Ella Maillard (1903-1997) |
Nos trois chameaux
p330 - En tête part le grand chameau barbu, sérieux, crépu comme un nègre, larmes
de glace pendues à ses longs cils; il porte deux énormes sacs sur lesquels
se perchent le vieux et Nourman. Il marche bien et rarement on lui fait
sentir le kamtcha. Ce matin, Nourman s'est endormi sur son perchoir; il
est tombé à terre comme une boule; il s'est passé quelques secondes avant
qu'il ne réagisse et se redresse.
Le poil du « Grand », sur ses cuisses longues et ligneuses, pousse et frise à mesure que nous allons. Chaque jour sont plus marquées les trois lignes horizontales qui raient son jarret, et chaque jour je vois son ombre qui voyage de sa gauche à sa droite en lui passant sous le nez. Une corde en crin fait deux demi-clés sur le milieu de sa queue triangulaire et rejoint le fuseau de bois passé dans le nez du mien, le « Bâtard ». Sa bosse est mal marquée : il est le résultat du croisement d'un chameau avec un dromadaire.
Cela donne un spécimen qui est apprécié des Kazaks et peut procréer.
Derrière moi suit la jeune chamelle, fine, élégante, mince, museau ferme, blonde à l'œil noir entouré de cils horizontaux. Geignante, à chaque pas elle grince, rauque appel aux intonations expressives lancées vers son petit
- Viens! Où es-tu? C'est trop fort, je proteste. Te reverrai-je ?
Je vois le soleil passer sous l'arc fin de son nez, à travers ses naseaux taillés en amande. A l'endroit velu où les naseaux sont le plus rapprochés, trois poils givrés se dressent, herbes précieuses qui frémissent, jet d'eau stylisé.
Jour après jour, dans un abêtissement somnolent, le cerveau vidé par la monotonie du mouvement, je ne pense plus qu'à manger et à dormir. Les pattes du « Grand », pelotes souples qui s'étalent à chaque pas, s'impriment dans ma rétine.
J'apprends à me hisser à bord comme les Kazaks, mon « Bâtard » restant debout; pesant sur la corde nasale, on lui fait baisser le cou, on met le pied sur la nuque toute pelée par le frottement, on s'agrippe au bât, la tête et le cou se redressent, vous emmenant dans les hauteurs; et d'un rétablissement on se hisse sur la charge. Mais, genoux accrochés dans ma chouba, j'ai basculé par-dessus bord et suis tombée sur la tête : j'aurai maintenant une excuse peu banale quand je dirai des bêtises !
Ce soir, au bord de la mer d'Aral, le paysage est grandiose de désolation, gris de la glace sous le gris du ciel. Nourman cueille un bloc de glace pour en faire du thé: immonde breuvage salé. Je dégèle de la viande dans ma poêle.
Au nord, le ciel est lilas, d'une teinte si douce et rare que j'en pleure d'attendrissement, me grisant de lyrisme, déclamant : « Lilas, existe-t-il des lilas quelque part sur la terre, étoiles mielleuses tendues aux abeilles ? Lilas, reverrai-je un jour des lilas en fleur? »
Ce matin, rencontrons un chameau portant un enfant pleurant, un âne sous une femme enveloppée d'une nappe à carreaux, pieds entourés de chiffons, et un homme. Il nous suit longtemps et supplie notre vieux de lui vendre du grain.
Voici trois hommes. Ils voient nos sacs, se pendent au nez du « Grand ». Malgré les cris du vieux, ils exigent deux seaux de grains qu'ils paient vingt-deux roubles. Ils sont si emmitouflés qu'on ne voit pas leur nez. Sur la grande piste c'est, paraît-il, une procession continue de piétons venus du nord.
Traversons un bras de mer glacé; les chameaux n'aiment pas ça, leurs pattes dérapent.
Du côté nord des mottes de terre, la neige met partout une tache claire. Les orifices des terriers à lapins sont bagués de givre blanc. Ce soir, il faut balayer la neige pour nous et les chameaux : ils ne se coucheraient pas et se promèneraient toute la nuit si on ne le faisait pas.
Ces nuits que je craignais tant se passent à merveille. On se couche en rond autour du grand feu. Le vieux prend toujours la meilleure place, au vent de la fumée bien sûr, je ne suis qu'une femme pour lui, quantité négligeable.
Le dur saxaoul donne un feu d'immenses flammes claires aux braises de longue durée. C'est le bois du désert, ses racines plongent à un mètre et demi dans le sol. Il faut cent ans pour que son tronc court atteigne en diamètre la grosseur de la jambe d'un homme.
Devant le feu, déchaussé, on se chauffe les pieds; les hommes ont enlevé leurs bottes et font sécher les fumantes bandes d'étoffe qui entourent leurs jambes. Les bottes éculées du vieux sont raides comme du carton et trouées; il a toute une méthode pour replacer à chaque fois des semelles et contreforts amovibles. Il aura sûrement les pieds gelés si le bourane vient.
Puis, devant le feu, ils enlèvent leurs pelisses, sortent du pantalon froncé la chemise qu'ils examinent à l'envers; ils tuent avant chaque repas une bonne douzaine de pâles bestioles rampantes. Au réveil, on secoue la neige fraîche qui nous couvre; mais il faut attendre le jour pour repartir : un chameau reste introuvable et on n'y voit goutte.
A midi, sur une dune, je vois un cube de fagots. C'est un tombeau dominé par le bountchouk. Nourman s'agenouille et prie à distance.
Nous avons fait la moitié de la route, nous ne couvrons guère que
cinquante kilomètres par jour. Le froid s'accentue, les buissons ne
dégivrent pas, énormes touffes de plumes d'autruche blanches et grises. Il
est impossible de faire face à la faible brise : elle vous plaque sur la
face un masque trop étroit qui coupe les sourcils. Ma grande ceinture de
flanelle, mise en turban, cache mon nez et se double de glace autour de
mon menton. Je comprends maintenant l'utilité des «t'maks», ces bonnets
avec un volant de fourrure qui pend jusqu'au milieu du dos.
La nuit, je crois voir partout des feux de phare.
Au moment de la halte, lorsqu'il y a trop de neige à balayer, on fait un trou, pioche du sable pour en couvrir la surface du campement et coupe des buissons pour faire un plancher. Abouich plante les trois pieds de bois au-dessus du feu et y accroche le seau plein de neige. Devant les braises qui me rôtissent la figure, je fais de merveilleux toasts à la graisse de mouton.
Les grandes bêtes s'agenouillent près du feu et nous regardent en ruminant. La nuit, leur cou d'oiseau de proie me fait rêver à la proue d'un drakkar. Il paraît que le « Grand » crache et mord au temps des amours.
Je renonce à comprendre ce qui motive nos arrêts irréguliers. Est-ce pour dormir de jour et marcher de nuit afin d'éviter une attaque hypothétique... ou bien pour profiter du dernier bois qu'on rencontrera... ou pour faire un feu invisible de la grande piste ?
Chaque soir, mon « Bâtard » fait grève, s'arrête brusquement, et le « Grand » qui continue lui arrache alors le champignon de bois qui lui traverse le nez. Il rugit doucement lorsqu'on lui remet l'instrument dans la chair... et quelques gouttes de sang rougissent la neige.
La jolie chamelle, heureusement, n'a pas le nez percé, mais une sorte de muserolle. Ses jambes fines en X et sa démarche dandinante la font déraper sur le verglas de la piste. Elle tombe à genoux, se relève aussitôt et nous regarde de côté d'un air choqué : « Mais je n'ai rien fait de mal, vous vous trompez », semble-t-elle dire.
C'est elle qui sait avancer d'un pas régulier tout en ramassant la neige dans sa lèvre inférieure..
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