Ferdynand Ossendowski (1878-1945) |
LE LAMA VENGEUR
p109 - Ce fut pour nous un repos bien mérité, après les deux cent cinquante
verstes que nous venions de parcourir en deux jours, dans la neige et par
un froid glacial. Nous étions en train de causer librement et de façon
détendue, savourant la chair excellente du mouton, quand se fit entendre
une voix sourde et rauque
- Sayn! (Bonsoir!)
A l'entrée de la tente se tenait un Mongol de taille moyenne, trapu, vêtu
d'un manteau à capuchon en peau de daim. A sa ceinture pendait un grand
couteau gainé de cuir vert, identique à celui que portait le cavalier qui
était parti tout à l'heure si précipitamment.
- Amoursayn, répondîmes-nous.
Il détacha prestement son ceinturon et se débarrassa de son manteau. Il se
tenait debout devant nous, vêtu d'une somptueuse robe de soie jaune comme
l'or, que ceignait une ceinture d'un bleu étincelant. Son visage rasé, ses
cheveux courts, son rosaire de corail rouge et sa robe, tout indiquait que
devant nous se tenait quelque grand prêtre lama; sous sa ceinture, on
devinait un gros revolver de type colt.
Je me tournai vers notre hôte et vers Tzeren; sur leur visage se lisaient
la crainte et la vénération. L'étranger s'assit près du feu.
- Parlons russe, dit-il, en se servant de viande.
La conversation commença. Le nouveau venu se mit bientôt à critiquer le
gouvernement du Bouddha vivant d'Ourga
- Là-bas ils délivrent la Mongolie, reprennent Ourga, mettent en fuite
l'armée chinoise, mais ici, dans l'ouest, on ne nous avertit même pas.
Personne ne bouge tandis que les Chinois pillent: et massacrent nos
compatriotes. Le Bogdo Khan pourrait, j'en suis sûr, nous envoyer des
émissaires. Comment se fait-il que les Chinois puissent envoyer les leurs
d'Ourga et de Kiakhta à Kobdo pour demander de l'aide, et que le
gouvernement mongol soit incapable d'en faire autant? Pourquoi?
- Les Chinois vont-ils envoyer des renforts à Ourga ? demandai-je.
Notre visiteur partit d'un rire bruyant :
- J'ai attrapé tous les émissaires, j'ai pris leurs lettres, et je les ai
renvoyés sous terre!
De nouveau il se mit à rire, balayant la pièce de son regard brillant.
Alors seulement je remarquai que ses pommettes et ses yeux avaient une
forme différente de ceux de ces régions. Il ressemblait plutôt à un
Tartare ou à un Kirghiz. Nous nous étions tus et fumions nos pipes en
silence. Puis l'homme reprit la parole :
- Dans combien de temps le détachement de Tchahars va-t-il quitter
Ouliassoutaï?
Je répondis que nous n'en avions pas entendu parler. Il nous expliqua que
les autorités chinoises de Mongolie intérieure avaient envoyé un fort
détachement mobilisé parmi les tribus guerrières des Tchahars qui errent
dans la région au nord de la grande muraille. A sa tête, le gouvernement
chinois avait installé, avec le grade de capitaine, un chef de
hounghoutzes passablement connu; en échange de la promesse faite par ce
dernier de soumettre aux autorités chinoises toutes les tribus des
districts de Kobdo et du pays des Urianhays. Lorsque nous eûmes appris à
notre visiteur où nous comptions aller et pour quelles raisons, il nous
affirma qu'il pouvait nous fournir des renseignements extrêmement précis
qui nous dissuaderaient sans doute de pousser plus loin.
- C'est très dangereux, ajouta-t-il, car Kobdo va être incendié: des
massacres s'y préparent. Je le sais.
Mis au courant de notre malheureuse tentative pour traverser le Thibet, il
nous témoigna une attention sympathique et nous dit avec un sincère
sentiment de regret :
- J'étais le seul à pouvoir vous aider dans cette entreprise. Le
houtouktou de Narabanchi ne pouvait rien. Avec mon laissez-passer, vous
auriez pu aller n'importe où au Thibet. Je suis Touchegoun Lama.
Touchegoun Lama! Que d'histoires extraordinaires j'avais entendues à son
sujet! C'était un Kalmouk russe qui, pour avoir mené force campagnes de
propagande en faveur de l'indépendance du peuple Kalmouk, avait connu de
nombreuses prisons russes sous la domination du tsar d'abord, puis plus
tard sous le gouvernement des soviets. S'étant échappé et réfugié en
Mongolie, il avait acquis une grande influence parmi les Mongols. En
effet, c'était un disciple et un ami intime du Dalaï-Lama de Lhassa; sa
renommée de docteur et de thaumaturge n'était plus à faire. Il jouissait
d'une extraordinaire indépendance dans ses relations avec le Bouddha
vivant et avait obtenu le commandement de toutes les tribus nomades de la
Mongolie occidentale et de la Dzoungarie, allant jusqu'à étendre sa
domination politique sur les tribus mongoles du Turkestan. Son influence
était irrésistible, car elle était fondée sur la connaissance de ce qu'il
appelait «la science mystérieuse». On me dit aussi qu'elle reposait en
grande partie sur la terreur qu'il inspirait aux Mongols. Quiconque
désobéissait à ses ordres périssait; nul ne savait le jour ni l'heure où,
que ce soit dans une humble yourta ou surgissant sur son cheval galopant
au beau milieu de la plaine, l'ami puissant et étrange du Dalaï-Lama
risquait d'apparaître soudain. Un coup de couteau, une balle de pistolet,
des doigts vigoureux serrant le cou comme un étau, telles étaient alors
les formes de justice qui accompagnaient les plans de ce faiseur de
miracles.
A l'extérieur de la yourta, le vent sifflait et mugissait, fouettant la
neige contre le feutre tendu. A travers le grondement du vent nous
parvenait un brouhaha de voix où se mêlaient des cris, des gémissements et
des rires. Je me disais que dans pareille contrée, il ne devait guère être
difficile de frapper de stupeur les tribus nomades avec des miracles, tant
la nature elle-même semblait propice à ce genre de manifestations
surnaturelles. J'en étais là de mes pensées quand le Touchegoun Lama leva
la tête et me dit en plongeant ses yeux dans les miens :
- Il y a beaucoup d'inconnu dans la nature. C'est l'art de se servir de
cet inconnu qui produit le miracle; mais ce pouvoir n'est donné qu'à un
petit nombre. Je veux vous le prouver. Vous pourrez me dire ensuite si
vous avez déjà vu quelque chose d'analogue.
Il se leva, retroussa les manches de sa robe jaune, saisit son couteau et
marcha vers le berger.
- Michik ! Debout
Quand le berger fut debout, le lama déboutonna sa blouse et dégagea sa
poitrine. Je ne pouvais saisir quelle était son intention, mais
brusquement le Touchegoun enfonça de toute sa force son couteau dans la
poitrine du berger. Le Mongol tomba, couvert de sang; la robe jaune du
lama était éclaboussée de rouge.
- Qu'avez-vous fait? m'écriai-je.
- Chut! Taisez-vous, murmura-t-il, tournant vers moi son visage devenu
blême.
Avec la lame de son couteau, il ouvrait à présent la poitrine du Mongol.
Je vis les poumons de cet homme palpiter doucement; je distinguais les
battements du cœur. Le lama posa ses doigts sur les organes; le sang ne
coulait plus, le visage du berger était tout à fait calme. Couché, les
yeux fermés, il semblait dormir du plus profond sommeil. Comme le lama
commençait à lui ouvrir le ventre, je ne pus me retenir de fermer les
yeux, envahi de terreur. Quand je les rouvris peu de temps après, je
demeurai interdit à la vue du berger sa blouse était toujours ouverte,
mais sa poitrine avait retrouvé son aspect normal; il dormait
tranquillement, couché sur le côté. Touchegoun Lama, assis paisiblement
près du feu, fumait sa pipe et regardait la flamme, plongé dans ses
réflexions.
- C'est incroyable! lui avouai-je. Non, je n'ai jamais rien vu de pareil.
- De quoi parlez-vous ?
- De votre démonstration, de votre « miracle », comme vous dites...
- Je n'ai jamais rien dit de semblable, répliqua le Kalmouk d'une voix
froide.
- Avez-vous vu ça? demandai-je à mon compagnon.
- Quoi? me fit celui-ci d'une voix endormie.
Je compris que je venais d'être victime du pouvoir magnétique de
Touchegoun Lama. C'était bien préférable au spectacle de la mort d'un
innocent Mongol, car il me semblait impossible à présent qu'après avoir
éventré ses victimes, Touchegoun Lama ait eu si facilement le pouvoir de
les recoudre.
Le lendemain, nous prîmes congé de nos hôtes. Nous avions décidé de
rentrer, notre mission étant accomplie. Touchegoun Lama nous expliqua
qu'il «allait parcourir l'espace». Il voyageait par toute la Mongolie,
logeant aussi bien dans la simple yourta du berger et du chasseur que sous
la tente splendide des princes et des chefs de tribus, craint et vénéré
par tous, attirant à lui et s'attachant riches et pauvres grâce à ses
miracles et à ses prophéties. En nous disant adieu, le sorcier kalmouk
sourit malicieusement.
- Ne parlez pas de moi aux autorités chinoises. Puis il ajouta :
- Ce que vous avez vu hier soir n'était qu'une pauvre démonstration. Vous
autres, Européens, vous ne voulez pas admettre que nous, nomades incultes,
nous possédions le pouvoir de la science mystérieuse. Puissiez-vous
seulement voir s'accomplir les miracles et le pouvoir du très saint Tashi
Lama, qui fait s'allumer les lampes et les cierges devant la statue de
Bouddha, et qui fait parler et prophétiser les icônes des dieux! Mais il
existe un homme encore plus puissant et plus saint.
- Est-ce le Roi du Monde, celui qui siège à Agharti ? interrompis-je.
Il me regarda fixement, stupéfait.
- Vous avez entendu parler de lui?
Il avait froncé les sourcils. Quelques secondes après, il leva ses yeux
étroits, et me dit :
- Un seul homme connaît son saint nom; un seul homme est allé à Agharti.
C'est moi. C'est la raison pour laquelle le très saint Dalaï-Lama m'a
honoré, et c'est pour cela que le Bouddha vivant d'Ourga me redoute. Mais
c'est en vain, car jamais je ne m'assiérai sur le saint trône du pontife
de Lhassa, jamais je n'aurai accès à la parole transmise depuis Gengis
Khan au chef actuel de notre Église jaune. Je ne suis pas moine. Je suis
un guerrier et un vengeur.
Sur quoi il sauta vivement en selle, fouetta son cheval et partit en
trombe, nous lançant en partant la phrase d'adieu des Mongols :
« Sayn! Saynbayna! »
Sur le chemin du retour, Tzeren nous conta les mille et une légendes qui
entourent le personnage de Touchegoun Lama. Une anecdote, en particulier,
m'est restée en mémoire. C'était en 1911 ou 1912, à l'époque où les
Mongols tentaient de se libérer par les armes de la domination chinoise.
Le quartier général chinois était situé à Kobdo, en Mongolie occidentale,
il y avait là environ dix mille hommes, commandés par les meilleurs
officiers. L'ordre de s'emparer de Kobdo fut envoyé à Hun Boldon, un
simple berger qui s'était distingué pendant la guerre contre les Chinois,
et qui avait reçu du Bouddha vivant le titre de prince (Hun). Féroce, sans
peur, doué d'une force herculéenne, Boldon avait plusieurs fois mené à
l'attaque ses Mongols, pauvrement armés; chaque fois, il avait dû battre
en retraite après avoir perdu beaucoup de ses hommes sous le feu des
mitrailleuses. Sur ces entrefaites survint Touchegoun Lama. Il rassembla
tous les soldats et leur dit :
- Vous ne devez pas craindre la mort. Vous ne devez pas battre en
retraite. Vous luttez pour votre patrie, la Mongolie, et vous mourrez pour
elle, car les dieux lui ont réservé un destin grandiose. Regardez quelle
sera sa destinée !
D'un grand geste de la main, il embrassa l'horizon : les soldats virent
alors la contrée alentour se couvrir de riches yourtas, de pâturages où se
trouvaient de grands troupeaux de chevaux et de bestiaux. Sur la plaine
apparurent de nombreux cavaliers dont les montures étaient richement
sellées. Les femmes étaient vêtues de robes de fine soie; elles avaient
aux oreilles des anneaux d'argent massif; leurs chevelures coiffées avec
art étaient garnies d'ornements précieux. Des marchands chinois
conduisaient une interminable caravane, offrant leurs marchandises à des
saïts mongols d'allure distinguée qui négociaient fièrement avec eux, au
milieu de tziriks en brillants uniformes.
Bientôt la vision disparut et Touchegoun parla :
- Ne craignez pas la mort! C'est la délivrance de notre pénible tâche sur
terre, la voie qui mène à la béatitude éternelle. Tournez-vous vers
l'Orient ! Voyez-vous vos frères et vos amis qui sont tombés dans la
bataille ?
- Oui, nous les voyons! s'écrièrent les Mongols stupéfaits.
Ils contemplaient un groupe de demeures, peut-être des yourtas, peut-être
les arches d'un temple, baignées par une lumière chaude et douce. De
larges bandes rouge et jaune d'une soie éclatante recouvraient les parois
et le sol; les piliers et les murs étincelaient de lumière; sur un grand
autel rouge brûlaient dans des candélabres d'or les cierges du sacrifice,
tandis que des vases d'argent massif étaient remplis de lait et de noix;
sur de moelleux coussins, épars sur le sol, étaient assis les Mongols
tombés dans la dernière attaque contre Kobdo. Devant eux étaient dressées
des tables basses, laquées, recouvertes de mets fumants : moutons et
chevreaux à la chair succulente, hautes aiguières pleines de vin et de
thé, assiettes de borsuks, de zatouran aromatique couvert de graisse de
mouton, de fromage sec, de dattes, de raisins secs et de noix. Tous ces
soldats tombés dans l'attaque fumaient des pipes d'or et conversaient
joyeusement.
Cette vision disparut à son tour. Seul, face aux Mongols perdus dans cette
contemplation, ne restait plus que le mystérieux Kalmouk, la main levée.
- Au combat! Et ne revenez pas sans la victoire! Je suis avec vous!
L'attaque commença. Les Mongols combattirent furieusement, périrent par
centaines, mais leur élan les porta au cœur même de Kobdo. Alors on vit
revivre la scène, depuis longtemps oubliée, des hordes barbares détruisant
les cités européennes. Hun Boldon fit porter devant lui un triangle de
lances ornées d'oriflammes rouges; c'était le signe par lequel il livrait
la ville aux soldats pendant trois jours. Le meurtre et le pillage
commencèrent. Tous les Chinois trouvèrent la mort. La ville fut brûlée,
les murs de la forteresse détruits. Puis Hun Boldon vint à Ouliassoutaï et
y détruisit aussi la forteresse chinoise. On peut encore en voir les
ruines, avec leurs merlons abattus et leurs tours démantelées, leurs
portes désormais inutiles, et ce qui reste des bâtiments officiels ou des
casernes détruits par l'incendie.
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