalité un étranglement naturel des parois rocheuses. Dans l'après-midi, juste avant le replat d'Adinabaï, une des étapes les plus impressionnantes du voyage, les yacks ont à négocier une gorge de quarante mètres de profondeur. La descente dans ce sillon géant est assez aisée mais la remontée d'une pente à soixante-dix degrés promet d'être absolument fascinante. Je reste au bord du précipice pour admirer l'extraordinaire spectacle des vingt yacks qui s'enfoncent dans le canyon en assurant chacun de leurs pas et traversent le ruisseau qui s'échappe d'une cascade. Les Kirghizes ont mis pied à terre. Ils laissent les bêtes s'engager seules dans les raidillons où le risque d'accident est trop élevé pour a monture avec un cavalier. Toute chute serait mortelle. L'ascension a commencé. Des bêtes s'arrêtent dans la pente roide, bloquent le passage de toutes les suivantes puis reprennent lentement leur effort. Quand, je ne sais trop comment, la troupe entière est parvenue de l'autre côté de la faille, je suis seul derrière, m'étant attardé pour fixer l'exploit caravanier sur la pellicule. Je pose soigneusement le pied à chaque pas dans la montée afin de ne pas glisser. Je ne m'en tire pas trop mal.
Le groupe a fait halte à Adinabaï où, à plus de 4 000 mètres, les bêtes peuvent paître et se reposer. Nous dînons de riz.
J'ouvre des conserves de poisson, espérant faire plaisir à tous, mais deux des jeunes, habitués à la saveur de la viande de yack et de mouton, n'apprécient guère cette chair en sauce.

 

 

 

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