Les livres de voyage


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Raymond Rallier du Baty (1881 - 1978)

 

Aventures aux kerguelen
Après avoir fait partie de l'expédition Antarctique Française sous le commandement de Charcot de 1903 à 1905, être devenu capitaine au long cours en 1907, Rallier du Baty brûle d'organiser sa propre expédition, gagner les îles Kerguelen à bord d'un voilier de 20m en compagnie de son frère et de ses quatre autres compagnons, dont l'un Larose menace par son redoutable appétit l'économie du bord. Il achète un harenguier endommagé, le restaure et le baptise le J.B.Charcot avec l'autorisation du grand homme. Pas question de voyager pour voyager, il veut faire œuvre utile, sonder les fonds marins, étudier les cours d'eau, évaluer les ressources minérales et cartographier. Son enthousiasme et sa détermination vont lui permettre de trouver des financements pour boucler son budget, d'autre part la chasse aux phoques pour faire de l'huile lui permettra de rémunérer l'équipage. Le récit est sincère, les joies, les doutes, les hésitations, les espoirs. Sur leur frêle coquille de noix les hommes du J.B.Charcot connaîtront bien des aventures, l'escale à Tristan da Cunha, des explorations au cœur de l'île principale de l'archipel des Kerguelen, un échouage qui aurait pu être fatal et bien d'autres péripéties qui en disent long sur l'endurance de l'équipage.

Larose
p34 - Dès le lever du jour, les hommes qui avaient dormi sortaient de leur couchette pour le café et les biscuits du matin préparés par Esnault, et c'est alors qu'on entendait le bruit qui allait devenir si familier et si inquiétant à la fois à mesure que les mois passaient. Le bruit de Larose mangeant des biscuits de mer!

Alors qu'un ou deux biscuits suffisaient aux autres hommes, Larose n'avait jamais son content avant qu'il n'en eût englouti sept ou huit. Régulièrement, pareilles à une machine, ses dents entraient en action, broyant, concassant ces durs biscuits, si bien que lorsque nous l'entendions à l'ouvrage, dans l'océan Atlantique ou dans l'océan Indien ou encore dans les baies des Kerguelen, mon frère et moi avions accoutumé de dire, «Tiens, voilà le moulin à biscuits qui se met en marche! C'est l'heure de se lever.»

Aux repas, que nous prenions en général à midi et à six heures du soir, Larose avait l'habitude de manger autant que nous tous réunis. C'en était inquiétant! Henri et moi étions terrifiés devant une telle voracité. Nous avions avitaillé notre bateau pour deux ans mais sans envisager un instant un appétit aussi monstrueux! Nous frémissions à l'idée que, si on le laissait faire, Larose aurait bientôt englouti notre stock de biscuits. Pourtant nous n'eûmes jamais le cœur de le refréner, et lui demander de se rationner eût été pure cruauté.

Il avait une façon particulière de manger. Il regardait rarement ce qu'il portait à sa bouche, il ingurgitait sa soupe, ou maniait sa fourchette et son couteau d'un air songeur, avec dans le regard quelque chose de mystique et de vague, une expression inspirée, comme s'il était indifférent à une activité aussi terre à terre que se nourrir. Il n'était pas exactement maigre en arrivant à bord mais certainement pas gras non plus. En moins d'un mois il avait grossi de manière visible. Ses joues étaient bouffies et il était à l'étroit dans ses vêtements. Ses boutons sautaient pendant les repas. Un mois plus tard, il ne pouvait plus entrer dans ses pantalons, et nous dûmes lui en confectionner d'autres dans de la toile à voile. Mon frère Henri l'envisageait avec une terreur croissante, et bien que nous en riions également beaucoup, nous ne pouvions échapper à la pensée lancinante que Larose viendrait à bout de nos réserves avant que nous eussions atteint Kerguelen et ses phoques. Croyez-moi, je n'exagère en rien l'appétit dévastateur de cette âme simple, que je me rappelle avec affection.

 

En Exploration
p134 - Le lendemain nous laissâmes notre bateau et, portant notre tente et nos sacs, parcourûmes dix kilomètres à pied à travers une moraine plate jusqu'à un immense glacier non porté sur les cartes, dominé par une chaîne de hautes montagnes. Il n'y avait pas de col par où nous aurions pu passer, mais nous décidâmes de ne pas nous laisser arrêter par si peu et d'attaquer la montagne de front. Ce fut une ascension difficile sur ces pics abrupts et déchiquetés, ces crêtes acérées et ces gigantesques rochers. Tous les torrents étaient complètement gelés et nous souffrîmes si terriblement de la soif que nous avions la langue et les lèvres desséchées.

Nous marchâmes sans boire jusqu'à la nuit. Nous n'avions pas envie de parler. Les dents serrées, avec acharnement et obstination, nous grimpions et grimpions encore, entaillant nos bottes et nous faisant des ampoules aux pieds, regardant les ombres rôder comme des spectres entre ces montagnes désolées et les rochers prendre des formes fantastiques. Comme l'obscurité tombait, ces forteresses infinies de basalte noir semblaient hantées par les démons et d'étranges échos de sons inhumains montaient des vallées et des gorges où chassaient les oiseaux de nuit. Nous avions atteint les hauteurs enneigées, et tout en marchant nous ramassions des poignées de cette poudre blanche pour en humecter nos lèvres et nos langues gonflées. J'étais frappé par la magie de la blancheur qui nous entourait, là où la neige pure et vierge recouvrait les crêtes noires, adoucissant les rochers et leur donnant l'air d'oreillers de duvet sur lesquels il ferait bon poser sa tête et s'endormir.

Cette nuit-là nous montâmes notre tente dans la neige au fond d'un profond ravin, bien à l'abri du vent, et Agnès et moi nous allongeâmes dans nos sacs de couchage, bavardant des expériences de la journée, et essayant de trouver un peu de chaleur. J'ai le souvenir de la tête d'Agnès dépassant de son sac, sa vieille pipe noire rougeoyant dans l'obscurité et remplissant la tente de fumée. Il ne pouvait se passer de sa pipe qui était pour lui une source d'immense satisfaction, dussé-je en souffrir. Mais son plaisir fut de courte durée car nous passâmes une nuit vraiment misérable. Il plut très fort et notre tente fut bientôt inondée. Nous étions allongés dans des flaques glacées, malheureux et pitoyables. Quel soulagement ce fut lorsque le jour revint et que nous pûmes nous remettre en marche et nous réchauffer un peu par l'exercice!

Notre progression fut interrompue après quelque temps par un énorme mur de basalte s'élevant devant nous, gigantesque, inattaquable et sans faille. Nous étions des pygmées devant les bastions d'une citadelle de géants. De sa sombre et majestueuse hauteur elle nous regardait d'un air menaçant et d'en bas, nous regardions sa face lugubre, avec un sentiment d'impuissance et d'effroi. Le glacier de Zeye s'était taillé un chemin à travers cette immense chaîne de montagnes. Il n'est en fait que l'un des nombreux grands glaciers qui, comme j'ai pu le vérifier indiscutablement, font partie de cet ensemble de montagnes recouvertes de neige et prises par les glaces, jusqu'alors non répertoriées et qui s'étendent du mont Richard au mont Ross. Tout ce système montagneux figure maintenant sur la carte que je me suis efforcé de corriger et de compléter.

Agnès et moi parvînmes à contourner les montagnes à la recherche de sources d'eau chaude qui figuraient sur notre vieille carte imprécise. Mais bien que nous eussions parcouru tout le territoire où elles étaient censées se trouver, nous n'en trouvâmes trace, et je pense qu'elles n'existent pas.

Nos provisions commençaient à s'épuiser aussi décidai-je de prendre la route du retour. Nos chaussures étaient usées jusqu'à la corde depuis le premier jour et nous dûmes mettre nos bottes de mer ce qui alourdissait et ralentissait la marche dans ce pays sauvage et accidenté. La pluie avait grossi les torrents et lorsque nous revînmes à l'endroit où nous avions laissé notre tente pour progresser plus facilement nous eûmes de grandes difficultés à l'atteindre car nous ne pouvions pas traverser. Nous cherchâmes un gué où l'eau ne dépassa pas le haut de nos guêtres, mais au bout de quelque temps Agnès, impatient de retrouver nos provisions et de se restaurer, décida de passer dans l'eau. Il s'enfonça immédiatement jusqu'à la taille dans l'eau glacée, et en l'entendant crier et jurer, les bras en l'air, progressant difficilement tant ses jambes étaient raides, je ne pus réprimer un franc éclat de rire. La scène était vraiment comique, même si pour Agnès elle l'était moins! Je décidai de me montrer plus patient et finis par trouver un endroit où le torrent était moins profond. Quand j'arrivai à notre tente, je trouvai Agnès en train de se changer et de nouveau me moquai de lui. Il me regarda d'un air soupçonneux, se demandant comment j'avais fait pour rester si sec.

«Quand même», dit-il, «je suppose que vos bottes sont pleines d'eau, Capitaine ?»

«Non, mon ami», répliquai-je calmement. «Comme tu peux le voir, le cuir est mouillé à l'extérieur, mais j'ai gardé les pieds secs.»

«Eh bien par exemple!» dit-il en me regardant comme si j'étais magicien.

Sur le chemin du retour nous trouvâmes un grand lac salé que je baptisai lac Agnès en l'honneur de mon brave compagnon. Plus tard, si d'autres voyageurs passent sur ses bords, j'espère qu'ils se rappelleront ce nom et qu'ils auront une pensée pour le jeune marin du petit J.B. Charcot qui jouait de l'accordéon avec tellement de sensibilité et mettait tant de cœur à chasser le phoque. Je suis fier d'avoir immortalisé Léon Agnès, bon Normand, bon marin et fidèle camarade.

Après nous être nourris d'aliments froids, sans une goutte de boisson chaude pour réchauffer nos os, quelle ne fut pas notre joie lorsque nous trouvâmes du combustible avec lequel faire du feu! Nous arrivâmes sur un plateau sur lequel poussait de l'acaena qui représentait pour nous plus que tout l'or du monde car cette herbe a de longues racines qui, lorsqu'elles sont sèches, valent n'importe quel bois de chauffage. Nous en ramassâmes un gros tas et en fîmes un superbe feu de camp ce qui nous permit enfin de faire bouillir de l'eau dans notre petite bouilloire. Puis nous fîmes du thé et nous réchauffâmes, ce qui nous fit à tous deux un bien et un plaisir immenses. Il est intéressant de constater combien l'homme est philosophe et plein de reconnaissance pour l'humanité entière lorsque après avoir été longtemps privé du simple nécessaire il peut enfin profiter d'un petit peu de confort!

Enfin nous arrivâmes à l'extrémité de la baie Irlandaise où nous avions laissé notre bateau. Nous le chargeâmes de fagots de racines en vue de feux et de festins futurs, puis nous retraversâmes la baie et nous engageâmes dans l'étroit passage de Husker Strait pour gagner Winter Harbour, ou Port d'Hiver. Nous étions là au beau milieu des heureux territoires de chasse des baleines des Kerguelen. La mer était noire de leurs dos et de leurs nageoires. Partout elles soufflaient, et où que nous regardions nous voyions le reflet du soleil sur leurs longs corps lisses, un remous de vagues et un monstre noir qui glissait, silencieux et véloce comme une torpille en route pour sa mission de destruction. Des baleines s'approchèrent jusqu'à quelques mètres de notre embarcation et j'eus très peur qu'elles ne vinssent se frotter à nous et nous fissent chavirer. Agnès et moi ramâmes de toutes nos forces pour échapper à cette foule de créatures qui, d'un seul coup de queue, auraient pu réduire en miettes notre frêle esquif. Nous souquâmes et souquâmes jusqu'à ne plus sentir nos bras, pour arriver enfin à la plage de l'île du Port avec le sentiment d'avoir échappé à un très grave danger.
 

Échoué
p146 - Rapidement nous fûmes à bout de patience. Agnès et moi avions risqué nos vies pour un peu de tabac; Henri et moi étions pareillement disposés à courir un risque pour ces précieux chaudrons. Aussi décidâmes nous de faire une deuxième tentative pour rejoindre l'île du Port. Nous reprîmes la mer. Le vent était plus fort que jamais et la mer terriblement agitée. Chaque rafale, qui nous atteignait avec la force de la foudre, menaçait de briser nos mâts et de lacérer nos voiles. En bons Français que nous étions, ayant en horreur le mot "retraite", mais non doués de la patience et de l'obstination de la race saxonne, nous maudîmes la tempête et dûmes nous incliner. Nous fîmes demi-tour pour faire route aussi vite que nous le pûmes sur l'anse Sablonneuse où nous avions par le passé trouvé le meilleur abri. Nous atteignîmes cette baie, nous y réfugiâmes et mouillâmes sur deux ancres. Au moins étions-nous en sécurité - ou du moins le pensions-nous - et nous tâchâmes d'oublier ces chaudrons pour un moment. Mais c'était sans compter avec l'esprit de vengeance de ce terrible vent des griffes duquel nous venions d'échapper. Non, il ne se laisserait pas priver de sa proie. Soudain, le coup de vent de nord tourna brusquement au sud-ouest en rugissant. Le petit J.B. Charcot devint le jouet de deux houles croisées, pris au piège de ce nouveau vent, et bien qu'il résistât courageusement, les deux ancres dérapèrent et nous culâmes sur les rochers.

S'il est facile d'imaginer nos sentiments, il est bien plus difficile de les décrire. Après toutes nos aventures, nos longues traversées, notre vigilance de tous les instants, nous étions maintenant échoués sur un plateau rocheux dans un havre où nous nous croyions chez nous. Après avoir échappé au vent du nord, nous nous étions laissé prendre par le suroît et il était plus que vraisemblable que nous allions perdre notre bateau à jamais. Si le vent continuait à souffler avec la même violence et de la même direction, nous allions être définitivement prisonniers de ces rochers et, lentement mais sûrement, le J.B. Charcot allait être battu et brisé sous nos yeux.

Henri et moi étions terriblement inquiets bien que calmes et confiants en apparence. Nous devions donner l'exemple à nos hommes et garder la tête sur les épaules, mais nous avions le cœur serré. La première chose à faire était de prendre toutes dispositions en vue d'un long séjour à terre au cas où nous perdrions le bateau. J'ordonnai donc qu'on allât chercher le «sac du naufrage» et nous nous mîmes tous à l'ouvrage pour préparer vivres et provisions. Puis Henri donna l'ordre de mettre une chaloupe à la mer afin de porter un bout à terre pour établir un va-et-vient et débarquer les vivres. Ce fut un travail pénible et dangereux. Le vent du sud-ouest repoussa la chaloupe plusieurs fois et nous dûmes de surcroît lutter contre un très fort courant de marée. Nous risquions la perte d'une ou deux vies humaines en plus de celle de notre bateau. Mais finalement nous parvînmes au rivage et y arrimâmes solidement le cordage à un rocher, puis débarquâmes de la toile à voiles (pour en faire des tentes), des biscuits, de la viande en conserve, des outils, des allumettes, des fusils, des bidons de pétrole et le réchaud, le sextant, des clous et autres provisions qui nous permettraient de survivre en attendant du secours.

Pendant ce temps-là la marée continuait à baisser et, plus elle baissait, plus l'arrière du J.B. Charcot s'élevait sur ce maudit rocher, de sorte que le pont était terriblement incliné et l'étrave enfoncée comme si notre bateau voulait se creuser un chemin sous le lit de l'océan. Henri et moi savions que le moment le plus dangereux viendrait lors de la renverse. C'est alors que nous saurions si nous pouvions ou non sauver notre bateau. Avec la marée monterait une force qui soit nous mettrait à flot, soit nous briserait sur le rocher. Il était impossible de dire à l'avance laquelle de ces deux choses se produirait. Il ne nous restait qu'à attendre - le cœur serré d'angoisse, partagés entre la crainte et l'espoir.

Pourtant les habitudes étaient si profondément ancrées, si grande était notre discipline que nous nous assîmes comme si de rien n'était dans notre petite cabine pour le repas du soir. Esnault avait préparé le dîner comme à l'accoutumée bien que notre cuisine accusât une gîte extrême, et comme une extrémité de la cabine était plus haute que l'autre, nous devions nous cramponner à nos assiettes pour les empêcher de glisser de la table. Nous n'étions pas nombreux à avoir conservé notre appétit. La tristesse n'est pas une bonne sauce - et nous étions très attristés à la pensée que c'était peut-être là notre dernier repas sur le J.B. Charcot. Seul Larose était parfaitement serein. Ce calme, sublime et inattaquable en temps normal, était pour moi à cet instant précis irritant et exaspérant. J'aurais voulu le frapper, le secouer pour le faire sortir de cette trop confortable tranquillité, pour le faire crier et s'animer. Aujourd'hui pourtant, en repensant à ce repas, je suis plein d'admiration pour le flegme que manifesta ce jeune marin. Son appétit ne fut pas affecté. Il mangea avec la voracité et la constance qui jamais - sauf une unique fois - ne l'abandonnèrent au cours de notre voyage et de nos excursions. Je ne pense pas que Larose eût moins de cœur que l'un quelconque d'entre nous. Et il faut comprendre que sa faim devait être satisfaite. Il était à l'image de l'immortel Porthos des Trois Mousquetaires.

Enfin, à la nuit tombante, la renverse eut lieu, et comme la marée montait centimètre par centimètre, recouvrant le rocher sur lequel reposait notre arrière, j'étais en proie à la plus vive appréhension, mêlée d'un fol espoir. Petit à petit l'étrave se releva, l'inclinaison du pont devint moins prononcée, la cabine se redressa et l'espoir commença à l'emporter dans nos cœurs. Le vent s'était calmé, la mer était moins agitée, et le J.B. Charcot ressemblait de nouveau à un bateau à l'ancre. Soudain l'arrière cogna très dur, et le bateau trembla de toutes ses membrures sous le choc. Nos cœurs se serrèrent. De nouveau le bateau cogna, puis encore, et à chaque fois, il nous sembla que le fond du bateau allait être défoncé. Mais le troisième coup fut suivi d'un grincement déchirant qui nous glaça le sang dans les veines et alors nous comprîmes et poussâmes un profond soupir de soulagement. Notre bateau était à flot! Il avait glissé du rocher et était maintenant en pleine eau, dans son élément naturel. Je crois qu'Henri et moi pouvions remercier la Providence qui avait été si bonne avec nous. J'étais au bord des larmes tant ma joie était grande. Pendant quelques instants nous fûmes comme des enfants. Pour nous, le J.B. Charcot était un être vivant. Nous connaissions son caractère, nous admirions son courage. Pour nous sa perte aurait été plus que la simple destruction de membrures sans âme. Nous aurions porté son deuil comme s'il s'était agi d'un vieil ami. C'est pourquoi nous exultâmes et rîmes de bonheur lorsque de nouveau il flotta. Il ne faisait même pas eau. Sa solide carcasse était saine et sauve.

Nous nous activâmes toute cette nuit-là pour rejoindre un mouillage plus sûr. Ayant allumé à bord un feu qui jetait une lumière blafarde et vacillante sur les sombres falaises et les eaux noires, nous utilisâmes un câble et le treuil pour nous enfoncer plus profondément dans l'abri de la baie et pûmes enfin jeter l'ancre sur un fond de bonne tenue. Ce fut une nuit sans sommeil et nous étions extrêmement fatigués, mais au lever du jour nous étions très heureux car le «sac du naufrage», là-bas sur le rivage, était désormais inutile et c'est gaiement que nous le rapportâmes à bord avec les autres provisions.
 

 

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