Michel Peissel |
En 1989 le régime soviétique était encore debout, ce qui explique l'exploit politique et permet d'avoir un témoignage de première main sur la vie en URSS, les touristes à la mode russe, la nourriture, l'Indra, le matérialisme,
Les touristes
Sacha répond à mes questions dans cet anglais parfait que Dawson trouve suspect.
- Il doit réellement être du K.G.B., répète toujours Peter avec insistance.
Et comme il a fait partie de l'armée britannique en Allemagne, nous pensons qu'il a raison!
- Dawson aurait pu être un espion lui-même, a insinué Missy à son tour.
Peut-être a-t-elle raison, si l'on tient compte de son attitude mystérieuse vis-à-vis de tout, notamment de son passé, de ses chameaux par exemple.
Oui, Dawson possède des chameaux en pension à Alep, comme certaines personnes ont des trous à leurs chaussettes. Si vous lui demandez pourquoi, il vous regarde avec cet air fatigué qui signifie : « Si vous êtes assez stupide pour poser cette question, ce n'est pas la peine que je vous réponde. » Je déteste être pris pour un imbécile et n'ai jamais osé l'interroger à ce sujet. Évidemment, Dawson montait à dos de chameau comme d'autres font du cheval. C'est un homme doué de sens pratique, il prise la poésie plutôt légère et en lit dès que la conversation ne requiert plus son attention pleine et entière. Après tout, j'aime les yaks et bien que n'en ayant jamais possédé un seul j'en ai souvent loué, ai vécu avec eux pendant des semaines et suis parvenu à connaître leurs noms et leurs habitudes.
Sacha Soldatov, quant à lui, est plutôt distrait. Il me dit tout d'un coup d'une voix ennuyée : « J'ai perdu mon passeport. » Pourvu qu'il n'ait pas perdu notre autorisation.. Cette feuille de papier indispensable porte le logo de la Fondation soviétique pour la paix et demande à toutes les organisations de l'Union soviétique, à la fois civiles et militaires, de nous prêter assistance en cas de besoin.
Traverser l'Union soviétique tout entière me paraît soudainement une véritable folie. Ce trajet de 2 400 kilomètres représente la distance Los Angeles-Nouvelle-Orléans, ou Paris-Moscou ! Moi qui n'ai jamais ramé de ma vie!
Sacha, lui, ne semble pas être assez robuste, il a davantage l'air d'un poète, d'un rêveur, d'un professeur, et sa barbe ressemble à celle d'un jeune prophète.
Victor nous salue en sortant de la pièce où les Russes ont dormi. Avec ses bras nus aussi solides que des pins, il est plus proche de l'image des vigoureux rameurs dont j'ai besoin. Mais peut-être est-il trop rude! Il nous a expliqué qu'il est un vrai «touriste», un homme habitué au pire en Sibérie. Pour lui, nous sommes sans nul doute un groupe de poules mouillées, aussi a-t-il refusé de participer au repas horriblement cher que l'on nous a servi la nuit précédente dans le grand hôtel Latvia.
Victor tient une hache à la main tandis qu'il s'approche de la douche. Peut-être l'utilise-t-il pour se raser ? Je ne sais pas encore qu'un « vrai touriste » ne peut se séparer de sa hache.
----[p123 - Fidèle à lui-même, Victor a scié une bonne dizaine d'arbres. La terre appartient au peuple en U.R.S.S., c'est pourquoi nous pouvons camper où nous voulons et couper tout le bois nécessaire. La moitié des troncs brûle dans un énorme feu de joie, certains ont été débités en petits morceaux afin de former une réserve, pour l'hiver prochain sans doute! Victor, infatigable, a taillé le reste des bûches pour en faire des tabourets et des étagères. Les canards, farcis de pommes, embrochés sur des pieux pointus, rôtissent près de notre grand feu qui fait transpirer Victor dont les traits brillent devant les flammes.]----
Les « touristes » en U.R.S.S. sont de jeunes gens qui visitent (généralement à pied) les lieux les plus reculés de leur immense pays, des bourlingueurs de l'espèce la plus fruste, habitués à chasser les loups dans la toundra où vivent les Esquimaux samoyèdes.
D'après Sacha, les Esquimaux en U.R.S.S. remplacent les Polonais aux États-Unis, et les Belges en France, et font les frais de presque toutes les plaisanteries.
La nourriture
Chacun réagit à sa manière devant la vie soviétique et la pénurie de nourriture. Missy, accoutumée à surveiller sa ligne, trouve la nourriture lettonne épouvantable : trop de beurre, de crème et de féculents. Pourtant elle se régale avec nous d'une spécialité locale, un gâteau rose débordant de crème et de confiture.
Pour Peter Dawson, les épiceries avec leur choix limité confirment son profond mépris de tout ce qui est communiste. Je pense différemment : ayant beaucoup vécu dans les pays du tiers monde, habitué à l'Himalaya, désespérément pauvre, je trouve par comparaison que nous sommes au paradis. Là-bas, je mangeais uniquement du riz, de temps à autre des poulets de montagne tout en muscle. En comparaison, les poulets russes, même surgelés, anémiques, mous et gris sont délicieux. Avec des tonnes de beurre et de pain, que peut-on souhaiter d'autre ? Je me rappelle les mois passés au Tibet à manger de l'orge grillée mélangée à de la poussière, qui craquait sous la dent comme du papier de verre avant d'obturer l'estomac. J'avais même survécu pendant des jours au Mexique en mangeant uniquement du copra rance, chair de la noix de coco avec laquelle on fait du savon, des iguanes et des œufs de tortue grillés par le soleil, quand ils n'étaient pas crus.
Suivant ces critères, la Russie est en effet une terre d'abondance. Frédéric et Nathalie, Peter, Missy, Jocelyn ne partagent guère cet avis. Nos jugements sont presque continuellement faussés par nos préjugés politiques. Pour nous, les pommes sont avant tout des pommes soviétiques, une grange délabrée témoigne de la négligence communiste, conséquence de la propriété collective. Une mauvaise moisson illustre l'inefficacité de la politique agricole du pays et non une saison désastreuse.
A cette façon biaisée de voir les choses se greffe, dans notre esprit, la crainte d'être perpétuellement espionnés. Nous voyons partout des agents du K.G.B., comme si nous étions les gardiens d'un secret très important que les Russes voudraient à tout prix découvrir.
Le plus frappant pendant cette première partie du voyage, c'est que tout paraît si normal, si européen. Nous tâchons en vain d'apercevoir le pittoresque russe ou l'exotisme dans le paysage. Les voitures semblent étonnamment européennes, plus grandes peut-être, les pêcheurs ressemblent à tous les pêcheurs avec leurs bottes en caoutchouc et tout leur équipement.
La grande différence avec le reste de l'Europe est la taille du fleuve et cette sensation permanente d'immensité qui me rappelle le Canada et les États-Unis. On a la certitude qu'au-delà des forêts visibles s'étendent à l'infini d'autres forêts.
De nombreux points communs existent entre l'Amérique du Nord et l'Union soviétique : la largeur des routes, l'abondance sylvestre, le sentiment d'un espace généreux; ce qui est peu sensible dans notre vieille Europe. On se sent partie prenante d'un territoire impressionnant de grandeur; avec nos compagnons, nous sentons la vaste toundra sibérienne et les grandes montagnes d'Asie centrale toutes proches. De même qu'à Manhattan, lorsque l'on regarde vers l'ouest, on pense à la Californie, ici, en regardant vers l'est, nous savons que la terre s'étend jusqu'à des pays reculés comme l'Alaska, le japon, la Chine et l'Iran.
Sacha II parle parfois de la mer Salkin comme d'une baie voisine et Victor des fleuves sibériens comme de cours d'eau à proximité. La péninsule du Kamchatka, la mer d'Aral sont toujours présentes dans les conversations. On discute aussi du Sud lointain, le Caucase, où est né Igor et de la mer Noire, notre destination finale.
L'Indra
Les tombes du cimetière entourant l'église sont en pierre, entourées de parapets en fer, propres et bien entretenues. Sur la plupart d'entre elles s'inscrivent des noms polonais. Les tombes de plusieurs hommes d'Église dominent l'ensemble.
Cette vieille église a été bâtie non loin de l'endroit où une rivière se jette dans la Dvina, l'Indra : le dieu hindou des Éléments et du Tonnerre. Indra a donné son nom à l'Indus et au sous-continent que constitue l'Inde. Est-ce une coïncidence si cette rivière porte le nom d'Indus dont les eaux m'ont transporté jusqu'au cœur même de l'Himalaya?
Quels peuples ont propagé les langues indo-européennes, de l'Irlande au Bengale, du Portugal au Népal ? Jusqu'à ces dernières années, la réponse à cette question était : les Aryens, naturellement.
Qui étaient les Aryens? Là, il n'y a pas de réponse simple. Max Muller a abordé le sujet en proclamant que les Aryens devaient être ceux qui parlaient une langue indo-européenne (ils pouvaient être noirs ou blancs). Beaucoup d'autres soi-disant historiens ont assuré que les Aryens étaient une race blanche d'élite à laquelle, en période de nationalisme fanatique, chacun déclarait appartenir.
Nous savons tout sur les terribles rêves aryens d'Hitler ; aujourd'hui encore, en Inde et dans certains milieux fascistes en Europe, certains croient que les Aryens ont constitué un groupe ethnique bien défini, composé d'êtres supérieurs. L'anthropologie prouve que ces allégations sont totalement erronées. Des études linguistiques menées récemment, en même temps que des recherches allant de l'ethno-linguistique à l'anthropologie physique et à la paléonto-ethnologie, montrent que la propagation des langues indo-européennes n'a pas été le fait d'un conquérant ou d'une seule race. La diffusion de ces langues dans le monde s'est faite davantage par contagion, comme une maladie infectieuse, que par colonisation ou conquête. Il n'y a pas de caractéristique anthropologique ou d'origine raciale commune liant entre eux tous ceux qui parlent ces langues. Ainsi, le Hindi Brahmin n'a pas vraiment de liens de sang avec les Allemands aux cheveux blonds. Les Indo-Européens noirs parlant bengali ne sont pas liés aux Celtes, pas plus que ces derniers ne le sont avec les Vandales qui habitaient l'Andalousie. On peut trouver une analogie avec la diffusion à l'échelle mondiale de la langue anglaise depuis le XIXe siècle. L'anglais est parlé aujourd'hui dans des dizaines de pays, ex-colonies britanniques ou autres comme l'Islande, qui utilisent cette langue parce qu'elle est un moyen pratique de communication entre les peuples. En Afrique, l'anglais est très répandu, mais il serait stupide d'affirmer que tous les Africains qui le parlent ont une origine ethnique commune ou qu'un conquérant les a obligés à apprendre cette langue. La propagation des langues indo-européennes s'est faite par besoin de communication. La race, par conséquent, a peu de choses ou même rien à voir avec elle.
Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu de temps à autre de grands conquérants qui parlaient et diffusaient les langues indoeuropéennes. Il y eut Alexandre le Grand et Napoléon pour n'en citer que deux, mais il n'existe aucune preuve d'ordre culturel, historique, linguistique ou anthropologique qui lie la propagation de ces langues à une seule tribu ou à un seul peuple.
Ce qui précède n'aide pas beaucoup à résoudre le mystère selon lequel les Lettons ont une langue proche des Indiens.
Le hasard pourrait peut-être expliquer cette analogie. Lorsque de nombreux dialectes proviennent de la même famille linguistique, certains subissent une évolution similaire. un ne peut pas savoir comment une langue va se modifier au cours des années. Certaines peuvent évoluer dans des directions contraires, d'autres, par pure coïncidence, emprunter la même route et subir des modifications similaires. Il semble que le letton a évolué dans le même sens que les dialectes indiens. Après tout, il n'y a pas tellement d'alternatives quand la grammaire et la phonétique ont une origine commune.
Il y a peut-être une autre raison qui explique les liens préférentiels que gardent la Lettonie et la Lituanie vis-à-vis de l'Inde. L'Inde et la Lettonie sont toutes les deux à égale distance de la Turquie orientale, la patrie des Hittites, peuple, dit-on, à l'origine des langues indo-européennes, et sont aussi reliées à cette région par de grandes routes commerciales : la Lettonie par les fleuves jusqu'à la mer Noire. Or la mer Noire borde la terre des Hittites. C'est également au bord de celle-ci que débute la grande piste est-ouest qui lie l'Occident à l'Asie, une route qui plus tard devint la route de la soie. L'Inde et la Lettonie auraient donc pu avoir des contacts directs.
Dans notre monde moderne, nous avons tendance à dédaigner ou à ignorer la mobilité de nos ancêtres et à oublier que même s'ils ont progressé lentement à pied, à cheval ou, comme nous, à la rame, ils ont néanmoins énormément voyagé, et fort loin. Faut-il rappeler les centaines, pour ne pas dire les milliers d'Européens : Français, Italiens, Allemands, Flamands et Anglais que Marco Polo a rencontrés en Chine au XIIIe siècle? Hommes et femmes qui tous étaient venus à pied d'Europe 1 Pour nous, voyageurs assis, habitués aux coussins garnis de mousse et aux ceintures de sécurité des avions, marcher pendant plus de 1000 kilomètres nous parait impossible. C'est sûrement grâce à des voyageurs de cette trempe que cette rivière s'appelle Indra. Indra se trouve être aussi « la déesse de la race aryenne qui a envahi l'Inde ». La longue chaîne de pèlerins et de voyageurs qui nous ont précédés avaient-ils aussi mal aux mains que moi?
Le matérialisme
Dressés à ne rien attendre de bon de l'État, ils apprécient ce voyage suivant leurs critères personnels. C'est un moyen merveilleux d'améliorer leur connaissance de l'anglais et du français, de mieux faire connaître leur mère patrie et de développer leur propre culture.
- Nous ne sommes pas obsédés par l'argent ou le « plaisir » comme vous aux États-Unis, fait remarquer Soldatov, en se moquant des jeunes Américains qu'il a rencontrés lors de la réunion de rafters en Sibérie.
Le plaisir, le plaisir, ils ne parlent que de ça. Nous étions épouvantés par leur manque de culture.
La culture est chez nos compagnons une obsession aussi forte que dans les cénacles intellectuels en Europe. La littérature, l'art, les sciences constituent des refuges, le sujet de toutes les conversations sérieuses, une réaction à l'État soviétique matérialiste qui leur a refusé à la fois toute intimité et tout droit de propriété.
p197 - Lorsque nous discutons de la sombre période qu'a connue l'Union soviétique et de la mauvaise administration dont étaient responsables les communistes, nos compagnons russes critiquent ouvertement le régime, tout en étant fiers d'être russes, et n'aiment pas que des étrangers émettent des réserves. Jacques est sévèrement réprimandé par Sacha II parce qu'il filme les mauvais côtés de la Russie. Les clichés habituels, les queues à la porte des magasins et leurs étagères vides. Nos compagnons souhaitent que nous filmions uniquement les bons aspects de leur patrie bien aimée. Cette passion n'est pas politique : il s'agit d'un respect aux racines profondes, d'un amour pour leur pays, son passé et son avenir.
Comme presque tous les Russes, ils sont au courant de la triste litanie des scandales, des exemples de mauvaise gestion, de véritables actes de banditisme commis par les dirigeants commu nistes dans le passé. Tout est dû à la dictature du parti. La seule chose qui puisse sauver la Russie, c'est le pluripartisme. Soldatov s'est clairement exprimé à ce sujet. Comment peut-on espérer que le parti communiste au pouvoir renonce au monopole qu'il exerce sur les affaires publiques sans une révolution de rues ?
Il me paraît, à ce moment-là, impossible que Gorbatchev vote lui-même sa mise à l'écart. Je mentionne ces déclarations parce que nos compagnons représentent, à mon avis, un bon exemple de ce que pensent de jeunes Russes instruits à cette époque. Leur jugement sur Gorbatchev et la situation de leur pays en septembre 1989 montre que les Russes n'ont pas été davantage préparés que nous-mêmes dans les pays occidentaux aux décisions prises par Gorbatchev à la fin de l'été.
« Le communisme est une invention des Allemands et des Juifs », aiment à dire nos amis. « Les Allemands sont en vérité plus matérialistes que les Américains », précisaient-ils, en sou riant. « Communisme et capitalisme constituent un seul et même système. » En tant que Russes, ils veulent quelque chose d'autre, plus d'idéal, plus de foi, la vie n'est pas pour eux composée uniquement de faits matériels. Je suis surpris par l'idéalisme de Victor et d'Igor. Jamais nos compagnons n'ont montré la moindre avidité matérialiste. Jamais ils ne nous ont demandé de l'équipement ou un service, jamais ils n'ont essayé de faire des affaires. Dans leur attitude, aucune tentative de grappiller de l'argent, comme on en voit si souvent dans les pays occidentaux ou dans les pays sous-développés. Sachant dans quelles conditions misérables Soldatov vit dans son appartement minuscule, nous aurions fort bien compris que lui-même et ses compagnons essaient de tirer avantage de notre richesse relative. Toujours plus rapides que nous, ils ne nous laissent pas payer leurs boissons, souvent même ils nous invitent.
Ce refus des biens matériels est largement partagé par beaucoup de Russes instruits, mais pas par tous. A Kiev et ailleurs, nous sommes entrés en contact avec un grand nombre de «nouveaux criminels» : trafiquants de devises et racketteurs, la nouvelle mafia russe comme les appelle Sacha Soldatov. La criminalité est en hausse dans ce pays.
Le crime a toujours fait partie de la scène politique. Nous nous rappelions comment Staline avait placé ses « amis » géorgiens aux postes les plus élevés, comment, depuis le début de la glasnost, en 1985, il est apparu que les plus grands criminels, les mafiosi les plus redoutables étaient des dirigeants du parti, faisaient partie de la vieille mafia géorgienne.
Nos amis ont davantage confiance dans leurs propres idéaux, ayant foi dans la force de l'esprit, dans le triomphe de la vertu et du courage, bien que gardant peu d'illusions sur les possibilités de changement face au terrible appareil mis en place par le parti communiste. Leur plus grande faiblesse est peut-être de n'avoir pas totalement confiance en eux-mêmes, ni en l'aventure. Il leur est difficile de croire (laissés à eux-mêmes, sans secours de l'Ouest) que la démocratie puisse triompher dans le pays, sans que des coups de feu soient tirés.
Ils veulent cette démocratie, la justice et la liberté, sans souhaiter pour autant une société de consommation de type occidental où tout fait l'objet d'une compétition redoutable.
Comme l'a écrit un humoriste russe : « Nous pouvons rêver de supermarchés et de tout ce qu'ils contiennent, et, en même temps, regarder les vendeuses et nous demander si elles ont la possibilité de lire ou d'aller au théâtre. »
Début 1988 afin de prouver que la civilisation Maya s'est effondrée pour des raisons économiques (commerce du cacao), il entreprend faire construire un santanero dans un tronc de l'arbre piche (doué de propriétés insecticides), puis avec cette pirogue de mer de longer vers le sud la côte orientale du Yucatan. « Je souhaite donc démontrer que les causes du déclin de l'Empire maya étaient économiques, et que c'est le développement du commerce maritime du cacao par les pirogues des Chontales-Putuns-Itzas qui a ruiné les grandes cités tropicales mayas et provoqué leur disparition. » Chontales-Putuns-Itzas, ces mots barbares et incompréhensibles avaient gâché tout l'effet de mon discours. Je devenais obscur. Je tentais de m'expliquer plus clairement. « Les Chontales-Putuns, que l'on a appelés plus tard les Itzas, étaient de grands navigateurs. C'étaient les Phéniciens d'Amérique, les Vikings du Nouveau Monde. « J'ai donc l'intention de construire une pirogue géante », poursuivis-je avec l'inébranlable assurance de celui qui ne saurait même plus fabriquer un bateau en papier... « Avec cette pirogue je me propose de naviguer au large de la barrière de récifs qui court le long de l'Amérique centrale, la plus grande barrière du monde après celle de l'Australie.
Les naufragés
p160
- Les véritables « pionniers » du Yucatan étaient en fait dix-neuf naufragés espagnols. Ils devaient fouler le sol mexicain sept ans avant les découvreurs officiels, et ce, après avoir vécu une bien curieuse aventure.
En 1511, sous les ordres d'un certain capitaine Valvidia, ils faisaient voile depuis Panama à bord d'une caravelle chargée d'or - vingt mille ducats, une immense fortune. Ils avaient mis le cap sur Saint-Domingue avant de rallier l'Espagne.
Mais le destin leur réservait un tout autre voyage: prise dans une tempête au large de la Jamaïque, la caravelle se fracassa contre les récifs d'Alacran ou Vivora - connus aujourd'hui sous le nom de Pedro Cayes - au sud de l'île. Le navire fut perdu mais dix-neuf personnes, dont une femme, parvinrent à s'entasser dans un canot et survécurent au naufrage. Treize jours durant, les naufragés ramèrent et dérivèrent vers l'est, « les courants suivant le soleil ». Il semble que près de la moitié d'entre eux périt à la suite d'insolations.
C'est ainsi qu'il ne resta plus que dix hommes et une femme, qui les premiers purent contempler cette côte bordée de cocotiers. Nous ne savons pas exactement où Valvidia et son équipage abordèrent le Yucatan, mais, selon les différentes chroniques, il semble que ce ne soit pas très loin de la baie de l'Ascension. Nos rescapés eurent à peine le temps de se réjouir qu'ils virent surgir des hommes vêtus de pagnes, le corps peinturluré de rouge - teinture qui les protégeait à la fois du soleil et des moustiques -, la tête rasée devant et sur les côtés. Seule une longue mèche de cheveux tressée d'écorce et de cuir rouge leur battait le dos, quand elle n'était pas ramenée en un étrange petit chignon. Ils arboraient des arcs et des flèches, et des filets leur servaient de besace.
Les Espagnols furent capturés et cinq d'entre eux, sur l'ordre d'un cacique local, offerts en sacrifice aux dieux de la région. Selon Cervantès de Salazar, leurs corps « furent donnés en pâture au peuple, tandis que les six autres, dont la femme, furent enfermés dans une cage pour y être engraissés, afin d'être mangés plus tard. » Nous devons ces détails au témoignage de l'un des survivants, Geronimo de Aguilar, un clerc espagnol originaire de la ville d'Écija. Son histoire est si fascinante qu'elle tient du roman feuilleton. Aguilar et ses compagnons réussirent à s'échapper en brisant leur cage; peu après, ils tombèrent aux mains d'indigènes moins féroces qui les réduisirent en esclavage.
Tous moururent d'épuisement, sauf deux d'entre eux, Geronimo de Aguilar, et Gonzalo, un marin natif de Palos, le petit port andalou d'où Christophe Colomb était parti à la découverte de l'Amérique. Gonzalo finit par épouser la fille d'un cacique de Chetumal. A l'image des indigènes, il se lima les dents, se peignit le visage et se tatoua les mains. Il s'intégra si bien à la population qu'il devint un guerrier renommé et apprit à ses congénères d'adoption, les familiarisant avec les chevaux et les mousquets, à se défendre contre les Espagnols. Nombreux sont ceux qui prétendent que ce fut à cause de Gonzalo, surnommé plus tard et Guerrero (le Guerrier) que la conquête du Yucatan fut si difficile et que la région ne fut jamais totalement soumise aux Espagnols.
C'est en 1532 que Gonzalo partit de Chetumal à la tête de cinquante pirogues de guerre pour le Honduras lutter aux côtés de Ciumba contre les troupes de Pedro Alvarado, le redoutable gouverneur du Guatemala. Il trouva la mort après vingt années de fidèle dévouement à la cause maya. L'histoire de Geronimo de Aguilar est tout aussi intéressante. Il fut d'abord l'esclave d'un roi nommé Xamanzana qui mourut peu après. Il semble que Geronimo gagna rapidement l'estime de son nouveau maître qu'il aida à combattre ses ennemis, Geronimo aurait vécu non loin de Boca Pailla. Nous imaginons sans peine quelle put être sa joie lorsqu'en 1517, six ans après son naufrage, il apprit l'arrivée sur la côte des caravelles de Cordoba. Mais hélas, les bateaux ne s'y attardèrent pas, tout comme l'année suivante ceux de Grijalva.
Finalement, lorsque Cortés accosta en 1519 à l'île des Hirondelles - ancien nom de Cozumel - il apprit l'existence « d'hommes barbus » - d'un guerrier blanc - sur la côte et supposa que d'éventuels déserteurs pourraient compromettre ses plans de conquête. Les laisser là-bas était, comme il le dit lui-même, « hors de question ». Il décida donc de les faire rechercher et appareilla un canot et deux brigantines, chargeant ses marins d'attendre huit jours sur la côte avant de revenir. Cortés leur remit une lettre dans laquelle il priait les Espagnols de se joindre à lui.
Geronimo de Aguilar reçut le message de Cortès et se rendit immédiatement sur la côte. Hélas, à son grand désespoir, les trois bateaux étaient déjà repartis. Cortès lui-même avait d'ailleurs quitté Cozumel sans attendre le retour des brigantines.
Désespéré, Aguilar trouva sur la plage une pirogue à demi pourrie et réussit à ramer avec quelques Indiens jusqu'à Cozumel. Selon le chroniqueur Motolina, il aurait traversé le détroit dans une pirogue à voiles. Entre-temps, une tempête avait contraint Cortés à revenir vers Cozumel où Geronimo de Aguilar le retrouva.
Aguilar devait alors jouer un rôle capital dans les premiers mois de la conquête, servant d'interprète entre Cortès et les Mayas, puis entre Cortés et la Malinche, l'épouse indienne de Cortés, qui traduisait en maya la langue aztèque.
Nain Singh
p85 - Cette longue piste chinoise épouse approximativement le tracé de
l'ancienne piste des caravanes empruntée en 1873 par Nain Singh, l'explorateur
pundit, lors de son étonnante mission secrète à travers le Tibet interdit. Son
objectif était de dresser la carte de la région pour le compte de ses maîtres
coloniaux, l'équipe britannique de l'Institut topographique.
C'est à ce Pundit que nous devons les premières cartes de l'ouest du Changthang.
Né à Milam, un village situé à 4 000 mètres au-dessus du niveau de la mer, à la
limite du district indo-tibétain de Kumaon, jouxtant le Népal, Nain Singh était
fils de marchands. À ce titre, il parlait couramment le tibétain. Jeune homme,
il avait travaillé comme professeur avec le missionnaire morave Schlagintweit,
auteur d'un des premiers dictionnaires tibétains. Il avait enseigné jusqu'au
jour où le major Smyth, directeur du conseil d'administration de l'école et en
même temps explorateur, avait parlé de lui au colonel James Walker et au
capitaine Montgomerie. Ces deux officiers, qui travaillaient pour l'Institut
topographique de l'Inde, envisageaient secrètement d'envoyer des espions au
Tibet, afin qu'ils tentent de "remplir les multiples blancs de la carte".
Après avoir appris à Dehra Dun, pendant deux ans, l'art de la topographie, Nain
Singh partit remplir sa première mission secrète. Il devait dresser la carte de
l'itinéraire Katmandou-Lhassa en passant par le lac Manasarovar. Cette tâche lui
prit pratiquement un an. Au retour, il fut couvert d'éloges. La Société royale
de géographie alla jusqu'à lui offrir une montre en or, qui fut aussitôt dérobée
par l'un de ses élèves.
En 1873, pour l'expédition qui nous intéresse, Nain Singh fut envoyé à Leh, la
capitale du Ladakh, d'où il gagna le village de Tanske, à l'extrême est de la
région. Là, avec l'aide du chef local, il fit l'acquisition de vingt-six moutons
et revêtit des vêtements de moine. Ainsi déguisé, il entreprit l'une des
expéditions les plus longues et les plus risquées de toute l'histoire.
À la différence des voyageurs qui allaient lui succéder, Nain Singh avait été
assez avisé pour ne pas s'encombrer de yaks ou de poneys, condamnés, faute de
fourrage, à mourir de faim. Sa tâche, il le savait, serait très délicate. À
l'époque, le Tibet était en effet l'un des pays les mieux administrés d'Asie
centrale.
Un gouvernement composé de moines et d'aristocrates gérait les affaires civiles
des dalaï-lamas. Le pays se divisait en régions, toutes dotées d'une
administration et de forteresses.
Ces régions étaient divisées en districts dont les responsables devaient rendre
des comptes à leurs supérieurs. Pour n'importe quel déplacement, un
laissez-passer était exigé, une sorte de passeport signé par les autorités
compétentes. Sans ce document, il était impossible d'acheter de la nourriture
et, surtout, de louer, d'acquérir ou d'emprunter des yaks, des poneys ou tout
autre animal de bât. Faute de le posséder, des centaines d'étrangers avaient été
refoulés du Tibet. Le plus tenace d'entre eux, l'explorateur suédois Sven Hedin,
avait vainement tenté, pendant trente ans, de tromper la vigilance des autorités
tibétaines afin d'atteindre Lhassa.
Déguisé en moine, et comptant chacun de ses pas sur des milliers de kilomètres à
l'aide d'un chapelet spécial à cent grains, Nain Singh n'attirait guère
l'attention, pas plus que ses trois serviteurs tibétains. Grâce à leur troupeau,
ils vivaient en autarcie. Non seulement les bêtes transportaient leurs bagages
et se contentaient de l'herbe qu'elles paissaient en chemin, mais elles leur
procuraient de la viande à l'occasion.
Le Pundit avait choisi d'emprunter le chemin qui relie Ruthok à Ghertse, puis de
rejoindre Damchung et le Nam Tso.
Cela correspond à peu près à la route chinoise moderne traversant tout le
Changthang. Notre itinéraire doit nous entraîner beaucoup plus au nord, si bien
que nous n'avons guère d'enseignements à tirer de l'expédition de Nain Singh.
Nous découvrons cependant avec intérêt que d'après lui, les nomades se seraient
implantés autour de Ghertse une trentaine d'années avant qu'il ne s'y rende.
Jusque-là, la région aurait été inhabitée. Qui étaient au juste ces Khampa ? Les
ancêtres des nomades sengo ? C'est ce qu'il nous faudra découvrir. En attendant,
les constatations de Nain Singh me laissent présumer que le .peuplement du
Changthang n'est pas partout aussi ancien que je l'avais imaginé.
Comme la plupart des premiers explorateurs, le Pundit, malheureusement,
s'intéresse avant tout à la topographie, et ne nous donne guère d'informations
sur l'histoire des populations locales. Cependant, il n'oublie pas de mentionner
le commerce du sel et l'exploitation des mines d'or qu'il a observés en chemin.
Il évoque les fameux dépôts d'or de Thog Jalung et Thog Durakpa, gérés par des
Yarkandis et d'autres musulmans, qui devaient acquitter au Ser-dpon (seigneur de
l'or) local, le représentant de Lhassa, une petite taxe, équivalant à six
grammes, contre tout l'or qu'ils pouvaient trouver.
On ne sait pas exactement comment ils exploitaient les gisements. L'absence de
torrents devait les obliger à parcourir de grandes distances avec des ânes
chargés d'eau pour pouvoir laver les terres contenant le précieux minerai.
Nain Singh raconte que les mineurs vivaient dans des grottes creusées sous la
terre. « Ces habitations, baptisées localement pukpas, étaient au nombre de
trente-deux (dans la région de Thog Durakpa). Chaque grotte était occupée par
cinq à vingt-cinq personnes, en fonction de la richesse de leur propriétaire. Ce
type d'habitation avait été choisi pour échapper aux voleurs de la région, qui
avaient pour habitude de découper d'abord les tentes, et ensuite leurs
occupants, comme je l'ai déjà mentionné. »
L'agent secret déguisé en moine n'avait pas d'arme et ne s'intéressait pas à la
faune sauvage, si bien que nous n'avons pas, ou peu, d'informations sur le
gibier qu'il a pu croiser. De plus, le compte rendu complet de sa mission n'a
malheureusement jamais été publié. Il est égaré je ne sais où, enterré dans les
archives confidentielles de l'administration indienne, à Dehra Dun ou à
Calcutta. Cela dit, Nain Singh avait bien mérité sa montre en or, ainsi que la
seconde, décernée par la Société française de géographie. On lui avait également
remis la médaille des fondateurs de la Société royale de géographie, distinction
qui, avec le titre de « compagnon de l'Empire indien », récompensait ce que
d'autres, c'est-à-dire les Tibétains, considéraient comme une honteuse
entreprise d'espionnage sacrilège, du fait de son déguisement.
Sa mission, au bout du compte, aura moins servi la science et la géographie que
l'armée britannique, qui s'aida des relevés du Pundit pour préparer son invasion
du Tibet en 1904.
Aujourd'hui, Nain Singh est considéré, en Inde, comme un héros national, un des
rares Indiens de condition modeste à avoir acquis une renommée internationale.
L'image du Tibet pendant les derniers siècles
p90 - Alors que nous poursuivons notre route à travers le haut plateau, je
mesure la force de mon attachement au Tibet. Au fond de moi, je le considère
comme ma seconde patrie. Nous sommes nombreux, me semble-t-il, à être fascinés
par ce pays.
Il a toujours occupé une place à part dans l'imaginaire collectif, et chacun y
projette ses propres fantasmes, à commencer par Marco Polo, qui, en commerçant
avisé, jugeait que le Tibet constituait un excellent débouché pour le corail de
Méditerranée. En outre, il trouvait que la liberté des mœurs y était
divertissante. « C'est un excellent lieu de séjour pour un jeune homme
célibataire », écrivait-il, faisant allusion à la libéralité avec laquelle les
jeunes Tibétaines s'offraient, disait-on, aux voyageurs de passage.
Au début du XVIII siècle, les missionnaires le considéraient comme l'antre du
démon. Certains d'entre eux proclamaient même qu'il était le territoire de Gog
et de Magog, faisant écho au mythe indien dépeignant le Tibet comme un pays
peuplé d'hommes noirs, semi-barbares.
En 1774, à l'époque des Lumières, George Bogle le décrivait comme il l'aurait
fait pour n'importe quel pays européen, vantant la beauté et la grandeur de
l'architecture locale, se montrant sensible à la douceur du caractère tibétain,
et s'émerveillant de certains progrès techniques. Il manifestait un intérêt
particulier pour une machine à hacher le chaume, identique à celle qui venait
juste d'être inventée en Grande-Bretagne.
Vingt ans plus tard, l'image du Tibet s'était de nouveau complètement dégradée.
Ses habitants étaient définis comme des êtres sales et ignorants, auxquels il
convenait d'apporter les bénéfices de la colonisation et de la technologie
moderne et surtout du savon. Les Tibétains étaient méprisés parce qu'ils
n'avaient pas d'armée, ni d'armes sophistiquées, mais, surtout, parce qu'ils ne
respectaient guère les valeurs en vogue dans l'Angleterre coloniale. Le grand
lama poussait l'impudence jusqu'à ne pas répondre aux lettres de l'arrogant
vice-roi des Indes. Et ne parlons pas de la manière dont les autorités
tibétaines refoulaient les sujets britanniques qui tentaient de gagner Lhassa
sans y avoir été invités.
Exaspéré par l'arrogance du dalaï-lama, qui refusait de négocier avec les
émissaires de Sa Majesté et lui renvoyait ses missives sans même les décacheter,
Lord Curzon décida, en 1904, d'envahir le Tibet. Confrontée au massacre des
Tibétains, l'opinion publique britannique réagit vivement, et désavoua
Younghusband, le commandant de la force d'invasion.
Les troupes furent rappelées. Dès lors, le Tibet apparut comme le pays des
magiciens, le refuge sacré de penseurs obscurs dont la religion et les
enseignements fascinaient les Européens. La Société théosophique de Londres,
puis, plus tard, Gurdjieff, à Paris, s'employèrent à répandre les messages de
soi-disant sages tibétains. Cette vision mystique, qu'alimenta Alexandra
David-Neel, prévalut jusqu'en 1950. Après l'invasion du Tibet par la Chine, les
grandes nations européennes et les États-Unis, culpabilisant de n'avoir pas
réagi, firent du dalaï-lama une sorte de saint. Par la suite, Nixon, puis
Clinton, ainsi que d'autres chefs d'État choisirent de poursuivre leurs
relations commerciales avec la Chine, plutôt que d'exiger d'elle qu'elle
respecte les droits de l'homme au Tibet, et son droit comme nation à disposer de
son sort.
Aujourd'hui, les Tibétains sont devenus une curiosité, et les agences de voyage
occidentales partagent avec la Chine les bénéfices du tourisme. Le Tibet reste
perçu comme un paradis anachronique, où tous les rêves s'accomplissent. Internet
et Hollywood en ont fait, comme l'ont souligné certains, une sorte de Disneyland
bouddhiste.
En réalité, les Tibétains se battent depuis cinquante ans, sans l'aide de
personne, pour préserver leur identité et leur spiritualité. Les Chinois les
traitent avec mépris et ne laissent passer aucune occasion de les humilier.
Cette attitude traduit la crainte ancestrale des Chinois vis-à-vis des barbares,
dont témoigne le nombre important de garnisons militaires chinoises implantées
jusque dans les régions les plus reculées du pays.
Cependant, au-delà des garnisons et des sentiers battus par les touristes, la
plupart des Tibétains, et notamment les nomades, parviennent à survivre. Ils ont
renoué avec leurs habitudes, fondées sur les traditions et le rythme de la
nature, après la sanglante parenthèse du « Grand Bond en avant », entre 1959 et
1968. Pendant ces années noires, les nomades ont été rassemblés dans des camps,
sous la surveillance de commissaires tyranniques. Plus d'un million de Tibétains
ont succombé à la famine et aux mauvais traitements durant ces années, et des
milliers d'hommes et de femmes sont devenus littéralement fous de douleur et de
désespoir.
Gabriel Bonvalot
p167 - De la remarquable expédition de Gabriel Bonvalot, il nous reste son
récit, les photos de son jeune compagnon et un autre récit, celui du père De
Deken, un prête belge qui s'était joint à eux en Russie, en même temps que son
valet chinois. Bonvalot jugea le voyage à travers la Russie d'une telle banalité
qu'il l'expédie en quelques lignes dans son journal. C'est à peine s'il
mentionne ensuite la fatigue et les difficultés rencontrées, alors que des
douzaines de poneys et de chameaux périrent, ainsi que deux chameliers, sur
lesquels les explorateurs versèrent des larmes amères...
Bonvalot, le prince et le prêtre furent les premiers Européens à traverser du
nord au sud le désert de Lob. C'est alors qu'ils pénétrèrent au Tibet,
franchissant en son centre la formidable chaîne de Kouen Lun. Ils passèrent
ensuite deux mois sans croiser le moindre être humain, alors qu'ils traversaient
tout le Changthang du nord au sud. Ils voyagèrent pendant soixante jours à une
altitude supérieure à 4 800 mètres. Les Tibétains eux-mêmes n'auraient jamais
entrepris un tel périple. Cette traversée ne marqua ni la fin de leurs soucis,
ni celle de leur expédition. Ils furent refoulés en vue de Lhassa et ouvrirent
la route entre Damchung et Litang, parcourant la région la plus escarpée et la
plus dangereuse du Tibet, la province du Kham, constituée de montagnes abruptes
à perte de vue, et où aucun Européen ne s'était encore aventuré.
Comme prévu, cette incroyable expédition s'acheva au Tonkin, après un an de
voyage. Inutile de dire qu'elle suscita bien des jalousies chez les explorateurs
britanniques et russes.
Les apparences furent sauvées - question de prestige - lorsque la Royal
Geographic Society de Londres et son homologue impériale de Saint-Pétersbourg
proclamèrent unilatéralement que l'entreprise française ne pouvait être
qualifiée d'« expédition scientifique », et qu'il s'agissait tout simplement de
voyage de « chasse », autrement dit d'une sorte de promenade touristique.
Cela était évidemment faux. En effet, si Bonvalot et ses compagnons, faute
d'ambitions politiques françaises au Tibet, n'avaient pas établi de cartes
détaillées, ils avaient collecté des échantillons botaniques et zoologiques pour
le Muséum d'histoire naturelle, et effectué des recherches bien plus
approfondies que ce que leurs rivaux laissaient croire. À leur retour, les
cartographes français rebaptisèrent immédiatement « monts Bonvalot » la chaîne
de Kouen Lun, ce qui amena les Russes à l'appeler « chaîne Prjevalski », du nom
du colonel qui, quelques années plus tôt, en avait traversé l'extrémité
orientale... Au même moment, les Britanniques préparaient leur riposte, en
confiant au capitaine Bower une mission d'espionnage qui compléterait les
observations effectuées par le Pundit Nain Singh.
Ces rivalités coloniales semblent mesquines aujourd'hui et ont été oubliées.
Malgré tout, il faut rendre à César ce qui lui appartient. Gabriel Bonvalot, le
prince Henri d'Orléans et le père De Deken ont ouvert la voie dans les grands
espaces vierges du Changthang.
Ils furent les premiers à consigner leurs observations relatives à la vie
sauvage sur le plus haut plateau du monde.
Bonvalot et le prince étaient l'un et l'autre de bonnes gâchettes et des
collectionneurs enthousiastes. Henri d'Orléans réalisa les premières
photographies d'antilopes tibétaines, bien plus belles que les gazelles à goitre
des déserts du Taklimakan et de Mongolie. Les explorateurs virent des ours, des
léopards des neiges et de grands troupeaux de yaks sauvages. L'ecclésiastique
raconte de manière détaillée qu'un jour, se sentant agressés, des yaks s'étaient
groupés sur deux rangées avant de se diriger vers eux corne contre corne, comme
une légion romaine, afin de protéger leurs femelles et leurs petits. Mais le
plus étonnant, c'est que le trio assure avoir vu des singes près d'une source
chaude, à une altitude avoisinant les 5 000 mètres. Gabriel Bonvalot et le père
De Deken mentionnent l'un et l'autre cette surprenante rencontre.
« Aujourd'hui, écrit Bonvalot, nous avons vu des singes traverser la rivière
glacée et jouer sur les rochers qui forment ses berges. Cependant, nous n'avons
pas réussi à tuer l'un de ces animaux de petite taille, au pelage roux, à la
tête petite et à la queue presque imperceptible [G. Bonvalot, De Paris au Tonkin
à travers le Tibet inconnu, Stock, 1980]. »
Le même jour, le père De Deken note dans son journal de voyage : « Dans la
soirée du 18, nous avons atteint une région un peu moins haute, moins encaissée,
au climat plus hospitalier. Une faune nouvelle a confirmé nos espoirs : il y
avait là des perdrix, des alouettes, un léopard, et ces curieux lièvres à pattes
rouges. De plus, trois ou quatre d'entre nous ont vu, parfaitement vu, un singe
à queue très courte et de couleur gris-brun. Contournant le rocher, Ahmed a
découvert deux autres créatures similaires, mais elles étaient si rapides et
agiles qu'il n'est pas parvenu à les capturer ou à les tuer. Croirait-on que des
singes puissent vivre dans la neige, à une altitude de 5 400 mètres, et par un
froid qui atteint - 29 °C ? Pourquoi pas ? Les montagnes au nord de Pékin sont
également habitées par des singes, qui appartiennent peut-être à la même
espèce[Père De Deken, À travers l'Asie, Poleunis et Ceuterick, Bruxelles,
1894]... »
Le père De Deken donne ensuite de plus amples détails. Il raconte que le
lendemain, en explorant l'entrée du tumulus où les singes se sont volatilisés,
l'équipe a trouvé « des excréments "spéciaux" de ces singes, ainsi que des
plumes et une foule de petits os fracassés sous la dent ». Cela indique que ces
primates étaient sans doute carnivores.
Ces comptes rendus m'ont d'autant plus fasciné quand j'ai découvert que
personne, apparemment, ne s'était penché sur la question. De fait, au xixe
siècle, nul Européen n'a pris la route de Bonvalot, qui se situe légèrement à
l'est de la route « normale » - quoique très peu fréquentée - qui traverse le
Changthang en son centre. Cette dernière a été suivie en 1893 par les Français
Dutreuil de Rhins et Grenard, alors qu'ils cherchaient à atteindre la source du
Mékong. Dutreuil a péri dans cette expédition, tué par des Khampa. Plus tard,
cet itinéraire a été emprunté par Littledale et sa courageuse épouse, qui ont
tenté, en vain, d'atteindre Lhassa, et dont deux cent trente-neuf des deux cent
quarante chevaux, mulets et yaks ont péri en chemin.
Mon intérêt pour ces singes mystérieux s'est encore accru lorsque j'ai lu le
journal de l'expédition du capitaine Bower.
Parti du Ladakh en 1892, il a traversé le Changthang d'est en ouest. Il est
passé par le désert d'Askai Chin, alors sous contrôle britannique, avant de
faire route vers Aru Tso. Du lac, il semble avoir plus ou moins suivi le chemin
que nous avons pris depuis Ghertse. Il a ensuite fait cap à l'est, empruntant un
itinéraire proche de ce qui est aujourd'hui la trans-Changthang. Sa route a
croisé celle de Bonvalot non loin de l'endroit où les singes avaient été vus.
À environ 150 kilomètres de cet endroit, les aides de camp de Bower, revenant le
22 août d'une incursion à la recherche de gibier, lui rapportent avoir vu deux
singes ! Passionné de botanique et intéressé par toutes les formes de vie
sauvage, Bower, contre toute attente, oppose une fin de non-recevoir au
témoignage de ses hommes dans son Journal d'un voyage à travers le Tibet, publié
en 1894.
Au dos :
"Le 17 septembre 1994, au Tibet, Michel Peissel, Jacques Falck et Sebastian
Guinness, accompagnés d'un jeune Chinois et d'un muletier tibétain, atteignent
un amphithéâtre naturel ou suintent trois ruisselets,
ils viennent de découvrir, aux confins du Tibet, le "fleuve-mère", la
source principale du Mékong."
C'est surtout le prétexte à une évocation historique du Tibet, son
alphabet, le voisinage
conflictuel avec la Chine avec l'éradication du royaume de Nangchen
et du Kham,
et puis sa conception de l'intelligence et de ce que pourquoi est fait l'homme, de la supériorité de la vie du
chasseur
avec des positions contestables sur la destinée humaine.
L'alphabet tibétain
p47 - Les indéchiffrables caractères chinois, élégants et privés de sens à mes
yeux ignorants, seront peut-être la perte de la Chine : il faut huit à dix ans
pour apprendre à lire un journal, ce qui fait que les Chinois sont largement
analphabètes, à la différence des Tibétains qu'ils méprisent, et qui ont la
bonne fortune d'avoir un alphabet phonétique de vingt-neuf lettres, avec une
voyelle (A) et quatre voyelles notées par des accents, qui se combinent avec les
consonnes. Un jeune Tibétain intelligent n'a besoin que de trois ans
d'apprentissage pour lire un texte élémentaire, si bien que presque tout le
monde au Tibet connaît son ka kha ga nga, FABC local.
Le Tibet doit son alphabet à son premier souverain non légendaire, le célèbre
Songtsen Gampo, monté sur le trône en 634 de notre ère, à l'âge de treize ans.
Alors qu'il n'était encore qu'un adolescent, deux fois plus jeune qu'Alexandre
le Grand, il leva une immense force de cavalerie dans les tribus nomades en
distribuant étendards et décorations : très vite, des dizaines de milliers de
Tibétains lui prêtèrent serment de fidélité. Avec l'aide de son Premier
ministre, Tongsten de Gar, il envoya ses troupes montées à la conquête du monde
connu, c'est-à-dire de tous les pays voisins: Mongolie, Chine, Bengale, Inde du
Nord, Népal, Baltistan (Bolor), les quatre garnisons du Turkestan chinois et
l'illustre Samarcande. A toutes ses possessions, il imposa la langue tibétaine,
et envoya des savants en Inde pour s'y procurer un alphabet adapté à la
phonétique tibétaine (dérivé de l'alphabet sanskrit), qu'il introduisit dans ses
États.
Menaçant d'attaquer la Chine, et bien qu'il fût déjà marié à une princesse
népalaise, il demanda au Fils du Ciel la main d'une princesse impériale. Pour
amadouer ce voisin encombrant et agressif, les Chinois lui accordèrent la
princesse Wen-tch'eng. Des chansons populaires chinoises rappellent encore
aujourd'hui lesépreuves et les chagrins de la belle princesse, contrainte de
quitter la Chine pour un pays barbare. Côté tibétain, l'affaire est racontée
sous des couleurs moins sombres : loin d'être les barbares que les Chinois
pensaient, le souverain tibétain et sa cour, installés dans la vallée de Yarlung
(au sud-est de Lhassa), vivaient entourés de savants hindous, chinois et
persans. Leurs orfèvres, célèbres dans toute l'Asie, leur fabriquaient des vases
raffinés, des joyaux et autres objets de grand luxe. Si l'on en juge par la
taille et la somptuosité des tombeaux des premiers souverains tibétains, avec
leur chambre intérieure recouverte d'or et leurs « morts vivants » (les
domestiques du roi décédé), leurs palais devaient être fabuleux.
Le royaume de Nangchen
p81 - Fondé au VIIè siècle de notre ère, le Nangchen a été brutalement rayé
de la carte en 1958, sans qu'aucun Européen ait eu la possibilité d'explorer cet
immense territoire peuplé de vingt-cinq tribus de nomades khambas.
Tout avait commencé en 1950 quand le roi du Nangchen, dans sa retraite
montagneuse, avait appris que des soldats chinois de l'Armée rouge approchaient,
soldats d'une espèce rare car, loin de venir piller comme leurs prédécesseurs,
ils entendaient seulement punir les seigneurs de la guerre, ces grands
trafiquants d'opium qui depuis des années opprimaient les Tibétains.
Le Qinghai était encore sous le contrôle du musulman très redouté, le général Ma
Pu-feng. A l'annonce qu'une armée communiste approchait, il avait pris la fuite
avec ses innombrables concubines, son or et ses joyaux. Le roi du Nangchen
considéra qu'il était de son devoir de porter assistance à cette « armée
populaire de libération » si honnête et lui offrit un millier de soldats
tibétains pour aider les communistes à débarrasser la terre du terrible général
Ma.
Comme bien d'autres chefs locaux, le roi du Nangchen avait donc été d'abord
favorable aux communistes, espérant qu'ils chasseraient ces tyrans corrompus qui
étaient le fléau de ces terres lointaines depuis des dizaines d'années. Comment
un chef tribal aurait-il pu suspecter l'hypocrisie de Mao ? Le maître de la
Chine avait juré de mettre à genoux le Tibet et ses tribus, de réussir ce
qu'aucun empereur, ni aucune muraille, si grande fût-elle, n'avaient jamais pu
faire. A peine les trois DC-3 du général Ma, chargés d'épouses et d'or,
avaient-ils quitté la piste herbeuse de l'aéroport de Xining, à destination du
Caire (où le seigneur de la guerre allait finir ses jours dans l'opulence), les
Rouges se retournaient aussitôt contre les Khambas, dont les chefs étaient
soudain décrétés « tyrans féodaux ». Rêvant de s'emparer du Tibet et de détruire
la noblesse et le bouddhisme tibétains, Mao lança la moderne armée chinoise
contre la cavalerie féodale des tribus khambas. Ainsi éclata une guerre qui
devait durer six ans, connue sous le nom de « guerre de Kanting ». Elle fut
longtemps indécise et dura jusqu'en 1959, année où les Khambas, repoussés vers
Lhassa, obligèrent le Dalaï-Lama à se ranger à leur côté, pour une ultime
tentative de résistance à la Chine.
Pour établir leur contrôle définitif sur le Nangchen, les Chinois installèrent à
partir de 1959 leur quartier général à Yushu et entreprirent de se frayer un
chemin vers l'ouest, installant une autre garnison à Zadoi, dans la haute vallée
du Mékong. Au fur et à mesure qu'elle avançait, l'armée chassait devant elle les
chefs de la guérilla khamba vers les zones désertes et inhabitables, où des
centaines d'entre eux périrent. Plus loin, au nord, sur le Yang-tsé, on installa
un second fort, celui de Zaidoi (à ne pas confondre avec Zadoi, et d'ailleurs
prononcé Driduo), puis un troisième à Nangchen Dzong, naguère résidence d'hiver
des rois du Nangchen.
J'ai pu visiter ces trois postes en 1993, mais comme on m'avait interdit d'aller
plus loin vers l'est à la recherche de la source du Mékong, j'avais dû me
contenter de descendre la vallée jusqu'à Gar, la capitale d'été des souverains
du Nangchen, un vaste camp flanqué d'un monastère et d'une forteresse.
L'endroit, stratégiquement placé dans un cirque montagneux, n'est accessible que
par un défilé étroit, ce qui en faisait un lieu sûr pour les réunions annuelles
des chefs des vingt-cinq tribus nomades venus faire hommage au roi. Dans le
monastère (récemment reconstruit), on m'avait lu à huis clos les chroniques de
l'ancien royaume et de sa gloire.
Ce que pourquoi est fait l'homme
p88 - Non loin de la bifurcation se dresse un vaste monastère de l'ordre Gelugpa,
où vivent aujourd'hui un millier de moines, ce qui en fait le plus peuplé du
Tibet depuis que les religieux des grands monastères de Lhassa ont été dispersés
en 1950. L'abbé nous précisera que son monastère a compté dans le passé jusqu'à
3 000 moines. Comme bien d'autres monastères du Nangchen, on dirait que celui-ci
est venu directement du ciel atterrir dans ces pâturages au pied des contreforts
de la haute chaîne avoisinante.
Les couvents sont les seules constructions en dur de ces hauts plateaux:
monuments élevés à la foi, inattendus dans un tel paysage, ils témoignent de la
technique architecturale des nomades qui pourtant ne connaissent pour eux-mêmes
que la tente en poil de yak. Ces édifices religieux sont le seul point d'ancrage
des tribus nomades, et la preuve de la prospérité de ces éleveurs, encore accrue
de nos jours par les achats chinois de boeuf, de mouton et de laine.
L'abbé actuel, un homme d'une petite cinquantaine, est un bâtisseur de
cathédrale, un authentique héritier des architectes de notre Moyen Age : il a
entièrement reconstruit son monastère, que l'armée chinoise avait totalement
détruit. A partir de 1984, année où les moines tibétains furent de nouveau
autorisés à pratiquer leur religion et à restaurer leurs couvents, il entreprit
de collecter de grosses sommes auprès des nomades. Il engagea ensuite des
coolies chinois, ainsi que des architectes et des ingénieurs, et commença la
reconstruction, dans un esprit moderniste et tourné vers l'avenir : si certains
des bâtiments sont de cette brique de terre sèche qu'on voit partout au Tibet,
d'autres sont en béton armé, choisi pour sa pérennité, puisqu'il est à la fois à
l'épreuve de l'incendie et des tremblements de terre. Les poutres de béton armé
sont sculptées en pur style tibétain : motifs fleuris alternant avec des dragons
laqués et dorés. Le lama espère pouvoir bientôt accueillir 2 000 moines.
Plus que tout autre, cet abbé symbolise l'endurance et le dynamisme des
Tibétains, qui ont su s'adapter du jour au lendemain
aux nouvelles techniques modernes sans rien perdre de leur caractère et de leur
culture. Cette faculté d'adaptation est la marque du Tibet, pays qui célèbre sa
jeunesse et lui permet d'accéder très tôt aux responsabilités politiques et
économiques. A cet égard, le Tibet est à l'opposé de la Chine, où le culte des
ancêtres et le respect des gens âgés ont longtemps engendré une société
traditionaliste, presque immobile. Les anciennes chroniques chinoises font état
d'un sentiment de scandale devant le respect et l'admiration que les Tibétains
ont pour les jeunes.
Quand un jeune Tibétain se marie, il succède aussitôt à son père à la tête de la
famille et de ses biens. Nous autres, Occidentaux, héritiers d'une tradition
agricole où pouvoir et argent restent aux mains des anciens, nous avons beaucoup
à apprendre des Tibétains.
Paradoxalement, alors que le culte de la jeunesse s'étale dans la mode, dans nos
magazines et nos films, chez nous la plupart des jeunes doivent attendre l'âge
mûr pour hériter de leurs parents ou jouer un rôle significatif dans la vie
politique ou dans les affaires.
La coutume tibétaine de favoriser les jeunes remonte sans nul doute à l'époque
où l'homme vivait de chasse et de cueillette.
Partout dans le monde, les tribus qui vivent de la chasse considèrent que la
dextérité et la force, qui sont par excellence des qualités liées à la jeunesse,
sont plus utiles que la sagesse et l'expérience.
On peut se demander si le passage à l'agriculture a été pour l'humanité une si
bonne chose que ça. Il y a deux manières de considérer l'agriculture. Pour les
uns, elle représente un progrès, parce qu'elle a permis, à territoire égal, de
nourrir une population supérieure. Avantage à double tranchant, dira-t-on, car
c'est elle qui a entraîné la surpopulation, et donc, les mauvaises années, la
famine. Pour les autres, et j'en fais partie, l'agriculture sédentaire a apporté
à l'humanité plus de maux que d'avantages, au premier rang desquels figure
l'exploitation universelle des paysans par ceux qui contrôlent la terre arable.
Pour une espèce comme la nôtre, qui a évolué pendant des centaines de milliers
d'années en vivant de chasse et de cueillette, cultiver un champ est, au mieux,
une activité profondément ennuyeuse. Les hommes étaient accoutumés à utiliser
leur esprit et leur dextérité à la poursuite du gibier, poursuite qui
représentait pour eux un défi et développait en eux un mépris génétique pour la
routine et l'immobilité. Pas besoin d'une vue parfaite pour regarder pousser des
poireaux, ni d'intelligence ou d'astuce pour engraisser un porc, ou, dans le cas
qui nous occupe, pour traire une dri. Il semble que ce que nous appelons «
progrès » a consisté à échanger la liberté contre le confort, la passion contre
la sécurité, l'intelligence contre l'application et la routine.
Les nomades du Nangchen, tout éleveurs qu'ils soient, continuent à chasser pour
vivre, et mobilisent toute leur astuce pour survivre dans la haute toundra.
Intelligence et rapidité, promptitude du jugement et du corps, jeunesse et
alacrité sont, bien plus que sagesse et savoir, les vertus nécessaires à cette
survie.
L'homme n'est pas fait pour le confort
Comme la chèvre n'est pas conçue pour vivre dans la plaine,
dit un proverbe tibétain, et tous ceux qui sont allés au Tibet savent que le
confort y est inconnu, sauf, et bien chichement, à Lhassa.
Ceux qui aiment l'effort peuvent accomplir des milliers d'actions,
Ceux qui aiment le confort n'accomplissent rien,
dit un autre proverbe khamba.
Dès mon premier voyage aux frontières du Tibet, il y a trente-sept ans, j'ai été
frappé par l'intelligence et la rapidité d'esprit des Tibétains, par leur
finesse et leur ardeur. Ils sont tellement plus brillants et vifs que les lents
et lourds paysans d'Inde, de Chine et même d'Europe !
Beaucoup pensent que l'intelligence est innée, génétiquement déterminée ;
d'autres nous assurent qu'elle est acquise et due à des facteurs
environnementaux. Ce qui est sûr, c'est qu'il n'y a pas eu de grande mutation
biologique chez l'homme depuis des milliers d'années, ce qui veut dire que
l'homme de l'Âge de pierre était aussi intelligent que nous. Et sur le rôle de
l'acculturation pour aiguiser cette intelligence, on sait que l'homme de l'Âge
de pierre, comme les nomades du Nangchen, vivait dans un monde où l'adresse et
l'astuce étaient essentielles à la survie. Dans le monde d'aujourd'hui, trop de
métiers sont tragiquement simplistes, et si on ajoute au bilan cinq heures
quotidiennes d'une médiocre télévision, il n'y a pas à s'étonner si nos
capacités innées de raisonner ne font guère le poids face à celles de nos
ancêtres, même les plus lointains.
Les enfants de nos ghettos urbains, riches du savoir de la rue, sont peut-être
notre dernier espoir. Vivant de leur astuce, et livrés à leurs seules
ressources, il leur faut une intelligence plus aiguë et plus rapide qu'à
l'employé de bureau ou à l'ouvrier agricole.
Bien entendu, tout cela n'est pas bon à dire. Un interdit social majeur pèse de
nos jours sur toute idée exprimée de disparité d'intelligence entre peuples de
races et de cultures différentes.
Pourquoi ? La réponse, une fois de plus, se trouve en Occident, où
l'intelligence est souvent moins appréciée que redoutée. Dans des sociétés
surpeuplées, c'est la discipline et le conformisme qui font vertu, et l'audace
intellectuelle, celle d'un esprit indépendant, et donc imprévisible, est
ressentie comme potentiellement dangereuse.
Bref, il n'y a rien que les sociétés organisées redoutent autant que l'intrusion
des « barbares à cheval », flamboyants, insouciants, audacieux, du type de ceux
qui sont descendus des hauts plateaux d'Asie centrale depuis 6 000 ans pour
secouer les « civilisations » sédentaires de la Chine, de l'Inde et de l'Europe,
conquête après conquête. Ces prétendus barbares venaient du Nangchen ou de
régions pastorales voisines, tibétaine ou mongole.
Le Kham
La chasse
p185 - Beaucoup assurent que la double révolution de la
fin de l'Âge de pierre a été celle du nomadisme et de l'agriculture, l'une
produisant Abel, l'honnête pasteur, l'autre Caïn, le paysan cupide et jaloux. Je
suis de ceux qui pensent que l'homme, comme ses frères du règne animal, est en
grande partie génétiquement programmé.
Il est clair, à mes yeux, que l'homme n'est fait pour être ni pasteur ni
agriculteur. Nous sommes programmés pour la chasse. Si l'on en croit Calton Coon,
le grand-père de l'anthropologie moderne, seuls ceux qui vivent de la chasse et
de la cueillette n'ont pas de violon d' Ingres et ne s'ennuient jamais. C'est
l'élevage et l'agriculture qui sont ennuyeux et antinaturels.
Pour ma part, j'adore la chasse. Aucune activité n'est aussi prenante que la
poursuite du gibier, à pied ou à cheval. Je l'ai compris à vingt-trois ans, en
galopant derrière un sanglier dans une chasse à courre: je suis tout à coup
devenu moi-même sauvage, mû par ce que je ne peux définir que comme un «
instinct originel », un peu comme lorsque l'on découvre qu'on peut faire l'amour
sans que personne vous l'apprenne. Traquer un gibier relève de nos instincts les
plus profonds.
En fin de compte, la vie d'éleveur nomade, qui ne fait rien d'autre, jour après
jour, que d'observer son bétail ruminant, est abrutissante.
Je laisse le sommeil me gagner, fatigué de compter les moutons, et je rêve de
choses plus passionnantes comme de poursuivre au grand galop à travers des
plaines un troupeau de gazelles ou, mieux encore, de poursuivre à cheval une
magnifique Amazone, la chasse des chasses, celle où l'on court vraiment après le
bonheur. Une fois l'an, les nomades du Nangchen s'adonnent à cette chasse
stupéfiante. Les jeunes filles à marier se parent de tous leurs bijoux -
turquoise, corail, argent et ambre -, veillent à ce que leur chevelure soit bien
luisante de beurre frais, endossent leur blouse de soie la plus fine et se
ceignent d'une ceinture assez lâche pour leur permettre de monter à cheval. Les
jeunes gens viennent lorgner ces jeunes beautés, qui sont souvent les filles de
leurs rivaux séculaires, voire de leurs ennemis. Le jeu, la chasse, peut alors
commencer. Les règles en sont simples : chaque garçon choisit son heureuse
victime, chaque jeune fille détaille ses soupirants et fait son choix. La jeune
fille part alors au galop, le garçon se lance à sa poursuite. Hommes et femmes
sont à égalité: le succès dépend de la vitesse du cheval et de l'assiette du
cavalier. Ce sont les préludes à l'amour...
L'instinct de la chasse a été longtemps fondamental pour la survie de
l'humanité. Aujourd'hui, l'homme se nourrit sans mobiliser cet instinct, et il
s'ennuie. Dans les périphéries de nos grandes villes, l'ennui mène au crime et à
une autre forme de chasse, où proies et prédateurs sont des humains, et où la
lutte n'a pas pour enjeu la procréation, comme sur les hauts plateaux tibétains,
mais la mort.
La destinée humaine
p206 - Les hommes ne sont pas plus faits pour le
bien-être qu'ils ne sont faits pour travailler toute leur vie pour d'autres, que
l'employeur soit l'État ou les actionnaires d'une entreprise. Les hommes sont
nés pour la liberté et l'indépendance, pour maîtriser leur propre destin, pour
trouver du plaisir dans la lutte pour la survie, pour connaître la passion de la
chasse et les émotions violentes qu'apportent aussi bien les grands bonheurs que
les tragédies de la condition humaine.
Ce n'est que maintenant, à la veille de quitter le haut Mékong, que je comprends
clairement pourquoi l'Occident d'aujourd'hui situe ses rêves mythiques de
liberté et de salut au Tibet, le dernier horizon perdu. C'est ici un monde où
les hommes et les femmes sont encore libres de vivre la destinée que la nature
leur a réservée.
Nous autres, Occidentaux, nous avons perdu le paradis terrestre qui hante nos
rêves, ce jardin d'Eden dont nous nous sommes bannis nous-mêmes au nom du
confort, de la cupidité et peut-être aussi de la paresse. Le paradis terrestre
est toujours là, mais peut-être est-il impossible d'y faire retour ? Il se peut
que nous soyons tout simplement trop domestiqués pour affronter à nouveau les
épreuves de la vie non civilisée pour laquelle nous avons été conçus.
En attendant, lentement mais inexorablement, sur cette ultime frontière
tibétaine, comme cela s'est passé jadis en Amérique ou au Mexique, les derniers
hommes libres sont pourchassés, exterminés ou pris dans les filets de la
civilisation et de ses fausses promesses. Mais que faire ? La plupart d'entre
nous sont à tort convaincus qu'aucun retour en arrière n'est désormais possible.
Plutôt que réagir, nous abdiquons nos responsabilités pour remettre notre avenir
à la providence divine, à l'État-providence ou aux caprices de quelque tyran.
Bien peu d'entre nous sont capables de comprendre que le monde où nous vivons
est une création de l'homme et non du Destin. Il appartient pourtant à l'homme,
et non à Dieu, de transformer nos sociétés.
Jusqu'à une date récente, les Esquimaux, comme les Tibétains et bien d'autres
peuples de la planète, étaient maîtres de leur destinée et de celle de leurs
enfants. Leur système social leur assurait les moyens de survivre à travers les
âges. Ce n'est plus aujourd'hui le cas pour eux comme pour nous. Les temps
modernes sont à l'incertitude; l'explosion démographique et la fluctuante
fragilité des économies modernes rendent l'avenir au mieux incertain. Pour des
raisons religieuses et politiques, nous avons refusé le contrôle des naissances,
pourtant en usage chez la plupart des peuples dits primitifs. Dans le confort
des villes, nous avons oublié les durs impératifs de la nature, et désormais il
est peu probable que les derniers barbares viennent nous envahir pour nous les
rappeler. Désormais, nous serons destinés à vivre des vies fort éloignées des
aspirations traditionnelles pour ne pas dire naturelles de notre espèce.
Je comprends mieux pourquoi, pendant des millénaires, les nomades ont pu envahir
les États urbanisés qui les entouraient leurs certitudes concernant le bien et
le mal et leur mépris des épreuves leur donnaient la victoire physique et morale
sur les nations civilisées, éprises de confort et doutant d'elles-mêmes.
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