Les livres de voyage


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Ryszard Kapuscinski

 

Ébène
Jaquette : "Quand Ryszard Kaptgciriski arrive comme journaliste en 1958 à Accra, la capitale du Ghana, il ne peut soupçonner que ce voyage sera le début d'une passion qui ne le quittera plus jamais. Pendant des années, ce grand reporter doublé d'un écrivain sillonne le continent noir, habite les quartiers des Africains, s'expose à des conditions de vie qu'aucun correspondant occidental n'aurait acceptées.
Observateur exceptionnel, il croise des potentats comme Nkrumah, Kenyatta ou Idi Amin, témoigne de coups d'État et de guerres civiles ; il essuie des fusillades, affronte des tempêtes de sable et supporte l'indescriptible chaleur africaine. Mais Kapuscinski s'intéresse surtout aux gens et sait gagner leur confiance. Le tumulte de la vie quotidienne africaine le passionne davantage que les corruptions, les épidémies et les guerres meurtrières."

De ce long voyage de plusieurs décennies quelques lieux, faits et  figures émergent, plus particulièrement, le docteur Doyle, Edu et Abdullahi, Lalibela, le Rwanda, le Libéria.

 

Le docteur Doyle, Edu et Abdullahi

p78 - De retour de voyage, combien de fois ai-je semé le trouble et le malaise au sein de l'univers qui régnait dans mon appartement ! Quand le chat n'est pas là, les souris dansent ! À peine ai-je claqué la porte qu'il est conquis par une foule grouillante, remuante et indiscrète. Des fissures du plancher et des murs, des chambranles et des coins, de dessous les tasseaux et rebords des fenêtres sortent au grand jour des armées de fourmis, de mille-pattes, d'araignées et de scarabées, s'envolent des nuées de mouches et de papillons de nuit. Mes deux chambres se remplissent de bestioles les plus variées que je ne saurais ni décrire ni nommer, et tout ce beau monde gigote des ailes, joue des mandibules et remue des pattes. J'ai toujours été subjugué par une variété de fourmis rouges qui, surgies on ne sait d'où, dans un alignement parfait et à un rythme impeccable, entrent dans une armoire, mangent ce qu'elles y trouvent de sucré, puis quittent leur pâturage en une file toujours aussi irréprochable, disparaissant on ne sait où sans laisser de traces.

Je n'y coupe pas à mon retour de Kampala. Dès mon arrivée, une partie de la compagnie déguerpit aussi sec. En revanche, l'autre partie s'exécute de mauvais gré et en renâclant. Je bois un jus de fruits, parcours mon courrier et les journaux, et vais me coucher. Le matin j'ai du mal à me lever du lit, je n'ai plus de force. De plus, c'est la saison sèche, la chaleur est insupportable, meurtrière dès le matin. Surmontant ma faiblesse, je rédige quelques dépêches sur la situation en Ouganda pendant les premières semaines d'indépendance et je les emporte à la poste. Je remets les dépêches à l'employé de service qui note sur un cahier la date et l'heure. Elles sont par la suite expédiées par téléscripteur à notre agence à Londres, et de là-bas à Varsovie : c'est ce qui nous revient le moins cher. Je suis stupéfié par l'adresse des télétypistes locaux qui recopient sur une bande le texte polonais sans aucune faute. Une fois, je leur ai demandé comment ils faisaient. Ils m'ont répondu qu'ils avaient appris à recopier non pas des mots ou des phrases, mais des lettres les unes à la suite des autres. Aussi peu leur importe la langue dans laquelle est écrite la dépêche. Ce n'est pas du sens qu'ils envoient, mais des signes.

Bien qu'un certain temps se soit écoulé depuis mon retour de Kampala, je me sens de plus en plus mal. Ce sont les séquelles de la malaria, me dis-je, ajoutées aux insupportables températures de la saison sèche. Mais bien que je commence à éprouver intérieurement une sensation de chaleur intense que je ne connaissais pas jusqu'à présent, je crois que ce sont les chaleurs extérieures qui me pénètrent et rayonnent dans mon organisme. Je suis trempé de sueur, mais je ne suis pas le seul. La sueur ne sauve-t-elle pas les hommes de la fournaise de l'été ?

Je me traîne lamentablement pendant un mois. Une nuit je me réveille, sentant mon oreiller tout mouillé. J'allume la lumière et je suis saisi d'effroi : mon oreiller est couvert de sang. Je me précipite à la salle de bains, je me regarde dans le miroir : mon visage est barbouillé de sang. J'ai dans la bouche la sensation de quelque chose de collant, un goût saumâtre. Je me lave, mais je ne péux plus me rendormir.

Je me souviens avoir vu sur l'une des maisons de la rue principale, Independence Avenue, une plaque avec le nom d'un médecin, John Laird. Je m'y rends. Le docteur, un Anglais grand et mince, va et vient dans son cabinet encombré de malles et de paquets. Il doit rentrer en Europe dans deux jours, mais il me donne les coordonnées d'un confrère à qui je peux m'adresser. Tout près, à côté de la gare, se trouve un dispensaire municipal où je le trouverai. « Il s'appelle Ian Doyle, il est irlandais », ajoute-t-il (comme si dans ce pays, la spécialité importait moins que la nationalité).

Le dispensaire se trouve dans un vieux baraquement qui servait de caserne aux Allemands à l'époque où le Tanganyika était leur colonie. Devant le bâtiment bivouaque une foule apathique d'Africains qui souffrent probablement de toutes les maladies imaginables. J'entre et demande le docteur Doyle. Je suis reçu par un homme d'âge moyen, fatigué, usé, d'un abord cordial et chaleureux. Sa seule présence, son sourire, sa bienveillance agissent sur moi comme un baume. Il me dit de venir l'après-midi à l'Ocean Road Hospital, car c'est le seul établissement équipé d'un appareil radioscopique.

Je sais que je vais mal, mais j'en rends responsable la malaria. Je souhaite ardemment que le docteur confirme mon diagnostic. Lorsque nous sortons du service — la radio a été faite par Doyle en personne —, il me met la main sur l'épaule et m'entraîne dans une promenade sur une douce colline plantée de hauts palmiers. C'est agréable, car les arbres font de l'ombre et de l'océan souffle un brise légère.

— Bon, finit par dire Doyle et il me serre légèrement le bras, en définitive, c'est la tuberculose. Puis il se tait.
Mes jambes fléchissent et deviennent si lourdes que je ne peux plus les soulever. Nous nous arrêtons.

— Nous allons te prendre à l'hôpital, ajoute-t-il.
— Je ne peux pas aller à l'hôpital, rétorqué-je. Je n'ai pas d'argent. Un mois à l'hôpital revient plus cher que mon traitement trimestriel.
— Alors tu dois rentrer chez toi, dit-il.
— Je ne peux pas revenir en Pologne.

Je sens la fièvre me consumer, j'ai envie de boire et je suis faible.

Je décide de tout lui dire. Cet homme, dès le début, m'a inspiré confiance et je suis sûr qu'il me comprendra. Je lui explique que ce séjour en Afrique est la chance de ma vie, que c'est la première fois que mon pays a l'occasion d'avoir un correspondant permanent en Afrique noire, que c'est grâce aux efforts de ma rédaction, qui est pourtant pauvre, que cette possibilité nous a été offerte, car je viens d'un pays où chaque dollar vaut son pesant d'or, et que si j'informe Varsovie de ma maladie, ils ne seront pas en mesure de me payer l'hôpital, ils me feront rentrer et je ne reviendrai plus ici. Ainsi le rêve de ma vie s'envolera à jamais : je ne pourrai plus travailler en Afrique.

Le docteur écoute mes arguments en silence. Nous reprenons notre promenade parmi les palmiers, les arbustes et les fleurs. La beauté des tropiques s'est à mes yeux muée en cadeau empoisonné.

Doyle réfléchit, pèse le pour et le contre. Après un long silence, il finit par dire :

— Il n'y a qu'une solution. Ce matin tu es venu au dispensaire municipal. On y traite les Africains pauvres, car les soins y sont gratuits. Les conditions y sont déplorables. J'y suis rarement, car je suis le seul phtisiologue de cet immense pays où la tuberculose est une maladie très répandue. Ton cas est typique : la malaria affaiblit tellement l'organisme que le malade contracte facilement une autre maladie, la tuberculose notamment. Dès demain, je t'inscris sur la liste des patients du dispensaire. J'en ai le droit. Je vais te présenter au personnel. Tu viendras tous les jours te faire faire une piqûre. On verra bien.

Le personnel du docteur Doyle est constitué de deux personnes, deux hommes à tout faire : ils nettoient, font les piqûres, et surtout gèrent le flux des malades. Ils en admettent certains, en renvoient d'autres aussi sec selon des critères mystérieux (tout soupçon de corruption étant exclu, car ici personne n'a d'argent).
Le plus âgé et le plus gros s'appelle Edu, le plus jeune, plus petit et musclé, Abdullahi. Dans de nombreuses communautés africaines, les noms que l'on donne aux enfants sont en rapport avec un événement du jour de leur naissance. Edu, c'est l'abréviation de education, car le jour où Edu est venu au monde, la première école de son village a ouvert ses portes.

Jadis, dans les régions où le christianisme et l'islam n'étaient pas encore bien implantés, la richesse des prénoms donnés aux hommes était infinie. C'est là que s'exprimait la poésie des adultes. Ils donnaient à leurs enfants des noms comme « Matin agile » (si l'enfant était né à l'aube) ou « Ombre d'Acacia » (s'il était né sous un acacia). Dans les sociétés ignorant l'écriture, les noms perpétuaient les événements les plus importants de l'histoire ancienne ou actuelle. Si un enfant naissait au moment de la proclamation de l'indépendance du Tanganyika, on le baptisait « Indépendance » (en swahili Uhuru). Si les parents étaient des inconditionnels du président Nyerere, ils appelaient leur enfant Nyerere.

Ainsi pendant des siècles, une histoire moins écrite qu'orale s'est constituée, caractérisée par un degré d'identification fort, personnalisé : j'exprime mon identité avec ma communauté, car le nom que je porte célèbre la gloire d'un fait inscrit dans la mémoire du peuple dont je fais partie.

L'introduction du christianisme et de l'islam a réduit cet univers luxuriant de poésie et d'histoire à quelques dizaines de noms issus de la Bible et du Coran. Dès lors il n'est resté que des James et des Patrick, des Ahmed et des Ibrahim.

Edu et Abdullahi sont des types en or. Très vite nous nous lions d'amitié. Je veux leur donner l'impression que ma vie est entre leurs mains (ce qui est vrai), je les bouleverse complètement. Ils abandonnent tout lorsqu'il faut me venir en aide. Je viens les voir tous les jours après seize heures, quand les grosses chaleurs sont passées, que le dispensaire est fermé. Ils balaient les vieux planchers en bois, soulevant d'invraisemblables nuages de poussière. Puis tout se déroule selon les recommandations du docteur Doyle. Dans la petite armoire vitrée de son cabinet, il y a une énorme boîte métallique (un cadeau de la Croix-Rouge danoise) avec de grosses pastilles grises appelées PAS. J'en prends vingt-quatre par jour. Pendant que je les compte en les mettant dans un petit sac, Edu retire de l'eau bouillante une lourde seringue de métal, ajuste l'aiguille et aspire d'un flacon deux centimètres de streptomycine. Puis il prend son élan comme s'il s'apprêtait à lancer le javelot et me pique. Je bondis en l'air — c'est devenu un rite —en émettant un sifflement perçant, là-dessus Edu et Abdullahi — qui assiste à toutes les séances —éclatent d'un rire homérique.

En Afrique, le meilleur moyen de se lier avec les gens, c'est de rire ensemble d'une chose vraiment drôle, par exemple du fait qu'un Blanc saute au plafond à cause d'une stupide piqûre. J'ai donc joué le jeu, et même si l'aiguille qu'Edu m'enfonce dans la peau avec une fougue d'enfer me tord de douleur, je m'esclaffe avec eux.

Dans ce monde d'inégalité raciale, dans cet univers perturbé et paranoïaque, où tout est décidé par la couleur ou même par la teinte de la peau, ma maladie, même si je la supporte très mal, m'offre une opportunité inattendue car, en m'affaiblissant et me fragilisant, elle rabaisse mon statut prestigieux de Blanc, d'individu supérieur et par là même crée pour les Noirs l'occasion de devenir mes semblables. Désormais on peut me traiter d'égal à égal car, tout en restant un Blanc, je suis devenu un Blanc diminué, un Blanc au rebut, un Blanc imparfait. Dans mes relations avec Edu et Abdullahi apparaît une espèce de sincérité qui n'est possible qu'entre égaux. Ce sentiment serait inimaginable s'ils me traitaient comme un Européen fort, sain et autoritaire.

C'est ainsi qu'ils m'ont invité chez eux. Peu à peu je suis devenu un habitué des quartiers africains de la ville et j'ai connu leur vie comme jamais auparavant. Dans la tradition africaine, l'invité a droit à tous les égards. Le dicton « Un hôte chez soi, Dieu chez soi » a ici un sens littéral. Les maîtres de maison préparent pendant longtemps la réception d'un invité. Ils font le ménage, cuisinent les plats les meilleurs. Je parle de la maison d'un homme comme Edu, employé au dispensaire municipal. Quand je l'ai connu, son statut était relativement privilégié : il avait un emploi fixe, chose rare ici. La plupart des gens en ville travaillent par intermittence, de manière sporadique, ou restent sans emploi pendant de longues périodes. C'est le mystère des villes d'Afrique : de quoi vivent ces foules ? De quoi et comment ? Ils ne viennent pas ici parce que la ville a besoin d'eux, mais parce que la misère les a chassés du village. La misère, la faim et le dénuement. Ce sont donc des migrants en quête de salut et de délivrance, des hommes maudits par le sort, des réfugiés. Quand ils franchissent les frontières de la ville, ces hommes qui ont fui la sécheresse et la faim ont l'épouvante et la panique dans les yeux. Ici, dans les bidonvilles, chacun cherchera son eldorado. Que vont-ils devenir ? Comment vont-ils se débrouiller ?

Voici Edu et quelques cousins de son clan. Ils appartiennent au peuple Sangu qui vit au fin fond du pays. Naguère ils travaillaient à la campagne mais, leur terre s'étant épuisée, ils sont arrivés à Dar es-Salaam il y a quelques années. Leur première démarche a été de retrouver des parents. Ou des hommes appartenant à des communautés liées par des liens d'amitié avec les Sangu. L'Africain est comme un poisson dans l'eau dans ce réseau d'amitiés et de haines interethniques aussi vivaces que celles qui existent aujourd'hui dans les Balkans.

De fil en aiguille, ils vont finir par remonter jusqu'à leurs compatriotes. Le quartier s'appelle Kariakoo, l'agencement de ses rues est plus ou moins planifié : des rues de sable rectilignes. L'architecture est monotone, schématique : la plupart des maisons, appelées swahili house, sont des appartements communautaires de type soviétique. Chaque bâtiment sans étage compte huit à douze pièces. Dans chacune d'elles vit une famille. La cuisine est commune, les toilettes et la buanderie aussi. La promiscuité est invraisemblable, car les familles sont nombreuses. Chaque maison est un véritable jardin d'enfants. Toute la famille dort sur le sol d'argile recouvert de nattes en rafia.

Debout avec ses cousins devant une de ces maisons, Edu s'écrie : « Hodi ! » Dans ces quartiers les portes n'existent pas ou sont toujours ouvertes. Mais comme on ne peut pas entrer sans prévenir, avant d'atteindre le seuil on s'écrie : « Hodi !» Ce qui veut dire : « Puis-je entrer ? » Si on répond de l'intérieur : « Karibu ! », cela veut dire : «Je t'en prie. Salut ! »
Edu entre.

Commence alors la litanie, le cortège des salutations rituelles. C'est aussi l'étape de la reconnaissance. Car les deux parties tentent de trouver précisément leurs liens de parenté. Concentrés et sérieux, ils pénètrent maintenant dans la forêt des arbres généalogiques qui composent tout clan ou toute tribu. Pour une personne extérieure, il est impossible de s'y retrouver. Pour Edu et ses camarades, c'est un moment crucial, car un cousin proche, c'est une aide capitale, un cousin éloigné, un secours secondaire. Dans un cas comme dans l'autre, ils ne s'en iront pas les mains vides. Ils trouveront sûrement un toit. Sur le sol il y a toujours un peu de place. Malgré la chaleur, il est difficile en effet de dormir dehors à cause des moustiques, des araignées, des carabes et de tous les autres insectes tropicaux qui vous harcèlent et vous piquent.

Le lendemain, commence pour Edu sa première journée en ville. Et bien que cet environnement, cet univers soient nouveaux pour lui, les rues de Kariakoo ne l'étonnent pas, ne l'émeuvent pas. II n'en est pas de même pour moi. S'il m'arrive de m'aventurer loin du centre, dans les ruelles profondes et peu fréquentées de ce quartier, les petits enfants prennent leurs jambes à leur cou et vont se cacher dans un coin. Il faut savoir que quand ils font des bêtises, leurs mères leur disent : « Soyez gentils, sinon le mzungu va vous manger ! » Le mzungu, en swahili, cela veut dire le Blanc, l'Européen.

Un jour, à Varsovie, je parlais de l'Afrique à des enfants. Au cours de cette rencontre, un petit garçon s'est levé et a demandé : « Avez-vous vu beaucoup de cannibales ? » Pouvait-il s'imaginer qu'un Africain rentrerait un jour d'un voyage en Europe, qu'il parlerait à Kariakoo de Londres, de Paris ou d'autres villes habitées par des mzungu et qu'un petit Noir se lèverait pour demander : « Tu en as vu beaucoup, là-bas, des cannibales ? »

Lalibela
p152 - Teferi est propriétaire d'une entreprise de transport. Il a quelques camions, des Bedford usés, déglingués avec lesquels il transporte du coton, du café et des peaux. Comme ces véhicules vont à Wollo et à Haragwe, il accepte que l'un de ses chauffeurs m'embarque. C'est pour moi une occasion unique, car on ne peut s'y rendre ni en autocar ni en avion.

Les routes en Éthiopie sont pénibles et souvent dangereuses. Pendant la saison sèche, le camion dérape sur le gravier de l'étroit ruban creusé dans la paroi montagneuse et abrupte, bordant un précipice de quelques centaines de mètres de profondeur. Pendant la saison des pluies, les routes de montagne sont impraticables. Traversant des plaines, elles se transforment en marécages fangeux dans lesquels on peut s'enliser pour quelques jours.

En été, après quelques heures de route sur le haut plateau, l'homme est noir de poussière. Au bout d'une journée de voyage, la chaleur et la sueur aidant, on est couvert d'une épaisse carapace de crasse. C'est une poussière composée de particules microscopiques, une espèce de crachin dense et chaud qui s'infiltre dans les vêtements et s'introduit dans toutes les cellules du corps. Il est difficile de s'en débarrasser. La vue en souffre beaucoup. Les chauffeurs de ces camions ont constamment les yeux gonflés et rouges, ils sont constamment sujets à des maux de tête et deviennent aveugles très tôt.

On ne peut voyager que de jour. Du crépuscule à l'aube, des bandes, appelées ici shifta, sévissent sur les routes. Une shifta, c'est un groupe de jeunes bandits qui font la loi jusqu'à ce qu'ils soient pris. Autrefois on les pendait sur le bord de la route, aujourd'hui on leur règle leur compte de manière moins spectaculaire, progrès oblige. C'est littéralement un combat pour la vie et la mort, car si la shifta abandonne ses victimes dans un lieu sans hommes et sans eau, les malheureux mourront de soif. Aussi à la sortie des villes se tiennent des postes de police. Le factionnaire regarde sa montre ou le soleil et évalue si le voyageur a le temps d'atteindre la ville ou le poste suivants avant le crépuscule. S'il considère que non, il lui fait faire demi-tour.

Je suis donc embarqué dans un camion que Teferi expédie vers le nord, dans la province de Wollo, près de Dese et de Lalibela, pour un chargement de peaux. Cela a-t-il un sens de compter le nombre de kilomètres ? Ici les distances se mesurent en heures et en jours nécessaires pour aller d'un point à un autre. Par exemple de Dese à Lalibela il y a cent vingt kilomètres, mais le voyage prend huit heures — à condition d'avoir une bonne Land Rover, ce qui est peu probable.

Je vais voyager un jour ou deux, si ce n'est plus. Ici on ne sait jamais. Les camions généralement tout rouillés et déglingués tombent sans cesse en panne sur ces routes qui n'en sont pas vraiment, dans cette poussière et cette chaleur. Pour les pièces de rechange il faut retourner à Addis-Abeba. C'est pourquoi la route est toujours incertaine : on part, d'accord ! Mais quand arrivera-t-on (si on arrive) ? Quand reviendra-t-on (si on revient) ? Ce sont des points d'interrogation que le voyageur se pose constamment.

La région que nous traversons est dévastée par la sécheresse depuis longtemps. Le bétail crève par manque de pâturages et d'eau. Les nomades vendent pour trois sous des peaux dépouillées sur des squelettes de vaches. Avec cet argent, ils survivent un certain temps. Puis, s'ils n'arrivent pas à temps dans un camp d'aide internationale, ils périssent sans laisser de trace dans ce désert de feu.

À l'aube nous quittons la ville, les bois d'eucalyptus vert pâle qui l'entourent, les stations d'essence du bord de route et les postes de police. Nous nous retrouvons sur le haut plateau noyé dans le soleil, sur une route asphaltée sur les cent premiers kilomètres. Le véhicule est conduit par Sahlu, un chauffeur de confiance, calme, comme me l'a dit Teferi. Sahlu est silencieux et sérieux. Pour réchauffer l'atmosphère, je lui touche le bras, et quand il se tourne vers moi, je souris. Sahlu me jette des coups d'oeil et sourit aussi, sincèrement mais timidement, avec l'air de se demander si ces sourires mutuels ne créent pas entre nous une égalité déplacée.

Plus nous nous éloignons de la ville, plus le pays est dépeuplé et mort. Çà et là, des enfants conduisent quelques vaches efflanquées, des femmes courbées en deux portent avec peine des tas de branches sèches sur leurs épaules. Les cabanes que nous voyons en passant semblent vides. Sur les seuils nous n'apercevons personne, aucun être vivant, aucune vie. Le décor est statique, toujours le même, planté une fois pour toutes.

Deux hommes surgissent sur la route. Ils ont dans les mains des armes automatiques. Ils sont jeunes et forts. Sahlu devient gris. Son visage se pétrifie, ses yeux expriment la frayeur. Il arrête son camion. Les deux hommes montent sans un mot sur la plate-forme et de la main donnent quelques coups sur le toit de la cabine pour ordonner le départ. Je suis assis, le dos rond, essayant de ne pas montrer que je meurs de peur. Je jette un coup d'oeil à Sahlu, il est crispé sur le volant, l'air sombre, effrayé. Nous roulons pendant une heure peut-être. Il ne se passe rien. Le soleil tape, la cabine est noire de poussière. Les deux hommes donnent quelques coups sur le toit de la cabine. Sahlu arrête docilement son véhicule. Ils sautent à terre sans un mot et disparaissent dans les champs.

L'après-midi, nous passons par une petite ville du nom de Debre Sina. Sahlu gare son véhicule sur le bas-côté. Aussitôt nous sommes entourés par un groupe de gens. Déguenillés, amaigris, nu-pieds.

Beaucoup de jeunes garçons, beaucoup d'enfants. Immédiatement un policier se faufile jusqu'à nous. Il porte un uniforme noir tout déchiré, sa veste est fermée par un seul bouton. Il connaît un peu d'anglais et d'emblée nous dit : « Take everything with you. Everything ! They are all thieves here !» Et il montre du doigt les enfants, l'un après l'autre, en respectant l'ordre dans lequel ils nous entourent : « This is thief ! This is thief ! » Je suis du regard le doigt du policier qui se déplace dans le sens des aiguilles d'une montre en faisant une pause sur chaque nouveau visage : « This is thief ! » continue le policier, et quand arrive le tour d'un grand garçon magnifique, sa main se met à trembler et il nous lance une dernière mise en garde : « This is very big thief sir ! »

Les enfants nous regardent avec curiosité. Ils sourient. Je ne lis sur leur visage ni méchanceté, ni cynisme, je les sens plutôt gênés et même humiliés. «I have to live with them, sir », poursuit le policier d'un ton plaintif. Et comme s'il cherchait à tout prix une compensation à son maudit destin, il me tend la main en disant : « Can you help me, sir ? », tout en ajoutant, comme pour mieux justifier sa demande : « We are all poor heer, sir. » Et d'un geste de la main, il montre tour à tour sa propre personne, les petits voleurs, les cabanes bancales de Debre Sina, la route pitoyable, l'horizon.

Nous nous enfonçons dans la petite ville jusqu'au marché. Sur la place se dressent un étalage avec de l'orge, plus loin du millet et des haricots, plus loin encore de la viande de mouton, ou encore de l'oignon, des tomates et des paprikas rouges. Là-bas c'est du pain et du fromage de brebis, du sucre et du café ; puis des boîtes de sardines, et ailleurs des biscuits et des gaufres. On trouve de tout. Mais le marché, qui est généralement un lieu bondé, animé et bruyant, est ici silencieux. Immobiles, les marchandes n'ont rien d'autre à faire que chasser paresseusement les mouches importunes. Il y a des mouches partout. Formant des nuages denses et noirs, elles tourbillonnent avec nervosité, rage et fureur. Pour échapper à ces insectes qui nous assaillent, nous nous engageons dans des ruelles latérales et aboutissons dans un autre univers à l'abandon, à l'agonie. Par terre, dans la crasse et la poussière, gisent des hommes décharnés. Ce sont des habitants des villages environnants. La sécheresse les a privés d'eau et le soleil a brûlé leurs cultures. Ils sont venus dans cette petite ville avec l'ultime espoir de trouver une gorgée d'eau et une bouchée de nourriture. Affaiblis et incapables du moindre effort, ils meurent de faim, de la mort la plus calme et la plus soumise. Ils ont les yeux à moitié fermés, des yeux sans vie, sans expression. Je ne sais pas s'ils voient quelque chose, s'ils regardent quelque chose. Tout près de l'endroit où je me tiens, gisent deux femmes. Leurs corps hâves sont secoués par les tremblements de la malaria. Les vibrations de ces corps sont la seule chose qui bouge dans cette rue.

Je tire le chauffeur par la manche : « Allons-y ! » dis-je. Faisant demi-tour, nous repassons par le marché avec ses sacs de farine, ses quartiers de viande et ses bouteilles d'eau. La grande famine ne vient pas de la pénurie, c'est l'oeuvre criminelle de ses dirigeants. Il y avait assez à manger dans le pays, mais quand la sécheresse a sévi, les prix sont montés en flèche et les paysans pauvres n'ont pas eu les moyens d'acheter de la nourriture. Le gouvernement aurait pu intervenir, il aurait pu alerter l'opinion internationale mais, pour des raisons de prestige, il n'a pas voulu reconnaître que son pays était en proie à la famine et a refusé de recevoir de l'aide. A cette époque, il y a eu en Éthiopie un million de morts. Le premier à avoir caché cette hécatombe a été l'empereur Hailé Sélassié. Puis celui qui l'a privé du trône et de la vie, le colonel Mengistu. Séparés dans la lutte pour le pouvoir, ils étaient unis dans le mensonge.

La route est montagneuse et déserte. Ni véhicules, ni troupeaux. Des squelettes de vaches sur la terre grise réduite en cendres. A l'ombre d'un acacia, des femmes avec des grandes cuves en argile attendent : on ne sait jamais, un camion-citerne pourrait passer par là et le chauffeur apitoyé pourrait s'arrêter un instant et leur ouvrir le robinet.

Dans la soirée nous sommes à Dese. Il reste un jour de route pour arriver à Lalibela. A l'infini, des gorges montagneuses aussi brûlantes que la gueule d'un haut fourneau, désertes, sans hommes et sans végétation. Mais il suffit de s'arrêter pour être assailli par des nuages de mouches. Comme si elles nous attendaient ! Leur bourdonnement est assourdissant, triomphant, victorieux : « Vous voilà ! on vous tient ! » D'où peuvent-elles bien venir ? D'où peut bien venir la vie ?

Enfin Lalibela. Lalibela ou la huitième merveille du monde. Elle mériterait du moins ce titre. Il n'est toutefois pas facile de la contempler. Pendant la période des pluies, elle est inaccessible. Pendant la période sèche, il est tout aussi difficile de s'y rendre, à moins de tomber sur un avion se rendant à cette destination.

De la route on ne voit rien, ou plutôt on aperçoit un village ordinaire. Des enfants accourent à notre rencontre. Chacun supplie de le prendre comme guide, car c'est pour eux la seule chance de gagner un peu d'argent. Mon guide s'appelle Tadesse Mirele, il est écolier. Mais l'école est fermée, tout est fermé, c'est la famine. Dans le village, les gens continuent de mourir. Tadesse dit qu'il n'a pas mangé depuis plusieurs jours, mais il y a de l'eau, alors il boit de l'eau. Peut-être a-t-il reçu une poignée de grains ? Un morceau de galette ? Oui, avoue-t-il, une poignée de grains. Rien de plus, ajoute-t-il désolé. Et aussitôt il demande : « Sir ! »

Je t'écoute, Tadesse. « Be my helper, please ! I need a helper ! » Il me regarde et je vois alors qu'il n'a qu'un oeil. Un seul oeil dans le visage misérable et tourmenté d'un enfant.

Soudain Tadesse me prend par la main. Je crois qu'il veut me demander quelque chose. En fait il me retient de tomber dans le précipice. Le spectacle est en effet stupéfiant : de là où je suis, j'aperçois en bas, à mes pieds, sculptée dans la roche, une église, ou plus exactement un bloc à trois étages taillé dans une énorme montagne, dans son sein. Plus loin, dans la même montagne, invisible de l'extérieur, une autre église est sculptée dans la pierre, puis une autre. Onze églises gigantesques. Ce phénomène architectural a été édifié au XIIe siècle par le roi des Amharas, saint Lalibela. Les Amharas étaient — sont — des chrétiens de rite oriental. Le roi a érigé ces églises au coeur de la montagne afin que les envahisseurs musulmans ne puissent les apercevoir de loin. Même s'ils les avaient vues, ils n'auraient pu les détruire ni même les toucher puisqu'elles faisaient corps avec la montagne. Ce sont les églises de la Vierge-Marie, du Sauveur-du-Monde, de la Sainte-Croix, de Saint-Georges, de Saint-Marc, de Saint-Gabriel. Elles sont toutes reliées entre elles par des tunnels.

« Look sir ! » me dit Tadesse en me montrant en bas une cour devant l'église du Sauveur-du-Monde. Mais j'ai déjà remarqué la scène. En contrebas, dans une cour et sur des escaliers, grouille une foule d'invalides, de mendiants. Bien que je déteste le mot « grouiller », je ne peux le remplacer par un autre, car il traduit le mieux cette image. Ces gens au fond sont serrés les uns contre les autres, leurs membres amputés, leurs moignons, leurs béquilles entrelacés forment un monstre qui bouge, rampe, lève les bras en l'air comme des tentacules, et là où il n'y a pas de bras, la bête ouvre et tend vers le ciel ses gueules prêtes à recevoir une offrande. Au fur et à mesure que nous passons d'une église à l'autre, la créature entortillée, gémissante, agonisante nous suit en bas en se traînant, perdant l'un après l'autre ses membres devenus soudain immobiles, abandonnés par le reste.

Les pèlerins, qui naguère faisaient l'aumône à ces misérables, ont déserté ce lieu depuis longtemps. Quant aux mendiants, ils n'arrivent plus à en sortir.

« Have you seen, sir ? » m'a demandé Tadesse, une fois que nous sommes revenus au village. Il a prononcé cette phrase comme si c'était la seule chose valant la peine d'être vue.

Le Rwanda
p191 - Mesdames et Messieurs,
Le thème de notre conférence est le Rwanda. Le Rwanda est un petit pays, si petit que sur la plupart des cartes que vous trouverez dans les livres sur l'Afrique, il n'est signalé que par un point. Seule la légende vous indiquera que ce point au coeur du continent représente le Rwanda. Alors que le relief de l'Afrique se caractérise plutôt par des plaines et des hauts plateaux, celui du Rwanda est constitué de montagnes dont l'altitude atteint deux à trois mille mètres, voire plus.

Aussi le Rwanda est-il souvent appelé le Tibet de l'Afrique, non seulement à cause de son relief mais également de son originalité, sa particularité, sa différence. Car cette singularité concerne aussi la société. Si la population des États africains est généralement multitribale — le Congo est habité par trois cents tribus, le Nigeria par deux cent cinquante, etc. —, celle du Rwanda n'est constituée que d'une seule tribu, les Banyaruandas, qui se divisent traditionnellement en trois castes : la caste des propriétaires de bétail, les Tutsis (14 % de la population), la caste des agriculteurs, les Hutus (85 %) et la caste des ouvriers et des domestiques, les Twas (1 %). Ce système de castes (qui présente certaines analogies avec celui prévalant en Inde) a été formé il y a des siècles. La question n'a toujours pas été tranchée de savoir s'il remontait au xIIe siècle ou seulement au xve siècle, car il n'existe sur le sujet aucune source écrite. Tout ce que l'on sait, c'est que depuis des siècles existe ici un royaume gouverné par la monarchie mwami issue de la caste tutsi.

Prisonnier des montagnes, ce royaume n'entretient aucune relation avec l'extérieur. Les Banyamandas n'organisent pas de conquêtes. À l'instar des Japonais autrefois, ils n'admettent pas d'étrangers sur leur territoire. C'est la raison pour laquelle ils n'ont jamais connu le cauchemar des autres peuples africains, le trafic d'esclaves. Le premier Européen à pénétrer au Rwanda, en 1894, est un voyageur et officier allemand, le comte G. A. von Gôtzen. Il convient d'ajouter que huit ans auparavant, lors du partage de l'Afrique à la Conférence de Berlin, les puissances coloniales attribuent le Rwanda aux Allemands sans qu'aucun Rwandais, le roi y compris, en soit informé. Des années durant, les Banyaruandas vivent donc colonisés à leur insu. Les Allemands ne manifestent pas d'intérêt pour cette colonie, et à l'issue de la Première Guerre mondiale ils la perdent au profit de la Belgique. Pendant longtemps, les Belges ne sont guère plus actifs. Le Rwanda se trouve à plus de mille cinq cents kilomètres des côtes, mais surtout le pays ne présente à leurs yeux aucune valeur puisqu'on n'y trouve pas de matières premières. Ce délaissement va permettre au système social des Banyaruandas de perdurer sous une forme inchangée jusqu'à la seconde moitié du xxe siècle. Ce système rappelle à maints égards le féodalisme européen : le pays est gouverné par un monarque entouré d'un groupe d'aristocrates et d'une foule de princes du sang. A eux tous, ils forment la caste dominante des Tutsis. Leur principale et unique richesse est le bétail : des zébus, une race de vaches à grandes cornes en forme de sabre. Ces vaches ne sont pas abattues, elles sont sacrées. Les Tutsis se nourrissent de leur lait et de leur sang (le sang, recueilli des carotides incisées avec une pique, est versé dans des récipients lavés avec de l'urine de vache). Ce rite est la prérogative des hommes, car les femmes ne sont pas autorisées à toucher les vaches.

La vache est une référence universelle : elle permet de mesurer la richesse, le prestige, le pouvoir. Plus on a de vaches, plus on est riche. Plus on est riche, plus on a de pouvoir. C'est le roi qui possède le plus grand troupeau, encadré par une garde spéciale. Le moment fort de la fête nationale annuelle est la revue des vaches devant la tribune royale. A cette occasion, un million de bêtes défilent devant le monarque. Cela dure des heures. Le troupeau soulève des nuages de poussière qui planent pendant longtemps au-dessus du royaume. L'ampleur de ces nuages illustre la prospérité de la monarchie, et la cérémonie est maintes fois chantée dans la poésie des Tutsis.

« Les Tutsis ? ai-je souvent entendu au Rwanda. Ils s'assoient devant leur case et regardent leurs troupeaux paître sur les versants de la montagne. Ce spectacle les remplit de bonheur et de fierté. »

Les Tutsis ne sont ni bergers ni nomades, ce ne sont même pas des éleveurs. Ils sont propriétaires de troupeaux, ils sont la caste dominante, l'aristocratie.
En revanche les Hutus, qui sont beaucoup plus nombreux, constituent une caste d'agriculteurs soumise aux Tutsis (en Inde on les appelle les wajsiami). Entre les Tutsis et les Hutus existent des rapports féodaux : le Tutsi est le seigneur, le Hutu son vassal. Les Hutus constituent une clientèle pour les Tutsis. Ce sont des agriculteurs qui vivent de la culture de la terre. Ils rendent une partie de la récolte à leur maître en échange de quoi le seigneur les protège et leur loue une vache. Les Tutsis ont le monopole des vaches. Les Hutus ont seulement le droit de les emprunter à leur seigneur pour les exploiter. Exactement comme sous la féodalité : les mêmes relations de dépendance, les mêmes coutumes, les mêmes abus.

Au milieu du xxe siècle, un conflit dramatique oppose progressivement les deux castes. Le motif en est la terre. Le Rwanda est petit, montagneux et peuplé. N'échappant pas à la règle qui domine en Afrique, le pays devient le théâtre d'une guerre entre ceux qui vivent de l'élevage du bétail et ceux qui cultivent la terre. Mais en général, les espaces sur le continent sont tellement vastes que l'une des parties peut se réfugier sur des territoires libres et le brasier du conflit s'éteint de lui-même. Au Rwanda, une telle issue est impossible, car il n'y a pas d'endroit où se replier. Les troupeaux possédés par les Tutsis continuent néanmoins de croître et leurs pâturages deviennent insuffisants. Le seul moyen de conquérir de nouveaux pâturages, c'est de confisquer la terre aux paysans, c'est-à-dire d'expulser les Hutus. Or les Hutus vivent déjà dans la promiscuité. Leur population augmente rapidement. En outre, les terres qu'ils cultivent sont très pauvres, quand elles ne sont pas stériles. En effet les montagnes du Rwanda sont couvertes d'une mince couche de terre que les averses balaient à la saison des pluies, transformant les lopins de manioc et de maïs en rochers nus et étincelants.

Ainsi d'un côté, les troupeaux de vaches puissants et envahissants, symbole de la richesse et de la force des Tutsis, de l'autre les Hutus, serrés, écrasés, refoulés : ils n'ont pas de place, il n'ont pas de terre, ils n'ont le choix que de partir ou mourir. Tel est le contexte qui se présente aux Belges dans les années cinquante quand ils entrent en scène. Ils sont maintenant très actifs, car l'Afrique vit une période agitée. Une vague d'indépendance anticoloniale est en train de déferler sur le continent. Il faut donc agir, prendre des décisions. La Belgique fait partie de ces métropoles que ce mouvement d'émancipation a le plus surprises. Elle n'a aucune idée de ce qu'elle doit faire, ses fonctionnaires sont tout aussi désemparés. Sa réaction est classique et simple : retarder le dénouement, faire traîner les choses. Jusqu'à présent, les Belges ont gouverné le Rwanda par l'intermédiaire des Tutsis, ils se sont appuyés sur eux, se sont servis d'eux. Or les Tutsis, qui représentent parmi les Banyaruandas la classe la plus éduquée et la plus ambitieuse, aspirent maintenant à l'indépendance. Une indépendance immédiate, chose à laquelle les Belges ne sont pas du tout préparés ! Alors Bruxelles change brusquement de tactique : elle laisse tomber les Tutsis et se met à soutenir les Hutus, plus dociles, plus conciliants. Elle commence à les exciter contre les Tutsis. Cette politique porte vite ses fruits. Enhardis, encouragés, les Hutus se lancent dans la bataille. En 1959, une insurrection paysanne éclate. En fait, le Rwanda est le seul pays africain où le mouvement d'indépendance a pris la forme d'une révolution sociale, antiféodale. De toute l'Afrique, il est le seul à avoir vécu sa prise de la Bastille, à avoir détrôné son roi, à avoir eu sa Gironde et sa Terreur. Armés de machettes, de serfouettes et de piques, des bandes de paysans se déchaînent comme un cyclone sur leurs maîtres et souverains, les Tutsis. Commence alors un massacre immense que l'Afrique n'a pas connu depuis longtemps. Les paysans brûlent les fermes de leurs seigneurs, ils leur tranchent la gorge et leur fendent le crâne. Le Rwanda baigne dans le sang, le Rwanda est en flammes. Le bétail est abattu massivement. Souvent pour la première fois de leur vie, les paysans peuvent se rassasier de viande. A cette époque, le pays compte 2,6 millions d'habitants, dont trois cent mille Tutsis. On estime à quelques dizaines de milliers les Tutsis qui ont été à ce moment-là massacrés, au même nombre ceux qui ont fui dans les pays voisins : le Congo, l'Ouganda, le Tanganyika et le Burundi. La monarchie et la féodalité ont disparu, et la caste des Tutsis a perdu sa position dominante. Le pouvoir a été pris par la paysannerie hutu. Lorsque le Rwanda acquiert l'indépendance en 1962, les hommes de la caste hutu viennent de former le premier gouvernement. Il est dirigé par le jeune journaliste Grégoire Kayibanda. À cette époque, je me trouve au Rwanda pour la première fois. De Kigali, la capitale du pays, je garde le souvenir d'une petite bourgade misérable. Je n'ai pas pu trouver d'hôtel, peut-être parce qu'il n'y en avait pas. Finalement des religieuses belges m'ont accueilli à la maternité de leur petit hôpital tout propre.

Les Hutus comme les Tutsis se réveillent de cette révolution comme d'un mauvais rêve. Les deux parties ont vécu un massacre, les uns comme bourreaux, les autres comme victimes. Or une telle expérience laisse en l'homme une trace douloureuse et durable. Les sentiments des Hutus sont à cette époque mélangés. D'un côté, ils ont vaincu leurs seigneurs, ont mis à terre le joug féodal et pour la première fois ont conquis le pouvoir. D'un autre côté, ils n'ont pas battu leurs maîtres de manière définitive, ils ne les ont pas anéantis totalement et le fait de savoir que leur adversaire, meurtri mais toujours vivant, cherchera à se venger, sème dans leur coeur une peur insurmontable et mortelle (n'oublions pas que la peur de la vengeance est profondément enracinée dans la mentalité des Africains, que le droit immémorial à la vengeance a de tout temps régulé leurs relations humaines, qu'elles soient privées ou tribales). Et ils ont des raisons d'avoir peur. Car bien que les Hutus aient conquis la forteresse montagneuse du Rwanda et qu'ils y aient installé leur pouvoir, une « cinquième colonne » de Tutsis — cent mille hommes environ — est toujours présente dans le pays. Par ailleurs, les Tutsis qui hier ont été chassés du pays ont encerclé cette Bastille de leurs camps. Et cet encerclement présente une menace peut-être plus grande encore.

La métaphore de la forteresse n'est pas exagérée. Si l'on entre au Rwanda par l'Ouganda, la Tanzanie ou le Zaïre, on a vraiment l'impression de franchir les portes d'un château fort. Lorsqu'il se réveille le matin dans son camp de réfugiés et qu'il sort de sa misérable tente, le Tutsi, aujourd'hui exilé et vagabond, contemple les merveilleux et immenses remparts de son pays. A cette heure matinale, c'est un tableau merveilleux. Moi-même je me suis souvent levé à l'aube pour contempler ce paysage unique. À perte de vue s'étendent des montagnes, hautes mais douces. Elles sont émeraude, violettes, vertes, toutes couronnées de soleil. Elles n'ont pas l'aspect dangereux et sombre des cimes, des escarpements, des strates fouettées par les vents, l'homme n'y est pas guetté par les avalanches ou les éboulements meurtriers. Non. Les montagnes du Rwanda rayonnent de chaleur et de douceur, elles séduisent par leur beauté et leur silence, leur air cristallin et serein, leur calme, la perfection de leurs lignes et de leurs formes. Le matin, les vallées vertes sont envahies par une brume transparente. C'est comme un rideau clair qui scintille au soleil, léger et flottant, à travers lequel on voit les eucalyptus, les bananiers et les gens qui travaillent dans les champs. Mais le Tutsi, lui, voit surtout les troupeaux qui paissent. Maintenant qu'il se trouve dans un camp de réfugiés, ces troupeaux qui désormais ne lui appartiennent plus, mais qui étaient la justification et le sens de son existence, prennent dans son imagination les proportions du mythe ou de la légende, deviennent un idéal, un rêve, une obsession.

Ainsi le drame rwandais, la tragédie du peuple banyaruanda, est dans l'impasse : exactement comme dans le drame palestinien, on se trouve devant l'impossibilité de concilier les causes de deux communautés revendiquant le même petit bout de terre, trop petit pour les accueillir toutes les deux. Au coeur de ce drame germe la tentation de l'Endlösung, de la « solution finale », au début faible encore et indéterminée, mais avec les années de plus en plus claire et impérieuse.

Pour le moment toutefois nous n'en sommes pas là. Nous sommes dans les années soixante, la période la plus prometteuse et optimiste de l'Afrique. L'espoir et l'euphorie qui règnent sur le continent font oublier les événements sanglants du Rwanda. Par ailleurs, les moyens de communication, les journaux n'existent pas. Le Rwanda, où est-ce au juste ? Comment s'y rendre ? Ce pays semble oublié par Dieu et les hommes. C'est un lieu calme, sans vie, et très vite ennuyeux. Aucune grande route ne le traverse, aucune grande ville ne s'y trouve, personne ou presque ne s'y rend. Lorsque je dis un jour à mon collègue Michael Field, le correspondant du Daily Telegraph, que je suis allé au Rwanda, il me demande : « Tu as vu le président ? — Non ! — Alors pourquoi y as-tu été ? » s'écrie-t-il stupéfait. Nombreux sont mes collègues à considérer que la seule attraction de ce pays est son président. S'il n'est pas possible de le rencontrer, alors pourquoi diable y aller ?

Il est vrai que les Rwandais se distinguent par une mentalité provinciale. Au fond, notre monde, global en apparence, est une planète où cohabitent plusieurs milliers de provinces. Voyager à travers le monde revient à aller de province en province, chacune d'entre elles étant une étoile solitaire qui ne brille que pour elle-même. Pour la majorité des hommes, le monde se termine au seuil de leur maison, à la limite de leur village, tout au plus à la frontière de leur vallée. Ce qui est situé au-delà est irréel, insignifiant et même inutile. En revanche, ce qu'ils ont sous la main, à portée de vue, prend les proportions d'un cosmos immense masquant tout le reste. Souvent l'autochtone et l'étranger ont du mal à trouver un langage commun, car chacun utilise un appareil d'optique différent pour voir le même environnement. L'étranger se sert d'un grand angle qui offre une image éloignée, réduite, mais avec une ligne d'horizon longue. En revanche son interlocuteur autochtone utilise un téléobjectif ou même un télescope qui agrandit le moindre détail.

Ceci n'empêche pas que les autochtones vivent des drames réels, douloureux et nullement exagérés. C'est le cas pour le Rwanda. La révolution de 1959 a divisé le peuple banyaruanda en deux camps opposés. Le temps ne fera que renforcer les mécanismes de discorde, exacerber le conflit, et il mènera coup sur coup à des collisions sanglantes pour aboutir en fin de compte à l'apocalypse.

Les Tutsis, qui se sont établis dans des camps le long de la frontière, complotent et contre-attaquent. En 1963, ils frappent par le sud, du Burundi voisin, où leurs frères de caste, les Tutsis burundais, exercent le pouvoir. Deux ans après, nouvelle invasion des Tutsis. L'armée hutu arrive à la contenir et se venge en organisant au Rwanda un énorme et terrible massacre. Il y a vingt mille morts, déchiquetés à la machette — cinquante mille, affirment certains. Aucun observateur étranger, aucune commission, aucun média ne pénètre dans ces contrées. Je me souviens que le groupe de correspondants que nous formions a essayé de se rendre à cette époque au Rwanda, mais les autorités ne nous ont pas laissés entrer. Nous n'avons pu recueillir que les témoignages de rescapés en Tanzanie : surtout des femmes avec leurs enfants, terrorisées, blessées, affamées. Les hommes ne revenaient pas de ces expéditions, car ils avaient, pour la plupart, été tués. De nombreuses guerres en Afrique se déroulent sans témoins, dans la clandestinité, dans des endroits inaccessibles, dans le silence, dans l'ignorance ou l'oubli du monde. C'est le cas du Rwanda. Des années durant, des combats frontaliers, des pogroms, des massacres éclatent. Les partisans tutsis (que les Hutus appellent des cancrelats) brûlent les villages et assassinent la population locale. Soutenue par sa propre armée, celle-ci organise à son tour des violences et des massacres.

Il n'est pas facile de vivre dans ce pays. De nombreux villages et petites villes sont en effet habités par une population mélangée. Les deux camps vivent côte à côte, se croisent sur les chemins, travaillent au même endroit. Et en douce, tout le monde complote. Dans ce climat de suspicion, de tension et de peur, la vieille tradition tribale des sectes clandestines, des alliances et des mafias secrètes renaît. Réelles et fictives. Comme chacun appartient clandestinement à quelque chose, il est convaincu que l'autre aussi. Évidemment cet autre ne peut appartenir qu'à une organisation opposée, ennemie.

Le jumeau du Rwanda, c'est son voisin du sud, le Burundi. Le Rwanda et le Burundi ont une géographie similaire, une structure sociale proche, une histoire séculaire commune. Leurs destins ne se sont séparés qu'en 1959 : au Rwanda, la révolution paysanne hutu a vaincu, et ses dirigeants ont pris le pouvoir dans le pays. En revanche, au Burundi, les Tutsis ont gardé et même renforcé leur domination en reconstruisant une armée et en créant une dictature militaire féodale. Toutefois le système des vases communicants qui existe depuis longtemps entre les deux pays jumeaux a continué de fonctionner et le massacre des Tutsis par les Hutus au Rwanda a entraîné en représailles le massacre des Hutus par les Tutsis au Burundi et vice versa. Ainsi, quand en 1972, encouragés par l'exemple de leurs frères du Rwanda, les Hutus du Burundi ont essayé de faire chez eux leur révolution en assassinant pour commencer quelques milliers de Tutsis, ceux-ci ont répondu en tuant plus de cent mille Hutus. C'est moins le massacre en lui-même — les deux pays sont en effet coutumiers du fait — que son ampleur qui a suscité l'émotion des Hutus du Rwanda. Ceux-ci ont décidé de réagir. De plus ils ont été confortés dans leur décision par le fait que, pendant ce pogrom, quelques centaines de milliers de Hutus du Burundi (certains avancent le nombre d'un million) se sont réfugiés au Rwanda, créant pour ce pays pauvre, sans cesse confronté au cauchemar de la famine, un immense problème : comment nourrir ces foules de réfugiés ?

Exploitant cette situation critique (« ils massacrent nos frères au Burundi, nous n'avons pas les moyens d'entretenir un million d'immigrés »), le chef de l'armée rwandaise, le général Juvénal Habyarimana, organise en 1973 un coup d'État et se proclame président. Ce putsch met au jour de profondes dissensions et conflits au sein de la communauté hutu. Vaincu (par la suite victime de la famine), le président Grégoire Kayjibanda est originaire d'un clan hutu du centre du pays connu pour ses tendances libérales et modérées. En revanche, le nouveau maître du pays vient d'un clan du nord-est du Rwanda représentant l'aile radicale et chauviniste des Hutus (pour rendre le tableau plus lisible, on peut dire que Habyarimana est le Radovan Karadzic des Hutus rwandais).

Habyarimana restera au pouvoir pendant vingt et un ans, c'est-à-dire jusqu'à sa mort en 1994. Charpenté, fort, énergique, il se consacre à l'édification d'une dictature de fer. Il introduit un système à parti unique. Le leader de ce parti n'est autre que lui-même, Habyarimana. Les membres du parti doivent tous habiter le pays depuis leur naissance. Le général modifie également le schéma simpliste opposant les Hutus aux Tutsis. Il l'enrichit d'un clivage supplémentaire entre pouvoir et opposition. Si l'on est tutsi, mais que l'on se montre loyal, on peut devenir maire de village ou de commune (mais non cependant ministre). En revanche, si l'on critique le pouvoir, on se retrouvera derrière les barreaux ou finira à l'échafaud même si l'on est un Hutu de pure souche. En agissant de la sorte, le général fait preuve de bon sens, car l'opposition ne compte pas que des Tutsis mais des foules de Hutus qui le haïssent et le combattent comme ils le peuvent. Le conflit au Rwanda n'est pas seulement une rivalité de castes, mais une lutte acharnée entre la dictature et la démocratie. C'est pourquoi parler et penser en catégories ethniques est trompeur et illusoire. Cela efface et tue toutes les valeurs profondes : celles du bien et du mal, de la vérité et du mensonge, de la démocratie et de la dictature, en réduisant la réalité à une seule dichotomie superficielle et secondaire, à un seul contraste, à une seule opposition : on aurait toutes les qualités uniquement parce que l'on est hutu, on ne vaudrait rien uniquement parce que l'on est tutsi.

La première tâche que s'assigne Habyarimana est donc le renforcement de la dictature. Parallèlement à cette évolution, une nouvelle tendance se développe : la privatisation de l'État de plus en plus manifeste. Le Rwanda devient la propriété exclusive du clan de Gisenyi, la petite ville dont est originaire le général, plus exactement la propriété de l'épouse du président, Agathe, de ses trois frères Sagatawa, Séraphin et Zed, et de quelques cousins. Agathe et ses frères appartiennent au clan des Akazus. Ce nom devient une clef magique permettant de pénétrer les arcanes du Rwanda. Sagatawa, Séraphin et Zed ont des palais somptueux dans la région de Gisenyi d'où, avec leur soeur et son époux le général, ils dirigent l'armée, la police, les banques et l'administration. Un petit État perdu dans les montagnes au coeur du continent et gouverné par une famille vorace de caciques avides et despotiques, tel est le tableau qu'offre le Rwanda à cette période. Comment cet État a-t-il pu s'attirer une réputation aussi sinistre aux yeux de l'opinion mondiale ?

Il a déjà été question de ces dizaines de milliers de Tutsis qui, en 1959, ont fui leur pays pour échapper à la mort. Ils ont été suivis par des centaines de milliers d'autres. Ces hommes se sont installés dans des camps situés à la frontière, au Zaïre, en Ouganda, en Tanzanie et au Burundi, créant des concentrations de réfugiés malheureux, impatients et obsédés par une seule chose : rentrer chez eux, retrouver leurs troupeaux (désormais mythiques). Ils mènent dans ces camps une vie végétative, misérable et désespérée. Mais, avec le temps, ils mettent au monde des enfants qui vont former une génération de jeunes désireux de réagir, de se battre. Leur but principal est bien sûr de revenir sur la terre de leurs ancêtres. La terre des ancêtres est un concept sacré en Afrique, c'est un lieu désiré, magnétique, la source de la vie. Mais il n'est pas facile de sortir d'un camp de réfugiés. C'est même interdit par les autorités locales. La seule exception est l'Ouganda, où depuis des années règnent la guerre civile et le chaos. Dans les années quatre-vingt, le militant Yoweri Museveni engage une guerre partisane contre le régime monstrueux de Milton Obote, psychopathe et bourreau. Museveni a besoin d'hommes. Il les trouve rapidement, car, outre ses frères ougandais, les jeunes des camps rwandais s'engagent dans la résistance : il s'agit de Tutsis combatifs et motivés. Museveni les accueille à bras ouverts. Dans la jungle ougandaise, sous la direction d'instructeurs professionnels, ils suivent une formation militaire. Nombreux aussi sont ceux qui terminent une école d'officiers à l'étranger. En janvier 1986, Museveni entre à Kampala et prend le pouvoir. Les officiers et les soldats de ces détachements sont souvent des jeunes Tutsis dont les pères ont été chassés du Rwanda et qui sont nés dans les camps.

Pendant longtemps personne ne prête attention à cette armée bien instruite et expérimentée de Tutsis qui ne pensent qu'à prendre leur revanche sur ceux qui ont déshonoré et outragé leurs familles. Pour le moment, ils tiennent des réunions clandestines, forment un Front patriotique du Rwanda (FPR) et se préparent à l'attaque. Dans la nuit du 30 septembre 1990, il s'éclipsent des casernes de l'armée ougandaise et des camps frontaliers et, à l'aube, pénètrent au Rwanda. À Kigali, la surprise des autorités est totale. La surprise et l'effroi. Habyarimana a une armée faible et démoralisée. De la frontière ougandaise à Kigali, il y a un peu plus ae cent cinquante kilomètres. Les partisans peuvent arriver dans la capitale en un ou deux jours. C'est sans doute ce qui se serait passé, car l'armée de Habyarimana n'oppose aucune résistance. Peut-être l'hécatombe de 1994 aurait-elle été évitée, s'il n'y avait eu ce coup de téléphone : un S.O.S. adressé par le général Habyarimana au président Mitterrand.

Mitterrand subit une forte pression de la part d'un lobby proafricain. Contrairement à la majorité des métropoles européennes qui se sont radicalement débarrassées de leur héritage colonial, la France représente un cas de figure à part. Après la décolonisation, il reste un groupe important, actif et bien organisé d'hommes qui ont fait carrière dans l'administration coloniale, qui ont vécu (comme des coqs en pâte !) dans les colonies et se sentent maintenant, en Europe, étrangers, inaptes et inutiles. D'un autre côté, ils sont profondément convaincus que la France est non seulement un pays européen, mais aussi une communauté regroupant tous les peuples de culture et de langue françaises, bref, que la France, c'est aussi un espace culturel et linguistique : la Francophonie. Traduite dans la langue simplifiée de la géopolitique, cette philosophie prône que si quelqu'un, quelque part dans le monde, attaque un pays francophone, c'est comme si la France était attaquée. Par ailleurs les fonctionnaires et les généraux du lobby proafricain souffrent d'un complexe, le complexe de Fachoda, au sujet duquel il convient de donner quelques précisions. Au 'axe siècle, lorsque les pays européens se partagent l'Afrique, Londres et Paris sont obnubilés par une idée bizarre, quoique compréhensible à l'époque : ils veulent que leurs possessions sur le continent africain soit disposées en ligne droite et qu'il existe entre elles une continuité territoriale. Londres veut que cette ligne aille du nord au sud, du Caire au Cap ; Paris, d'ouest en est, de Dakar à Djibouti. Si nous prenons une carte de l'Afrique et que nous y traçons ces deux axes perpendiculaires, nous nous apercevons qu'ils se croisent dans le sud du Soudan, à un endroit où, sur les bords du Nil, est situé un petit village de pêcheurs, Fachoda. À cette époque, en Europe, on est convaincu que celui qui atteindra le premier Fachoda réalisera son rêve d'expansion longitudinale. Entre Londres et Paris s'engage alors une compétition farouche. Les deux capitales envoient en direction de Fachoda leurs expéditions militaires. Les premiers à atteindre le village sont les Français. Le 16 juillet 1898, le capitaine J.-B. Marchand part de Dakar à pied et, après une épouvantable traversée, arrive à Fachoda où il plante le drapeau français. Le détachement de Marchand est composé de cent cinquante Sénégalais, des hommes vaillants qui lui sont entièrement dévoués. Paris délire de joie. Les Français sont gonflés d'orgueil. Mais, deux mois plus tard, les Anglais atteignent à leur tour leur but. Lord Kitchener, le chef de l'expédition, constate avec stupéfaction que Fachoda est occupée. Sans en tenir compte, il plante le drapeau britannique. Londres délire de joie. Les Anglais sont gonflés d'orgueil. Les deux pays vivent maintenant dans une fièvre nationaliste euphorique. Au début, aucune partie ne veut céder. De nombreux indices laissent à penser que la Première Guerre mondiale va éclater cette année-là, en 1898, pour Fachoda. Finalement (mais c'est une longue histoire), les Français sont obligés de se retirer. C'est l'Angleterre qui remporte la victoire. Parmi les vieux colons français, l'épisode de Fachoda restera une blessure douloureuse, et, aujourd'hui encore, dès qu'ils apprennent que les Anglophones' s'apprêtent à aller quelque part, ils se lancent aussitôt à l'attaque.

C'est ce qui se passe quand Paris apprend que les Tutsis anglophones sont partis des territoires anglophones de l'Ouganda pour pénétrer le territoire francophone du Rwanda, qu'ils ont violé les frontières de la Francophonie.

Les colonnes du Front patriotique du Rwanda s'approchent de la frontière. Le gouvernement et le clan de Habyarimana font leurs valises. Pendant ce temps-là, à l'aéroport de Kigali, des avions débarquent des parachutistes français. Selon la version officielle, ils sont deux compagnies. Mais c'est suffisant. Les partisans du FPR veulent combattre le régime de Habyarimana, mais préfèrent ne pas risquer une guerre contre la France qu'ils n'ont aucune chance de gagner. Ils suspendent donc leur offensive sur Kigali, mais restent au Rwanda, occupant définitivement les territoires situés au nord-est. Le pays se trouve de facto divisé, les deux parties considérant qu'il s'agit d'une situation passagère, provisoire. Habyarimana compte qu'avec le temps il sera assez fort pour chasser les partisans. Quant à ceux-ci, ils espèrent que les Français vont se retirer et que le régime du clan akazu tombera du jour au lendemain.

Il n'y a rien de pire qu'une situation sans guerre ni paix. D'un côté, les uns sont partis au combat avec l'espoir de gagner et de jouir des fruits de la victoire. Or leur rêve ne s'est pas réalisé, l'offensive a dû être suspendue. L'état d'esprit chez les assaillis est encore pire : ils l'ont échappé belle certes, mais il ont vu le spectre de la défaite, ils ont senti que la fin de leur règne était possible. Ils veulent donc sauver leur peau à tout prix.

Entre l'offensive d'octobre 1990 et le massacre d'avril 1994, trois ans et demi s'écoulent. Dans le camp du pouvoir se déroulent des débats violents entre, d'une part, les partisans du compromis, de la création d'un gouvernement de coalition nationale (les hommes de Habyarimana associés à ceux du FPR), d'autre part le clan fanatique et despotique akazu dirigé par Agathe et ses frères. Habyarimana use de faux-fuyants, hésite, ne sait que faire et perd de plus en plus la maîtrise des événements. Rapidement, c'est la ligne chauvine du clan akazu qui va prendre le dessus. Le camp akazu a ses idéologues : des intellectuels, des chercheurs, des professeurs de départements d'histoire et de philosophie de l'université de Butare : Ferdinand Nahimana, Casimir Bizimungu, Léon Mugesira et quelques autres. C'est à eux que l'on doit l'idéologie justifiant le génocide comme solution unique, comme seul moyen de survie. Selon la théorie de Nahimana et de ses collègues, les Tutsis appartiennent à une race étrangère. Ce sont des peuples nilotiques qui, une fois arrivés au Rwanda, ont vaincu la population indigène hutu, l'ont exploitée, asservie et désorganisée. Les Tutsis ont pris possession de tout ce qui avait de la valeur au Rwanda : la terre, le bétail, les marchés et, finalement, l'État. Les Hutus ont été réduits à un rôle de peuple vaincu qui pendant des siècles a vécu dans la misère, la faim et l'humiliation. Or le peuple hutu doit retrouver son identité et sa dignité, et se retrouver sur un pied d'égalité avec les autres peuples du monde parmi lesquels il doit trouver une place.

Mais que nous enseigne l'histoire ? demande Nahimana dans des dizaines de discours, d'articles et de brochures. Son expérience est tragique, elle est empreinte d'un pessimisme déprimant. Toute l'histoire des rapports entre les Hutus et les Tutsis n'est qu'une suite noire de pogroms et de massacres, de destructions réciproques, de migrations forcées et de haine déchaînée. Le Rwanda étant un pays minuscule, il n'y a pas de place pour deux peuples brouillés à mort et étrangers l'un à l'autre. De plus, la population au Rwanda s'accroît à un rythme vertigineux. Au milieu du siècle, le pays comptait 2 millions d'habitants ; cinquante ans après, il en compte près de 9 millions. Comment sortir de cette spirale infernale, de cette terrible fatalité dont sont du reste coupables les Hutus, avoue Mugesira en personne : « En 1959, nous avons commis une erreur fatale en permettant aux Tutsis de s'enfuir. Nous aurions dû agir à ce moment-là en les éliminant de la surface de la terre. » Le professeur considère qu'il leur reste une chance de réparer cette erreur. Les Tutsis doivent regagner leur véritable patrie sur les bords du Nd. « Nous les y enverrons, morts ou vifs ! » s'écrie-t-il. Ainsi les chercheurs de Butare estiment que la seule issue, la « solution finale », c'est la mort, l'extermination d'un peuple.

Commencent alors les préparatifs. L'armée, qui comptait 5 000 hommes, atteint un effectif de 35 000 soldats. La garde présidentielle, composée d'unités d'élite sophistiquées, devient la deuxième force de frappe (c'est la France qui envoie les instructeurs, quant aux armes et au matériel, ils sont fournis par la France, la République d'Afrique du Sud et l'Égypte). Mais l'effort le plus grand est concentré sur la création d'une organisation de masse paramilitaire portant le nom de Interhamwe (ce qui signifie « Frappons ensemble »), à laquelle se rallient des hommes venus de villages et de bourgs, des jeunes chômeurs et des paysans pauvres, des écoliers, des étudiants et des fonctionnaires. Cette foule immense, ce mouvement réellement populaire chargé d'instaurer l'apocalypse suit une instruction militaire et idéologique au sein de cette organisation. Simultanément le gouvernement donne aux sous-préfets et aux préfets la consigne de préparer et de livrer des listes d'opposants : tous les individus suspects, peu sûrs, ambigus, mécontents, pessimistes, sceptiques ou libéraux. L'organe théorique du clan akazu est le journal Kangura. Mais la principale source de propagande et de directives qui s'adresse à une société analphabète dans sa majorité est Radio Mille Collines. Par la suite, au moment du massacre, elle, lancera à plusieurs reprises l'appel : «A mort ! A mort ! Les tombes des Tutsis ne sont pleines qu'à moitié. Dépêchez-vous de les remplir jusqu'au bord ! »

Au milieu de l'année 1993, les États africains contraignent Habyarimana à conclure un accord avec le Front patriotique du Rwanda (FPR). Les partisans FPR sont censés faire partie du gouvernement et du Parlement. Par ailleurs, ils doivent représenter quarante pour cent des effectifs de l'armée. Mais ce compromis est inacceptable pour le clan akazu qui perdrait alors le monopole du pouvoir. Pour lui, il n'en est pas question, l'heure de la « solution finale » a sonné.

A Kigali le 6 avril 1994, des « personnes non identifiées, » abattent d'une roquette un avion prêt à atterrir. A son bord se trouvait le président Habyarimana qui, de retour de l'étranger, est marqué du sceau de l'infamie pour avoir signé un compromis avec l'ennemi. C'est le signal de départ du massacre des opposants au régime, Tutsis avant tout, mais Hutus pour nombre d'entre eux. Dirigé par le régime, le massacre d'une population sans armes dure trois mois, jusqu'à ce que les troupes du FPR maîtrisent le pays tout entier, contraignant l'adversaire à s'enfuir.

Le nombre des victimes varie selon les sources. Certains avancent un total d'un demi-million, d'autres de un million. On ne pourra jamais l'évaluer avec précision. Le plus effroyable, c'est que des hommes hier innocents ont assassiné d'autres hommes totalement innocents, sans raison aucune, inutilement. Mais il suffit d'un innocent pour témoigner de la présence du diable, et on peut dire qu'au printemps 1994 le diable est passé au Rwanda.

Un demi-million ou un million de morts, c'est évidemment tragique et énorme. Cependant, compte tenu de la force de frappe de l'armée de Habyarimana, ses hélicoptères, ses mitrailleuses lourdes, son artillerie et ses tanks, trois mois de bombardement systématique auraient dû faire un nombre de victimes beaucoup plus important. Cela n'a pourtant pas été le cas. La majorité n'a pas péri sous les bombes ni les balles des mitrailleuses, mais a été déchiquetée ou abattue avec les armes les plus primitives : des machettes, des marteaux, des piques et des bâtons. Les dirigeants tenaient, certes, à réaliser leur objectif, la « solution finale ». Mais la manière d'atteindre ce but était tout aussi importante. Il fallait que la voie de « l'Idéal Suprême », consistant en l'extermination d'un peuple, implique une communauté criminelle, que la participation massive au crime fasse émerger un sentiment de culpabilité fédérateur. Désormais, chaque individu ayant sur la conscience une mort sait qu'il est à la merci de l'implacable loi du talion à travers laquelle il voit le spectre de sa propre mort.

Dans les sytèmes hitlérien et stalinien, la mort était donnée par des bourreaux oeuvrant pour le compte d'organes spécialisés (les SS ou le NKVD) ; le crime était le fait de formations spéciales agissant dans des lieux secrets. Au Rwanda, le système fait en sorte que la mort soit donnée par chacun afin que le crime devienne une oeuvre collective, populaire et déchaînée. Une oeuvre dans laquelle toutes les mains trempent. Une oeuvre faisant couler le sang d'innocents considérés par le régime comme des ennemis.

Plus tard, terrorisés et vaincus, les Hutus ont fui au Zaïre et, arrivés là-bas, se sont mis à errer, portant sur leur tête leur misérable bien. En regardant à la télévision ces colonnes interminables, les Européens ne pouvaient comprendre ce qui poussait ces vagabonds exténués à marcher ainsi, à avancer sans cesse, en bataillons disciplinaires, sans halte ni repos, sans manger ni boire, sans parler ni sourire, humblement, docilement, le regard vide ; ils ne pouvaient comprendre ce qui forçait ces squelettes à parcourir leur effroyable et douloureux chemin de croix.
 



Le Libéria
p269 - Les pilotes ont à peine coupé les gaz qu'une foule se précipite vers l'avion. La passerelle est avancée. Nous sommes alors assaillis par un groupe compact de gens essoufflés qui jouent des coudes, nous tirent par la chemise, nous compriment : «Passport ? Passport ? » s'écrient-ils avec insistance. Puis, sur le même ton agressif : « Return ticket ? » Ou encore avec sévérité : « Vaccination ? Vaccination ? » Cet assaut est si violent et déstabilisant que, bousculé, étouffé et débraillé, j'enchaîne gaffe sur gaffe. Je commence par sortir docilement mon passeport, puisqu'on me l'a demandé. Aussitôt quelqu'un me l'arrache et disparaît. Harcelé à propos du billet de retour, je montre que j'en ai bien un. Il disparaît aussi sec. Même scénario pour le livret de vaccinations : quelqu'un me l'arrache des mains et il s'évapore dans la nature. Je me retrouve sans un papier ! Que faire ? Porter plainte ? Mais à qui s'adresser ? La foule qui s'est précipitée pour m'accueillir au pied de la passerelle a disparu. Je suis tout seul. Peu après, deux jeunes gens viennent vers moi. Ils se présentent : « Zado et John. Nous allons te protéger. Sans nous, tu es perdu. »

Je ne pose aucune question. La seule chose qui me préoccupe, c'est la chaleur abominable qui règne ici. C'est le début de l'après-midi, l'air est tellement imprégné de moiteur, d'humidité, il est tellement pesant et chaud que je suffoque littéralement. Déguerpir d'ici à tout prix, trouver un endroit un peu plus frais ! « Où sont passés mes papiers ? » m'écrié-je à bout de nerfs, désespéré. Je perds mon sang-froid. La chaleur rend nerveux et agressif. « Calme-toi, me dit John une fois que nous nous retrouvons dans sa voiture devant le baraquement de l'aéroport, tu vas comprendre tout de suite. »

Nous parcourons les rues de Monrovia. Les deux côtés de la chaussée sont hérissés de ruines noires et calcinées. Ici il ne reste pratiquement rien d'un bâtiment détruit, car tout ce qui est récupérable —briques, tôles, poutres — est aussitôt démonté et dérobé. La ville compte des dizaines de milliers de sans-abri venus de la brousse qui attendent qu'une grenade ou une bombe démolisse une maison pour se ruer aussitôt sur leur proie. Avec les matériaux emportés, ils vont se construire une hutte, une cabane, ou tout simplement un toit pour se protéger du soleil ou de la pluie. La ville, dont les maisons devaient à l'origine être simples et basses, est maintenant encombrée de constructions provisoires faites de bric et de broc. Elle s'est ratatinée, ressemble à une structure d'urgence : un camp de voyageurs qui auraient fait une halte pour se protéger du soleil torride de midi et seraient prêts à repartir pour une destination inconnue.

Je demande à John et à Zado de me conduire à un hôtel. J'ignore s'il y en a plusieurs dans la ville. Sans dire un mot, ils m'emmènent dans une rue où se dresse un bâtiment à étages tout décrépit avec une enseigne : « El Mason Hotel ». On y accède par le bar. John ouvre la porte, mais semble arrêté. A l'intérieur, dans une semi-obscurité artificielle et colorée, dans une atmosphère étouffante et viciée, se tiennent des prostituées. Ma phrase ne reflète toutefois pas la réalité : dans un local minuscule, une centaine de filles sont agglutinées, dégoulinantes de sueur, exténuées, si serrées, comprimées que non seulement on ne peut y entrer, mais qu'on ne pourrait même pas y glisser une main. Le mécanisme est simple : dès qu'un client ouvre la porte, une fille est catapultée dans les bras du candidat ébahi sous l'effet de la pression régnant à l'intérieur du bar. Sa place est aussitôt occupée par la fille suivante.

John recule et cherche un autre accès. Dans un petit bureau est assis le propriétaire, un jeune Libanais au regard serein et débonnaire. C'est à lui qu'appartiennent les filles et l'immeuble délabré aux murs visqueux et moisis sur lesquels des coulées d'eau noires forment une procession muette de fantômes, de chimères, d'esprits oblongs, maigres et mystérieux.

— Je n'ai pas de papiers, dis-je au Libanais qui se contente de sourire.
— Ce n'est pas grave, dit-il. Qui a des papiers ici ! Des papiers ! reprend-il en riant, et il regarde John et Zado d'un air entendu.

Visiblement je suis pour lui un extraterrestre. Les habitants de la planète Monrovia n'ont qu'un seul souci : survivre jusqu'au lendemain. Qui s'intéresse ici aux papiers ?
— Quarante dollars la nuit, dit-il. Mais sans les repas. On peut manger au coin de la rue. Chez la Syrienne.

J'invite immédiatement John et Zado à déjeuner. La patronne est une femme d'un certain âge, méfiante, qui regarde constamment la porte. Elle sert un plat unique : des chachliks avec du riz. Elle fixe l'entrée, car elle ne sait jamais qui va se présenter : des clients, pour manger un plat, ou des voleurs, pour tout lui emporter. « Qu'est-ce que je dois faire ? » demande-t-elle en mettant le couvert. Elle n'a plus d'énergie, plus d'argent. « J'ai tout perdu », dit-elle résignée, comme si nous étions au courant. Le local est désert. Un ventilateur est suspendu au plafond, les mouches volent, à la porte les mendiants se bousculent, la main tendue. Agglomérés à la fenêtre crasseuse, d'autres miséreux contemplent nos assiettes. Des hommes déguenillés, des femmes avec des béquilles, des enfants avec un bras ou une jambe arrachés par une mine. Nous ne savons pas comment nous tenir, où nous mettre.

Nous restons silencieux. Finalement j'aborde le problème de mes papiers. Zado m'explique que j'ai déçu les services à l'aéroport du fait que j'étais en règle et que j'avais tous mes papiers. J'aurais mieux fait de ne rien avoir. Des compagnies aériennes sauvages débarquent ici toutes sortes de gens louches. Il ne faut pas oublier que c'est le pays de l'or, des diamants et de la drogue. Pour la plupart, ces gens n'ont ni visa ni livret de vaccinations. C'est sur leur dos que le personnel de l'aéroport peut se faire de l'argent, car ces trafiquants paient pour qu'on les laisse entrer. C'est grâce à eux qu'il vit, car le gouvernement n'a pas les moyens de payer leurs salaires. Non pas qu'ils soient corrompus, ils sont tout simplement affamés. Moi aussi je vais devoir racheter mes papiers. Zado et John savent où et à qui. Ils vont arranger l'affaire.

Le Libanais nous rejoint et me laisse une clé. Comme la nuit tombe, il rentre chez lui. Il me conseille aussi de regagner l'hôtel. D'après lui, je ne pourrai pas me promener tout seul en ville le soir. Je retourne donc à l'hôtel, monte dans ma chambre par une porte latérale. En bas, près de l'entrée et dans les escaliers, des gueux s'accrochent à moi, m'assurant qu'ils me protégeront pendant la nuit. Tout en me parlant, ils tendent la main. Leur regard insistant laisse entendre que si je ne leur donne rien, ils viendront la nuit pendant mon sommeil et me trancheront la gorge.

Ma chambre, le n° 107, n'a qu'une fenêtre donnant sur un puits intérieur, sinistre et nauséabond. J'allume la lumière. Les murs, le lit, la petite table et le plancher sont noirs. Noirs de cafards. J'ai déjà eu l'occasion de vivre avec toute sorte de vermine, j'ai même appris à y être indifférent, à m'accommoder à l'idée de vivre parmi des millions de mouches, de cousins, de blattes et de punaises, au coeur d'innombrables nuées, d'essaims de guêpes, d'araignées, de carabes, de scarabées, de taons, de moustiques et de sauterelles voraces. Mais, cette fois-ci, je suis frappé moins par leur nombre, pourtant en lui-même choquant, que par la dimension des cafards, la taille de chaque insecte séparément. Ce sont des bestioles énormes, larges comme des tortues, sombres, luisantes, velues et moustachues. D'où peuvent bien venir ces proportions énormes ? De quoi ces insectes se nourrissent-ils ? Leur taille monstrueuse me tétanise. Depuis des années, sans réfléchir, j'ai écrasé toutes sortes de moustiques, mouches, puces et araignées, mais là je me trouve en présence d'un problème nouveau : comment venir à bout de pareils colosses ? Que faire d'eux ? Comment les traiter ? Les tuer ? Avec quoi ? Comment ? Rien que d'y penser, mes mains en tremblent. Ils sont trop gros. Je sens que je n'y arriverai pas, que je n'oserai même pas essayer. Intrigué, je me penche au-dessus d'eux et tends l'oreille pour tenter de capter une voix. Beaucoup de créatures de cette taille s'expriment en effet à leur façon : elles piaulent, coassent, ronronnent ou grognent. Pourquoi le cafard n'aurait-il pas lui aussi son langage ? Un cafard ordinaire est trop petit pour qu'on l'entende, mais les géants parmi lesquels je me trouve ? Vont-ils émettre un son ? Un silence absolu règne dans la chambre, ils sont tous muets, fermés, sans voix, mystérieux.

Je constate toutefois que, chaque fois que je me penche au-dessus d'eux dans l'espoir de les entendre, ils reculent avec vivacité et se regroupent en tas. Dès que je renouvelle mon geste, la réaction est la même. Manifestement les cafards sont dégoûtés par l'homme, le fuient avec répugnance, le perçoivent comme une créature désagréable et repoussante.

Je pourrais dramatiser la scène et raconter que les cafards, irrités par ma présence, se sont jetés sur moi, m'ont attaqué et submergé, tandis que, pris de tremblements, en proie à l'hystérie, j'ai été frappé d'apoplexie. Ce ne serait pas la vérité. En fait, quand je ne m'approche pas d'eux, ils restent indifférents, font leur bonhomme de chemin avec indolence et nonchalance. Tantôt ils vont d'un endroit à l'autre en trottinant, tantôt se glissent hors des fissures et y retournent. Mais à part cela, il ne se passe rien.

Conscient qu'une rude nuit d'insomnie m'attend, car par-dessus le marché il fait chaud à mourir, je sors de mon sac mes notes sur le Liberia.

En 1821, un navire venant d'Amérique, à bord duquel se trouvait un agent de l' American Colonisation Society, Robert Stockton, accosta à proximité de l'endroit où se trouve mon hôtel (Monrovia est situé sur la côte Atlantique, sur une presqu'île dont la forme ressemble à la presqu'île polonaise de Hel). Appliquant son pistolet sur la tempe du chef de la tribu locale, le roi Peter, Stockton le contraignit à lui vendre des terres en échange de six mousquets et d'un coffre de perles. La société américaine projetait d'y installer des esclaves affranchis, originaires essentiellement de plantations cotonnières de Virginie, de Georgie et du Maryland. Cette société américaine avait un caractère libéral et philanthropique. Ses militants estimaient que le meilleur moyen de réparer les préjudices causés aux esclaves était de les renvoyer sur leurs terres ancestrales d'Afrique.

Dès lors, des navires en provenance des États-Unis ont débarqué chaque année des groupes d'esclaves libérés qui se sont installés dans la région où se trouve aujourd'hui Monrovia. Ils ne constituaient pas une société très importante. Lorsque, en 1847, fut proclamée la République du Liberia, ils étaient six mille. Il est possible que leur nombre n'ait jamais dépassé quelques dizaines de milliers : moins de un pour cent de la population du pays.

L'histoire de ces colons, qui se sont donné le nom d'Américano-Libériens, est fascinante. Hier encore c'étaient des parias noirs, des esclaves privés de tout droit travaillant dans les plantations des États du Sud de l'Amérique. Pour la plupart, ils ne savaient ni lire ni écrire, et n'avaient pas non plus de métier. Des années auparavant, leurs pères avaient été arrachés à l'Afrique, enchaînés et transportés en Amérique puis vendus sur des marchés d'esclaves. Or voilà que, maintenant, les descendants de ces malheureux, ces esclaves noirs tout juste émancipés, se retrouvent sur la terre de leurs ancêtres, dans leur univers, parmi leurs frères de sang dont ils partagent les racines et la couleur de la peau. Par la volonté de Blancs américains libéraux, ils ont été transportés ici et livrés à eux-mêmes, à leur propre sort. Comment vont-ils se comporter ? Que vont-ils faire ?

Contrairement aux attentes de leurs bienfaiteurs, les colons ne baisent pas la terre promise ni ne se jettent dans les bras de leurs frères africains.

Ces Américano-Libériens ont l'expérience d'un seul type de société : l'esclavage, en vigueur alors dans les Etats du Sud de l'Amérique. Aussi, dès leur arrivée, la première chose qu'ils font, c'est de recréer une société similaire. A la différence que désormais ce sont eux, les esclaves d'hier, qui seront les maîtres et que les nouveaux esclaves seront les communautés indigènes qu'ils conquièrent et dominent.

Le Liberia, c'est la prolongation de l'esclavagisme par des esclaves qui refusent de détruire un système injuste et s'emploient à le maintenir, le développer et l'exploiter dans leur propre intérêt. Il semble qu'un esprit opprimé, dénaturé par l'expérience de l'esclavage, « né dans la servitude et enchaîné dès le berceau », soit incapable de penser, d'imaginer un monde affranchi, un monde où chacun serait libre.

Le Liberia est en grande partie couvert par la jungle, une forêt épaisse, tropicale, humide, palustre. Quelques tribus pauvres et faiblement organisées y habitent (les peuples aux structures militaires et étatiques puissantes vivent généralement sur les espaces larges et ouverts de la savane : ils ne peuvent se développer dans la jungle africaine à cause des problèmes sanitaires et des difficultés de communication). Désormais, ces territoires traditionnellement habités par la population indigène sont peu à peu occupés par des colons venus d'outre-mer. D'emblée, les relations sont mauvaises, hostiles. Les Américano-Libériens déclarent qu'ils sont les seuls citoyens du pays. Ce statut, ils le refusent à tous les autres, c'est-à-dire à quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population. D'après les lois qu'ils votent, ces autres ne sont que des tribesmen (des « hommes de tribus »), sans culture, des sauvages et des païens.

Généralement, les deux communautés vivent éloignées l'une de l'autre, et n'entrent en contact que rarement, sporadiquement. Les nouveaux maîtres restent sur la côte et dans les bourgades qu'ils y ont construites, la plus importante étant Monrovia. Il faudra attendre cent ans après la naissance du Liberia pour que son président, à l'époque William Tubman, se rende pour la première fois à l'intérieur du pays. Ne pouvant se distinguer des indigènes par la couleur de leur peau ni par leur apparence physique, les colons d'Amérique essaient de souligner leur différence et leur supériorité d'une autre manière. Malgré le climat torride et humide qui règne au Liberia, les hommes, même en semaine, portent des habits et des redingotes, des chapeaux melons et des gants blancs. Les dames restent généralement à la maison, mais quand elles sortent — jusqu'au milieu du xxe siècle Monrovia ne connaît ni asphalte ni trottoirs —, elles se parent de crinolines raides, d'épaisses perruques et de chapeaux décorés de fleurs artificielles. Toute cette classe supérieure, exclusive, vit dans des maisons qui sont une copie fidèle des manoirs et des petits palais que se contruisaient les Blancs propriétaires de plantations dans les Etats du Sud de l'Amérique. Les Américano-Libériens s'enferment également dans un univers religieux inaccessible aux Africains indigènes. Ce sont des baptistes et des méthodistes fervents. Ils érigent sur leurs nouvelles terres des églises simples, où ils passent tout leur temps libre à chanter des hymnes pieux et à écouter des sermons de circonstance. Avec le temps, ces temples deviennent aussi des lieux de rencontres amicales, des espèces de clubs privés.

Bien avant que les Afrikaners blancs n'instaurent l'apartheid comme système de ségrégation et de domination en Afrique du Sud, les nouveaux maîtres du Liberia, descendants d'esclaves noirs, inventent et expérimentent ce système dès la seconde moitié du xixe siècle. Les conditions naturelles et la densité de la jungle créent entre les indigènes et les colons une frontière naturelle, un no man's land qui favorise la ségrégation. Mais cela ne suffit pas. Dans l'univers étroit et bigot de Monrovia, les contacts avec la population locale sont interdits, notamment les mariages. Tout est fait pour que « les sauvages connaissent leur place ». C'est dans ce but que le gouvernement de Monrovia assigne à chaque tribu — il y en a seize — un territoire où elle est tenue de résider, comme les fameux homelands créés pour les Africains des dizaines d'années plus tard par les racistes blancs de Pretoria. Tous ceux qui enfreignent la loi sont sévèrement punis. Monrovia envoie sur les lieux de rébellion et de résistance des expéditions punitives militaires et policières. Les chefs des tribus insurgées sont décapités sur place, la population rebelle massacrée ou emprisonnée, ses villages détruits, ses récoltes réduites en cendres. Ne dérogeant pas à la règle universelle, ces expéditions, campagnes et guerres locales ont un seul et unique objectif : capturer des prisonniers. Les Américano-Libériens ont en effet besoin de main-d'oeuvre. Dès la seconde moitié du xixe siècle, ils font travailler les indigènes dans leurs exploitations et leurs ateliers. Ils se lancent aussi dans le trafic d'esclaves, vendant leurs prisonniers à d'autres colonies, notamment à Fernando Po et à la Guyane. A la fin des années vingt du xxe siècle, la presse mondiale dénonce ces pratiques menées officiellement par le gouvernement du Liberia. La Société des Nations intervient. Sous sa pression, le président en exercice, Charles King, est contraint de céder. Mais le trafic continue, dans la clandestinité toutefois.

Dès les premiers jours de leur installation au Liberia, les colons noirs d'Amérique ont réfléchi à la manière de garder et de renforcer leur position dominante dans leur nouvelle patrie. Ils commencent par exclure les indigènes du pouvoir en leur déniant tout droit civique. Ils les autorisent à vivre, mais seulement sur les territoires réservés à leur tribu. Puis ils vont plus loin : ils inventent un système de pouvoir à parti unique. Un an avant la naissance de Lénine, en 1869, est créé à Monrovia le True Whig Party, qui conservera le monopole du pouvoir pendant cent onze ans, c'est-à-dire jusqu'en 1980. La direction de ce parti, son bureau politique — The National Executive —, dès le début décide de tout : qui sera président, qui siège au gouvernement, quelle sera la politique menée par ce gouvernement, quelle société étrangère obtiendra des concessions, qui sera nommé chef de la police, directeur des postes, etc., jusqu'au moindre détail, jusqu'aux échelons les plus bas. Le chef du parti est président de la République et inversement, car ces postes sont interchangeables. Pour obtenir quelque chose, il faut être membre du Parti. Ses adversaires croupissent en prison ou émigrent.

Dans les années soixante, j'ai rencontré le leader du parti et président du Liberia, William Tubman.

C'était au printemps 1963, à Addis-Abeba, lors de la première Conférence des chefs d'État africains. Tubman avait à l'époque près de soixante-dix ans. Il n'avait jamais pris l'avion de sa vie, il en avait peur. Un mois avant la conférence, il avait levé l'ancre de Monrovia, avait accosté à Djibouti, et de là avait gagné Addis-Abeba en train. Il était petit, fin, d'humeur joviale et avait toujours un cigare à la bouche. Aux questions embarrassantes, il répondait par un éclat de rire sonore et prolongé qui se terminait par un hoquet bruyant suivi d'une crise d'étouffement accompagnée de sifflements et de convulsions. Il tremblait, écarquillait ses yeux noyés de larmes. Décontenancé et effrayé, son interlocuteur se taisait et n'osait plus insister. Tubman époussetait d'une chiquenaude la cendre sur ses vêtements et, apaisé, disparaissait de nouveau derrière un gros nuage de fumée.

Il a été président du Liberia pendant vingt-huit ans. Il appartenait à cette catégorie de caciques, rare aujourd'hui, qui gèrent leur pays comme un propriétaire son domaine : ils savent tout, décident de tout. Leonidas Trujillo, qui appartient à la même génération que Tubman, a été le président-dictateur de la République dominicaine pendant trente ans. Sous son règne l'Église organisait des baptêmes collectifs, et Trujillo en personne présentait les nouveau-nés au prêtre. Puis il devint le parrain de tous ses sujets. La CIA n'a jamais réussi à trouver un volontaire pour attenter à la vie du dictateur, personne ne voulant lever la main sur son parrain.

Chaque jour Tubman recevait près de soixante personnes. Il nommait lui-même les gens à tous les postes dans le pays, décidait à qui il fallait accorder des concessions, quels missionnaires il fallait laisser entrer. Il envoyait ses hommes partout, il avait une police privée qui lui faisait des rapports sur ce qui se passait dans tel ou tel village. Il ne s'y passait d'ailleurs pas grand-chose. Le pays était une petite province d'Afrique oubliée du monde entier. Dans les rues sablonneuses de Monrovia, à l'ombre de masures délabrées, des vendeuses bien en chair somnolaient derrière leurs étalages. Partout tainaient des chiens atteints de paludisme. Parfois devant la porte du palais gouvernemental passait un groupe avec une énorme banderole sur laquelle on pouvait lire : « Gigantesque manifestation de reconnaissance pour les progrès réalisés dans le pays grâce à l'Incomparable Administration du Président du Liberia, Dr. W. V. S. Tubman. » Devant la même porte s'arrêtaient aussi des ensembles musicaux venus de province pour chanter la grandeur du président : « Tubman est notre père à tous / le père du peuple tout entier / Il nous construit des routes / fait venir l'eau / Tubman nous donne à manger /nous donne à manger/ yé, yé ! » Les gardes, de leur guérite où ils se protégeaient du soleil, applaudissaient ces bardes enthousiastes.

Mais le respect général qu'inspirait le président était dû surtout à la protection des bons esprits qui le dotaient de forces exceptionnelles. Si quelqu'un voulait lui servir une boisson empoisonnée, le verre contenant le breuvage se désagrégeait dans les airs. La balle d'un terroriste ne pouvait l'atteindre, car elle aurait fondu sur sa trajectoire avant de l'atteindre. Le président utilisait des herbes qui lui permettaient de gagner toutes les élections. Il avait aussi un appareil à travers lequel il pouvait voir tout ce qui se passait partout. Aussi l'opposition n'avait-elle aucune raison d'exister, puisqu'elle elle aurait été découverte avant même d'être créée.

Tubman est mort en 1971. Il a été remplacé par son ami, le vice-président William Tolbert. Mais autant le pouvoir amusait Tubman, autant l'argent fascinait Tolbert. Il avait la corruption dans le sang. Il marchandait tout : l'or, les voitures. À ses moments de liberté, il vendait des passeports. Toute l'élite, les descendants des esclaves noirs américains, suivait son exemple. Tolbert ordonnait de tirer sur les gens qui descendaient dans la rue pour demander du pain et de l'eau. Sa police assassina des centaines d'hommes.

Le 12 avril 1980, au petit matin, un groupe de soldats fait irruption dans la résidence du président et le tue dans son lit. Ils le vident de ses entrailles, qu'ils jettent aux chiens et aux vautours. Les soldats sont au nombre de dix-sept. Ils sont conduits par un sergent de vingt-huit ans, à peine lettré, Samuel Doe. Originaire de la petite tribu krahn qui vit au fin fond de la jungle, il fait partie de ces hommes que la misère a chassés du village et qui depuis des années affluent en masse à Monrovia pour y trouver un emploi et quelques sous. En l'espace de trente ans, de 1956 à 1986, la population de la capitale du Liberia a été multipliée par dix, passant de 42 000 à 425 000 habitants. Ce bond démographique a eu lieu dans une ville sans industries ni moyens de communications, dans une ville où peu de maisons ont l'électricité et encore moins l'eau courante.

Pour aller de la jungle à Monrovia, il faut des journées de marche à travers des régions tropicales impraticables. Seuls des hommes jeunes et forts peuvent venir à bout de cette expédition. Ce sont justement eux qui arrivent à la ville. Mais une fois sur place, ils ne trouvent rien, ni travail, ni toit. Dès le premier jour, ils rejoignent les rangs des bayayes, cette armée de jeunes chômeurs qui errent sans rien faire dans toutes les grandes rues et sur toutes les places des villes africaines. Cette foule est à l'origine des troubles dont souffre le continent : c'est dans ses rangs, contre quelques sous, souvent contre une promesse de pain, que les chefs de bande locaux recrutent leur armée pour prendre le pouvoir, organiser des coups d'État et déchaîner des guerres civiles.

À l'instar d'Amin en Ouganda, Doe est l'un de ces bayayes. Et comme Amin, il a gagné au loto : il a été recruté. On pourrait penser qu'il a atteint le sommet de sa carrière. Ses ambitions se révèlent toutefois plus grandes.

Le coup d'État de Doe n'est pas le simple remplacement d'un bureaucrate, d'un cacique corrompu par un semi-analphabète en uniforme. C'est aussi une révolution sanglante, cruelle et caricaturale des masses opprimées et à moitié asservies de la jungle africaine contre leurs maîtres honnis, les descendants d'esclaves des plantations américaines. C'est donc en quelque sorte un coup d'État dans un univers d'esclaves : les esclaves d'aujourd'hui s'insurgent contre les esclaves d'hier qui les ont asservis. Tous ces événements semblent étayer la thèse la plus pessimiste et la plus tragique selon laquelle on ne sort pas de la servitude, tout au moins sur le plan mental ou culturel. Ou alors c'est un processus extrêmement laborieux et long.

Doe se proclame immédiatement président et fait aussitôt massacrer treize ministres du gouvernement Tolbert. L'exécution dure longtemps et se déroule sous les yeux d'une populace nombreuse et avide de sensations.

Le nouveau président ne cesse de dénoncer des attentats dirigés contre lui. Il prétend en avoir dénombré trente-quatre. Les terroristes sont fusillés. S'il reste en vie et continue de gouverner, c'est bien la preuve qu'il est protégé par des sortilèges et des forces invincibles, oeuvre des sorciers de son village. On a beau lui tirer dessus, les balles se figent dans les airs et retombent à terre.

Il n'y a pas grand-chose à dire au sujet de son règne. Il dirige le pays pendant dix ans, dix ans de stagnation. Il n'y a pas de lumière, les magasins sont fermés, la circulation sur les innombrables routes du Liberia s'est figée.

En fait il ne sait pas comment gérer son rôle de président. Comme il a un visage puéril et joufflu, il s'achète de grandes lunettes avec une monture en or afin d'avoir l'air sérieux et riche. De tempérament plutôt paresseux, il passe des journées entières dans sa résidence à jouer aux dames avec ses sujets. Il passe aussi beaucoup de temps dans la cour où les épouses de sa garde présidentielle préparent à manger sur des feux et font la lessive. Il leur fait la conversation, plaisante, de temps en temps en prend une dans son lit. Perdu, ne sachant pas comment échapper à la vengeance des victimes de ses massacres, il ne trouve qu'une issue : s'entourer d'hommes de sa tribu, les Krahns qu'il fait venir en masse à Monrovia. Ainsi, des mains des Américano-Libériens riches, bien enracinés, mondains, et qui entre-temps ont réussi à fuir le pays, le pouvoir passe dans celles d'une misérable tribu de la jungle, analphabète et effarouchée par son nouveau statut. Brusquement arrachés à leurs huttes tressées d'écorce et de feuilles, les Krahns voient pour la première fois de leur vie une ville, une voiture ou des chaussures. Ils comprennent que le seul moyen de survivre est de terroriser, voire de liquider les ennemis réels ou potentiels, c'est-à-dire tous les nonKrahns. C'est ainsi qu'une poignée d'entre eux, hier encore miséreux, obscurs et perdus, s'accrochant à un pouvoir lucratif qui leur est tombé du ciel comme un oeuf en or, sème la terreur parmi le peuple. Ils frappent, maltraitent, pendent, sans raison. « Mais pourquoi t'ont-ils torturé ? demandent des voisins à un homme tout couvert d'ecchymoses.

— Parce que je ne faisais pas partie de la tribu krahn », répond le malheureux.

On comprend que dans cette situation, le pays ne rêve que de se débarrasser de Doe et de ses hommes. Un dénommé Charles Taylor vole au secours du peuple. C'est un ancien proche de Doe qui, comme l'affirme le président, lui a volé un million de dollars, s'est enfui aux États-Unis, s'est fait pincer dans un trafic louche, s'est retrouvé derrière les barreaux, s'est évadé et a atterri en Côte-d'Ivoire. De là, en décembre 1989, il engage une guerre contre Doe, entouré d'une soixantaine d'hommes. Doe aurait pu en venir à bout aisément, mais il envoie contre son rival une armée de va-nu-pieds qui, à peine sortis de Monrovia, font main basse sur tout ce qui leur tombe sous la main. La nouvelle qu'une armée de brigands est en marche se répand comme une traînée de poudre dans la jungle. Dans un sauve-qui-peut général, la population effrayée rallie Taylor. L'année de celui-ci gonfle à la vitesse de l'éclair et en six mois à peine se trouve aux portes de Monrovia. Dans le camp de Taylor éclate alors une querelle pour déterminer qui doit conquérir la ville et à qui reviendra le butin. Le chef d'état-major, Prince Johnson, un ancien fidèle de Doe également, se sépare de Taylor et crée sa propre année. Il y a maintenant trois années : celle de Doe, celle de Taylor et celle de Johnson, qui se battent entre elles, dans la ville et pour la ville. Monrovia se transforme en ruines, des quartiers entiers flambent, des cadavres jonchent les rues.

Finalement les pays d'Afrique occidentale interviennent. Le Nigeria envoie par la mer des troupes qui, l'été, débarquent dans le port de Monrovia. Informé, Doe décide d'aller accueillir les Nigérians. Protégé par ses gardes du corps, il gagne en Mercedes le port. Nous sommes le 9 septembre 1990. Le président traverse une ville martyrisée, dévastée, pillée, déserte. Il arrive au port où les hommes de Johnson l'attendent. Ils ouvrent le feu. Toute la garde du président tombe sous les balles. Lui-même est touché aux jambes, il ne peut pas s'enfuir. Il est capturé, ligoté et entraîné au supplice.

Johnson, qui est très sensible à la médiatisation, ordonne de filmer la scène de torture d'un bout à l'autre. Suri l'écran on peut le voir assis, sirotant une bière. A ses côtés se tient une femme qui joue de l'éventail et lui éponge son front en sueur, il fait très chaud. Doe est assis par terre, les mains attachées derrière le dos, dégoulinant de sang. Il a le visage tuméfié, on ne voit presque plus ses yeux. Les hommes de Johnson sont agglutinés autour de lui, fascinés par le spectacle du dictateur torturé. C'est le fameux détachement qui, depuis plus de six mois, sillonne le pays, pille et tue. Pourtant le spectacle du sang le met toujours en transe, le rend toujours fou. De jeunes garçons jouent des coudes,chacun veut voir, se rassasier la vue. Doe est assis dans une mare rouge, nu, ruisselant de sang, de sueur et d'eau dont on l'arrose pour qu'il ne s'évanouisse pas, la tête gonflée par les coups. « Prince ! bredouille Doe à Johnson — il l'appelle par son prénom car Doe, Taylor et Johnson, ces frères ennemis qui ravagent le pays, sont de vieux camarades —, je ne te demande qu'une chose, fais desserrer les liens. Je te dirai tout, mais fais desserrer les liens ! » On lui a manifestement si bien ligoté les mains que cela lui fait plus mal que les blessures de balles dans les jambes. Mais Johnson hurle, il hurle dans un créole incompréhensible dont il ressort seulement qu'il veut le numéro de compte bancaire de Doe. Chaque fois qu'un dictateur est renversé en Afrique, l'enquête, les coups, les tortures tournent toujours autour du même thème : le numéro de compte personnel. Pour l'opinion publique, l'homme politique est à tous les coups un chef de gang, un trafiquant de stupéfiants et d'armes qui place son argent à l'étranger, car il sait que sa carrière sera brève, qu'il faudra un jour s'enfuir et qu'il faut donc assurer son avenir.

« Tranchez-lui les oreilles ! » hurle Johnson, furieux que Doe ne veuille pas parler. Mais Doe affirme précisément le contraire ! Les soldats jettent le président par terre, le retenant du pied. L'un d'entre eux lui coupe une oreille avec sa baïonnette. On entend un cri de douleur inhumain.

« L'autre oreille ! » crie Johnson. Il y a un vacarme d'enfer, tous sont excités, se disputent, chacun voudrait couper l'oreille du président. De nouveau un hurlement.

On redresse le président. Doe est assis, le dos retenu par le pied d'un soldat. Sa tête, sans oreilles, inondée de sang, penche d'un côté. Maintenant Johnson ne sait plus vraiment que faire. Lui faire couper le nez ? La main ? Le pied ? Visiblement il est à court d'imagination. Cela commence à l'ennuyer. « Qu'on l'emporte ! » ordonne-t-il aux soldats qui l'emmènent pour poursuivre la séance, toujours filmée. Torturé, Doe a vécu encore quelques heures puis a fini par mourir d'une hémorragie. Quand j'étais à Monrovia, la cassette vidéo du supplice du président était la plus grande attraction sur le marché des médias. Mais comme dans la ville on manquait de magnétoscopes, et que par ailleurs l'électricité était souvent coupée, pour voir les tortures du président — le film dure en tout deux heures —, les gens devaient se faire inviter par des voisins plus riches ou bien aller dans un bar où la cassette passait sans interruption.

Les gens qui écrivent sur l'Europe ont la vie facile. L'écrivain n'a qu'à s'arrêter à Florence, où il situe par exemple l'action de son roman. L'histoire s'occupe du reste. Les églises florentines, les extraordinaires statues, les hôtels particuliers de la Renaissance que les riches citadins ont eu les moyens de se faire construire, lui fournissent des thèmes à foison. On peut décrire tout cela sans même se déplacer, en faisant une petite promenade en ville. « Je me tenais sur la Piazza del Duomo », écrit un auteur se trouvant à Florence. Puis on peut lire des pages et des pages décrivant la richesse de cet univers, de ces merveilles de l'art, de ces chefs-d'oeuvre qui l'entourent de toutes parts, qu'il voit de tous côtés et dans lesquels il baigne. « Et maintenant je traverse il Corso i Borgo degli Albizi en direction du musée Michel-Ange et pour aller contempler la fresque de la Madonna della Scala », poursuit notre écrivain. Quelle chance il a ! Il lui suffit de marcher et de regarder. Le monde qui l'entoure glisse tout seul sous sa plume. On peut rédiger tout un chapitre sur cette courte balade. Cette ville offre une telle variété, une telle abondance, une telle infmité de sources ! Prenons Balzac. Prenons Proust. Page après page, ce ne sont que listes, registres, catalogues de choses et d'objets inventés et fabriqués par des milliers d'ébénistes, de ciseleurs,de fouleurs et de tailleurs de pierre, par d'innombrables mains habiles, sensibles et soigneuses qui ont construit en Europe villes et rues, qui ont bâti des maisons, équipé leur intérieur.

Monrovia place le visiteur dans une situation tout à fait différente. Des petites maisons identiques, toutes de guingois et à l'abandon, s'étirent sur des kilomètres. On passe d'une rue à l'autre, d'un quartier à l'autre sans s'en apercevoir si bien que seule la fatigue, qui se fait sentir très vite sous ce climat, nous informe que nous nous trouvons dans une autre partie de la ville. Il en est de même pour l'intérieur des maisons qui sont, à l'exception de quelques villas de notables et de riches, toutes aussi pauvres et monotones les unes que les autres. Une table, des chaises ou des tabourets, le lit conjugal en métal, des nattes en rafla ou en plastique pour les enfants, des clous au mur pour accrocher les vêtements, des images en couleur généralement découpées dans des revues, une grande marmite pour faire cuire le riz, une plus petite pour préparer la sauce, des gobelets pour boire l'eau et le thé, une bassine en plastique pour se laver qui, en cas de départ précipité — chose fréquente, car les combats éclatent de toutes parts —, sert aussi de valise et que les femmes portent sur la tête.

C'est tout ? Oui, à peu près.

Le plus facile, et le moins cher, c'est de se construire une maison en tôle ondulée. Un rideau en percale en guise de porte, des ouvertures minuscules en guise de fenêtres. Pendant la saison des pluies, longue et pénible ici, on les bouche avec des morceaux de contre-plaqué ou de gros carton. Pendant la journée, cette maison est aussi brûlante qu'un four, ses murs sont presque incandescents, son toit grésille et fond au soleil, si bien que de l'aube au crépuscule personne ne s'y aventure. A la première lueur du jour, dès que l'aube pointe à l'horizon, les habitants encore endormis s'éjectent dans la cour ou dans la rue, qu'ils ne quitteront plus jusqu'au soir. Ils sortent trempés de sueur, en se grattant les cloques laissées par les piqûres de moustiques ou d'araignées et en jetant un oeil à la marmite pour voir s'il y reste du riz de la veille.

Ils regardent la rue, les maisons des voisins, sans curiosité, sans rien attendre.

Il faudrait peut-être faire quelque chose.

Mais quoi ?

Ce matin j'ai descendu Carrey Street, la rue où se trouve mon hôtel. C'est le centre de la ville, le quartier des commerçants. On ne peut pas aller bien loin. Partout des groupes de bayayes, des garçons désoeuvrés, affamés, n'espérant rien, n'attendant rien de la vie, sont assis, adossés aux murs des maisons. Ils s'accrochent à moi pour me demander d'où je viens, me proposer d'être mon guide, me supplier de leur procurer une bourse en Amérique. Ils ne veulent même pas un dollar, pour acheter du pain. Non, ils visent plus haut : l'Amérique, carrément !

Plus loin, je suis encerclé par des gamins aux visages bouffis et aux yeux troubles, certains sans bras ou sans jambes. Ce sont des anciens soldats des Small Boys Units de Charles Taylor, les détachements les plus terribles. Taylor recrute des gosses et leur donne des armes. Il leur donne aussi de la drogue et, une fois qu'ils sont sous son emprise, il les pousse au combat. Complètement abrutis, ces enfants se comportent comme des kamikazes, ils se jettent dans le feu de la bataille, foncent sur les balles, sautent sur des mines. Quand ils deviennent trop dépendants et ne sont plus rentables, Taylor les expulse. Certains arrivent à gagner Monrovia et terminent leur brève existence dans des fossés ou dans des décharges, achevés par le paludisme, le choléra ou les chacals.

On ignore pourquoi Doe s'est rendu au port, provoquant ainsi sa propre mort. Peut-être avait-il oublié qu'il était président ? Il l'est d'ailleurs devenu tout à fait par hasard. Dix ans plus tôt, avec un groupe de seize camarades, des sous-officiers de l'armée de métier comme lui, il s'est rendu à la résidence du président Tolbert pour réclamer son arriéré de solde. Ils n'ont rencontré aucun membre de la garde présidentielle. Quant à Tolbert, il dormait. Profitant de l'occasion, ils l'ont transpercé de leurs baïonnettes. Doe, l'aîné du groupe, a occupé sa place. En général, à Monrovia, personne ne respecte les sous-officiers, mais là tout le monde s'est mis à lui faire des courbettes, à l'applaudir, à jouer des coudes pour lui serrer la main. Cela lui a plu. Il a vite appris quelques petits trucs : si la foule bat des mains, il faut la saluer en levant les bras triomphalement. Pour les cérémonies, il faut troquer l'uniforme de campagne contre un costume croisé sombre. Quand un adversaire se présente, il faut l'attraper et le tuer.

Mais il n'a pas eu le temps de tout apprendre. Il n'a pas su, notamment, réagir quand ses anciens camarades, Taylor et Johnson, ont occupé le pays, puis la capitale et se sont mis à assiéger sa résidence. Taylor et Johnson avaient leurs propres bandes armées et convoitaient tous deux le pouvoir, toujours aux mains de Doe. Il n'était évidemment pas question pour eux d'avoir un programme, ni de promouvoir la démocratie ou la souveraineté. La seule chose qui les intéressait, c'était de tenir la caisse. Doe l'avait tenue pendant dix ans. Ils étaient en droit de considérer que cela suffisait. Ils le disaient d'ailleurs ouvertement : « Tout ce que nous voulons, c'est éliminer Samuel Doe, répétaient-ils dans des dizaines d'interviews. Après, la paix régnera. »

Doe n'a pas été pas capable de réagir, il s'est tout simplement laissé aller. Au lieu de répliquer par les armes ou par la négociation, il n'a rien fait. Enfermé dans sa résidence, il ne savait pas très bien ce qui se passait autour, bien que depuis trois mois des combats acharnés aient fait rage en ville. Puis on lui fait un rapport sur l'arrivée au port de troupes nigérianes. En tant que président, il avait le droit de demander officiellement d'où venaient ces troupes étrangères accostant sur le territoire de son pays. Il pouvait exiger que le chef de ces troupes vienne présenter des explications dans sa résidence. Or Doe n'a rien fait de tel. L'éclaireur subalterne, la sentinelle a parlé en lui : « Je vais aller voir moi-même ce qui couine dans les herbes ! » Il s'est installé dans une voiture et s'est rendu au port. Ne savait-il pas que cette partie de la ville était occupée par Johnson, qui rêvait de le mettre en pièces ? Que ce n'est pas au président de se déplacer pour se faire annoncer au chef d'une armée étrangère ?

Peut-être l'ignorait-il vraiment. Ou bien il le savait, mais, manquant de jugement, il n'a pas réfléchi, il a agi spontanément. L'histoire est souvent le produit de l'étourderie, le fruit de la bêtise humaine, de l'obscurantisme, de l'idiotie et de la folie. Elle est souvent faite par des hommes qui ne savent pas ce qu'ils font, qui ne comprennent pas le sens de leurs actes, ou pire, qui ne veulent pas savoir, rejettent toute analyse avec dégoût et hargne. Nous les voyons se diriger vers leur propre destruction, se prendre dans leurs propres filets, ils serrent eux-mêmes les liens qui les étranglent, vérifiant avec soin et à plusieurs reprises leur solidité et leur efficacité.

Les dernières heures de Doe marquent le moment précis où l'histoire bascule dans la désintégration totale. La digne et altière déesse se transforme alors en sa caricature sanglante et pitoyable. Les sbires de Johnson blessent le président aux jambes afin qu'il ne puisse pas s'enfuir, ils l'attrapent, lui tordent les bras et le ligotent. Puis ils le torturent pendant des heures. Cela se passe dans une petite ville où se trouve pourtant un gouvernement légal. Où sont pendant ce temps-là les ministres ? Que font les autres fonctionnaires ? Où est la police ? Le président est torturé à côté d'un bâtiment occupé par des soldats nigérians venus à Monrovia afin de protéger le pouvoir légal. Ne se sentent-ils pas concernés ? Le bouquet, c'est qu'à quelques kilomètres du port est stationnée la garde d'élite du président, quelques centaines d'hommes, dont le seul but, l'unique tâche consiste à protéger le chef de l'État. Or celui-ci est parti ce matin faire une brève visite au port, les heures ont passé et ils sont sans nouvelles de lui. Ne se demandent-ils pas ce qui a pu lui arriver, où il a bien pu passer ?

Revenons à la scène de l'interrogatoire. Johnson veut connaître le numéro de compte bancaire de Doe. Doe gémit, ses blessures le font souffrir. Une heure auparavant, il a reçu une bonne dizaine de balles. Il bredouille quelques mots incompréhensibles. Est-ce son numéro de compte ? A-t-il vraiment un compte ? Furieux, Johnson ordonne de lui couper aussi sec les oreilles. Pourquoi ? Est-ce sensé ? Johnson ne comprend-il pas que le sang va envahir les conduits auditifs du président et que la communication avec lui n'en sera que plus difficile ?

On voit ainsi à quel point ces gens sont incapables de faire face aux événements, qu'ils sont dépassés par la situation et ne produisent que du gâchis. Puis, fous de rage, ils essaient de se rattraper. Mais peut-on se rattraper en hurlant ? En maltraitant ? En frappant ?

Après la mort de Doe, la guerre continue. Taylor se bat contre Johnson, tous deux contre ce qui reste de l'armée libérienne et contre les troupes d'intervention de plusieurs pays d'Afrique qui, sous le nom d'ECOMOG, sont censées rétablir l'ordre au Liberia. Après d'interminables combats, l'ECOMOG occupe Monrovia et ses environs, le reste du pays étant aux mains de Taylor et de bandes du même acabit. On peut se déplacer dans la capitale, mais au-delà de vingt à trente kilomètres on est arrêté sur la route par un poste de soldats du Ghana, de Guinée ou de Sierra Leone. Ils arrêtent tout le monde, il est interdit d'aller plus loin.
Au-delà, c'est l'enfer. Même ces soldats armés jusqu'aux dents ne s'y risqueraient pour rien au monde. Car ces zones sont livrées à des chefs de bandes libériens. Sur le continent africain, ces hommes portent le nom de seigneurs de la guerre, de warlords.

Le warlord est un ancien officier, un ex-ministre, un militant ou une personne avide de pouvoir et d'argent, un individu dénué de scrupules, brutal et fort, qui, profitant de la désintégration de l'État à laquelle il a d'ailleurs lui-même contribué et continue de contribuer, veut se tailler son État miniature informel et y exercer un pouvoir dictatorial. Le plus souvent le warlord utilise à cet effet la tribu ou le clan auquel il appartient. Les warlords sèment la haine tribale et raciale en Afrique sans jamais le reconnaître. Ils proclament toujours qu'ils dirigent un mouvement ou un parti à caractère national. Généralement il s'agit d'un « Mouvement de Libération » ou d'un « Mouvement pour la Défense de la Démocratie » ou « de l'Indépendance ». Leurs idéaux ne sont jamais moins nobles.

Ayant trouvé une appellation, le warlord commence par recruter son armée. Cela ne pose aucun problème. Dans chaque pays, dans chaque ville, il y a des milliers d'enfants affamés et sans travail qui rêvent d'être incorporés dans la troupe d'un warlord. En même temps qu'une arme, le chef leur donnera le sentiment d'appartenir à une communauté, ce qui n'est pas négligeable. Généralement, le caudillo ne les paiera pas. Il leur dira seulement : « Vous avez une arme, nourrissez-vous tout seuls. » Ce contrat leur suffit : ils sauront comment s'y prendre.

Pour ce qui est des armes, il n'y a pas de problème non plus. Elles sont bon marché et en abondance partout. De plus les seigneurs de la guerre ont de l'argent. Ou bien ils l'ont volé dans les caisses de l'État, en tant que ministres ou généraux, ou bien ils tirent leurs revenus en occupant une région riche, là où se trouvent les mines, les usines, les forêts d'abattage, les ports maritimes, les aéroports. Ainsi, par exemple, Taylor au Liberia et Savimbi en Angola occupent respectivement les territoires de leur pays où sont situés les gisements de diamants. Beaucoup de guerres en Afrique pourraient d'ailleurs s'appeler « guerres du diamant ». Une « guerre du diamant » s'est ainsi déroulée dans la province du Kasai au Congo, une autre se poursuit depuis des années en Sierra Leone. Mais il n'y a pas que les mines qui rapportent de l'argent. Les routes et les fleuves sont aussi des sources de revenus intéressantes : il suffit de placer des barrages et de taxer chaque passage.

Autre source inépuisable pour les warlords : l'aide internationale destinée à la population pauvre et affamée. Les seigneurs de la guerre prélèvent sur chaque convoi les sacs de céréales et les litres d'huile dont ils ont besoin. Ici règne la loi du plus fort : celui qui est armé est servi le premier. Les affamés ne reçoivent de cette aide que les restes. Les organisations internationales sont confrontées à un dilemme : si elles ne donnent pas aux brigands, ils ne laisseront pas passer les convois d'aide alimentaire et les gens mourront de faim. Elles donnent donc aux chefs de bande ce qu'ils veulent avec l'espoir qu'il en restera un petit peu pour les affamés.

Les warlords sont à la fois la cause et le produit de la crise où sont plongés de nombreux pays africains dans leur période postcoloniale. Dès qu'un État africain commence à chanceler, on peut être sûr qu'aussitôt apparaîtront les seigneurs de la guerre. En Angola, au Soudan, en Somalie, au Tchad, ils sont partout, ils règnent partout. Que fait le warlord ? Théoriquement il se bat contre d'autres warlords. Mais ce n'est pas toujours le cas. Le plus souvent le seigneur de la guerre s'emploie à piller la population sans armes de son propre pays. Le warlord est le contraire de Robin des Bois. Robin des Bois prenait aux riches pour donner aux pauvres. Le warlord prend aux pauvres pour s'enrichir et nourrir sa bande. Nous gravitons dans un univers où la misère condamne les uns à mort, transforme les autres en monstres. Les premiers sont les victimes, les seconds les bourreaux. Il n'y a pas d'intermédiaire.

Le warlord a ses victimes à portée de main. Il n'a pas besoin d'aller les chercher bien loin : ce sont les habitants des petites villes et des villages environnants. Ses bandes de mercenaires à moitié nus, chaussés d'Adidas déchirées, rôdent sur les terres de leur maître en quête de pâture et de butin. Pour ces miséreux enragés, affamés et souvent drogués, tout est bon à prendre. Une poignée de riz, une vieille chemise, un morceau de couverture, un pot en argile. Tout est objet de leur convoitise. Tout a pour eux de la valeur. Tout les met en transe, illumine leur regard. Mais la population a maintenant une certaine expérience. A peine informée que la bande d'un warlord s'approche, toute la contrée plie bagages et prend la fuite. Ces files de plusieurs kilomètres de long que les habitants d'Europe et d'Amérique regardent à la télévision, ce sont justement eux.

Regardons attentivement ces gens qui marchent. Pour la plupart, ce sont des femmes et des enfants. Les guerres des warlords sont en effet dirigées contre les plus faibles. Contre ceux qui ne peuvent pas se défendre, qui en sont incapables, qui n'en ont pas les moyens. Prêtons également attention à ce que ces femmes portent. Elles ont sur la tête un balluchon ou une bassine dans lesquels il y a le strict minimum : un petit sac de riz ou de millet, une petite cuillère, un couteau, un morceau de savon. C'est tout. Ce balluchon, cette bassine sont leur seul trésor, leur unique patrimoine et unique richesse pour affronter le XXIème siècle.

Le nombre de warlords ne cesse d'augmenter. C'est une nouvelle puissance, ce sont les nouveaux maîtres. Ils accaparent les morceaux les meilleurs, des parties les plus riches du pays. Quant aux États, même s'ils tiennent le coup, ils se retrouvent affaiblis, pauvres et impuissants. Ils essaient bien de se défendre, de créer des unions et des associations afin de lutter pour résister, pour survivre. C'est la raison pour laquelle, en Afrique, les États se font rarement la guerre entre eux : ils sont unis dans la même infortune, la même galère, la même inquiétude. En revanche les guerres civiles sont nombreuses, guerres au cours desquelles les warlords se partagent le pays, pillent sa population, dilapident ses matières premières et sa terre.

Il arrive toutefois que les warlords s'aperçoivent qu'il n'y a plus rien à piller, que les sources de revenus sont épuisées. Ils entament alors ce qui s'appelle un processus de paix. Ils convoquent une conférence des parties en guerre, intitulée Warring Factions Conference, signent un accord et fixent des dates d'élection. En échange de quoi la Banque mondiale leur accorde tous les prêts et les crédits qu'ils désirent. Désormais les warlords sont encore plus riches qu'avant, car on peut soutirer de la Banque mondiale bien plus que de ses frères affamés.

John et Zado sont venus à l'hôtel. Ils vont m'emmener en ville. Mais d'abord nous allons boire, car dès le matin nous sommes écrasés par la chaleur. A cette heure de la journée, le bar est déjà bondé, les gens ne sortent pas. Ici ils se sentent en sécurité. Africains, Européens, Indiens. Je reconnais l'un d'entre eux : James P., un employé colonial à la retraite. Que fait-il ici ? Il ne répond pas, sourit, fait un vague geste de la main. Des prostituées sont assises à des petites tables collantes et bancales, désoeuvrées. Noires, somnolentes, splendides. Le propriétaire libanais se penche vers moi au-dessus du comptoir et me dit à l'oreille : « Ce sont tous des voleurs. Ils veulent se faire de l'argent et partir en Amérique. Tous font du trafic de diamants. Ils les achètent pour trois sous à des warlords, puis les exportent au Proche-Orient dans des avions russes.

— Des avions russes?» demandé je incrédule.

— Oui, dit-il, va à l'aéroport. Tu verras des avions russes qui emportent ces diamants au Proche-Orient. Au Liban, au Yémen, à Dubaï surtout. »

Le bar se vide soudain. On se sent plus à l'aise, plus libre. « Que s'est-il passé ? » demandé-je au Libanais.

— Ils ont vu que tu avais un appareil photo. Ils ont préféré partir, ils ne veulent pas tomber sous un objectif. »

Nous sortons à notre tour. Aussitôt un air humide, brûlant et collant nous enveloppe. Nous ne savons où nous mettre. À l'intérieur de la maison, il fait chaud, à l'extérieur aussi. Impossible de marcher, de rouler, impossible de rester assis ou couché. La température est tellement élevée qu'elle annihile toute énergie, toute sensibilité, toute curiosité. À quoi pense-t-on dans pareille situation ? À tenir jusqu'à la fin de la journée : Ouf ! la matinée est déjà passée !... Enfin, midi est derrière nous !... Le crépuscule approche enfm. » Mais quand il arrive, ce n'est guère plus facile. Il reste aussi étouffant, collant, visqueux. Quant au soir, il baigne dans une brume brûlante, suffocante. Et la nuit ? Elle nous colle un drap humide et chaud sur la peau.

Heureusement que nous pouvons régler un certain nombre d'affaires à côté de l'hôtel. La première consiste à changer de l'argent. La seule valeur nominale en cours, c'est un billet de cinq dollars libériens, à peu près l'équivalent de cinq cents américains. Des paquets de billets de cinq dollars sont entassés sur des petites tables dressées dans les rues, prêts à être échangés. Pour le moindre achat, il faut se munir d'un sac bourré de billets. Nos opérations sont simples : à une petite table, nous changeons l'argent, à la table suivante nous achetons du carburant. L'essence est vendue dans des bouteilles de un litre : les stations sont fermées, il n'existe que le marché noir. J'observe ce que les gens achètent : un ou deux litres. Ils n'ont pas d'argent. John, lui, est riche, il en prend dix.

Nous partons. Je me laisse guider par John et Zado. Ils veulent absolument me montrer des choses impressionnantes, autrement dit les bâtiments américains. Dans les environs de Monrovia, à quelques kilomètres de la capitale, se dresse une immense forêt de métal. Des mâts à perte de vue. Massifs, hauts, hérissés d'embranchements, de ramifications, de réseaux d'antennes, de tiges et de fils. Ces structures s'étendent sur des kilomètres et des kilomètres. Plus nous avançons, plus nous avons l'impression d'être plongés dans un univers de science-fiction, fermé, incompréhensible, extra-planétaire. C'est l'ancienne station de retransmission de Voice of America en Europe, en Afrique et au Proche-Orient. Elle a été construite avant l'ère des satellites, pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui elle est à l'arrêt, abandonnée, rongée par la rouille.

Nous nous rendons ensuite à l'autre bout de la ville, à un endroit où s'ouvre devant nous une immense plaine, des prés sans fin, partagés par une piste de décollage en béton. C'est l'aéroport de Robertsfield, le plus grand aéroport d'Afrique, l'un des plus grands du monde. Maintenant il est vide, détruit, fermé, seul le petit aéroport situé en ville fonctionne, celui où je suis arrivé. L'aérogare a été bombardée, la piste d'envol est criblée de trous d'obus et de cratères de bombes.

Et pour conclure la visite guidée, le summum : un Etat dans l'État, la plantation de caoutchouc de Firestone. Nous avons toutefois toutes les peines du monde à l'atteindre, car nous sommes sans cesse arrêtés par des postes militaires. Il faut stopper devant la barrière et attendre. Un soldat finit par sortir d'une guérite ou de derrière un sac de sable. Puis il pose des questions : qui ? quoi ? La lenteur de ses mouvements, ses paroles parcimonieuses, syllabiques, son regard terne et mystérieux, son air concentré et rêveur sont là pour donner du sérieux et de l'autorité à sa personne et à sa fonction. « Peut-on continuer ? » Avant d'accorder une réponse, il s'essuie le visage, arrange son arme, examine la voiture de tous les côtés, avant que... Finalement John décide de faire demi-tour. En effet, nous ne pourrons atteindre notre objectif avant le soir, et à la tombée de la nuit toutes les routes sont fermées, nous serons alors dans l'impasse.

Nous voilà de retour en ville. Ils m'emmènent dans un square où gisent les morceaux d'un monument au président Tubman, envahis par la végétation. C'est Doe qui a ordonné de le faire sauter afin de montrer que le règne des esclaves affranchis d'Amérique avait pris fm et que le peuple libérien opprimé avait pris le pouvoir. Ici, quand un édifice fait l'objet d'un déboulonnage, d'une démolition ou d'une destruction, on ne déblaie pas les débris. Sur la route, on peut voir la carcasse rouillée d'un véhicule fichée dans une souche : il y a des années, une voiture est venue s'écraser contre cet arbre et ce qu'il en reste y est toujours planté. Si un arbre tombe sur la voie, il n'est pas déblayé ; on le contourne, on se fraie un autre chemin. Une maison inachevée reste inachevée, une maison en ruines reste en ruines. Il en est de même pour ce monument : personne ne songe à le restaurer ni à en dégager les restes. L'acte de destruction classe l'affaire. S'il reste une trace matérielle, elle n'a plus de sens, de poids, de valeur.

Un peu plus loin, près du port et de la mer, nous nous arrêtons dans un terrain vague, devant une montagne d'ordures nauséabondes grouillantes de rats et survolée par les vautours. John bondit de la voiture et disparaît parmi des cabanes branlantes. Puis il réapparaît en compagnie d'un vieil homme.

Nous le suivons. Je suis pris de frissons, car les rats nous courent tranquillement entre les jambes. Je me bouche le nez, je suffoque. Finalement, le vieux s'arrête et montre un talus couvert de pourriture. Il dit quelque chose. « C'est là que le cadavre de Doe a été jeté. Quelque part par là, à cet endroit », me traduit Zado.

Pour changer d'air, nous allons sur les bords du fleuve Saint Paul. Ce fleuve marque la frontière entre Monrovia et le royaume des warlords. Un pont l'enjambe. Du côté de Monrovia, à perte de vue, s'étendent des bidonvilles et les baraquements d'un camp de réfugiés. Il y a aussi un grand marché, un univers bigarré où s'affairent des marchandes pleines de flamme et de fougue. Les gens habitant l'autre côté du fleuve, dans l'enfer des seigneurs de la guerre, dans le monde de la terreur, de la famine et de la mort, peuvent venir de notre côté pour faire leurs achats, à condition toutefois de laisser leurs armes chez eux avant de passer le pont. Je les observe une fois qu'ils ont traversé ce pont : ils s'arrêtent, méfiants et indécis, étonnés qu'il existe un monde normal. Ils tendent les mains, comme s'ils voulaient le toucher, le palper.

De l'autre côté, j'ai vu un homme nu, avec une Kalachnikov en bandoulière. Les gens s'écartaient pour le laisser passer, ils l'évitaient. Sans doute un fou. Un fou avec une Kalachnikov.

 

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