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Ferdynand Ossendowski (1878-1945)

D'origine polonaise né à Vitebsk, aujourd'hui biélorusse, à une époque où la Pologne n'existait plus comme nation, dépecée qu'elle avait été par la Russie, la Prusse et l'Autriche, Ossendowski fit de sérieuses études d'ingénieur à Paris et à Saint-Petersbourg qui lui valurent de devenir un spécialiste apprécié de la prospection minière. Il travaille pour le régime du Tsar en Sibérie Orientale, on tolère ses idées avancées jusqu'en 1905 où il participe à la révolution et sera même le dirigeant d'un gouvernement révolutionnaire provisoire à Kharbin en Mandchourie, capturé il est condamné à mort, il ne doit sa survie qu'à l'amitié d'un membre de la haute noblesse, le comte Witte qui réussit à faire commuer sa peine en travaux forcés. En 1917 en poste à Omsk en Sibérie il est pour les révolutionnaires, le temps de s'apercevoir que toute opposition est systématiquement éradiquée, il rejoint alors les partisans du gouvernement Koltchak.

 
Bêtes, Hommes et Dieux

Asie fantôme

 

 

 

Bêtes, Hommes et Dieux
Krasnoïarsk, Sibérie, 1920, en visite chez un ami Ossendowski est informé que 20 soldats de l'armée rouge cernent son domicile, il se procure un fusil et quelques ustensiles et prend la direction de la forêt. Par la suite son intention sera de rejoindre les Indes via le Tibet. Il n'y réussira pas car la guerre est partout. Sa route croisera celle de personnages étonnants, Touchegoun Lama (le vengeur), le baron Ungern von Sternberg. Finalement après 18 mois de voyage il rejoint Pékin. Récit qui est  surprenant et passionnant, complètement décalé et pourtant très évocateur.

 

LE LAMA VENGEUR
p109 - Ce fut pour nous un repos bien mérité, après les deux cent cinquante verstes que nous venions de parcourir en deux jours, dans la neige et par un froid glacial. Nous étions en train de causer librement et de façon détendue, savourant la chair excellente du mouton, quand se fit entendre une voix sourde et rauque

- Sayn! (Bonsoir!)

A l'entrée de la tente se tenait un Mongol de taille moyenne, trapu, vêtu d'un manteau à capuchon en peau de daim. A sa ceinture pendait un grand couteau gainé de cuir vert, identique à celui que portait le cavalier qui était parti tout à l'heure si précipitamment.

- Amoursayn, répondîmes-nous.

Il détacha prestement son ceinturon et se débarrassa de son manteau. Il se tenait debout devant nous, vêtu d'une somptueuse robe de soie jaune comme l'or, que ceignait une ceinture d'un bleu étincelant. Son visage rasé, ses cheveux courts, son rosaire de corail rouge et sa robe, tout indiquait que devant nous se tenait quelque grand prêtre lama; sous sa ceinture, on devinait un gros revolver de type colt.

Je me tournai vers notre hôte et vers Tzeren; sur leur visage se lisaient la crainte et la vénération. L'étranger s'assit près du feu.

- Parlons russe, dit-il, en se servant de viande.

La conversation commença. Le nouveau venu se mit bientôt à critiquer le gouvernement du Bouddha vivant d'Ourga

- Là-bas ils délivrent la Mongolie, reprennent Ourga, mettent en fuite l'armée chinoise, mais ici, dans l'ouest, on ne nous avertit même pas. Personne ne bouge tandis que les Chinois pillent: et massacrent nos compatriotes. Le Bogdo Khan pourrait, j'en suis sûr, nous envoyer des émissaires. Comment se fait-il que les Chinois puissent envoyer les leurs d'Ourga et de Kiakhta à Kobdo pour demander de l'aide, et que le gouvernement mongol soit incapable d'en faire autant? Pourquoi?

- Les Chinois vont-ils envoyer des renforts à Ourga ? demandai-je.

Notre visiteur partit d'un rire bruyant :

- J'ai attrapé tous les émissaires, j'ai pris leurs lettres, et je les ai renvoyés sous terre!

De nouveau il se mit à rire, balayant la pièce de son regard brillant. Alors seulement je remarquai que ses pommettes et ses yeux avaient une forme différente de ceux de ces régions. Il ressemblait plutôt à un Tartare ou à un Kirghiz. Nous nous étions tus et fumions nos pipes en silence. Puis l'homme reprit la parole :

- Dans combien de temps le détachement de Tchahars va-t-il quitter Ouliassoutaï?

Je répondis que nous n'en avions pas entendu parler. Il nous expliqua que les autorités chinoises de Mongolie intérieure avaient envoyé un fort détachement mobilisé parmi les tribus guerrières des Tchahars qui errent dans la région au nord de la grande muraille. A sa tête, le gouvernement chinois avait installé, avec le grade de capitaine, un chef de hounghoutzes passablement connu; en échange de la promesse faite par ce dernier de soumettre aux autorités chinoises toutes les tribus des districts de Kobdo et du pays des Urianhays. Lorsque nous eûmes appris à notre visiteur où nous comptions aller et pour quelles raisons, il nous affirma qu'il pouvait nous fournir des renseignements extrêmement précis qui nous dissuaderaient sans doute de pousser plus loin.

- C'est très dangereux, ajouta-t-il, car Kobdo va être incendié: des massacres s'y préparent. Je le sais.

Mis au courant de notre malheureuse tentative pour traverser le Thibet, il nous témoigna une attention sympathique et nous dit avec un sincère sentiment de regret :

- J'étais le seul à pouvoir vous aider dans cette entreprise. Le houtouktou de Narabanchi ne pouvait rien. Avec mon laissez-passer, vous auriez pu aller n'importe où au Thibet. Je suis Touchegoun Lama.

Touchegoun Lama! Que d'histoires extraordinaires j'avais entendues à son sujet! C'était un Kalmouk russe qui, pour avoir mené force campagnes de propagande en faveur de l'indépendance du peuple Kalmouk, avait connu de nombreuses prisons russes sous la domination du tsar d'abord, puis plus tard sous le gouvernement des soviets. S'étant échappé et réfugié en Mongolie, il avait acquis une grande influence parmi les Mongols. En effet, c'était un disciple et un ami intime du Dalaï-Lama de Lhassa; sa renommée de docteur et de thaumaturge n'était plus à faire. Il jouissait d'une extraordinaire indépendance dans ses relations avec le Bouddha vivant et avait obtenu le commandement de toutes les tribus nomades de la Mongolie occidentale et de la Dzoungarie, allant jusqu'à étendre sa domination politique sur les tribus mongoles du Turkestan. Son influence était irrésistible, car elle était fondée sur la connaissance de ce qu'il appelait «la science mystérieuse». On me dit aussi qu'elle reposait en grande partie sur la terreur qu'il inspirait aux Mongols. Quiconque désobéissait à ses ordres périssait; nul ne savait le jour ni l'heure où, que ce soit dans une humble yourta ou surgissant sur son cheval galopant au beau milieu de la plaine, l'ami puissant et étrange du Dalaï-Lama risquait d'apparaître soudain. Un coup de couteau, une balle de pistolet, des doigts vigoureux serrant le cou comme un étau, telles étaient alors les formes de justice qui accompagnaient les plans de ce faiseur de miracles.

A l'extérieur de la yourta, le vent sifflait et mugissait, fouettant la neige contre le feutre tendu. A travers le grondement du vent nous parvenait un brouhaha de voix où se mêlaient des cris, des gémissements et des rires. Je me disais que dans pareille contrée, il ne devait guère être difficile de frapper de stupeur les tribus nomades avec des miracles, tant la nature elle-même semblait propice à ce genre de manifestations surnaturelles. J'en étais là de mes pensées quand le Touchegoun Lama leva la tête et me dit en plongeant ses yeux dans les miens :

- Il y a beaucoup d'inconnu dans la nature. C'est l'art de se servir de cet inconnu qui produit le miracle; mais ce pouvoir n'est donné qu'à un petit nombre. Je veux vous le prouver. Vous pourrez me dire ensuite si vous avez déjà vu quelque chose d'analogue.

Il se leva, retroussa les manches de sa robe jaune, saisit son couteau et marcha vers le berger.

- Michik ! Debout

Quand le berger fut debout, le lama déboutonna sa blouse et dégagea sa poitrine. Je ne pouvais saisir quelle était son intention, mais brusquement le Touchegoun enfonça de toute sa force son couteau dans la poitrine du berger. Le Mongol tomba, couvert de sang; la robe jaune du lama était éclaboussée de rouge.

- Qu'avez-vous fait? m'écriai-je.
- Chut! Taisez-vous, murmura-t-il, tournant vers moi son visage devenu blême.

Avec la lame de son couteau, il ouvrait à présent la poitrine du Mongol. Je vis les poumons de cet homme palpiter doucement; je distinguais les battements du cœur. Le lama posa ses doigts sur les organes; le sang ne coulait plus, le visage du berger était tout à fait calme. Couché, les yeux fermés, il semblait dormir du plus profond sommeil. Comme le lama commençait à lui ouvrir le ventre, je ne pus me retenir de fermer les yeux, envahi de terreur. Quand je les rouvris peu de temps après, je demeurai interdit à la vue du berger sa blouse était toujours ouverte, mais sa poitrine avait retrouvé son aspect normal; il dormait tranquillement, couché sur le côté. Touchegoun Lama, assis paisiblement près du feu, fumait sa pipe et regardait la flamme, plongé dans ses réflexions.

- C'est incroyable! lui avouai-je. Non, je n'ai jamais rien vu de pareil.
- De quoi parlez-vous ?
- De votre démonstration, de votre « miracle », comme vous dites...
- Je n'ai jamais rien dit de semblable, répliqua le Kalmouk d'une voix froide.
- Avez-vous vu ça? demandai-je à mon compagnon.
- Quoi? me fit celui-ci d'une voix endormie.

Je compris que je venais d'être victime du pouvoir magnétique de Touchegoun Lama. C'était bien préférable au spectacle de la mort d'un innocent Mongol, car il me semblait impossible à présent qu'après avoir éventré ses victimes, Touchegoun Lama ait eu si facilement le pouvoir de les recoudre.

Le lendemain, nous prîmes congé de nos hôtes. Nous avions décidé de rentrer, notre mission étant accomplie. Touchegoun Lama nous expliqua qu'il «allait parcourir l'espace». Il voyageait par toute la Mongolie, logeant aussi bien dans la simple yourta du berger et du chasseur que sous la tente splendide des princes et des chefs de tribus, craint et vénéré par tous, attirant à lui et s'attachant riches et pauvres grâce à ses miracles et à ses prophéties. En nous disant adieu, le sorcier kalmouk sourit malicieusement.

- Ne parlez pas de moi aux autorités chinoises. Puis il ajouta :
- Ce que vous avez vu hier soir n'était qu'une pauvre démonstration. Vous autres, Européens, vous ne voulez pas admettre que nous, nomades incultes, nous possédions le pouvoir de la science mystérieuse. Puissiez-vous seulement voir s'accomplir les miracles et le pouvoir du très saint Tashi Lama, qui fait s'allumer les lampes et les cierges devant la statue de Bouddha, et qui fait parler et prophétiser les icônes des dieux! Mais il existe un homme encore plus puissant et plus saint.

- Est-ce le Roi du Monde, celui qui siège à Agharti ? interrompis-je.

Il me regarda fixement, stupéfait.
- Vous avez entendu parler de lui?

Il avait froncé les sourcils. Quelques secondes après, il leva ses yeux étroits, et me dit :

- Un seul homme connaît son saint nom; un seul homme est allé à Agharti. C'est moi. C'est la raison pour laquelle le très saint Dalaï-Lama m'a honoré, et c'est pour cela que le Bouddha vivant d'Ourga me redoute. Mais c'est en vain, car jamais je ne m'assiérai sur le saint trône du pontife de Lhassa, jamais je n'aurai accès à la parole transmise depuis Gengis Khan au chef actuel de notre Église jaune. Je ne suis pas moine. Je suis un guerrier et un vengeur.

Sur quoi il sauta vivement en selle, fouetta son cheval et partit en trombe, nous lançant en partant la phrase d'adieu des Mongols :
« Sayn! Saynbayna! »

Sur le chemin du retour, Tzeren nous conta les mille et une légendes qui entourent le personnage de Touchegoun Lama. Une anecdote, en particulier, m'est restée en mémoire. C'était en 1911 ou 1912, à l'époque où les Mongols tentaient de se libérer par les armes de la domination chinoise. Le quartier général chinois était situé à Kobdo, en Mongolie occidentale, il y avait là environ dix mille hommes, commandés par les meilleurs officiers. L'ordre de s'emparer de Kobdo fut envoyé à Hun Boldon, un simple berger qui s'était distingué pendant la guerre contre les Chinois, et qui avait reçu du Bouddha vivant le titre de prince (Hun). Féroce, sans peur, doué d'une force herculéenne, Boldon avait plusieurs fois mené à l'attaque ses Mongols, pauvrement armés; chaque fois, il avait dû battre en retraite après avoir perdu beaucoup de ses hommes sous le feu des mitrailleuses. Sur ces entrefaites survint Touchegoun Lama. Il rassembla tous les soldats et leur dit :

- Vous ne devez pas craindre la mort. Vous ne devez pas battre en retraite. Vous luttez pour votre patrie, la Mongolie, et vous mourrez pour elle, car les dieux lui ont réservé un destin grandiose. Regardez quelle sera sa destinée !

D'un grand geste de la main, il embrassa l'horizon : les soldats virent alors la contrée alentour se couvrir de riches yourtas, de pâturages où se trouvaient de grands troupeaux de chevaux et de bestiaux. Sur la plaine apparurent de nombreux cavaliers dont les montures étaient richement sellées. Les femmes étaient vêtues de robes de fine soie; elles avaient aux oreilles des anneaux d'argent massif; leurs chevelures coiffées avec art étaient garnies d'ornements précieux. Des marchands chinois conduisaient une interminable caravane, offrant leurs marchandises à des saïts mongols d'allure distinguée qui négociaient fièrement avec eux, au milieu de tziriks en brillants uniformes.

Bientôt la vision disparut et Touchegoun parla :

- Ne craignez pas la mort! C'est la délivrance de notre pénible tâche sur terre, la voie qui mène à la béatitude éternelle. Tournez-vous vers l'Orient ! Voyez-vous vos frères et vos amis qui sont tombés dans la bataille ?
- Oui, nous les voyons! s'écrièrent les Mongols stupéfaits.

Ils contemplaient un groupe de demeures, peut-être des yourtas, peut-être les arches d'un temple, baignées par une lumière chaude et douce. De larges bandes rouge et jaune d'une soie éclatante recouvraient les parois et le sol; les piliers et les murs étincelaient de lumière; sur un grand autel rouge brûlaient dans des candélabres d'or les cierges du sacrifice, tandis que des vases d'argent massif étaient remplis de lait et de noix; sur de moelleux coussins, épars sur le sol, étaient assis les Mongols tombés dans la dernière attaque contre Kobdo. Devant eux étaient dressées des tables basses, laquées, recouvertes de mets fumants : moutons et chevreaux à la chair succulente, hautes aiguières pleines de vin et de thé, assiettes de borsuks, de zatouran aromatique couvert de graisse de mouton, de fromage sec, de dattes, de raisins secs et de noix. Tous ces soldats tombés dans l'attaque fumaient des pipes d'or et conversaient joyeusement.

Cette vision disparut à son tour. Seul, face aux Mongols perdus dans cette contemplation, ne restait plus que le mystérieux Kalmouk, la main levée.

- Au combat! Et ne revenez pas sans la victoire! Je suis avec vous!

L'attaque commença. Les Mongols combattirent furieusement, périrent par centaines, mais leur élan les porta au cœur même de Kobdo. Alors on vit revivre la scène, depuis longtemps oubliée, des hordes barbares détruisant les cités européennes. Hun Boldon fit porter devant lui un triangle de lances ornées d'oriflammes rouges; c'était le signe par lequel il livrait la ville aux soldats pendant trois jours. Le meurtre et le pillage commencèrent. Tous les Chinois trouvèrent la mort. La ville fut brûlée, les murs de la forteresse détruits. Puis Hun Boldon vint à Ouliassoutaï et y détruisit aussi la forteresse chinoise. On peut encore en voir les ruines, avec leurs merlons abattus et leurs tours démantelées, leurs portes désormais inutiles, et ce qui reste des bâtiments officiels ou des casernes détruits par l'incendie.
 

 

 

Asie fantôme
Ossendowski jeune ingénieur polonais au service du tsar parcourt la Sibérie de l'Altaï à Vladivostock et même sur la sinistre île-bagne de Sakhaline, de 1898 à 1905.
 

 

 

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