Emile Guimet (1836-1918) |
Le cheminot indien
p46 - J'admire l'attitude consciencieuse des
gardiens de la ligne. Dans ce pays où tout métier représente
une caste, où, pour avoir des employés dans les maisons de
banque, il a fallu créer la caste des teneurs de livres et celle
des caissiers, chacune reconnaissable à la coiffure spéciale
que portent ses membres, dans l'Inde, dis-je, il a fallu forcément,
pour pouvoir exploiter les chemins de fer, inventer
la caste des aiguilleurs, providence à trois francs par jour,
comme disait Gustave Nadaud. Cette nouvelle classe religieuse
a dû prendre pour patron quelque dieu de l'Olympe védique,
peut-être Skanda, l'Apollon au char lumineux, ou Vishnou
Waganon monté sur sa voiture de flammes. Et l'aiguilleur,
campé devant le train, accomplit le rite avec conviction, avec
le sentiment ému et recueilli d'un prêtre illuminé par les
pénitences et qui va voir passer le «dieu». La toilette sacrée
a été soigneusement faite; son turban aux plis savants est
irréprochable, sa chenti drapée autour des reins, suivant les
prescriptions, se termine sur le devant par les bouts flottants
que l'être de fer et de feu agitera de son souffle. Les deux
drapeaux symboliques, l'un blanc qui veut dire «attention»,
l'autre rouge qui signifie «arrêtez», sont soigneusement
enroulés autour de leurs bâtons et portés verticalement dans
la main gauche.
Le dieu a crié au loin; il apparaît d'abord comme une
mouche, puis il grossit, roule comme un serpent, s'avance
comme la flèche. L'homme alors se pose de biais au pied du
poteau qui porte la foudre, il étend le bras droit devant l'être
terrible qui passe rapide comme Vayu, avec un bruit de tonnerre.
Le rite est accompli. Grâce à ce geste fatidique, tout
un peuple, que le dieu portait dans ses flancs, a traversé
l'espace, et c'est ce simple adorateur qui l'a lancé vers les
régions inconnues.
Voilà bien un des exemples de ce que peut la créature la
plus infime! Quelle impression doit ressentir cet homme au
moment où il mesure sa puissance, où il sent peser sur sa
tête la responsabilité de tout un Olympe!
Sa femme, accroupie dans sa cahute à chèvre, ne voit pas
sans effroi ces scènes pleines d'épouvante, et ses enfants, trop
jeunes encore, cherchent à comprendre le sens de toutes ces
choses étranges.
Les grands dignitaires sont vêtus de blanc et ont des turbans très artistement agencés. Les éléphants portent sur leur dos des espèces de reliquaires; on a peint leurs trompes en rouge rayé d'or et leurs oreilles en bleu. Les bayadères sont correctes et ont la beauté froide qui les caractérise.
Quant à l'armée, représentée, je suppose, par un simple échantillon, elle est des plus cocasses. Les soldats sont vêtus de la défroque de l'armée anglaise; les costumes, variés de forme et de couleurs, remontent à toutes les époques; on pourrait trouver là des témoins de toutes les guerres des Indes. Je ne sais si les sabres, les briquets, les coupe-choux et les épées peuvent sortir de leurs fourreaux, mais les fusils sont en bois, entièrement en bois, ce qui est prudent par la chaleur qu'il fait; un trou qui simule la bouche du canon est orné d'un plumet. Les officiers ont pour coiffure des turbans ou des bonnets en papier doré; les soldats ont des shakos de jonc tressé recouverts de toile cirée, et les musiciens, car il y a une fanfare, portent un casque antique de dragon Louis XV.
Le lecteur va me faire observer que j'oublie l'important. Lorsqu'on décrit
l'armée d'une nation, il faut étudier avec soin comment elle est chaussée. Les
soldats du rajah de Tan jour portent-ils le brodequin, la botte, le soulier
découvert? Ont-ils la guêtre dans le pantalon ou le pantalon dans la guêtre ? La
guêtre, elle-même, est-elle lacée ou, ce qui est le plus intéressant, a-t-elle
des boutons?... L'intendance de Tanjour me paraît avoir résolu cette grave
question de la manière la plus heureuse et la plus économique : les soldats du
rajah marchent nu-pieds.
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