Les livres de voyage


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Richard Henry DANA (1815-1882)

 

Deux années sur le gaillard d'avant

Quatrième de couverture - "Richard Henry Dana venait de commencer son droit à Harvard quand un mal mystérieux lui fit interrompre ses études. Ce jeune patricien de Nouvelle-Angleterre décida alors de changer radicalement son mode de vie et s'engagea comme simple matelot sur un voilier de commerce à destination de la Californie pour un voyage de deux ans, en passant par le cap Horn.
Dans son récit, grand classique de la littérature américaine du XIXème siècle, il développe quelques-uns des thèmes majeurs qui inspireront son cadet Herman Melville : le voyage initiatique, la lutte contre les éléments, l'ambiguïté de la vie primitive et sa trompeuse innocence."

Un récit qui décrit fidèlement la dure vie de marin au temps de la marine à voile, les intempéries, la discipline, les joies, vers le cap Horn.
 

 

 

En remontant la côte

p116 - Le lendemain, nous doublâmes les îles avant l'aurore et, vers midi, nous étions sortis du « canal » et voguions au large de la pointe Conception où nous avions précédemment effectué notre premier atterrissage. C'est la plus grande pointe de la côte; elle se présente comme un promontoire inhabité qui s'avance dans le Pacifique, et a la réputation d'être constamment battue des vents. Tout navire qui réussit à la franchir sans essuyer de coup de vent peut s'estimer chanceux, surtout en hiver. Nous faisions route avec nos bonnettes établies sur les deux bords, mais, au moment de doubler la pointe, le vent refusa et nous dûmes amener les bonnettes sous le vent. Mais plus nous venions au vent, plus il apparut que le brick était surtoilé, et il fallut ramasser rondement les contre-cacatois; on conserva pourtant les bonnettes au vent, mais en brassant les vergues au point que le bout-dehors de bonnette touchait presque la vergue de civadière. Le brick se mit à gîter sous l'action d'une brise qui fraîchissait de plus en plus; le capitaine était manifestement déterminé à pousser son navire à l'extrême limite de ses possibilités. Son frère et M. Robinson, qui n'avaient pas l'air trop à leur aise, lui firent une remarque, à quoi il répliqua sèchement qu'il connaissait son navire et savait quelle surface de toile il pouvait porter. Il cherchait évidemment à les impressionner en leur faisant une petite démonstration de son talent professionnel et de son audace. Il se tenait au vent de la dunette, agrippé aux galhaubans, les yeux fixés sur les vergues pour voir si elles tenaient le coup, quand une rafale vint mettre un point final à l'expérience, et en un instant, il ne fut plus question que d'amener et carguer tout à la fois cacatois, clinfoc et bonnettes. Ce fut le chaos — toutes les drisses larguées, rien d'amarré et toutes les voiles claquant au vent. La pauvre dame mexicaine montra la tête au capot de descente ; elle était pâle comme un fantôme et presque morte de peur. A l'avant, le second et quelques hommes s'efforçaient d'amener la bonnette basse que le vent avait emportée par-dessus la vergue de civadière, de l'autre côté des étais; quant à la bonnette de hune, son bout-dehors, après avoir plié comme une baguette, se détendit et cassa à ras du blin. Je bondis dans la mâture pour ferler la bonnette du grand perroquet, mais, avant que j'eusse atteint la hune, l'amure céda et la voile s'envola, flottant en avant du perroquet, et elle se déchira en mille pièces. À ce moment, les drisses avaient été larguées en bande, et jamais encore je n'avais eu à ferler une voile dans de telles conditions. Après d'énormes efforts, je réussis finalement à ramener la voile dans la hune, ou plutôt ce qui en restait, et j'étais en train d'amarrer ces lambeaux quand le capitaine, levant la tête, me cria un ordre : « Restez en haut, Dana, et ferlez le grand cacatois ! » Abandonnant ma bonnette, je grimpai donc jusqu'aux barres de perroquet, mais là, la situation avait l'air franchement inconfortable. Le pied du mât de perroquet avait pris du jeu entre les barres et les élongis, et il s'inclinait en formant un angle inquiétant avec le mât de hune en dessous, cependant que tout jouait et fatiguait sous une pression qui approchait du point de rupture.

Mais que peut faire un pauvre gabier, sinon obéir? Je m'avançai donc sur la vergue où je trouvai un chaos pire encore — si c'eût été possible — que celui que j'avais laissé plus bas. Les bras avaient été largués, en sorte que la vergue pivotait comme un tourniquet, et comme la voile avait été emportée tout entière sous le vent, sa ralingue de chute se trouvait maintenant du mauvais côté de la vergue, tandis que le contre-cacatois flottait librement au-dessus de ma tête. Je regardai vers le bas, mais il eût été vain d'essayer de me faire entendre, car tous les matelots étaient absorbés par leurs tâches respectives ; le vent rugissait et les voiles claquaient en tous sens. Heureusement qu'il était midi : dans la pleine lumière du jour, l'homme de barre, qui gardait constamment un oeil sur la mâture, s'aperçut bientôt de mon problème et, après force signes et gestes, réussit finalement à mobiliser quelqu'un pour embraquer les diverses manoeuvres qu'il fallait. Durant le temps que prit cette opération, j'observai ce qui se passait sur le pont : il y régnait la plus grande confusion, le petit navire fendait les eaux comme pris de folie, les vagues déferlaient par-dessus, et sa mâture s'inclinait à un angle dangereusement éloigné de la verticale. A l'autre mât de perroquet, Stimson s'escrimait sur sa voile qui, chaque fois qu'il avait réussi à la ramener sur la vergue, lui échappait aussitôt, emportée par le vent. Le perroquet en dessous de moi fut bientôt cargué, ce qui soulagea la mâture ; ainsi je pus enfin rapidement ferler ma voile et redescendre sur le pont. Mais durant cet épisode je perdis mon chapeau; c'était un nouveau chapeau en toile goudronnée, et cette perte me fit une impression plus vive que tout le reste. Nous eûmes encore à travailler de toutes nos forces pendant une demi-heure. Au moment où le grain avait frappé notre navire, celui-ci portait toute sa voilure haute ; en une heure de temps, nous nous étions retrouvés sous nos huniers au deuxième ris et notre voilure de gros temps.

Durant le grain, le vent avait halé de l'avant, en sorte que maintenant nous faisions route directement vers la pointe. Aussi, dès que nous eûmes recouvré le contrôle de la situation, nous virâmes lof pour lof et mîmes à nouveau le cap vers le large. Nous avions maintenant la charmante perspective d'un louvoyage de cent milles jusqu'à Monterey, contre un violent vent debout. Avant la nuit, il se mit à pleuvoir. Durant les cinq jours qui suivirent, nous essuyâmes pluie et tempête ; dérivant sous voilure réduite, nous fûmes emportés à plusieurs centaines de milles de la côte. Sur ces entrefaites, nous découvrîmes que notre petit mât de hune était fendu (cette avarie était certainement survenue durant le grain), ce qui nous obligea à caler le petit mât de perroquet et à réduire le plus possible notre voilure d'avant. Nos quatre passagers étaient effroyablement malades, et aussi nous ne les vîmes guère, ou pas du tout, durant ces cinq jours. Le sixième jour, le temps s'éclaircit et le soleil se remit à briller, mais le vent continuait à souffler et la mer demeurait agitée. On se serait à nouveau cru au beau milieu de l'océan; la terre la plus proche était à plusieurs centaines de milles et le capitaine devait faire le point chaque jour à midi. Nos passagers réapparurent, et, pour la première fois, j'eus l'occasion de mesurer combien un passager qui souffre du mal de mer est une créature lamentable et piteuse. J'avais surmonté mon propre mal de mer trois jours après notre départ de Boston et, depuis ce moment-là, je n'avais plus vu autour de moi que des hommes robustes et bien portants, absolument insensibles aux atteintes de ce mal, et capables d'affronter la mer dans n'importe quelle condition. Maintenant, par contre, à la vue de ces pauvres créatures, blêmes et misérables, qui se traînaient en titubant, je dois confesser n'avoir été que trop tenté d'éprouver une plaisante sensation de supériorité : nous pouvions circuler librement sur le pont, manger, grimper dans la mâture, tandis que ces malheureux en étaient réduits à se cramponner à la lisse, pris de vertige rien qu'à la vue des acrobaties que nous exécutions tranquillement en tête ,de mât ou à l'extrémité des plus hautes vergues. A bord d'un navire, un homme qui a le pied marin n'éprouve guère de sympathie pour qui souffre du mal de mer; le premier n'est que trop enclin à faire une comparaison qui flatte agréablement le sentiment de sa force virile.

Quelques jours plus tard, nous atterrîmes à la pointe Pinos, le promontoire qui marque l'entrée de la baie de Monterey. Nous nous rapprochâmes de la côte et la longeâmes, ce qui nous permit de contempler le paysage tout à notre aise. Le pays nous parut plus densément boisé que celui qui s'étend au sud de la pointe Conception. En fait, comme je le découvris par la suite, la pointe Conception constitue vraiment une ligne de démarcation entre deux régions naturelles. Au nord de la pointe, les forêts deviennent de plus en plus abondantes, le sol est plus riche et mieux arrosé — comme on le voit à Monterey et mieux encore à San Francisco —, tandis qu'au sud de la pointe, à Santa Barbara par exemple ou à San Pedro, et tout particulièrement à San Diego, il y a peu d'arbres, et le paysage présente un aspect nu et plat, quoiqu'il soit encore fertile.

La baie de Monterey est large à son entrée — il y a quelque vingt-quatre milles d'une pointe à l'autre, d'Ano Nuevo au nord à Pinos au sud —, mais elle se rétrécit au fur et à mesure que l'on approche de la petite ville qui est située dans un coude, ou une anse spacieuse, à son extrémité sud-est, à quelque dix-huit milles de l'entrée, ce qui représente d'ailleurs la plus grande longueur de la baie. Les rives sont magnifiquement boisées (il s'agit principalement de forêts de pins), et comme on était alors à la saison des pluies, herbes, feuillages et le reste, tout était du vert le plus vert que la nature puisse produire. Les oiseaux chantaient dans les bois et une grande quantité de gibier à plumes volait par-dessus nos têtes. Ici au moins on pouvait ancrer bien à l'abri des coups de vent du sud-est. Nous mouillâmes notre ancre à moins de deux encablures du rivage, juste en face de la petite ville qui avait l'air très jolie; ses maisons de briques crues étaient chaulées, ce qui leur donnait une apparence beaucoup plus avenante que les façades de Santa Barbara qui, elles, conservaient pour la plupart leur couleur de boue. Les toits de tuiles rouges faisaient un vif contraste avec le blanc des murs et le vert éclatant du gazon sur lequel les maisons — il y en avait une centaine en tout — étaient irrégulièrement dispersées. Ici, comme dans toutes les bourgades que j'ai vues en Californie, il n'y avait ni rues ni clôtures (sauf pour l'un ou l'autre petit potager protégé par une palissade), en sorte que les maisons étaient simplement disséminées sur l'herbe, au petit bonheur. Comme pardessus le marché elles étaient sans étage et construites à la façon de cottages, elles formaient un ensemble qui, vu à distance, était d'un effet ravissant.

Nous mouillâmes par un beau samedi après-midi; le soleil était encore haut et tout semblait plaisant. Un pavillon mexicain flottait sur le petit presidio carré et le son des tambours et des trompettes des soldats qui faisaient la parade se répercutait au-dessus de l'eau, ajoutant une saisissante note de vie à toute cette scène. Ce spectacle nous enchanta; nous avions le sentiment d'être arrivés enfin dans un «pays chrétien» (ce qui, dans le langage des matelots, signifie un pays civilisé). La première impression que nous avait faite la Californie avait été très déplaisante : la rade exposée de Santa Barbara, le mouillage à trois milles du rivage, ces fuites au large à chaque coup de vent du sud-est, le débarquement dans les rouleaux, le sombre petit bourg à un mille de la plage, l'absence de tout son et de toute vue — rien que des Canaques, des peaux de vache et des sacs de suif. Ajoutez à cela le coup de vent au large de la pointe Conception, et il ne vous sera pas difficile de comprendre notre agréable surprise à la vue de Monterey. En outre, comme nous devions bientôt l'apprendre — et, pour nous, cette question n'était pas peu importante —, il n'y avait pratiquement pas de rouleaux ici, et d'ailleurs, cet après-midi-là, au bord de la plage, l'eau était calme comme un étang.
Nous débarquâmes l'agent et les passagers ; diverses personnes étaient venues les attendre sur la plage, et plusieurs d'entre elles parlaient anglais, bien qu'elles fussent vêtues à la mode du pays. Nous apprîmes dans la suite que c'étaient des Anglais et des Américains qui s'étaient mariés et installés ici.

Un souvenir de nature plus personnelle est demeuré lié pour moi à notre arrivée à Monterey : pour la première fois, je réussis à effectuer ce qu'un gabier considère comme un véritable travail de matelotage — en l'occurrence, il s'agissait d'envoyer en bas une vergue de cacatois. J'avais vu cette opération exécutée une ou deux fois en mer, et un vieux marin, dont je m'étais non sans efforts concilié les bonnes grâces, m'avait patiemment enseigné les diverses étapes à suivre pour mener pareille entreprise à bien. Il m'avait également recommandé de saisir la première occasion qui se présenterait pour mettre son enseignement en pratique, et de m'essayer à cet exercice quand nous serions au port. Je dis au lieutenant, avec qui j'avais été fort lié à l'époque où il logeait encore dans le poste, que je savais comment procéder à cette opération, et je le persuadai de suggérer au second de me confier cette tâche dès que la nécessité s'en présenterait. En conséquence, la première fois qu'il fallut descendre les vergues de cacatois, c'est moi qui fus désigné pour effectuer cette besogne. Tout en montant au mât, je me répétai mentalement toute la série des manoeuvres à exécuter, en prenant bien soin d'en respecter la succession précise, car la moindre erreur aurait pu compromettre le tout. Heureusement, je réussis à m'acquitter de ma tâche sans provoquer la moindre remarque critique de l'officier, et quand la vergue arriva finalement sur le pont et que j'entendis le second me dire : « C'est bien », j'en éprouvai une satisfaction au moins comparable à celle que j'avais jadis connue à Harvard quand je voyais un bene inscrit en marge d'une de mes compositions latines.

 


 

Le fouet

P162 - Depuis plusieurs jours, le capitaine avait paru de méchante humeur. Rien n'était exécuté suffisamment vite ou suffisamment bien pour son goût. Il rabroua le cuisinier et le menaça du fouet pour avoir jeté du bois sur le pont, et il eut une dispute avec le second concernant la façon de capeler un bredindin. Le second avait maintenu que sa méthode était la bonne, car elle lui avait été enseignée par un homme qui était, lui, un vrai marin ! Le capitaine prit ceci de très mauvaise part, et ils se retrouvèrent immédiatement à couteaux tirés. Mais il tourna le plus vif de son irritation contre un gros gaillard un peu lourdaud, originaire des États du Centre, et qui s'appelait Sam. Ce pauvre diable, qui bégayait et n'était guère dégourdi, n'était pas exactement un marin d'élite, mais il s'efforçait en général de faire de son mieux. Néanmoins, le capitaine l'avait pris en grippe, le jugeant désagréable et paresseux; comme disent les matelots : « Si vous avez mauvaise opinion d'un chien, il ferait aussi bien de sauter pardessus bord. » Le capitaine trouvait à redire à tout ce qu'il faisait, et le tança sévèrement pour avoir laissé tomber un épissoir du haut de la grand-vergue sur laquelle il travaillait. Bien entendu, il ne s'était agi que d'un accident, mais cela lui fut imputé comme une faute. Le capitaine passa toute la journée du vendredi à bord et nous rendit la vie aussi déplaisante que possible. « Plus vous poussez les gens, moins ils avancent » est vraiment une vérité universelle. Nous travaillâmes tard dans la soirée du vendredi et reprîmes la besogne le samedi de grand matin. Vers dix heures, le capitaine donna ordre à Russell, notre nouvel officier — lequel avait déjà réussi à se faire cordialement détester de tout l'équipage —, d'armer un youyou pour le conduire à terre. John le Suédois était assis dans le canot amarré sur la hanche du navire, tandis que M. Russell et moi nous tenions près de la grande écoutille, attendant le capitaine qui était en bas, dans la cale où travaillait l'équipage, quand nous entendîmes sa voix, manifestement en proie à une colère violente, qui s'élevait contre quelqu'un, le second ou un membre de l'équipage, nous ne pouvions deviner qui au juste ; puis il y eut un bruit de coups et de lutte. Je courus à la lisse et appelai John qui remonta à bord; nous nous penchâmes à l'écoutille ; nous ne pouvions rien voir, mais, à entendre la voix retentissante du capitaine, nous devinâmes qu'il avait l'avantage :

« Regardez-vous donc, regardez-vous donc ! Oserez-vous encore me répliquer ? »

Pas de réponse ; puis on entendit un bruit de lutte, comme si l'autre essayait de lui échapper.

« Vous feriez mieux de vous tenir tranquille, car je vous tiens », dit le capitaine.

Puis il répéta sa question :
« Oserez-vous encore me répliquer?

— Je ne vous ai jamais répliqué », répondit Sam, car nous reconnûmes alors sa voix, bien qu'elle fût faible et à demi étranglée.
« Ce n'est pas ça que je vous demande. Essaierez-vous encore d'être impudent avec moi ?
— Je ne l'ai jamais été, Monsieur, répondit Sam.
— Répondez à ma question, ou je vous ferai ligoter et je vous donnerai le fouet, nom de Dieu!
— Je ne suis pas un esclave nègre, dit Sam.
— Dans ce cas, je vais vous aider à en devenir un », dit le capitaine, et, s'approchant de l'écoutille, il bondit sur le pont.
Jetant sa veste et roulant ses manches, il appela le second :

« Saisissez cet homme, monsieur Amerzene ! Saisissez-le ! Ligotez-le ! Je vais vous montrer à tous qui est le maître à bord ! »
L'équipage et les officiers montèrent sur le pont à la suite du capitaine, mais le second dut se faire répéter plusieurs fois l'ordre d'arrêter Sam avant de le mettre à exécution. L'autre n'opposa nulle résistance et se laissa conduire vers la coupée.

« Pourquoi voulez-vous fouetter cet homme, Monsieur ? » demanda John le Suédois au capitaine.

En entendant cela, le capitaine fonça sur John, mais, le sachant prompt et résolu, il donna ordre au steward d'apporter les fers et, appelant Russell pour qu'il le secondât, il marcha vers John. « Laissez-moi, dit John. J'accepte les fers. Ce n'est pas la peine d'employer la force. »

Il tendit ses poignets; le capitaine lui passa les fers et l'envoya à l'arrière vers la dunette. Sur ces entrefaites, Sam avait été attaché par les poignets, face aux haubans. On lui avait enlevé sa vareuse, mettant son dos à nu. Le capitaine se tenait sur le passavant à quelques pas de lui, un peu plus haut pour avoir plus d'élan. Il brandissait un gros et solide bout de filin. Les officiers l'entouraient, et l'équipage s'était massé dans l'embelle. Tous ces préparatifs m'avaient rendu malade; malgré ma colère et mon excitation, j'étais au bord de l'évanouissement. Voir un homme — un être créé à l'image de Dieu — lié et battu comme une bête ! Un homme dont, par-dessus le marché, je partageais l'existence, avec qui j'avais mangé, fait le quart pendant des mois, et que je connaissais intimement. Si l'un des matelots essayait de se rebeller, que faudrait-il faire ? Mais ils en avaient définitivement manqué l'occasion : deux des leurs étaient déjà ligotés, et il n'en restait plus que deux autres en sus de Stimson et de moi-même, et du mousse qui n'était qu'un enfant de dix ou douze ans. Les matelots savaient bien que jamais Stimson ni moi ne nous joindrions à eux en cas de mutinerie. De plus, dans l'autre camp, il y avait, outre le capitaine, trois officiers, le steward, l'agent de l'armement et le subrécargue, et le salon contenait des armes. Mais, même quand ils ont l'avantage du nombre, que pourraient faire de simples matelots ? S'ils résistent, ce sont des mutins, et s'ils réussissent à s'emparer du navire, ce sont des pirates. S'ils finissent par se soumettre, ils seront immanquablement punis, et s'ils s'obstinent, quel espoir peuvent-ils encore nourrir pour le restant de leur existence ? Quand un marin rejette les ordres de son capitaine, il rejette la loi, et il n'a plus d'autre choix que la piraterie ou la soumission. Il leur fallait donc bien se résigner à leur sort, si mauvais fût-il. Telle était la condition qu'ils avaient choisie en s'embarquant. Faisant tournoyer le bout de filin au-dessus de sa tête et se courbant pour avoir plus de force, le capitaine abattit son fouet sur le dos du pauvre diable. Une fois, deux fois, six fois.

«Serez-vous encore impudent avec moi ? »

L'autre se tordait de douleur, mais ne dit mot. Trois coups de plus. C'en était trop, et le malheureux marmonna quelque chose que je ne pus entendre. Ceci lui valut une nouvelle série de coups; il était à bout maintenant ; le capitaine donna enfin ordre de le délier.

«À ton tour maintenant », dit le capitaine en se tournant vers John.
Il lui enleva ses fers. John courut vers le gaillard d'avant.

«Ramenez-le à l'arrière ! » hurla le capitaine.

Le lieutenant, qui avait partagé la vie du poste avec les matelots durant la première partie du voyage, demeura immobile dans l'embelle ; le second cependant se dirigea lentement vers l'avant. Mais le deuxième lieutenant, désireux de faire étalage de son zèle, bondit par-dessus le guindeau et saisit John à bras-le-corps ; John eut tôt fait de se débarrasser de lui. Le capitaine se tenait sur la dunette, nu-tête, les yeux flamboyant de fureur, la face rouge comme du sang, brandissant son cordage et criant à ses officiers :
«Traînez-le à l'arrière ! Ne le laissez pas s'échapper ! Je vais lui tanner le cuir ! »

Le second, qui avait maintenant gagné le gaillard d'avant, dit doucement à John de le suivre à l'arrière. John, voyant que toute résistance était vaine, repoussa le scélérat qui nous servait de deuxième lieutenant; il dit qu'il irait à l'arrière de son propre gré et qu'il n'y avait nul besoin de l'y traîner. Il remonta le passavant et tendit ses poignets. Mais à peine le capitaine eut-il commencé à le ligoter que cette indignité lui parut dans toute son énormité, et il se débattit. Mais le second et Russell le tenaient, et il fut bientôt lié. Quand il fut attaché, il se tourna vers le capitaine qui était en train de rouler ses manches et se préparait à frapper le premier coup, et lui demanda pourquoi il voulait le fouetter.
«Ai-je jamais refusé de faire mon devoir, Monsieur ? Ai-je jamais hésité à exécuter un ordre ? M'avez-vous jamais trouvé insolent, ou pas à la hauteur de ma tâche ?
— Non, dit le capitaine, ce n'est pas pour ça que je donne le fouet. Je te fouette parce que tu te mêles de ce qui ne te regarde pas, et parce que tu poses des questions.
— On ne peut pas poser de questions ici sans se faire fouetter?
— Non ! hurla le capitaine. Personne ne peut ouvrir la bouche sur ce navire, sauf moi ! »

Et il se mit à lui fouetter le dos, pivotant sur lui-même à chaque coup pour en augmenter la force. Sa frénésie allait croissant, il dansait sur le pont en faisant tournoyer son filin.
«Tu veux savoir pourquoi je te fouette ? Eh bien, je vais te le dire : c'est parce que j'aime ça ! Parce que j'aime ça ! Ça me plaît ! C'est pour ça que je le fais ! »
L'autre se tordait de douleur. Finalement, il ne put se contenir et lâcha une exclamation que nous n'employons guère, mais qui est courante chez les étrangers :
« Oh, Jésus-Christ ! Oh, Jésus-Christ !

— N'appelle pas Jésus-Christ, cria le capitaine. Il ne peut rien pour toi ! Appelle plutôt Frank Thompson ! Ça c'est l'homme qu'il te faut ! Il pourra t'aider ! Jésus-Christ ne peut rien pour toi ! »
En entendant ces mots que je n'oublierai jamais, mon sang se figea. Je ne pouvais plus regarder cette scène. Révolté, malade, je me détournai et me penchai par-dessus la lisse; je regardai l'eau en contrebas. Des pensées rapides me traversèrent l'esprit, je ne sais trop lesquelles; je songeais à notre situation, je rêvais aux moyens de punir le capitaine une fois que nous serions de retour, mais le bruit des coups et les cris de la victime me ramenaient à la réalité. Enfin le silence se fit. Me retournant, je vis que le second, sur un signe du capitaine, avait détaché John. Celui-ci, plié en deux par la douleur, se dirigea lentement vers l'avant et descendit dans le poste. Quant à nous, nous restâmes figés sur place, tandis que le capitaine, enflé de rage et du sentiment glorieux de son exploit, arpentait la dunette de long en large, nous criant chaque fois que ses allées et venues le ramenaient de notre côté :

« Vous ne vous êtes pas regardés, non? Vous voyez bien que vous êtes tous à ma merci ! Vous savez maintenant ce que j'ai en réserve pour vous ! Vous vous étiez trompés sur mon compte, mais maintenant vous savez à qui vous avez affaire ! Je vous ferai marcher au pas, tous tant que vous êtes ! S'il le faut, je vous fouetterai tous, ceux de l'avant comme ceux de l'arrière, sans exception, en commençant par le mousse ! Vous avez trouvé votre maître ! Oui, un maître d'esclaves, un négrier ! »

Pendant dix minutes, il nous régala de ces réflexions et d'autres propos également calculés pour resserrer la discipline et pour prévenir tout risque de futur désordre, puis il se retira. Un peu plus tard, John se rendit à l'arrière avec son dos nu, affreusement gonflé et tout strié des marques de coups, et il chargea le steward de demander au capitaine s'il ne pouvait lui donner quelque baume ou onguent pour mettre sur ses plaies.
«Non, dit le capitaine qui l'avait entendu d'en bas. Dites-lui d'enfiler sa chemise par-dessus, c'est ce qu'il y a de mieux pour lui, et qu'il se prépare maintenant à me conduire à terre avec le canot. Je ne permettrai à personne de tirer au flanc sur mon navire. »

Et il donna ordre à M. Russell de prendre les deux hommes qui avaient été fouettés, ainsi que deux autres matelots, pour armer le canot et le mener à terre. Je fis partie de cette équipe. John et Sam pouvaient à peine plier l'échine et le capitaine leur cria de souquer dur, mais, voyant qu'ils faisaient tout leur possible, il ne les harcela pas davantage. L'agent était assis derrière les bancs de nage, mais durant tout le trajet — qui était d'une bonne lieue — il ne pipa mot. Nous atterrîmes; le capitaine, l'agent et l'officier se dirigèrent vers la maisonnette, nous laissant à la garde du canot. Je restai près du canot avec l'autre matelot; John et Sam s'éloignèrent à pas lents et allèrent s'asseoir sur les rochers. Ils causèrent quelque temps entre eux, puis se séparèrent et s'assirent chacun de son côté. John m'inquiétait ; il était étranger, je lui connaissais un caractère emporté, ses blessures le brûlaient. Il avait son couteau sur lui et le capitaine devait revenir seul jusqu'au canot. Mais finalement mes appréhensions se montrèrent sans fondement, et nous regagnâmes le navire sans incident. Le capitaine était probablement armé et, si les deux hommes l'avaient attaqué, il ne leur serait plus resté d'autre issue que la fuite dans les forêts de Californie où ils seraient morts de faim, ou la capture aux mains des soldats et des Indiens que la perspective d'une récompense de vingt dollars aurait lancés à leurs trousses.

Après notre journée de travail, nous descendîmes dans le poste et prîmes notre frugal souper, mais pas un mot ne fut échangé. C'était un samedi soir, mais il n'y eut pas de chansons ni aucun des divertissements habituels. L'atmosphère était morne. Les deux hommes étendus dans leurs couchettes gémissaient de douleur. Nous nous couchâmes tous, mais, pour ma part, je ne pus trouver le sommeil. Les bruits qui venaient de temps à autre des couchettes de John et de Sam indiquaient que ni l'un ni l'autre ne dormaient, comme bien on eût pu le deviner, car il leur était impossible de conserver longtemps la même position.

Dans le trou sombre où nous vivions, sous le faible lumignon qui balançait sa lueur, un flot de pensées et de résolutions diverses s'agitait dans mon esprit. Je ne craignais pas vraiment que le capitaine essayât jamais de lever la main sur moi, mais je contemplais notre situation : cette vie sous la tyrannie d'un bravache sans foi ni loi, le caractère du pays où nous étions, la durée de notre voyage, l'incertitude qui pesait sur notre retour en Amérique, et — à supposer que nous pussions jamais rentrer au pays — les chances d'obtenir justice et réparation pour ces malheureux; et je jurai que, si Dieu m'en donnait un jour le moyen, je m'emploierais à combattre les injustices et soulager les souffrances endurées par cette classe d'hommes dont j'avais si longtemps partagé le sort.

 

 

Dimanche de Pâques

p205 - Le dimanche suivant était le jour de Pâques, et, comme nous n'avions eu aucun congé à San Pedro, ce fut notre tour de descendre à terre — pour profaner encore une fois le jour du Seigneur. Peu après le petit déjeuner, une grande chaloupe chargée d'hommes en vareuse bleue, avec des bonnets écarlates et des chemises bariolées, se détacha du navire italien, en route pour le rivage et la liberté; elle nous passa sur l'arrière, et, durant tout le trajet jusqu'à la grève, les matelots chantèrent en choeur, de façon superbe, de belles chansons de mer italiennes. Parmi ces airs, je reconnus le célèbre «O Pescator dell'onda», qui me remit en mémoire des pianos, des salons, des demoiselles qui font de la musique, et mille autres choses qu'il était également incongru pour moi d'évoquer dans ma présente condition. Estimant que nous n'aurions que faire de toute une journée à terre — les environs n'offraient nul but d'excursion à cheval —, nous restâmes tranquillement à bord jusqu'après le dîner, puis nos compagnons armèrent le canot pour nous déposer à terre. Selon l'usage, en effet, les permissionnaires jouissent d'un traitement de passagers : la bordée de service assure leur transport aller et retour entre le bateau et la terre.

Ayant reçu la consigne d'être de retour sur la plage au coucher du soleil, nous prîmes le chemin de la petite ville. Là, tout avait un air de fête. Les gens avaient revêtu leurs plus beaux habits; les hommes chevauchaient entre les maisons, les femmes étaient assises sur des tapis devant leur porte. À la terrasse d'une pulperia, deux hommes couverts de rubans et de bouquets étaient assis, jouant du violon et de la guitare espagnole. À l'exception des tambours et des fifres de Monterey, je n'ai jamais entendu d'autres instruments de musique en Californie, et je suppose que les gens du pays n'en connaissent point d'autres. En effet, à un grand fandango auquel j'assistai par la suite, et pour lequel on avait mobilisé tous les musiciens qui se pouvaient trouver, il n'y avait en tout et pour tout que trois violons et deux guitares. Il était encore trop tôt dans la journée pour qu'on pût assister à des danses, mais nous apprîmes qu'un taureau allait être amené de la campagne pour une course qui aurait lieu sur la place du presidio dans une ou deux heures ; en attendant, nous nous promenâmes entre les maisons. Nous avions entendu parler d'un Américain qui s'était marié ici et qui avait ouvert une boutique ; nous cherchâmes à le rencontrer, et on nous indiqua un long bâtiment bas, à l'extrémité duquel se trouvait une porte surmontée d'une enseigne en espagnol. Nous entrâmes dans la boutique, mais il n'y avait personne; l'endroit avait l'air vide et abandonné. Quelques minutes plus tard, toutefois, l'homme en question apparut; il s'excusa de ne rien pouvoir nous offrir, nous expliquant qu'il y avait eu un fandango chez lui la veille au soir et que ses hôtes avaient mangé et bu tout ce qu'il avait dans la maison.

« Oh oui ! fis-je, ce sont les fêtes de Pâques.
— Non, répondit-il avec une expression singulière.

Ma petite fille est morte l'autre jour, et telle est la coutume du pays. »

En entendant ces mots, je me sentis terriblement embarrassé, ne sachant que dire, ni si j'aurais dû lui présenter mes condoléances, et j'allais me retirer quand il ouvrit une porte latérale et nous invita à entrer. Le spectacle qui m'attendait à l'intérieur me surprit plus encore : je trouvai une vaste pièce remplie de petites filles — les plus jeunes avaient trois ou quatre ans, et les plus âgées quinze ou seize — tout de blanc vêtues, coiffées de couronnes de fleurs et tenant des bouquets dans leurs mains. Notre hôte nous guida parmi ces fillettes qui étaient en train de jouer avec beaucoup d'animation, et nous conduisit à l'autre bout de la pièce, jusqu'à une table recouverte d'une étoffe blanche, sur laquelle était disposé un cercueil long de quelque trois pieds, contenant le corps de son enfant. Le cercueil était couvert d'une étoffe blanche et garni à l'intérieur de satin blanc; le tout était jonché de fleurs. Par une porte ouverte, nous aperçûmes dans une autre pièce quelques personnes plus âgées, vêtues de façon ordinaire ; mais un amoncellement de bancs et de tables qu'on avait repoussés dans un coin, ainsi que les taches qui souillaient les murs, rappelaient les festivités qui s'étaient déroulées ici la veille. Me sentant comme Garrick, écartelé entre la tragédie et la comédie, je demandai à mon hôte quand auraient lieu les funérailles ; il me dit que le cortège se mettrait en route pour la mission dans une heure environ, et je pris congé de lui.

Pour tuer le temps, nous louâmes des chevaux et allâmes faire un tour sur la plage. Nous trouvâmes là trois ou quatre matelots italiens qui, eux aussi, avaient des chevaux et galopaient à bride abattue sur le sable dur. Nous nous joignîmes à eux et prîmes un vif plaisir à cet exercice. La plage offrait une piste de plus d'un mille de long ; les chevaux volaient littéralement sur le sable uni et compact; on eût dit que le vent du large et le mugissement continu du ressac agissaient sur eux comme un puissant stimulant. Enfin, nous quittâmes la plage et regagnâmes le bourg; ayant appris que le cortège funèbre s'était déjà mis en route, nous poussâmes nos montures et le rejoignîmes à mi-chemin de la mission. Ce nouveau spectacle ne nous parut pas moins étrange que celui que nous avions vu plus tôt : tout comme la maison de la petite morte n'avait guère ressemblé à une maison mortuaire, le cortège funèbre lui non plus n'avait pas grand-chose de commun avec ce que nous appelons de ce nom. Le petit cercueil était porté par huit fillettes ; leurs compagnes accouraient constamment pour les relever. Derrière le cercueil suivait en désordre toute la troupe des fillettes en blanc, avec leurs guirlandes de fleurs ; d'après leur nombre, je suppose que toutes les petites filles du bourg devaient se trouver là. Elles jouaient tout en marchant, s'arrêtant parfois pour cueillir une fleur, gambadant toutes ensemble pour aller bavarder avec quelqu'un, ou courant pour rattraper le cercueil. Puis venaient quelques femmes âgées, vêtues de couleurs ordinaires; enfin, un groupe de jeunes gens et de garçons, les uns à pied, d'autres à cheval, les suivaient ou marchaient et chevauchaient à leurs côtés, leur lançant fréquemment des apostrophes et des plaisanteries. Mais le plus curieux de tout cela, c'était deux hommes qui marchaient de chaque côté du cercueil, portant chacun un mousquet; ils déchargeaient constamment leur arme en l'air pour la recharger aussitôt. Était-ce afin de repousser les mauvais esprits? Je n'en ai aucune idée, mais c'est la seule explication que je puisse imaginer.

Comme nous approchions de la mission, nous vîmes la grande porte qui s'ouvrait; le padre se tenait au sommet des degrés, un crucifix à la main. La mission était vaste et avait un air d'abandon; les dépendances étaient en ruine, et de tout l'ensemble se dégageait une impression de grandeur délabrée. Une grande fontaine de pierre laissait couler un quadruple jet d'eau pure dans un bassin devant la porte de l'église; comme nous étions sur le point d'y abreuver nos montures, il nous vint soudain à l'esprit que cette fontaine était peut-être un endroit consacré, et nous refrénâmes notre premier mouvement. À ce moment précis, les cloches firent tout à coup retentir leurs sons rudes et discordants, et le cortège entra dans la cour. J'aurais souhaité l'y suivre et assister à la cérémonie, mais le cheval d'un de mes compagnons prit peur et s'enfuit au galop vers la petite ville; ayant désarçonné son cavalier, il se prit un sabot dans les courroies de la selle qui avait glissé, et, traînant celle-ci à toute allure, était en train de la mettre en pièces. Sachant que notre compagnon ne pouvait parler un mot d'espagnol et craignant qu'il n'eût des difficultés, je fus obligé de quitter la cérémonie et de chevaucher à sa poursuite. J'eus tôt fait de le rattraper; il claudiquait, maudissant son cheval et transportant les morceaux de la selle qu'il avait ramassés en chemin. Nous allâmes trouver le propriétaire du cheval pour négocier un arrangement avec lui; il se montra étonnamment libéral. Comme nous avions rapporté tous les morceaux de la selle et que les dégâts paraissaient réparables, il se contenta de six réaux. En fait, nous avions craint que cette mésaventure ne nous coûtât plusieurs dollars. Nous lui indiquâmes du doigt le cheval qui se trouvait maintenant à mi-hauteur dans la montagne ; mais il hocha la tête en disant : «No importa», et nous laissa entendre qu'il en avait beaucoup d'autres.

Ayant regagné la petite ville, nous vîmes qu'une foule s'était rassemblée sur la place devant la plus grande pulperfa. Nous chevauchâmes dans cette direction et découvrîmes que tous ces gens — hommes, femmes et enfants — avaient été attirés par le spectacle d'une paire de petits coqs en train de combattre. Les coqs étaient en pleine action, bondissant l'un contre l'autre, et les spectateurs, riant et criant, montraient autant de passion que si les combattants avaient été des humains. Il y avait eu un contretemps avec le taureau : l'animal avait réussi à prendre la clé des champs, et, comme il était trop tard pour s'en procurer un autre, on avait remplacé ce programme par un combat de coqs. Un des petits coqs, frappé à la tête, s'effondra, l'ceil crevé. On apporta alors deux énormes champions : ceux-ci constituaient le plat de résistance — les petits coqs n'avaient été servis qu'en hors-d'oeuvre, pour rassembler les badauds. Deux gaillards entrèrent dans l'arène, portant chacun un coq dans ses bras. Ils les lancèrent l'un contre l'autre, leur prodiguant des encouragements en courant eux-mêmes a quatre pattes tout autour des combattants. On se mit à parier gros; comme dans la plupart des compétitions, la lutte demeura tout un temps indécise. Les coqs faisaient tous deux preuve d'une ardeur considérable et combattirent probablement mieux et plus longtemps que n'eussent pu le faire leurs maîtres respectifs. Je ne me rappelle plus maintenant si ce fut le blanc ou le rouge qui remporta finalement la victoire, mais le vainqueur quitta majestueusement l'arène en pur style veni, vidi, vici, laissant son adversaire pantelant et effondré.

Cette affaire ayant été réglée, nous entendîmes parler de cabellas et carrera, et, voyant toute la foule refluer dans une même direction, nous suivîmes le mouvement général jusqu'à un terrain plat, en bordure du bourg, qui servait de champ de courses. Les spectateurs se mirent à affluer, on marqua le parcours, les arbitres prirent leurs places, et on conduisit les chevaux à une extrémité du terrain. Deux vieux messieurs d'apparence très distinguée — on les appelait don Carlos et don Domingo — reçurent les paris. Tout était prêt. Nous attendîmes un moment encore; on pouvait seulement apercevoir les chevaux qui piaffaient et tournaient sur place ; enfin un cri se répercuta dans la foule massée le long du parcours, et nous les vîmes surgir — le cou tendu, les yeux exorbités, homme et bête soudés dans un même effort. Les coursiers passèrent devant nous comme une paire de boulets ramés, ils fonçaient à la même hauteur; l'instant d'après, ils étaient passés et nous ne pouvions plus apercevoir que leur dos et les sabots de leurs pattes de derrière qui volaient au-dessus du sol. Dans leur sillage, la foule rompit son alignement et se mit à envahir la piste pour les poursuivre vers l'arrivée. Nous suivîmes le mouvement général et trouvâmes les chevaux qui revenaient au pas ; emportés par leur élan, ils avaient galopé bien au-delà du but. On nous dit que le plus maigre et le plus grand des deux avait gagné d'une demi-longueur. Leurs cavaliers étaient des hommes fluets ; ils portaient un foulard noué sur la tête et avaient les bras et les jambes nus. Leurs chevaux avaient noble allure ; leur robe n'était pas luisante ni bichonnée comme celle de nos chevaux de selle à Boston, mais ils avaient des muscles superbes et des yeux pleins de feu. La course finie, la foule en discuta encore les péripéties durant quelques instants, puis se dispersa et reflua vers la petite ville. Regagnant la grande pulperia, nous entendîmes le violon et la guitare qui étaient encore toujours en train de miauler et nasiller sur la terrasse. Comme c'était maintenant le crépuscule, les danses commencèrent. Les matelots italiens dansèrent, et un membre de notre équipage exécuta une sorte de matelote antillaise pour la plus grande joie des badauds qui applaudirent à grands cris : « Bravo !», «Otra vez !» et « Vivan los marineros !» Mais la danse ne devint pas générale, car les femmes et les gente de razôn n'avaient pas encore fait leur apparition. Nous aurions beaucoup souhaité pouvoir nous attarder pour voir comment ils dansaient, mais, malgré toute la liberté dont nous avions joui durant cette journée, nous n'étions après tout que de pauvres gabiers, et comme nous avions reçu pour consigne de regagner la plage au crépuscule, nous n'osâmes pas nous octroyer plus d'une heure de retard, et nous prîmes donc le chemin du retour. Le canot venait juste d'atterrir après avoir franchi la barre qui brisait avec violence ; il y avait un épais brouillard au large, ce qui, pour l'une ou l'autre raison, accompagne toujours ou précède une grosse mer. Les permissionnaires jouissent du privilège d'être traités comme des passagers depuis le moment où ils quittent le navire jusqu'à ce qu'ils remontent à bord; nous prîmes donc place en arrière des bancs de nage, nous félicitant de pouvoir voyager bien au sec, quand un énorme rouleau brisa tout autour du canot, remplissant celui-ci à demi et nous inondant des pieds à la tête. Enfonçant sous le poids de l'eau que nous avions embarquée, nous ne pouvions nous soustraire au choc des vagues suivantes, en sorte que, quand nous eûmes finalement quitté la zone des rouleaux pour entrer en eau profonde, le canot se trouvait presque submergé et l'eau nous montait jusqu'aux genoux. Nous réussîmes cependant à écoper au moyen d'un petit seau, ainsi que de nos chapeaux; enfin, nous regagnâmes le brick, hissâmes le canot, prîmes notre souper, changeâmes de vêtements et, comme d'habitude, fîmes à l'intention de ceux qui étaient restés à bord un récit circonstancié de nos aventures à terre. Finalement, après avoir fumé une dernière pipe, tout le monde alla se coucher. Ainsi s'acheva notre seconde journée de congé à terre.

Le lundi matin, pour compenser nos divertissements de la veille, on nous appela tous au goudronnage de la mâture. Pour ce faire, les uns se laissaient glisser le long des étais et des galhaubans avec des cartahus, les autres goudronnaient les haubans, les balancines, etc., en grimpant au bout des vergues et en descendant le long du gréement. Nous retournâmes le fond de nos sacs et exhumâmes les vieux pantalons et les vareuses souillées de goudron que nous avions utilisées auparavant pour cette même besogne. Nous commençâmes notre travail dès le lever du soleil. Après le petit déjeuner, nous eûmes le plaisir de voir la chaloupe du navire italien qui conduisait à terre un contingent de matelots gaiement vêtus comme la veille, et chantant leurs barcarolles. À terre, les festivités de Pâques se prolongèrent pendant trois jours, et, comme ces matelots appartenaient à un navire catholique, ils pouvaient en profiter jusqu'au bout. Aussi, pendant deux journées successives, tandis que nous poursuivions notre sale besogne, perchés dans le gréement et couverts de goudron, nous pûmes observer ces gaillards qui descendaient à terre le matin pour en revenir le soir de très joyeuse humeur. Le bel avantage d'être protestant ! Il n'y a pas de danger que le catholicisme se répande jamais dans la Nouvelle-Angleterre, tant que l'Eglise ne réduira pas le nombre de ses jours fériés. C'est que les Yankees n'ont pas de temps à perdre. Les capitaines américains extorquent de leurs équipages presque trois semaines de travail de plus que les capitaines des nations catholiques. Comme les Yankees ne célèbrent que rarement la fête de Noël et qu'une fois au large les capitaines ignorent tout simplement la date de Thanksgiving, leurs gabiers n'ont jamais de congés.

 

Aux abords du Cap Horn

p448 - Lundi 27 juin.
Durant la première partie de la journée, la brise a continué à être favorable, et, comme nous étions à une allure portante, nous ne sentions guère le froid et pûmes poursuivre notre travail sur le pont avec nos vêtements ordinaires et nos vareuses légères. Notre bordée eut congé durant l'après-midi, pour la première fois depuis le départ de San Diego. Après avoir demandé au second lieutenant quelle était la latitude relevée au point de midi, nous nous livrâmes à nos calculs habituels pour supputer le temps qu'il nous faudrait encore pour atteindre le cap Horn, puis nous nous couchâmes pour faire une sieste. Nous étions plongés dans le plus profond sommeil quand trois coups frappés sur l'écoutillon, accompagnés de l'appel : « Tout le monde sur le pont ! », vinrent nous tirer de nos couchettes. De quoi donc pouvait-il s'agir? Il ne ventait pas fort, semblait-il, et, par l'écoutillon, nous pouvions voir que le temps était clair; et, pourtant, la bordée de quart était en train de réduire la toile. Nous pensâmes qu'il devait y avoir un navire en vue et que nous nous apprêtions sans doute à mettre en panne pour le héler; nous nous en réjouissions déjà, car nous n'avions aperçu ni une voile ni une terre depuis notre départ de Californie, quand nous entendîmes la voix du second sur le pont (il dormait tout habillé et était toujours sur le pont à la seconde même où on l'appelait) qui apostrophait les matelots en train de carguer les bonnettes et leur demandait où était sa bordée. Nous n'attendîmes pas qu'on nous appelle une seconde fois et nous grimpâmes l'échelle en hâte. Nous découvrîmes devant nous, à tribord, un banc de brouillard qui couvrait la mer et le ciel, roulant tout droit vers nous. J'avais vu le même phénomène auparavant, lors du voyage d'aller, à bord du Pilgrim, et je savais ce qu'il signifiait; il n'y avait plus un moment à perdre. Nous n'avions sur le dos que des vêtements légers, mais le temps pressait et nous nous attaquâmes immédiatement à notre tâche.

Les gars de l'autre bordée étaient dans les hunes en train de ramasser les bonnettes de perroquet, cependant que les bonnettes basses et les bonnettes de hunier étaient amenées en pagaïe. C'était partout « amène et cargue » jusqu'à ce que nous eussions ferlé toutes les bonnettes ainsi que les cacatois, le clinfoc et la perruche, et le navire laissa porter un peu pour étaler le grain. On avait gardé le petit et le grand perroquet, car «le Vieux» n'avait pas l'intention de se laisser intimider en plein jour et était bien déterminé à porter sa toile jusqu'à la dernière minute. Tous, nous attendions le premier choc du coup de vent; d'emblée, celui-ci nous montra qu'on avait vraiment fini de rire; et ce fut de la pluie, des giboulées, de la neige, et un vent à vous couper le souffle, qui obligeait même les plus braves à faire le gros dos. Le navire gîta au point de se coucher sur le flanc, les espars et le gréement gémirent et craquèrent, et les mâts de perroquet se courbèrent comme de vulgaires badines. «À carguer le petit et le grand perroquet ! » cria le capitaine, et tous les matelots se ruèrent sur les cargues. Le pont était incliné à un angle de près de quarante-cinq degrés, et le navire fonçait à travers les vagues comme un cheval emballé ; tout l'avant disparaissait dans un nuage d'écume. On largua les drisses, les vergues furent amenées, on fila les écoutes; en quelques minutes, les voiles furent étouffées et contenues par leurs points et leurs cargues-fonds. « On les ferle, Monsieur ? » demanda le second. « Largue partout les drisses de hunier ! » hurla le capitaine en guise de réponse, de toute la force de ses poumons. Les vergues de hunier furent amenées, on empoigna les palanquins de ris et on pesa dessus. Nous bondîmes dans les enfléchures, grimpant au vent du gréement. La violence du vent, qui chassait presque à l'horizontale les averses de grêle et de neige fondue, nous clouait contre le gréement et nous avions de la peine à nous mouvoir. L'un après l'autre, nous nous hissâmes sur les vergues. Une rude besogne nous y attendait : nos voiles qui venaient tout récemment d'être enverguées n'avaient pas encore eu le temps de s'assouplir, cependant que les nouvelles empointures et les garcettes de ris, raidies par la neige fondante, résistaient à nos efforts pour les nouer : on eût dit du fil de fer! Nous portions encore nos vareuses légères et nos chapeaux de paille, et aussi fûmes-nous bientôt trempés jusqu'aux os, tandis qu'il se mettait à faire de plus en plus froid. Nos doigts en étaient tout engourdis; cela venant s'ajouter à la rigidité de la toile et de toutes les manoeuvres, nous fûmes obligés de passer un temps considérable sur la vergue. Après avoir finalement réussi à plier la toile sur l'espar, il nous fallut encore attendre un temps infini avant que l'empointure du vent pût être transfilée ; il n'y allait certainement de la faute de personne, car c'était John le Français qui se trouvait à l'empointure, et jamais on ne vit marin plus agile sur une vergue. Tandis que nous attendions, pliés sur l'espar, nous devions continuellement taper nos mains sur la toile pour les empêcher de geler. Quand le signal nous parvint enfin : « Hale sous le vent ! », nous empoignâmes les garcettes de ris et raidîmes le raban à bloc pour le porter à l'empointure sous le vent. «Raban à bloc ! Amarre ! » Nous eûmes bientôt fini de serrer le premier ris et nous nous apprêtions à redescendre sur le pont quand le second nous cria : « Deux ris ! Deux ris ! », et nous dûmes prendre un second ris de la même façon. Quand nous eûmes terminé, nous regagnâmes le pont et nous nous mîmes aux drisses sous le vent, dans l'eau jusqu'aux genoux, et nous établîmes le hunier. Puis il nous fallut grimper sur la vergue du hunier pour y prendre un ris de la même manière; car, comme je l'ai dit, nos effectifs avaient été fort réduits, et pour comble de malchance, à peine deux jours auparavant, le charpentier s'était blessé à la jambe avec sa hache, en sorte qu'il ne pouvait grimper dans la mâture. Nous étions si peu nombreux que, par un temps comme celui-ci, nous ne pouvions guère nous occuper que d'un hunier à la fois, et, naturellement, cela faisait double besogne pour chacun. De la vergue du grand hunier, nous passâmes à la vergue de grand-voile et prîmes un ris dans la grand-voile. Mais à peine avions-nous repris pied sur le pont que ce fut : «En haut, à mettre le perroquet de fougue au bas ris ! » Cela, c'était mon domaine; comme je me trouvais le plus près des enfléchures, je fus le premier en haut et, sur la vergue, je gagnai l'empointure du vent. Ben l'Anglais, qui m'avait immédiatement suivi, s'occupa de l'empointure sous le vent, tandis que le reste de l'équipe se répartissait sur la vergue; le second eut l'attention de nous envoyer en renfort le cuisinier et le steward. Je compris alors pourquoi le transfilage des empointures avait chaque fois pris aussi longtemps; tout en faisant de mon mieux et en bénéficiant de l'aide d'un compagnon vigoureux, je pus entendre les autres, au milieu de la vergue, qui maudissaient ma lenteur en attendant que j'eusse enfin achevé ma tâche. Nous prîmes les ris l'un après l'autre, jusqu'au bas ris, puis nous redescendîmes sur le pont pour haler sur les drisses. Entre-temps, on avait ferlé le foc et établi la voile d'étai; avec sa voilure ainsi réduite, le navire avait retrouvé une certaine assiette et se montrait plus manoeuvrant; mais les deux cacatois pendaient encore sur leurs cargues et claquaient au vent avec des secousses qui semblaient vouloir arracher les mâts. Un coup d'oeil vers la mâture suffit pour nous rappeler que notre travail n'était pas encore fini; effectivement, dès que le second vit que nous étions revenus sur le pont, nous l'entendîmes crier : «En haut, vous quatre, à ferler les cacatois ! » Encore de la besogne pour moi ! Deux d'entre nous montèrent au mât de misaine, et deux au grand mât, pour gagner les vergues de cacatois. Les haubans étaient maintenant enrobés de glace, et la neige fondante avait formé une croûte sur le gréement dormant et sur le côté des mâts et des vergues qui était exposé au vent. Quand nous arrivâmes sur la vergue, mes doigts étaient tellement gourds que je n'aurais pu dénouer une garcette même si ma vie en avait dépendu. Pendant quelques secondes, nous restâmes pliés sur la vergue à taper nos mains sur la voile jusqu'à ce que nous eussions rétabli la circulation du sang au bout de nos doigts; l'instant d'après, il nous semblait que nos mains brûlaient. Mon compagnon sur la vergue était un jeune gars (l'apprenti George Somerby) qui, quand il avait embarqué, frais émoulu d'une école de Boston, n'était qu'un garçon frêle et chétif, «pas plus gros qu'un noeud d'écoute de civadière » ni « plus résistant qu'un papier buvard », et « pas assez solide pour soulever un anchois du gril », mais, maintenant, il était devenu « aussi grand qu'un mât de hune de rechange » et « costaud à assommer un boeuf, et avec un appétit à le dévorer ». Nous nous battîmes avec notre voile et, après quelque six ou huit minutes passées à empoigner la toile, à la tirer et à l'aplatir à coups de poing — elle était à peu près aussi raide qu'une plaque de tôle —, nous réussîmes finalement à la ferler, et à bien la ferler, car nous connaissions suffisamment le second pour savoir que, si la voile avait dû à nouveau se libérer de ses rabans, il nous aurait tiré de nos couchettes à n'importe quelle heure de la nuit pour nous faire recommencer notre travail.

J'avais guetté une occasion de faire un saut dans le poste pour me procurer une vareuse plus épaisse et un suroît, mais, quand nous regagnâmes le pont, nous nous aperçûmes que l'on avait déjà piqué huit et que l'autre bordée était descendue, en sorte que nous aurions maintenant à assurer le petit quart pendant deux heures, avec plein de travail pour nous occuper. Il soufflait maintenant une vraie tempête du sud-ouest, mais nous n'avions pas encore atteint une latitude suffisamment haute pour pouvoir en profiter et pour carrément courir devant le vent, car il nous fallait largement arrondir la Terre de Feu. Le pont était couvert de neige et les giboulées continuaient à se succéder. L'épreuve du cap Horn avait commencé pour de bon. Avec tout cela, avant la nuit, il nous fallait encore plier et remiser toutes les bonnettes et puis remonter dans la mâture pour dégréer les bouts-dehors de bonnette et lover toutes leurs amures, écoutes et drisses. Cela représentait une rude besogne pour quatre ou cinq hommes, avec une tempête qui menaçait de nous arracher des vergues, cependant que la glace avait rendu les cordages tellement rigides qu'il était presque impossible de les manier. Je dus passer près d'une demi-heure perché au bout de la vergue de misaine à tenter de lover et descendre du mât de hune les manoeuvres des bonnettes et leurs drisses. Il faisait noir quand nous arrivâmes au bout de notre travail, et nous ne fûmes pas peu contents d'entendre les quatre coups de cloche qui marquaient la fin de notre quart. Nous avions deux heures de liberté devant nous; nous en profitâmes pour descendre dans le poste où nous attendaient des pots de thé bien chauds pour accompagner notre boeuf froid et notre pain; surtout, nous eûmes enfin la possibilité d'échanger nos vareuses légères, qui étaient complètement trempées et raidies par le gel, contre des vêtements secs et épais, mieux appropriés au temps qu'il nous fallait maintenant affronter.

Cette soudaine transformation à laquelle nous étions si mal préparés me fut particulièrement pénible, car, depuis plusieurs jours déjà, j'étais affligé d'une rage de dents; or, pour qui souffre de ce genre d'affection, le temps froid, l'humidité et le gel sont spécialement redoutables. Je constatai bientôt que mon mal s'était aggravé et qu'il m'avait envahi tout le visage. Avant de commencer le nouveau quart, j'allai trouver le second, qui était chargé de la pharmacie du bord, dans l'espoir d'obtenir quelque remède qui pût un peu me soulager. Mais le dénuement de notre pharmacie reflétait les effets d'un long voyage ; il n'y avait plus guère que quelques gouttes de laudanum, et encore fallait-il conserver celles-ci en prévision d'accidents plus graves. Il me fallut donc prendre mon mal en patience.

Quand nous remontâmes sur le pont aux huit coups de cloche, il ne neigeait plus et on pouvait voir quelques étoiles, mais il y avait encore des nuages noirs et la tempête continuait à souffler. Juste avant minuit, je grimpai dans la mâture pour envoyer en bas la vergue de cacatois de perruche, et j'eus la bonne fortune de m'acquitter de cette besogne à la satisfaction du second, qui me dit que c'était « du bon ouvrage ». Mais ensuite nos quatre heures dans le poste ne m'apportèrent que peu de repos ; les élancements que je ressentais dans toute la face me tinrent éveillé dans ma couchette, et, une à une, j'entendis toutes les heures qui sonnaient à la cloche. Quand on piqua les quatre coups et qu'il me fallut remonter sur le pont avec ma bordée, c'est avec un sentiment d'accablement que je contemplai toutes les tâches qui m'attendaient. En mer, tant que le moral et la santé tiennent le coup, on peut fort bien faire face au mauvais temps et aux plus durs travaux; en revanche, dans ces mêmes conditions, il n'y a rien qui sape plus vite les ressources d'un homme que la souffrance physique et le manque de sommeil. Il y avait toutefois trop à faire et je n'avais nul loisir pour la réflexion; la tempête de la veille et la grosse mer que nous avions rencontrée quelques jours auparavant, alors que nous avions encore à faire dix degrés de plus vers le sud, avaient convaincu le capitaine que la situation allait bientôt devenir vraiment sérieuse, et il ordonna donc de caler nos longs mâts de perroquet. À cette fin, on amena les vergues de cacatois; on rentra également le bout-dehors de foc; les mâts de perroquet furent amenés sur le pont et saisis ensemble le long de la chaloupe. Leur gréement fut envoyé en bas, lové et remisé dans les soutes, cependant que tout était bien arrimé dans la mâture. Tous les matelots se réjouirent d'être ainsi débarrassés de ces mâts de perroquet, car, tant que les vergues des voiles hautes étaient restées en place, au moindre signe d'accalmie, il fallait chaque fois larguer les perroquets pour ensuite les ferler à nouveau dès qu'il survenait un grain; et alors, bravant la neige, on devait grimper et glisser là-haut le long de filins enrobés de glace, et amener les vergues de cacatois au plus fort de ces coups de vent qui nous venaient tout droit du pôle Sud. Il était étrange de voir notre noble navire dépouillé de toutes ses longues antennes — ces sveltes mâts et espars, ainsi que le bout-dehors avec son profil en fer de lance, qui lui donnaient si fière allure au port ; toute cette abondance de toile qui, quelques jours auparavant, le couvrait comme un nuage, débordant largement de part et d'autre de sa coque, avait fondu; il était maintenant comme un lutteur qui s'est dépouillé en prévision du combat; cette image correspondait d'ailleurs bien au caractère désolé de notre situation présente : notre navire était seul, bataillant contre les tempêtes, les vents, la glace, à l'autre bout du monde et dans une obscurité presque perpétuelle.

Vendredi 1er juillet.
Nous avions maintenant presque atteint la latitude du cap Horn, et, comme nous en étions encore séparés à l'est par quarante degrés de longitude, nous brassâmes carré devant un fort coup de vent de l'ouest; ayant largué un ris dans le petit hunier, nous fîmes route au sud-sud-est, avec l'espoir d'arriver au cap Horn en huit ou dix jours. En ce qui me concernait, je n'avais pu fermer l'oeil depuis quarante-huit heures; le manque de sommeil combiné avec l'humidité constante et le froid avait aggravé l'enflure de mon visage qui, finalement, avait presque doublé de volume. Il m'était à peu près impossible d'ouvrir la bouche pour manger. Voyant ma condition, le steward demanda au capitaine l'autorisation de me faire cuire un peu de riz, mais tout ce qu'il obtint fut un : «Non ! Allez au diable ! Qu'il mange du boeuf salé et du pain dur comme les autres !» De sa part, en vérité, je ne m'attendais à rien d'autre. Néanmoins, je n'en fus pas réduit à périr d'inanition, car M. Brown, qui était aussi humain qu'il était bon marin, et qui s'était toujours montré amicalement disposé à mon égard, s'arrangea pour faire porter subrepticement un pot de riz à la cuisine, avec instruction au cuisinier de me le préparer à l'insu du capitaine. S'il avait fait beau, ou que nous eussions été au port, je me serais couché et j'aurais attendu que ma figure ait recouvré ses proportions normales, mais, avec ce gros temps et nos effectifs réduits, il m'était impossible d'abandonner mon poste. Aussi, durant les quarts, je continuai à travailler sur le pont et je m'acquittai de mes tâches habituelles du mieux que je pus.

Samedi 2 juillet.
Aujourd'hui, le soleil s'était levé dans un ciel clair, mais sa course était trop basse sur l'horizon pour qu'il pût nous dispenser de la chaleur ou dégeler nos voiles et notre gréement; pourtant, sa vue nous réconforta. Nous avions une bonne brise de l'ouest qui nous poussait sous nos huniers arisés. L'air qui, tout d'abord avait été clair et froid, devint humide et se chargea d'une froidure désagréablement mouillée; un matelot' qu'on venait de relever à la barre nous apprit qu'' avait entendu le capitaine dire au « passager » que thermomètre était tombé de plusieurs degrés depuis le matin et que ce phénomène ne pouvait avoir qu'un seule explication : il devait y avoir des icebergs dans les parages ; en cette saison, toutefois, la chose n'était pas courante sous cette latitude.

A midi, nous descendîmes dans le poste; comme nous finissions notre repas, le cuisinier nous appela à l'écoutillon et nous dit de monter voir le plus beau spectacle que nous eussions jamais contemplé.

-« Où ça, docteur ? [désigne le cuisinier]» demanda le premier d'entre nous à arriver sur le pont.

-« Par le bossoir de bâbord. »

Et, effectivement, à plusieurs milles de distance, nous aperçûmes une immense masse de forme irrégulière qui flottait sur l'océan; ses extrémités et son sommet étaient blancs de neige, tandis que son centre était d'un indigo profond. C'était un iceberg, et il était de grande taille, comme nous le dit un matelot qui avait navigué dans les parages de l'océan Arctique., La mer était d'un bleu intense à perte de vue ; les vagues roulaient, hautes et dures, et scintillaient dans la lumière; au milieu d'elles gisait cette immense montagne flottante dont les grottes et les vallées étaient plongées dans une ombre profonde, tandis que les aiguilles et les falaises miroitaient au soleil. Tout l'équipage fut bientôt sur le pont pour admirer ce spectacle superbe et grandiose. Nulle description ne pourrait donner une idée du caractère étrange, splendide et réellement sublime de cette vue; l'iceberg était énorme : il devait avoir deux ou trois milles de circonférence, et une hauteur de plusieurs centaines de pieds; il était animé d'un lent mouvement, montant et descendant sur les eaux, tandis que les pics de son sommet oscillaient légèrement parmi les nuages; les vagues qui se jetaient contre lui, fusant en longs jets d'écume, entouraient sa base d'une ceinture blanche ; sa masse, en s'affinant au sommet et aux extrémités, devenait transparente, et sa couleur passait du bleu profond à la blancheur de la neige. L'iceberg paraissait dériver lentement vers le nord, en sorte que nous l'évitâmes sans peine. Il demeura en vue tout l'après-midi, et, quand nous fûmes sous son vent, la brise mollit en sorte que nous restâmes encalminés à son côté durant une bonne partie de la nuit. Malheureusement, il n'y avait pas de lune, mais c'était une nuit sans nuages et nous pûmes clairement distinguer le long balancement régulier de cette masse prodigieuse, car le bord de sa falaise, en se soulevant lentement contre le fond du ciel, tour à tour nous découvrait les étoiles et puis nous les cachait. Plusieurs fois durant notre quart, nous entendîmes des craquements sonores qui retentissaient sur tout le pourtour de l'iceberg, et divers morceaux s'en détachèrent avec un fracas assourdissant pour s'engloutir dans l'océan. Vers l'aube, une forte brise se leva et nous permit de reprendre notre route. Nous laissâmes l'iceberg derrière nous, et, quand il se mit à faire jour, il avait disparu.

Dimanche 3 juillet.
La brise continua à souffler avec force, l'air était extrêmement froid, et le thermomètre était bas. Durant la journée, nous aperçûmes plusieurs icebergs de tailles variées, mais sans en approcher d'aussi près que celui de la veille. Plusieurs d'entre eux, pour autant que nous eussions pu en juger à la distance qui nous séparait d'eux, devaient être aussi grands, sinon plus grands encore. À midi, nous étions par 55° 12' de latitude sud et, selon notre estime, 89° 5' de longitude ouest. À la tombée du jour, la brise se mit à haler le sud et nous obligea de nous dérouter légèrement, puis elle se transforma en un formidable coup de vent, mais celui-ci ne nous préoccupa pas outre mesure, car il n'était pas accompagné de pluie ni de neige, et nous avions déjà réduit notre toile.

Lundi 4 juillet.
Aujourd'hui, on a dû célébrer la fête de l'Indépendance à Boston. Quelle canonnade, quels carillons, quelles célébrations de toute espèce ont dû se dérouler chez nous ! Les dames — du moins celles qui n'étaient pas allées à Nahant pour prendre le frais et regarder la mer — se sont sans doute promenées dans les rues avec leur parasol, escortées de messieurs élégants en pantalons blancs et bas de soie. En ce jour, on aura dû consommer d'énormes quantités de sorbets, et d'innombrables chargements de glace auront été acheminés jusqu'à la ville pour y être débités au détail. Le moindre des icebergs que nous avons rencontrés aujourd'hui eût pu faire la fortune de nos pauvres gabiers s'ils avaient eu la chance d'en disposer en ce moment à Boston, et je gage qu'ils eussent bien aimé y être avec pareille marchandise, car notre présente position ne constituait assurément pas un riant décor pour célébrer le 4 juillet. Le mieux que nous pussions ambitionner était simplement de nous protéger tant soit peu du froid et de garder notre navire libre des glaces. Néanmoins, nul n'oublia quel jour on était, et les matelots en profitèrent pour formuler toutes sortes de conjectures, de comparaisons et de voeux mi-sérieux mi-grotesques. Le soleil brilla d'un vif éclat tant qu'il fut haut, encore que, de temps à autre, des bancs de nuées noires vinssent passer devant lui en rafales. À midi, notre position était 54° 27' de latitude sud et 85° 5' de longitude ouest; en longitude, nous avions bien gagné vers l'est, mais, en latitude, le vent nous avait fait perdre du terrain. Durant tout le temps qu'il fit jour, c'est-à-dire entre neuf heures du matin et trois heures de l'après-midi, nous aperçûmes trente-quatre icebergs de différentes tailles; certains n'étaient pas plus grands que la coque de notre navire, d'autres paraissaient aussi vastes que celui que nous avions vu en tout premier lieu; toutefois, comme nous poursuivions notre route, les icebergs devinrent plus petits et plus nombreux; au coucher du soleil, un matelot qui était monté en tête de mât aperçut de vastes champs de glaces flottantes, appelées « banquises », qui s'étendaient au sud-est. Ces banquises sont beaucoup plus dangereuses que les icebergs; en effet, ces derniers sont visibles à distance en sorte que l'on peut les éviter, tandis que les premières, qui flottent en d'innombrables fragments de toutes tailles et de toutes formes, avec ci et là des blocs hauts de vingt ou trente pieds, gros comme un navire, peuvent couvrir l'océan sur des milles et des milles, et il est très difficile de s'en dégager. On dut poster une vigie en permanence, car plusieurs de ces blocs de glace, qui se soulèvent au rythme de la houle, sont de taille à éventrer une coque de navire ; pareille collision nous eût été fatale, car aucun canot (à supposer que nous eussions pu en mettre un à l'eau) n'aurait jamais réussi à se tenir à flot sur une mer pareille, ni aucun homme n'aurait pu y survivre, exposé à des conditions aussi rigoureuses. Pour empirer encore les choses, le vent tourna à l'est juste après le coucher du soleil; nous l'avions debout, et il soufflait en tempête, accompagné de grêle, de neige fondue et d'un épais brouillard, en sorte que notre visibilité fut réduite à la moitié de la longueur du navire. Notre principal appoint, les coups de vent d'ouest qui prédominent normalement dans ces parages, venait ainsi de nous faire défaut; et voici que nous nous trouvions à près de sept cents milles à l'ouest du cap Horn, face à une tempête de l'est, et avec une visibilité presque nulle — nous ne pouvions apercevoir les glaces qui nous encerclaient qu'à la minute où nous allions nous fracasser contre elles. À quatre heures du matin, dans une obscurité totale, tout l'équipage fut appelé et envoyé dans la mâture sous un violent grain de pluie et de grêle pour réduire la voilure. Nous avions tous capelé notre « gréement du Horn » — bottes épaisses, suroîts qui nous couvraient la nuque et les oreilles, pantalons chauds et vareuses; quelques-uns étaient protégés de la tête aux pieds par un ensemble complet en toile cirée. Sur le pont, nous portions aussi des mitaines, mais il n'y avait pas moyen de les garder pour travailler dans le gréement, car, une fois mouillées, elles devenaient rigides et ne permettaient plus d'avoir une prise solide sur les cordages, en sorte qu'on aurait risqué de tomber par-dessus bord; nous étions donc obligés de travailler à mains nues; nos mains et notre visage étaient constamment exposés à la morsure des grêlons qui tombaient gros et dru.
Notre navire était maintenant entièrement recouvert d'une carapace de glace — coque, espars et gréement fixe en étaient tout enrobés. Quant aux manoeuvres courantes, elles étaient tellement rigides qu'il nous était presque impossible de les lover pour les amarrer et, à plus forte raison, d'y faire des noeuds; et les voiles étaient gelées. Une à la fois — car c'était une longue opération qui requérait beaucoup de monde —, nous ferlâmes les basses voiles, le perroquet de fougue et la trinquette, et nous mîmes au bas ris le petit hunier et la grand-voile; nous prîmes la cape sous le petit hunier, gardant le grand sur ses cargues, paré à border s'il avait fallu soudain faire voile pour remonter au vent d'un iceberg. On posta une vigie en permanence, relayée par chaque bordée jusqu'au matin. Ce fut une nuit pénible et angoissée. Il souffla dur la plupart du temps, et il plut, neigea et grêla presque constamment. En plus de cela, il faisait noir comme dans un four et les glaces nous entouraient de toutes parts. Le capitaine resta presque toute la nuit sur le pont et il ordonna au cuisinier d'entretenir un grand feu dans la cuisine pour lui préparer du café ; il s'en fit servir d'heure en heure ; une ou deux fois, il permit à ses officiers d'en prendre un peu, mais les matelots, eux, ne reçurent pas une seule goutte d'aucun breuvage. Le capitaine, qui se repose toute la journée, et va et vient la nuit comme il lui plaît, peut prendre son brandy à l'eau dans sa cabine, et son café chaud à la cuisine, tandis que les gabiers, qui travaillent dans les pires conditions, subissant toutes les intempéries, n'ont rien pour s'humecter les lèvres ni pour se réchauffer l'estomac. Sur le rôle d'équipage, une clause spécifiait que notre navire était «voué à la tempérance »; comme sur trop de navires qui avaient adopté ce même principe, la tempérance en question n'était en vigueur que dans le poste. Et pourtant quel risque y aurait-il qu'un simple matelot s'enivrât jamais en mer? Il ne peut boire que sa ration — un seul verre — quand elle lui est versée, tandis que le capitaine, dont le degré de sobriété et de lucidité peut influer de façon décisive sur tant de vies humaines, est entièrement libre de boire quand il lui plaît et comme il lui chante. Jamais les matelots n'accepteront la notion que le rhum est une boisson dangereuse, tant qu'on continuera à accorder à leurs officiers ce dont on les prive eux-mêmes, et il leur est difficile de respecter une vertu de tempérance qui consiste à les priver de ce dont ils ont toujours joui, sans rien mettre à sa place. On ne les convaincra pas que c'est pour leur bien qu'on leur a supprimé la boisson — si c'était vrai, pourquoi donc abreuve-t-on leurs officiers ? Comme on ne leur donne rien en échange, on ne saurait les persuader que cette réforme est dictée par la sollicitude. Au contraire, beaucoup n'y voient qu'une nouvelle manifestation de tyrannie. Et que l'on n'aille pas croire qu'ils préfèrent le rhum — je ne connais pas un matelot qui, par une nuit froide, après quelques semaines en mer, loin des tavernes, ne préférerait pas un quart de café chaud ou de chocolat à tout le rhum du monde. Ils disent eux-mêmes que le rhum ne les réchauffe que pour un bref instant seulement; simplement, tant qu'on ne leur offrira rien de mieux, ils regretteront naturellement ce qu'ils ont perdu — cette chaleur momentanée qui revigore sur le coup, une interruption bienvenue dans la monotonie d'une longue veille et la diversion que procure le rassemblement de tout l'équipage à l'arrière pour une distribution de rhum; le simple fait d'avoir ce petit événement en perspective — on l'attend, on en parle —, tout cela donne au verre de rhum une importance et une signification que nul ne peut apprécier à moins d'avoir été de quart sur le gaillard d'avant. Lors du voyage d'aller, sur le Pilgrim qui n'était pas tenu à la tempérance, on recevait un verre de rhum durant le deuxième et le dernier quart de nuit, et après chaque prise de ris dans les huniers. Je n'avais jamais bu de rhum auparavant, ni ne souhaite en boire à nouveau, mais, à ces moments-là, je lampais ma ration comme tout le monde, simplement pour jouir de cette chaleur momentanée que donne le rhum : pour un instant, on voyait les choses sous un autre jour, et puis c'était aussi une diversion dans la routine du travail. En même temps, comme je l'ai dit, il n'y avait pas un homme à bord qui n'eût volontiers balancé sa ration par-dessus bord si, en échange, il avait pu recevoir un quart de café ou de chocolat, voire une rasade de notre thé ordinaire, «l'eau ensorcelée au thé escamoté» [Les divers ingrédients qui entraient dans la composition de notre thé étaient combinés dans les proportions suivantes : une pinte de thé et une pinte de mélasse pour environ trois gallons d'eau. Le tout était bouilli ensemble dans la chaudière, et, avant de servir, on remuait ce brouet avec un bâton pour assurer à chacun sa juste part de décoction sucrée et de feuilles de thé. Le thé destiné au carré des officiers est naturellement préparé de la façon habituelle, dans une théière, et on le boit avec du sucre.]. En principe, la réforme antialcoolique est une des initiatives les plus heureuses qui aient jamais été prises en faveur des matelots ; mais, quand on leur enlève leur rhum, il faut le remplacer par quelque chose d'autre. La manière dont la tempérance est maintenant pratiquée sur les navires en fait simplement une mesure d'économie pour les armateurs, et c'est bien pour cette raison d'ailleurs que le nombre des navires voués à la tempérance a augmenté avec une rapidité qui a surpris même les partisans les plus fervents du mouvement. Si chaque commerçant, quand il supprimait le rhum de la liste des dépenses de ses navires, avait été obligé de le remplacer par une quantité de café ou de chocolat suffisante pour garantir aux matelots un plein bol chaque fois qu'ils redescendent de la vergue de hunier, je crains bien que les gabiers n'eussent été tranquillement abandonnés à leur vice traditionnel.

Mais tout cela nous éloigne du cap Horn. Cette nuit-là, notre bordée passa huit heures sur le pont, et, durant tout ce temps, nous dûmes assurer une veille attentive et constante, avec deux matelots en vigie à l'avant, sur l'un et l'autre bord, un autre au milieu de la vergue de misaine, le deuxième lieutenant sur l'écoutille, un homme sur chaque hanche et un autre en permanence aux côtés de l'homme de barre. Le second était partout à la fois et commandait le navire quand le capitaine était en bas. Chaque fois qu'on apercevait un grand bloc de glace qui nous barrait la route ou qui dérivait vers nous, le message en était aussitôt transmis à l'arrière et le navire était dérouté en conséquence ; quelquefois, il fallait brasser les vergues pour laisser porter ou pour lofer, suivant la nécessité du moment. Nous n'avions presque rien à faire, sinon veiller, et on avait mis en vigie sur le gaillard les matelots qui avaient la vue la plus perçante. Le silence de la nuit n'était rompu que par les appels monotones des veilleurs perchés sur l'avant : «Un autre iceberg ! » « Banquise sur l'avant ! » « Banquise par le bossoir sous le vent ! « Toute la barre dessus ! » «Laisse courir un peu! » « Droite, la barre ! ».

Sur ces entrefaites, l'humidité et le froid avaient mis ma figure dans un tel état que je ne pouvais plus ni manger ni dormir. Bien que je fusse demeuré toute la nuit à mon poste sur le pont, au lever du jour, je me trouvai dans une condition telle que tous les matelots me dirent d'aller me coucher et de me reposer pendant un jour ou deux, sans quoi je risquais de devoir m'aliter pour beaucoup plus longtemps. Quand notre bordée fut relevée, je me rendis dans l'entrepont et, retirant mon bonnet et mon cache-nez, je montrai ma figure au second, qui me dit de descendre aussitôt dans le poste et de rester dans ma couchette jusqu'à ce que l'enflure se soit résorbée. Il donna des instructions au cuisinier pour qu'il me préparât un cataplasme, et il dit qu'il en parlerait au capitaine.

Je descendis dans le poste et gagnai ma couchette; je me couvris avec des couvertures et des manteaux, et je restai étendu près de vingt-quatre heures, flottant dans un demi-sommeil, assommé d'une lourde douleur. J'entendais l'appel successif des bordées, j'étais vaguement conscient des allées et venues des matelots; quelquefois, les bruits du pont me parvenaient, ainsi que les appels des vigies signalant les icebergs, mais tout cela me laissait indifférent. Au bout de vingt-quatre heures, la douleur s'atténua et je m'endormis d'un profond sommeil, à l'issue duquel je me retrouvai dans un état à peu près normal. Néanmoins, l'enflure de mon visage persistait et ma figure demeurait tellement sensible que je dus encore rester alité deux ou trois jours de plus. Durant les deux premiers jours que je passai dans ma couchette, le temps n'avait guère changé — vent debout, neige et pluie. Même quand le vent devenait favorable, on ne pouvait laisser courir, car il y avait trop de brouillard et de glaces flottantes. À la fin du troisième jour, la glace était très épaisse ; un véritable banc de brouillard enveloppait le navire. Il souffla un formidable coup de vent de l'est, accompagné de giboulées et de neige; tout promettait une nuit de dangers et de fatigues. À la tombée du jour, le capitaine convoqua tout l'équipage à l'arrière et annonça que nul ne serait autorisé à quitter le pont cette nuit-là; le navire courait les plus grands dangers, n'importe quelle glace flottante pouvait l'éventrer, il risquait à tout moment de se fracasser contre un iceberg; qui sait si demain il serait encore à flot ? Les vigies se mirent en faction, chacun gagna son poste. Ayant été mis au courant de la situation, je commençai à enfiler mes vêtements et je me préparais à rejoindre les autres quand le second descendit dans le poste, et, voyant l'état de ma figure, il m'ordonna de regagner ma couchette, disant que, si nous devions aller par le fond, nous irions tous ensemble, tandis que, si je remontais maintenant sur le pont, je risquais bien de ne plus jamais m'en remettre. Ce fut le premier mot que je reçus de l'arrière, car le capitaine n'avait rien fait pour moi, ni ne s'était même enquis de mon état après que j'avais dû m'aliter.

Suivant les ordres du second, je regagnai donc ma couchette. Jamais je ne voudrais avoir à revivre une nuit aussi pénible. Pour la première fois, je compris dans toute son acuité quelle malédiction la maladie peut constituer. Si seulement j'avais pu être sur le pont en compagnie des autres, avec quelque chose à faire, à voir, à entendre, à côté de mes camarades, de mes frères dans le devoir et dans le danger ! Au lieu de quoi, j'étais enfermé seul dans un trou noir, non moins en danger, mais impuissant à agir, et cela, c'était la plus dure des épreuves. Plusieurs fois, cette nuit-là, je me levai, résolu à monter sur le pont; mais le silence qui m'indiquait qu'il n'y avait rien à faire pour le moment et la pensée que je risquais sans raison de compromettre gravement ma santé me retinrent finalement. Comment dormir, couché comme je l'étais, avec la tête reposant directement sur l'étrave qui pouvait à tout moment se fracasser contre un iceberg lancé à sa rencontre par le prochain coup de houle ? C'était la première fois que j'étais malade depuis le départ de Boston, et je n'aurais pu l'être à un plus mauvais moment. J'aurais presque préféré subir toutes les plaies d'Égypte pour tout le reste du voyage, si seulement la force et la santé avaient pu m'être rendues juste pour cette nuit-là. Et cependant, pour ceux qui étaient sur le pont, ce fut une nuit épouvantable. Ils durent veiller pendant dix-huit heures, trempés et transis, dans une angoisse constante. Cette épreuve les avait tellement épuisés que, quand ils redescendirent à neuf heures pour le petit déjeuner, ils manquèrent s'endormir sur leurs coffres, et quelques-uns d'entre eux étaient tellement courbatus que c'était à peine s'ils pouvaient encore s'asseoir. Durant toute leur veille, ils ne reçurent pas une goutte à boire (tandis que le capitaine se faisait servir son café toutes les quatre heures, comme durant la nuit que j'avais moi-même passée sur le pont), sauf que le second chaparda un pot de café qu'il permit à deux hommes de boire derrière la cuisine, tandis qu'il faisait lui-même le guet, au cas où le capitaine serait venu de leur côté. Chaque homme s'était vu assigner un poste qu'il n'avait pas l'autorisation de quitter. Rien ne vint interrompre la monotonie de cette nuit, si ce n'était, à un certain moment, qu'il fallut établir le grand hunier pour éviter un vaste iceberg qui flottait sous notre vent et vers lequel nous dérivions rapidement. Quelques-uns des apprentis étaient tellement abrutis de fatigue qu'ils s'endormirent à leur poste; et le jeune M. Hatch, le deuxième lieutenant, dont la position était particulièrement exposée — il devait se tenir debout sur l'écoutille avant —, était tellement courbatu quand on vint le relever qu'il ne pouvait plus plier les genoux pour redescendre de son perchoir. Mais l'exercice d'une vigilance constante, ainsi que des manoeuvres rapides de la barre chaque fois qu'une glace flottante était signalée, nous permit d'éviter presque tous les obstacles, sauf quelques menus fragments; et pourtant, comme nous pûmes le constater dès qu'il fit jour, l'océan était couvert de glaces à perte de vue. Au lever du jour, il s'établit un calme plat; le soleil dissipa quelque peu le brouillard, puis une brise se leva de l'ouest et forcit jusqu'à devenir un coup de vent. Nous avions maintenant un vent favorable, la lumière du jour et une visibilité relativement bonne; cependant, à la surprise générale, le navire demeura en panne. « Pourquoi ne pas laisser courir ? » « Que veut donc le capitaine ? » se demandait chacun. Ces interrogations firent bientôt place à des murmures et des plaintes. Quand les journées sont si courtes, on n'en peut rien perdre, et il en allait de même pour cette brise favorable que nous avions attendue si impatiemment. Comme les heures passaient et que le capitaine ne manifestait toujours aucune intention de remettre le navire en route, l'équipage devint nerveux; il y eut des discussions et des conciliabules sur le gaillard d'avant. Après tout ce qu'ils avaient enduré, les matelots étaient impatients d'en finir avec cette épreuve, et maintenant, dans leur état d'excitation exaspérée, cet inexplicable retard était plus qu'ils ne pouvaient supporter. Certains disaient que le capitaine avait été frappé de panique, écrasé par les dangers et les difficultés qui nous entouraient, et qu'il n'osait plus remettre à la voile : d'autres pensaient que l'angoisse et la tension de ces derniers jours l'avaient amené à abuser du brandy et de l'opium, et qu'il n'était plus en état de s'acquitter de ses fonctions. Le charpentier, qui était un homme intelligent et qui avait une grande influence sur les matelots, descendit dans le poste et tâcha de les convaincre d'aller à l'arrière pour demander au capitaine pourquoi il ne profitait pas de la brise et pour le prier au nom de tout l'équipage de remettre le navire en route. Cette suggestion parut fort raisonnable, et tous les matelots décidèrent qu'ils se rendraient à l'arrière si, avant midi, le navire n'avait pas repris sa route. Midi arriva; on n'avait toujours pas remis à la voile. Nous eûmes une nouvelle discussion; quelqu'un proposa de déposer le capitaine et de confier le commandement du navire au second; en effet, on avait entendu ce dernier dire que, si cela ne tenait qu'à lui, on serait à mi-chemin du Horn avant la nuit — icebergs ou pas. Les matelots étaient tellement fébriles et exaspérés qu'ils se mirent à caresser cette idée, qui était en fait de la mutinerie pure et simple. Le charpentier regagna ses quartiers, laissant entendre qu'il se passerait quelque chose de grave si pareille situation devait encore se prolonger quelques heures de plus. Après qu'il nous eut quittés, la discussion se poursuivit, et je marquai ma ferme opposition à leur projet. Un matelot qui, à bord d'un autre navire, avait vu un incident similaire aboutir à des conséquences dramatiques se rangea à mon avis. Stimson, qui descendit dans le poste à ce moment, se joignit à nous, et nous résolûmes de n'avoir aucune part à cette entreprise. Notre attitude incita les matelots à renoncer provisoirement à leur plan, mais ils déclarèrent que, si nulle explication ne leur était fournie, ils ne toléreraient pas cette situation plus longtemps.

Les choses en restèrent là jusqu'à quatre heures de l'après-midi, quand tout l'équipage reçut l'ordre de se rendre à l'arrière, sur la dunette. Dix minutes plus tard, les matelots revinrent à l'avant; la crise s'était dénouée.

De façon prématurée et sans aucun mandat de l'équipage, le charpentier avait pris l'initiative de sonder le second pour voir si celui-ci accepterait de prendre le commandement du navire, et il lui avait laissé entendre qu'un mouvement se dessinait pour déposer le capitaine. Comme son devoir le lui imposait, le second avait rapporté la chose au capitaine, qui convoqua immédiatement l'équipage à l'arrière. Les matelots avaient tout lieu de craindre qu'il n'eût recours à des mesures violentes ou, à tout le moins, qu'il ne se livrât à une nouvelle explosion de menaces et d'injures dans son habituel style de bravache, mais, en vérité, il semblait que le sentiment des souffrances et des dangers endurés en commun l'avait quelque peu humanisé et adouci cette fois, car il reçut l'équipage d'une façon calme et presque bienveillante. Il leur rapporta ce qu'il avait entendu et il leur dit qu'il ne pouvait croire qu'ils voulussent jamais entreprendre une pareille action; ils s'étaient toujours montrés de bons matelots, obéissants et conscients de leurs devoirs; il n'avait jamais eu de reproches à leur faire ; il leur demanda de quoi ils se plaignaient maintenant, et il ajouta que, pour ce qui était de faire de la toile, nul n'aurait jamais pu l'accuser de timidité (ce qui était certainement vrai), et que, dès qu'il le jugerait approprié et sans danger pour notre sécurité, il ferait larguer les voiles. Enfin, il termina par quelques mots sur leurs tâches présentes et il les renvoya à l'avant en disant qu'il était tout disposé à oublier cet incident; en même temps, toutefois, il avertit le charpentier, lui disant de ne pas oublier qu'il se trouvait entièrement à sa merci, et il le prévint que, s'il devait entendre encore un seul murmure de sa part, il saurait bien l'arranger de façon telle que l'autre s'en souviendrait jusqu'à son dernier jour.

Le discours du capitaine eut un heureux effet sur l'équipage; les matelots reprirent leur travail, l'esprit apaisé.

Pendant deux jours encore, le vent souffla du sud et de l'est; durant les courts intervalles où il redevint favorable, la glace était trop compacte pour nous permettre de laisser courir; pourtant, il ne faisait pas trop mauvais, en sorte que l'on put reprendre l'alternance des quarts entre les deux bordées. Je restai étendu dans ma couchette ; ma convalescence progressait bien, mais je n'étais pas encore suffisamment rétabli pour pouvoir remonter sans danger sur le pont. Je n'aurais d'ailleurs pas pu y être d'un bien grand appoint, car, comme je n'avais absorbé aucune nourriture depuis une semaine — sauf un petit peu de riz que j'avais réussi à m'introduire dans la bouche —, j'étais aussi faible qu'un enfant qui vient de naître. Être malade dans un poste d'équipage est un sort vraiment misérable, c'est avoir la plus mauvaise part d'une vie de chien, surtout par gros temps ; le poste est hermétiquement clos pour ne pas laisser entrer d'eau ni de courants d'air froid; les compagnons de bordée sont tantôt sur le pont et tantôt endormis dans leurs couchettes; on n'a donc personne à qui parler. La pâle lueur de l'unique lampe qui se balance, suspendue au barrot, est tellement faible qu'elle permet à peine de voir, et moins encore de lire. L'eau dégoutte des barrots et des hiloires, elle ruisselle le long des cloisons, et le poste est si humide, et noir, et lugubre, et tellement encombré de coffres et de vêtements mouillés, qu'on ne peut vraiment s'asseoir nulle part, on est encore mieux dans sa couchette. Tels sont quelques-uns des inconforts qu'on y doit endurer. Heureusement, je n'avais pas besoin de l'aide de quiconque, sinon je ne sais ce que j'aurais fait. Les matelots sont pleins de bonne volonté, mais, comme on dit souvent, sur un bateau il n'y a pas d'infirmières. Les bâtiments de notre marine marchande naviguent le plus souvent avec des équipages insuffisants ; aussi, quand un homme tombe malade, il est impossible d'en sacrifier un second pour prendre soin de lui. On attend d'un matelot qu'il soit toujours en bonne santé; s'il vient à tomber malade, il n'est plus qu'un pauvre chien, un autre doit prendre sa place à la barre, puis un autre encore doit le remplacer à son poste de vigie; le plus tôt il reprendra sa place sur le pont, le mieux cela vaudra.

Pour cette raison, dès qu'il me fut possible de reprendre le travail, j'enfilai mes vêtements chauds, mes bottes et mon suroît, et je réapparus sur le pont. Je n'étais resté dans le poste que quelques jours à peine, mais je trouvai que tout avait étrangement changé. Le navire était entièrement enrobé de glace — le pont, les bordés, les mâts, les vergues et le gréement en étaient recouverts. Pour toute voilure, nous ne portions que deux huniers au bas ris. Toutes les manoeuvres ainsi que les voiles étaient si rigidement immobilisées par le gel qu'on se demandait comment il serait jamais possible de les réanimer. Avec sa mâture tronquée au niveau des hunes, le navire avait une allure piteuse et estropiée. Mais le soleil brillait; on balaya la neige du pont et on y jeta de la cendre pour nous permettre de circuler, car il était glissant comme du verre. Naturellement, il faisait trop froid pour exécuter les besognes habituelles du bord; nous nous contentâmes de marcher de long en large pour tâcher de nous réchauffer. Nous avions encore toujours le vent debout, et, à l'est, l'océan était couvert d'icebergs et de champs de glace. Quatre coups furent piqués à la cloche; nous reçûmes l'ordre de brasser carré, et le matelot qui venait d'être relevé à la barre nous dit que le capitaine avait fait mettre le cap au nord-nord-est. Qu'est-ce que cela pouvait signifier ? Les rumeurs les plus fantaisistes se mirent à circuler. Certains disaient qu'il voulait faire escale à Valparaiso pour y hiverner; selon d'autres, pour échapper aux glaces, il aurait résolu de traverser le Pacifique et de rentrer par le cap de Bonne-Espérance. Bientôt, toutefois, la vérité transpira et nous apprîmes que nous faisions route vers le détroit de Magellan. Cette nouvelle se répandit par tout le navire et fournit le sujet d'infinies discussions. Nul d'entre nous n'avait jamais traversé le détroit, mais j'avais dans mon coffre le récit d'un passage que le trois-mâts A. J. Donelson, de New York, avait effectué quelques années auparavant en empruntant cette même route. Le récit en question avait été rédigé par le capitaine de ce navire, et il faisait de cette route une peinture très favorable. Chacun eut tôt fait de lire cette relation, et diverses opinions furent avancées. Mais la décision de notre capitaine eut au moins un effet bénéfique ; elle nous procura un sujet de réflexion et de conversation, elle introduisit une diversion dans notre vie et détourna notre attention de l'aride monotonie des épreuves qui nous attendaient encore. Ce nouveau cap nous permit de courir au grand largue ; nous faisions maintenant route à bonne allure et nous avions laissé les glaces les plus denses derrière nous. C'était toujours ça de gagné.

Mon séjour dans le poste avait duré suffisamment longtemps pour m'amollir les mains, et aussi ma première reprise de contact avec les cordages fut-elle assez rude ; toutefois, mes paumes se durcirent en quelques jours ; et, dès que je pus ouvrir la bouche assez largement pour avaler du boeuf salé et du pain dur, je me retrouvai complètement d'attaque.
 

 

 

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