Redmond O'Hanlon |
Sur le net un curieux article, cela ne remet pas en cause la bonne foi de O'Hanlon mais celle des auteurs des livres qui ont guidé son voyage et de celui qui lui a facilité, nous le livrons tel quel, il est assez effrayant. On se demande après cela si on peut croire ce que rapporte l'esra d'une affirmation de Jacques Lizot.
Simon
Les tiques du tapir
p194 - Le lendemain matin, alors qu'il faisait à peine jour, je me
faufilai derrière la hutte pour aller déféquer dans la plantation de yuccas. Là,
j'allumai ma torche et me livrai comme d'ordinaire à une brève inspection de ma
zone érogène. Puis j'examinai de plus près les choses. Dans la fraîcheur de
l'aube, je constatai avec hébétude que mon secret cauchemar avait fini par
s'accomplir. La Grand Peur s'était matérialisée. Toute verte, ma verge! Au
toucher, ça ressemblait à une grappe de raisin sur son cep. Du haut en bas
pendouillaient des tiques de tapir, gorgées, aussi volumineuses que l'extrémité
du pouce. «Allons, du calme! Du ca-ha-ha-hal-me!», répétai-je, tout fort. Et le
me mis à les extirper en tâtonnant, gémissant de douleur, à les arracher une à
une pour les laisser tomber sur le sol, les faire éclater sous ma botte. J'en
avais jusque dans les plis de l'aine et sur le haut des cuisses. Mon sang
gouttait de partout. Je m'appliquai sur la peau la moitié du tube de Savlon que
je sortis de la bourse de mon ceinturon et je regagnai la hutte, les sphincters
étranglés par le choc, avec comme des gargouillis dans le slip.
Pardi ! Tout le monde savait ça! m'expliqua Chimo, pris d'hilarité tandis qu'il
mastiquait sa viande au manioc. Tout le monde savait que les tiques du tapir
vous montent dans le pantalon et se faufilent partout dans votre entre-jambes et
même au-delà... en tout cas se logeant partout où les femmes qu'il avait
connues, lui, Chimo, en cinquante ans de saillies, avaient toujours voulu mettre
les doigts. Les tiques faisaient toujours ça. C'était là qu'elles vivaient.
Parce que là, c'était le seul endroit de son corps que le tapir ne pouvait
jamais gratter contre un arbre.
Les Yanomami
p207 - Le soir de ce même jour, après avoir soupé de viande de tapir, je
m'étendis dans mon hamac pour relire en partie la photocopie que m'avait donnée
Charlie du livre de Napoleon A. Chagnon, Yanomamo, The Fierce People
(1968). je fus saisi d'un petit frisson de plaisir en parcourant la préface de
George et Louise Spindler:
Dans ce livre il sera bien entendu question d'une peuplade féroce. Pour
l'essentiel en effet, la culture yanomamo donne aux notions de "bien" et de
"désirable", telles qu'exprimées dans l'absolu par les postulats de la tradition
judéo-chrétienne, un contenu qui est le contre-pied de celui que nous leur
attribuons. La faculté de manifester de la fureur, l'irritabilité extrême, la
volonté délibérée de recourir à la violence pour en venir à ses fins, sont
tenues chez eux pour des traits de caractère enviables. jugées à l'aune des
valeurs véhiculées par notre vocabulaire, les conduites des Yanomamo sont pour
la plupart brutales, cruelles et fourbes. Pourtant, les Yanomamo... sont bien
loin de se comporter invariablement comme des êtres mesquins et perfides.
Individuellement parlant, ces gens semblent prendre des libertés avec leur
héritage culturel et témoigner de sentiments personnels qui parfois s'écartent
notablement des exigences que fait peser sur eux leur culture.
Bref, il faudra voir à me rappeler, me disais-je, à supposer qu'un jour je gise
sur le sol de la jungle, transformé en porc-épic par des flèches de deux mètres
(et considérant que le curare ne fait rien d'autre, somme toute, qu'exhorter les
muscles du diaphragme et du coeur à s'accorder un peu de répit après tant
d'années de bons et loyaux services), que les Yanomami, pris séparément, sont au
fond de braves bougres qui n'ont pas la moindre envie de vous faire des misères.
Enfin, toujours est-il que j'interprétai la conclusion de Chagnon comme une mise
en garde on ne peut plus lumineuse
Ce qui m'impressionna le plus, c'est l'importance que prend la violence dans
leur culture. J'ai eu l'occasion d'être le témoin de bon nombre d'incidents qui
exprimaient d'une part l'esprit de vengeance animant l'individu, et de l'autre
le bellicisme collectif. Ces incidents étaient plus ou moins graves, selon qu'il
s'agissait de corriger sa femme, de frapper un adversaire à la poitrine, de se
battre en duel, ou de mettre sur pied un parti de guerre qui s'en allait en
expédition dans l'intention de tendre une embuscade aux hommes d'un village
ennemi et de les tuer.
Je m'étais également muni de la photocopie d'un autre texte que m'avait donné
Charlie (fort différent, mais qui donnait tout autant à réfléchir... et à se
faire du mouron): celle de la traduction en anglais du livre de Jacques Lizot,
Le Cercle des feux - Faits et dits des Indiens Yanomami (1976).
A la différence de Chagnon, Lizot s'en tient à des descriptions purement
ethnographiques. Mais c'étaient précisément les sinistres résonances que faisait
naître ce parti-pris d'objectivité dépassionnée, silencieuse, qui me
bourdonnaient sous le crâne. «J'aurais pu bien sûr évoquer ma propre expérience
et raconter comment j'ai vécu parmi les Indiens, mais je souhaitais tenir un
autre langage, et cela pour des raisons strictement personnelles: je ne me sens
pas encore prêt à parler du choc terrible que fut pour moi cette expérience...
et peut-être ne le serais-je jamais, car alors il me faudrait évoquer tant de
choses déchirantes qui meurtrissent ce qu'il y a de plus profond en moi... »
Gabriel
p225
- Ils ont enlevé ma tante, dit prosaïquement la fille de Gabriel. Helena Valero,
elle s'appellait, ma tante. Il y a de ça vingt-deux ans. Elle avait quatre fils.
On n'a jamais su ce qu'elle était devenue.
- C'est la vérité, affirma Juan. Un universitaire italien [Ettore Biocca Yanoama-Récit d'une femme brésilienne enlevée par les Indiens] a écrit un livre
là-dessus. Si jamais on revient de cette expédition, si un jour je revois
Caracas, je t'en donnerai la référence.
- Allons, du cran, Juan! lui dis-je en lui mettant la main sur l'épaule. Que
veux-tu qu'ils te fassent?
- Pas la peine de faire tant le mariolle! me lança-t-il, irrité, l'œil furibard,
en écartant vivement ma main.
Qu'est-ce que tu crois ? Que parce que tu es allé te balader dans les anciennes
possessions anglaises de Bornéo tu sais tout de la jungle ! C'est ça?
(Maintenant, il me criait presque au visage.) Tu ne sais rien. Rien! Les
Yanomami, les vrais, ceux qui sont restés complètement à l'écart de la
civilisation, n'ont rien à voir avec les beaux messieurs de ton pays.
Tu t'imagines sans doute que tout va se passer comme ça, à la bonne franquette?
Tu nous dis Juan on va faire ci, Chimo on va faire ça et on va trouver les
Yanomami. On va leur faire des cadeaux. Mais qu'est-ce qu'ils en ont à faire, de
tes cadeaux, les Yanomami ? Tu ne sais rien d'eux. Absolument rien. Au Brésil,
les petits Blancs s'approprient leurs terres, chassent les bêtes dans la forêt
qui leur appartient. Et ils les tuent. Oui, ils tuent les Yanomami comme on tue
des cochons sauvages. Et depuis quelque temps, sur le Cauaburi, il y a des
Brésiliens qui font du troc avec eux et leur donnent des armes à feu. Les
trappeurs leur tirent dessus.
Les missionnaires assassinent leur culture. Alors les Yanomami ripostent en
tirant eux aussi. Ils se cachent sur les rives de leurs cours d'eau et tirent
sur les trappeurs. Ils leur tirent dessus des flèches au curare et des balles de
fusil. Le contraire serait étonnant, non? Ce n'est pas un pays policé.
Dans mon pays non plus on ne se fait pas de cadeaux. De tout temps il en a été
ainsi. Vois-tu, Reddemone, là-bas les Yanomami n'ont que deux amis. Jacques
Lizot et Napoleon Chagnon. Mais ceux de l'Emoni n'ont seulement jamais entendu
parler d'eux. Et ce n'est pas ici que tu pourras compter sur de bons gros flics
anglais roulant à vélo, avec leurs sifflets et leur matraque à la ceinture... »
Il se tut. Je gardais le silence.
«Pardonne-moi, reprit-il en se levant, mais je suis hors de moi. Je vais aller
accrocher mon hamac chez Gabriel et finir de dîner à l'intérieur. »
C'en fut terminé du banquet. Chimo, Valentin, Galvis et Culimacaré suspendirent
leurs hamacs à la charpente de l'abri, autour du feu, et Gabriel porta mon
paquetage vers sa hutte. Avant d'entrer, il me prit le bras. Dans le ciel, le
quadrilatère oblique de la Croix du Sud était d'une clarté extraordinaire.
«Ecoute, me dit-il. Tout se passera bien. Jarivanau est un bon ami à moi et je
connais bien les Siapa-téri. Ils viennent me voir de temps en temps, et ils vont
aussi à la mission d'Esmeralda, sur l'Orénoque. Avant, ils étaient Emoni-téri,
mais il y a eu des bisbilles dans la tribu. Une grosse bagarre à propos de
femmes, et beaucoup d'hommes ont été tués.
Alors Jarivanau et les siens sont venus se fixer sur le cours du Siapa.
Maintenant ils sont trop peu nombreux pour se battre. Tu peux faire confiance à
Gabi. Tout se passera bien.»
Jarivanau
Les Yanomami Emoni
Yoppo
p259 - Pris de cette panique qui vous ratatine d'un coup les génitoires, je
compris tout à coup que c'était maintenant à moi d'y passer.
Jarivanau me souffla la poudre dans la narine gauche. Il me sembla tout aussitôt
qu'on me martelait l'arête du nez avec une badine. J'appliquai les mains contre
ma nuque pour empêcher ma tête de faire dissidence. Quelqu'un m'enfonçait dans
la gorge un bâton incandescent. De la braise m'envahissait les poumons. Il n'y
avait pas d'eau.
Nulle part. Jarivanau me présenta son chalumeau, qu'il venait de recharger.
Braoum! Mon appareil oto-rhino-laryngo-pharyngé fut brutalement sidéré. Je
m'assis, incapable de respirer, me sembla-t-il. Je me cramponnais l'occiput à
pleines mains, la tête enfouie entre les genoux. Et soudain je me sentis lamper
de l'oxygène à travers le grumeau de mucosités éjaculées par mes sinus, aspirer
goulûment l'air tandis qu'une débâcle de morve et de glaires maculées de yoppo,
et dont je n'avais jamais soupçonné l'existence, dégorgeait de mes narines comme
d'une gargouille pour m'inonder le menton et le poitrail.
La douleur se dissipa. Je pris conscience d'être toujours en vie. Ouf, ça y
était! Je respirais à pleins poumons. Je ne me souvenais pas d'avoir jamais eu
les voies aériennes si merveilleusement dégagées. (Pardi, après un ramonage
pareil!) Je levai la tête. Kadouré et Ouakamané, qui à ma grande surprise
étaient venus s'accroupir à mes côtés, me donnèrent chacun une tape sur
l'épaule. Les Yanomami me semblaient maintenant les êtres les plus accueillants,
les plus pacifiques de la terre. Je me sentais parfaitement aguerri,
invulnérable. Ce n'était certes pas un pauvre petit coup de gourdin sur la tête
qui allait me faire bobo. Pfff ! La belle affaire! La hutte s'était agrandie. Il
y avait bien davantage de place qu'il n'en fallait pour tout le monde. J'allais
pouvoir rester là, béatement assis sur la terre battue, jusqu'à la fin des
temps. Autant que je pouvais en juger, j'avais maintenant des yeux de lynx. Ma
vue aurait certainement porté à de grandes distances. La preuve, c'est que je
distinguais avec une extraordinaire clarté les objets qui m'entouraient. Tiens,
les oeuvres d'art posées dans l'angle du toit et du sol, là, par exemple... car
c'étaient manifestement des œuvres d'art... J'en percevais tous les détails. Je
voyais très bien qu'il s'agissait d'un grand arc, tout noir, et de deux flèches
de roseau, avec des pointes rapportées, taillées dans un bois différent,
maculées de curare, et des empennes découpées dans des rémiges de hocco noir...
Tout me semblait rassurant, familier: les hamacs ragués, faits de lianes
refendues teintes en rouge... le bord ébréché d'une écuelle... le bois usé, poli
à la longue par le frottement des mains, tout autour des piliers du milieu, au
tiers de la hauteur... Pour peu qu'on se fit administrer la bonne dose de yoppo,
en un rien de temps on devait se sentir de plain-pied avec les Yanomami. Comme
chez soi parmi eux. Etre des leurs.
INSTITUT INTERNATIONAL D'ANTHROPOLOGIE
ECOLE D'ANTHROPOLOGIE
Les YANOMAMI
(Extrait des horribles mélanges et nouvelles de la NRA de novembre)
Connaissez-vous Napoléon? - Non, pas le "petit tondu"... Chagnon: Napoléon
Chagnon. Un "anthropologiste" dont les prises de position étaient certes quelque
peu contestées mais qui vient de faire l'objet d'une récente attaque en règle
qui a révulsé l'A.A.A. (American Anthropological Association). "Toute notre
"profession" risque d'être, pour le moins "salie" et peut-être aussi
"irrémédiablement déconsidérée dans l'esprit du public..."
Que reproche-t-on donc à Napoléon et à d'autres (J. Neel; T. Asch; J. Lizot;
etc. )?
Rien de moins qu'un petit génocide aux dépens des Yanomami (vénézuela), à côté
de noirceurs mineures quoique gratinées.
Tout commence par une lettre de Leslie Sponsel (Univ. de Hawaï) et Terence
Turner (Cornell univ.) adressée au Président de l'AAA. Ils dénoncent des
comportements relevant de la criminalité et de la corruption; une histoire
cauchemardesque (mais réelle...) dépassant l'imaginaire d'un Joseph Conrad mais
peut-être pas d'un Josef Mengele!!! Et ces comportements (horrible détail) vont
être portés à la connaissance du public par le livre d'un journaliste, Patrick
Tierney ("Darkness in el Dorado" W.W. Norton & Co).
Pour Chagnon (dont les thèses se réfèrent au néo-darwinisme et à la
sociobiologie) la férocité des Yanomami serait justifiée par le fait que les
guerriers ayant tué plusieurs ennemis "méritent" en ce faisant un plus grand
nombre de femmes et d'enfants que les autres et augmentent ainsi leur potentiel
reproducteur (et la multiplication de leur ADN). Pour conforter ses thèses il
n'aurait pas hésité à susciter des conflits en fournissant des cadeaux à
certains d'entre eux (judicieusement choisis) voire même des armes...
Ses descriptions de la férocité et de la violence des Yanomami auraient été
exploitées particulièrement par les colons et les chercheurs d'or. Quarante
mille d'entre eux se seraient ainsi défendus "préventivement" dans les années
1980 - 87. Chagnon aurait été, à l'époque, lié à un naturaliste vénézuélien de
l'Université de Californie, Charles Brewer-Carias, pour organiser sur le
territoire Yanomami des exploitations clandestines aurifères. Or, ils avaient
été nommés tous deux membres d'une commission présidentielle d'investigation sur
les massacres d'indiens (bref: les loups dans la bergerie). Des journalistes
vénézuéliens ayant accusé Brewer-Carias d'utiliser des expéditions botaniques
sur les terres des indiens comme couverture de prospections aurifères, la
commission fut dissoute et les deux protagonistes priés de quitter le
territoire.
Avec Timothy Asch (agissant comme directeur du film "the Ax fight") (à noter que
ce film est actuellement projeté au Musée de l'Homme) Chagnon aurait mis en
scène de toutes pièces des épisodes de violence concordant avec ses thèses voire
même en les suscitant, apprenant aux indigènes à se montrer tels qu'ils
souhaitaient qu'ils fussent. Il aurait même fait construire un village - décor
pour le tournage de tranches de vie yanomamienne "spontanées".
Par ailleurs Chagnon aurait eu une, voire plusieurs compagne(s) Yanomami
("amenez-nous des filles, des sex girls", aurait-il demandé à des villageois).
D'autres anthropologistes, particulièrement le français Jacques Lizot, auraient
préféré des garçons, entretenant un véritable "harem" (les distractions sont
rares en forêt amazonienne).
Avec James Neel (qui, d'après Tierney, aurait été un eugéniste convaincu et
activiste), il se serait agi de démontrer que la sélection génique (par la
violence) se révélait aussi efficace dans le domaine de la résistance aux
maladies. D'où une action "sanitaire" qui, sous couvert d'une vaccination
"humanitaire" aurait, en fait, exacerbé (voire même "causé"?...) une épidémie de
variole en 1968, entraînant la mort de "centaines et peut-être même de milliers"
de Yanomami...
Les chercheurs se seraient refusé à toute aide médicale pour mieux observer
l'expansion naturelle de l'épidémie. C'est le principe de non ingérence, bien
connu dans les romans de science fiction.
De plus des expérimentations secrètes nucléaires auraient été réalisées sur ces
malheureux indiens. Il convient de rappeler à ce sujet que Neel avait dirigé,
sous l'égide de l'AEC (commission énergétique atomique) un groupe de recherche
dans le but de mettre en évidence les effets biologiques humains consécutifs aux
bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki. Il avait aussi étudié les retombées
(au propre et au figuré) des explosions atomiques expérimentales (A et H) des
îles Marshall sur les populations indigènes. Il appartenait, enfin, au centre de
recherches génétiques d'Ann Harbor (créé par l'AEC) et c'est ainsi qu'il aurait
eu l'idée de développer un programme d'étude de génétique des chefs.
Pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus, on peut conseiller la lecture du
livre (qui a, en tous cas, bien réussi sa promotion publicitaire...) mais aussi
la connection sur l'internet:
http://www.anth.uconn.edu/gradstudents/dhume/index4.htm
ESRA
Marcellin Agnagna
- Presque tout le monde a une famille.
- Non, non, mon ami... pas ton type de famille, avec deux enfants, une voiture, un chien et une maison pleine de machines. Je veux dire une famille africaine. C'est sans espoir. C'est la cause de tous nos problèmes. Lary Shaffer... je t'ai entendu parler de corruption, mais ce n'est pas le problème. La vraie raison est simple la famille africaine. Moi, personnellement, j'ai une femme et deux enfants exactement comme vous dans l'Ouest. Mais ma mère, elle, a quinze enfants, six de mon père et neuf de Kossima, le mari qu'elle a pris quand mon père l'a laissée à Impfondo et est parti à Brazzaville. Je suis l'aîné des fils. Je suis parti avec lui. J'ai travaillé dur pendant mes études. Nous étions pauvres. Nous n'avions pas d'électricité. Je faisais mes devoirs sous un réverbère et, quand il pleuvait, je mettais une feuille de polyéthylène au-dessus de mon livre et sur ma tête. J'ai présenté mon brevet, mon B. E. M. G., en 1966, quand j'avais quinze ans, et je l'ai réussi, je l'ai réussi brillamment! Je suis allé dans la meilleure école d'Afrique, le lycée Savorgnan-de-Brazza à Brazzaville. J'ai eu comme professeurs des Français célèbres, des hommes extrêmement sévères qui s'intéressaient à toi, qui te forçaient vraiment à apprendre. J'ai eu mon baccalauréat en sciences naturelles et j'ai obtenu une bourse pour Cuba, pour La Havane, à l'université. Je suis parti ! Je me suis échappé !
- Bien joué ! dit Lary, enthousiasmé lui aussi par les perspectives d'avenir. Bien joué ! Un bon point pour toi!
- Nous avons appris l'espagnol pendant un an à l'École de langues de La Havane-Vedado. Ensuite j'ai fait un an d'études de pharmacologie à la vraie université. Je me suis ensuite orienté vers la biologie avec une spécialisation en biologie des vertébrés. J'ai même réalisé un projet de recherche, "L'évaluation des états de nutrition chez les enfants d'âge préscolaire en vue de la prévention des maladies de la malnutrition"... et j'ai eu mon diplôme en biologie animale. J'ai étudié l'immobilisation des mammifères par l'utilisation de substances anesthésiques... et j'ai eu mon diplôme de médecine vétérinaire. J'ai obtenu une bourse pour aller en France ! Au Centre international d'études agronomiques tropicales avancées et d'études forestières à Montpellier; et j'ai présenté un article scientifique sur la conception et la gestion d'un parc zoologique, d'une aire protégée. Et je travaille toujours pour mon doctorat sur la biologie des crocodiles, Crocodylus cataphractus et Crocodylus niloticus, avec le Muséum d'histoire naturelle de Paris. Alors, je te le dis, c'est évident, non? Je ne mérite pas d'être pauvre. Je suis un scientifique. Je suis très instruit. Je parle français, espagnol et anglais. Et pourtant je reviens chez moi... et qu'est-ce qui se passe? Je suis devenu un Grand Homme ! Le chef de la famille ! Mais moi, je ne tiens pas à être un Grand Homme ou le chef de je ne sais quelle famille, mais ça ne change rien à rien. Dès que j'ai eu mon poste au ministère des Eaux et Forêts, que j'ai gagné un peu d'argent et que j'ai loué une maison, n'importe lequel des quinze enfants de ma mère avec leur femme et leurs parents par mariage, n'importe lequel des membres de la nouvelle famille de mon père, tous ces cousins, ils peuvent tous venir, s'asseoir dans mes fauteuils tout neufs et manger toute ma nourriture dans mon frigidaire avant que je revienne du travail... et c'est alors du docteur Marcellin par ci, du docteur Marcellin par là, et regardez les trous dans mes semelles, j'ai besoin d'une nouvelle paire de baskets et si seulement je pouvais avoir un gros porte-documents en cuir de cette boutique où va l'ambassadeur américain, je serais sûr d'avoir un emploi dans un bureau... tu ne peux pas t'imaginer! Il y en a même un qui voulait que je lui achète un taxi ! Un taxi ! Alors j'ai pensé pourquoi se donner de la peine? Pourquoi se donner de la peine pour travailler, pour réussir ou pour faire toujours plus d'efforts quand on attend de toi que tu partages tout ce que tu as? Mais mon oncle, le chef coutumier de la famille, c'était le plus effrayant de tous. Il était vraiment méchant. Terrible.
- Qu'est-ce qu'il a fait? » demandai je en commençant à comprendre pourquoi Mobutu avait besoin de tous ces milliards. « Qu'est-ce qu'il a fait? »
Marcellin, ignorant ma question, se tourna vers Marie à qui il donna toute son attention. «Je me suis montré plus malin qu'eux, dit-il, la main droite sur le bras du fauteuil de la jeune fille.
« Mais ils avaient raison, fit-elle d'une douce voix de poitrine, tu es un Grand Homme.
- Je les ai roulés. J'ai tout arrêté. J'ai emménagé dans une maison vraiment petite, avec trois pièces minuscules, et dans la première pièce, près de la porte qui donne sur le jardin de devant et la rue, j'ai creusé une fosse peu profonde et dans cette fosse j'ai placé deux crocodiles. (Marie en eut le souffle coupé.) Ils ne font confiance à personne, sauf à moi. Je vous assure, ils peuvent deviner si vous avez peur. Ils sont féroces!
- Mais ta femme, dit Marie, est-ce qu'ils font confiance à ta femme?
- Non ! cria Marcellin sans ménagement. Ils la détestent! Ils essaient de la mordre!»
Manfouété
p210 - Aux premières lueurs de l'aube, alors que nous étions assis sur nos sacs,
occupés à vider nos gamelles de foufou et de pilchards, un petit homme, vif
comme un jeune rat, se glissa dans la case. Debout devant Marcellin, il se passa
la main droite dans sa barbe hérissée. Il portait une chemise à carreaux
déchirée, un pantalon orange et des tongs.
«Camarade docteur Marcellin Agnagna, je suis le vice-président du comité populaire du village de Manfouété», dit-il en français. Marcellin resta assis. Le vice-président baissa la tête, regarda ses tongs. «Le pinassier m'a parlé de ta mission. Je vais en informer le chef héréditaire. La forêt doit être à nous de nouveau. Nous devons tuer les braconniers du Zaïre et aussi du Soudan. Tu es venu avec deux hommes blancs qui souhaitent voir les Pygmées dans la forêt. Tu es un représentant officiel du gouvernement. Tu es un Grand Homme dans un vrai ministère. Tu peux me faire confiance, camarade. J'ai des choses importantes à te dire. C'est urgent. (Il ôta sa main de son menton et, comme s'il tenait une machette, fendit l'air.) Je veux faire un rapport complet. Il y a des problèmes...
- Koko !» Un cri épouvantable se fit entendre de l'extérieur, suivi d'un coup de bélier sur le mur de terre. Pendant un court instant l'atmosphère de la hutte s'assombrit. Un colosse dont la silhouette imposante nous dominait en bouchait l'entrée. «Koko !» répéta-t-il, en frappant sur un pupitre avec la base de son poing. Cette intrusion nous contraignit à nous lever comme si nous étions au service du géant.
Il devait bien mesurer deux mètres dix et paraissait encore plus grand avec son bonnet de conducteur de char russe, complet avec ses rabats pour les oreilles.
«Le commandant! dit-il. La Milice populaire ! Le village de Manfouété! (il donna une tape sur la poche de poitrine de son treillis.) Koko !
- Le clown, fit Lary. (Ce qui était courageux de sa part.)
- C'est du lingala, dit Marcellin en serrant la main du commandant. Ça veut dire "Est-ce que je peux entrer? Bonjour! Est-ce qu'il y a quelqu'un dans la maison ?"
- Camarade Agnagna ! Je sais tout de toi ! Le pinassier... il m'a donné mes ordres. Venus du chef de l'Armée, le Héros du Peuple, le colonel Denis Sassou-Nguesso !»
Le commandant claqua les talons de ses rangers et salua. Marcellin, éberlué, s'assit.
«Comptez sur moi ! Nous tuerons les braconniers. C'est un plaisir! Mais d'abord... tu as un cadeau pour moi? Nous devons boire. Nous devons boire ensemble. Tu vas rester ici, dans mon village. Tu montreras mes Pygmées à ces Blancs. Nous les présenterons! J'ai beaucoup de Pygmées !»
Marcellin posa ses deux mains à la base de son dos, comme s'il venait de se faire un tour de reins. Il me demanda: «Est-ce que tu as quelque chose à boire? Est ce qu'il reste du whisky ?»
Pris au dépourvu, je sentis mes jambes me porter directement vers le sac à dos de Lary. De l'arrière de la poche centrale, j'extirpai notre dernier Johnny Walker Étiquette rouge, précieusement emmailloté dans sa chaussette noire. Dans la lumière du petit matin venue de la porte, la bouteille, sortie de son cocon, brillait comme de l'ambre.
«Johnny Walker! s'exclama le commandant en s'en emparant. Étiquette rouge ! »
Il dévissa le bouchon et prit une longue gorgée. Des bulles montaient dans la bouteille renversée. « Du whisky! cria-t-il entre deux lampées. Ici!»
Trois gros hommes en treillis portant des machettes entrèrent l'un après l'autre dans la case. Le commandant, après avoir terminé sa goulée gargantuesque, passa la bouteille à son lieutenant, qui prit longuement sa respiration et but plus longuement encore. Il tendit le whisky au sergent, qui y trempa respectueusement ses lèvres, et le passa au caporal, qui finit la bouteille.
«Mon Dieu ! fit Lary
- Les Pygmées ! dit le commandant. Suivez-moi ! Amenez les hommes blancs!»
Lary eut le temps d'empoigner le Polaroid et un paquet de pellicule avant que nous suivions le commandant et ses hommes, qui remontèrent à grands pas avec un air de conquérants l'étroit sentier, devançant Marcellin et son équipe, Nzé et Manou, qui marchaient l'un derrière l'autre, la tête baissée, rentrée dans les épaules, comme s'ils étaient attachés ensemble par le cou.
«Une voie de chemin de fer ! s'écria Lary qui s'arrêta, écarta les herbes à sa droite et frappa le sol du pied.
- Allez ! dis je. C'est peut-être notre seule chance de voir un groupe de Pygmées dans la forêt.
- Un chemin de fer à voie étroite», dit Lary. Il repoussa son chapeau en arrière comme un cow-boy qui vient de découvrir un filon d'or. «C'est bien une voie étroite.
- Nous l'admirerons plus tard.
- Mais qu'est-ce qu'elle peut bien faire ici?
- Je n'en sais foutrement rien.»
Parvenu dans une longue et large clairière avec de grandes cases rectangulaires, couvertes d'épais toits de palmes, le commandant fit halte, frappa dans ses mains, cria, et, sur notre gauche, un petit homme vêtu d'un short gris déchiré sortit en courant d'une case-cuisine aux parois de lattes ajourées. Il s'arrêta devant nous, les yeux brillants, le corps musculeux, les jambes courtes et les pieds nus. Le commandant hurla quelque chose, donna des instructions, leva son bras, montrant du doigt une direction. Son subordonné fit demi-tour, remonta la rue à vive allure dans la boue séchée et l'herbe piétinée.
«Mon Pygmée ! dit le commandant. Il danse ! Les Pygmées vont danser pour nous!» Il retira son couvre-chef, le tapota contre son genou droit et le remit en place. Il avait la tête complètement rasée.
La rue principale se divisait en un éventail de sentes qui serpentaient autour d'enclos plus petits. Le commandant nous emmena sur une piste, à notre gauche, dans une jeune forêt secondaire - parasoliers, petits buissons, tiges d'arbrisseaux.
«Je n'aime pas ça, chuchota Lary derrière moi. Où sont les enfants? Ils ont peur. Pourquoi est-ce que nous ne sommes pas suivis par des hordes de gosses?
- Aucune idée», dis je alors que le commandant tournait à droite. Un poteau s'élevait à l'embranchement du sentier. Au passage il le caressa de la paume en un rapide petit geste involontaire qui contrastait avec son attitude de confiance ostentatoire. Arrivé à sa hauteur, je l'examinai : trois jeunes arbres enfoncés dans le sol soutenaient, à hauteur de poitrine, un panier délabré en forme de cage thoracique sur lequel pendaient des lambeaux de viande pourrie.
L'étroit sentier menait à un village, mais un village qui ne ressemblait pas à ceux que nous avions vus précédemment. De petites cases rectangulaires, pauvres abris en piteux état, dont parfois le toit était à moitié effondré, transpercé par les traverses, entouraient un espace grossièrement dégagé. Le domestique du commandant pressait tous les villageois dans l'espace central, de jeunes femmes ne portant qu'une jupe de raphia - des feuilles de palmier en bandes, comme du chiendent séché, coupées juste au-dessus du genou -; des femmes plus âgées dont les seins pendaient, tels des triangles plats, portant des bébés sur le dos; de jeunes hommes vêtus d'une jupe de raphia sur un pantalon de coton. Ils mesuraient environ de un mètre trente-cinq à un mètre cinquante. Leur peau était plus brune que noire, leur nez épaté, leurs yeux très écartés.
D'une hutte proche, les acolytes du commandant sortirent, en les roulant, deux tam-tams, deux troncs taillés en fuseau et évidés, dont la peau était tendue par des lianes. Ils dressèrent les tambours l'un contre l'autre, amenèrent de force un jeune Pygmée en position devant les instruments et rejoignirent le commandant à l'extérieur du cercle. «Dansez ! ordonna-t-il. Dansez !» Deux petits chiens de chasse, à la robe brun jaune et à la queue relevée en arrondi, coururent précipitamment se réfugier derrière les cases.
Le batteur, maladroitement à califourchon sur le plus haut des tambours, marquait un rythme lent et simple. Les Pygmées tournaient dans le cercle en traînant les pieds et en se balançant sans conviction. Les femmes, de leur voix aiguë, entamèrent un chant décousu. Personne ne nous regardait; personne ne souriait.
Fichons le camp d'ici, dit Lary à mes côtés. C'est grotesque.
- Prends-les en photo avec le Polaroïd, dis-je sans avoir conscience de la situation. Peut-être qu'ils nous auront à la bonne. Peut-être qu'ils nous aideront.
- Redso, j'ai horreur d'être embringué dans ce genre d'histoire, répondit Lary en glissant une pellicule dans l'appareil. Le commandant Coco...il est dangereux. C'est un psychopathe.»
Au moment de notre départ, une demi-heure plus tard, le commandant frappa dans ses mains, rassembla son petit monde autour de lui et vola à tous les précieuses photographies.
Assis près de l'entrée de la case, le vice-président tambourinait impatiemment sur un pupitre. «Camarade Agnagna! dit-il en se levant d'un bond et en prenant Marcellin par le coude. Il faut que nous parlions. Vite ! Allons dans la forêt.
- Nzé, Manou, ordonna Marcellin en se laissant conduire vers le sentier à l'arrière de la case, vous gardez les bagages.
- Dans le doute, dit Lary, il faut penser technique.» Pour nous changer les idées, il proposa que nous allions inspecter la petite voie ferrée. Sur le chemin du retour, Lary s'arrêta devant un haut hangar en ruine aux véritables piliers de brique devant lequel, sur le côté, se dressait un lourd cylindre d'acier avec un engrenage, un axe et une roue cassée fixée à une extrémité.
C'est une ancienne centrifugeuse, déclara Lary en passant la main sur le flanc lisse de la machine. Il a dû y avoir une usine ici. C'est bizarre. Des noix à huile? Une unité de transformation? C'est dingue.»
De retour dans la case, Marcellin attendait. Redmond ! dit-il. J'ai entendu un oiseau rare. Il faut le trouver!»
Il avait l'air agité et boucla son ceinturon militaire avec tout son équipement, la machette dans son fourreau, ses deux gourdes et le baladeur Sony. «Manou, tu restes à l'intérieur avec les bagages. Lary, tu traîneras un pupitre dehors, tu t'assiéras dessus et tu liras un livre. Vous ne montrerez aucun signe de peur. Nzé, toi aussi, tu t'assiéras à un pupitre, mais tu huileras le fusil, bien en vue. Tu laisseras une boîte de cartouches à côté de toi. S'il y a du grabuge, tire un coup en l'air!
- Sauf ton respect, dit Lary en tiraillant sa moustache, qu'est-ce qui se passe, nom de Dieu?
- Nous allons observer les oiseaux ! lança Marcellin en me tirant par le bras. Il faut que nous trouvions cet oiseau!» Et il me précéda sur le sentier longeant le côté de la case.
À une centaine de mètres d'une plantation abandonnée, au centre d'une petite clairière, se trouvait une tombe bien entretenue. Sur la pierre tombale était inscrit: «NDOSSA, RAPHAEL, 1910-1975». A la base, on avait posé une casserole avec son couvercle et, devant, une bouteille de gin Ballantine vide.
«Ce devait être un Grand Homme», dit Marcellin en s'asseyant sur un tronc au pied de la tombe.
«Pourquoi la casserole? demandai je en me plaçant à ses côtés.
- Ce devait être un chasseur, un homme puissant. Avec lui la marmite était toujours pleine. Et la bouteille de gin, une marque de respect. Pour que son esprit reste joyeux, pour qu'il reste joyeux dans le monde des esprits.»
«Couüüü ! Kouikô!» fit-on dans un buisson sur notre droite, et j'aperçus un oiseau de la taille d'une grive, brun avec le ventre blanc. Il se pencha en avant, leva ses ailes et répéta ses salutations : « Couüüü ! Kouikô !»
«Eh bien, voilà, fit Marcellin avec un sourire oblique. Je te l'avais bien dit. Il chantait tout à l'heure quand j'étais ici avec le vice-président. On le voit autour de tous les villages. C'est l'oiseau le plus courant d'Afrique. Le bulbul commun. Et il chante en anglais, uniquement pour vous. " Quick, doctor, quick!" Voilà ce qu'il dit.»
Marcellin regarda ses pieds. «On est en sécurité ici. On peut parler. J'aime bien parler près d'une tombe. On est en sécurité.
- Qu'est-ce qui se passe?
- Je ne sais pas bien. Ils parlent mondongo et je ne le comprends pas. Je suis aussi étranger que toi, ici. Peut-être plus. Mon peuple s'est battu contre les Mondongos. Ils nous détestent.
- Mais le vice-président?
- C'est un homme instruit. Mais il est brisé, il a peur. C'est dommage. Ce n'est pas normal. Mon pays n'est pas comme ça. Il m'a dit qu'il y a ici une secte léopard. A l'âge de quinze ans les garçons ont le dos et les bras marqués de scarifications, et chacun d'eux doit jurer de tuer les ennemis de ses congénères. Il m'a dit que le commandant dirigeait le village. Le commandant est violent, fou. Les Pygmées sont ses esclaves. Le maître d'école était le seul homme assez brave pour lui résister. Ces jeunes instituteurs, qui sont tout frais émoulus de l'université de Brazzaville, le gouvernement les envoie, tout seuls, pour enseigner Marx et tout le reste pendant deux ans dans un village de l'intérieur. Ils ne reçoivent aucune aide, ils n'ont aucune visite!
- Qu'est-ce qui s'est passé?
- Le commandant était soûl. Il a surpris le maître d'école la nuit et l'a rossé. Le maître d'école s'est échappé en descendant la rivière. Ou alors il s'est fait attraper par le commandant, qui l'a tué et a enterré le corps en forêt. Ce n'est pas clair.
- Alors il n'y a pas d'école?
- Nous campons dans l'école! Depuis deux ans déjà il n'y a plus d'école. Les enfants n'ont aucune chance sans instruction. Si nous en réchappons, je ferai un rapport.
- Mais nous allons chercher les Pygmées dans la forêt!
- Pas à partir d'ici. Les Pygmées ont trop peur pour emmener quelqu'un en forêt. Le vice-président dit que le commandant veut nous prendre nos bagages. Il veut nos sacs, nos chaussures, nos chemises et nos pantalons. Mais je crois que ça va aller. Nous avons des cartouches. Nous avons beaucoup de cartouches ! Il a eu notre whisky, mais il n'a pas l'habitude d'en boire. Et maintenant avec ses hommes, il boit du vin de palme. Quand ils tomberont ivres morts, nous nous échapperons. A la première lueur du jour.»
Oryctérope
- Des excréments d'oryctérope! (Lary lâcha tout.) Orycteropus afer. Il ressemble à un cochon, mais il a un long groin, de longues oreilles et une longue queue, et des pattes de devant épaisses. Et des grosses griffes ! Il mange des fourmis, des termites et des mille-pattes. Ça, ce sont des morceaux de carapace de mille-pattes ! Les Pygmées raffolent du manioc, l'oryctérope raffole des mille-pattes!»
Le miroitement de la chaleur sur le sable, au-dessus des tiges effilées des herbes, paraissait se lever et envelopper Lary et Marcellin en voilant leurs silhouettes et en faisant osciller leurs traits.
«Quand tu touches un oryctérope, dit Marcellin, il hurle et fait un saut périlleux.
- Tu en as déjà vu un? demanda Lary.
- Non, bien entendu. Ils font des terriers. Ils sortent la nuit. Ils vivent seuls. Personne ne sait rien d'eux. Seuls les Pygmées savent comment vivent les oryctéropes.»
C'est exact, pensai-je, pris de vertiges dans la chaleur, au moment où, juste à temps, nous rentrions dans la forêt, avec sa lumière filtrée, la lourdeur de son air humide, immobile, son odeur musquée. Aucun autre animal n'a de petits tubes qui rayonnent dans ses dents, aucun autre mammifère n'a des dents sans émail et sans racine. (Je trébuchai sur une double hélice de racines de lianes.) L'oryctérope n'a pas de parents. L'oryctérope est plus étrange que Samalé, parce que personne ne sait d'où il vient, il n'a pas d'origines. L'oryctérope est aussi dépourvu de racines que ses dents. L'oryctérope est le seul représentant de son ordre, de sa famille, de son genre. Son passé est tombé dans l'oubli, il est perdu, il n'est plus qu'un esprit, un esprit qui, la nuit tombée, émerge des tunnels du monde souterrain.
Dokou
p280 - Dans la case, c'est un Manou en proie à une vive agitation qui nous
attendait. Il était seul. Autour de lui, aucun signe des habituels quémandeurs
de médicaments et de cigarettes. Pas un enfant en vue. Manou tenait une machette
à la main.
«Le chef était ici ! dit-il. Docteur Marcellin, tonton, il est venu pour vous avertir... mais je lui ai dit que tu m'avais laissé et que tu étais parti. Que tu étais allé te baigner !
- Je sais, dit Marcellin. Pose ça.»
Manou laissa tomber la machette par
terre.
« C'est Dokou ! Il vit en face !
- Je sais, fit Marcellin.
- Ce matin, dit Manou en montrant le blanc de ses yeux, un homme est mort.
- Asseyons-nous», proposa Marcellin.
Nous nous sommes assis sur le banc.
« Cet homme !
- Calme-toi, dit Marcellin. Nous avons une même mère. Devant Lary et Redmond, ça n'a pas d'importance. Ils ne sont pas d'ici. Mais tu ne vas pas faire honte à ma famille à Makao. Manou, je te le promets, si tu montres en dehors de cette case que tu as peur, je te le promets, je te renvoie descendre la rivière. Tout le monde le saura. Ils diront dans ton dos, pour toujours: «Marcellin a renvoyé Manou.»
- Cet homme ! Il est mort parce qu'il est venu de nuit, il a pris le chemin des esprits, il est allé chez Dokou le sorcier. Il est venu pour tuer la sœur de Dokou le sorcier. Mais Dokou... il a réagi avec une magie encore plus puissante. Devant sa porte, ce matin, il y avait du sang sur le sol. Tous les gens l'ont vu. L'homme est tombé malade par la suite et il est mort.
- Et alors, pourquoi est-ce que tu trembles? Qu'est ce qu'il y a de si effrayant?
- C'est Dokou ! répondit Manou en se tournant sur le banc et en pointant le doigt vers la porte ouverte, le bras rigide. Il habite en face !
- Je sais», dit Marcellin.
...p297 -
- Marcellin, tu peux peut-être m'aider, dis-je en restant dans cet état d'esprit et en adoptant son rythme d'élocution. Dokou, ces petits sacs de fourrure qu'il porte autour du cou, est-ce que tu pourrais m'en avoir un? Il m'en faut un. À Oxford, j'ai beaucoup d'ennemis. J'ai besoin d'un fétiche, un fétiche puissant pour me protéger.»
Marcellin ralentit le pas. Il marquait de légers temps d'arrêt dans sa marche.
«Redmond, je ne sais pas. Personnellement, je ne peux rien promettre. Mais j'essaierai. Je t'aime bien, alors j'essaierai. Mais c'est idiot, c'est dangereux. Tu ne devrais pas te lancer dans ce genre de choses. Je te l'ai déjà dit, une fois qu'on a commencé, on ne peut plus s'arrêter. Mais je vais voir ce que je peux faire. Je lui demanderai. C'est difficile. Ça demande un long moment de préparation. Il y a des règles... »
p308 - « Il y a une secte secrète associée à cet animal et chaque membre doit être initié. Le baptême s'effectue de la manière suivante: seul un descendant de la tribu des Kakas peut être baptisé. La cérémonie du baptême se déroule ainsi : il faut préparer certains objets pour le postulant - robe traditionnelle et autres objets traditionnels, secrets. Ils aident à assurer sa transformation. Une chèvre et des poulets vivants doivent être présentés en offrande à l'animal. La chèvre et les poulets sont laissés dans la cachette de Samalé, dans la forêt, près du village. L'animal les tue lui-même et, après, les corps son récupérés et cuits au village. La nourriture ainsi préparée est de nouveau emportée et laissée dans la tanière de l'animal. Samalé mange ces aliments et les assiettes vides sont ensuite reprises.
«Avant cela, le postulant doit être emmené dans la cachette de Samalé, la tanière de cet animal dans la forêt sauvage. Samalé endort le postulant. Le garçon dort, comme s'il avait été frappé par une flèche empoisonnée. Samalé le marque ensuite du signe de la croix. »
Dokou, brusquement éveillé, me regarda droit dans les yeux. «Samalé a trois griffes, dit-il en haletant, d'une voix rauque et fêlée. Sur chaque patte ! s'écria-t-il, Samalé a trois griffes ! Longues et recourbées, dures comme l'acier, aiguisées comme des hameçons !» Il se leva et s'appuya sur le bureau, les pupilles dilatées, les lèvres rentrées, en laissant apparaître ses dents jaunes et irrégulières. «Mais il ne coupe qu'avec deux!» Il leva son poing droit comme pour me frapper, plia deux doigts et cingla l'air devant mon visage.
Il se recula et s'affaissa dans son siège, remplit le dernier gobelet de vin et le but. « La nourriture est offerte deux jours plus tard, poursuivit-il sur un ton incantatoire comme si rien ne s'était passé. La nourriture est offerte par l'initié récemment baptisé. Il dépose ces aliments dans l'abri sans regarder celui qui les reçoit. Samalé lui déchire les bras.» Dokou commença à rassembler ses cadeaux sur le bureau. «Les blessures forment des cicatrices qui marquent le garçon pour toute sa vie.» Il tira en arrière le pan droit de sa veste et mit la pipe, le tabac, le couteau et les médicaments dans un sac de fourrure noire usée, peut-être la peau d'un colobe noir et blanc, qui était suspendu à son épaule et plaqué contre son corps. «Pendant toute cette cérémonie, le postulant ne sait rien. Il ne voit même pas l'animal qui inscrit ces signes sur son corps. Ce n'est qu'après le baptême qu'on amène l'initié devant l'animal auquel il est présenté. »
Dokou tira sa veste sur le sac, se mit sur ses pieds, fourra les gobelets dans les poches de sa veste, ramassa la bouteille vide et revissa le bouchon. «Vous deux, vous attendrez ici quelque temps», nous ordonna-t-il en se dirigeant d'un pas traînant vers l'entrée, la tête rentrée dans les épaules, vidé de toute vie. «Il ne faut pas que nous sortions ensemble.»
« Mais à quoi ressemble donc Samalé ? » demandai je en me tournant vers Marcellin, alors que nous étions toujours assis à notre pupitre, comme des écoliers. À ma grande surprise, je remarquai que de la sueur perlait sur son front, que ses mains tremblaient. D'une petite voix, sans lever la tête, semblant toujours examiner les marques d'herminette sur le bois devant lui, Marcellin dit: «Je ne veux pas en parler. Fini. Jamais plus. O. K ?»
Perplexe, je répondis: «Je suis désolé. » Et, pour changer de sujet: «Tu as pris du bon temps la nuit dernière.
- Et nous sommes ici, assis à l'école.- Que veux-tu dire ?
- C'est la femme de l'instituteur. La femme que vous regardiez à la rivière, quand elle se lavait. La femme avec les plus beaux seins que j'aie jamais vus. Son mari est parti en République centrafricaine. Elle est seule. Elle est la mère de jumeaux.
- Des jumeaux? Je croyais que c'était une mauvaise chose. Je pensais qu'on pouvait être chassé du village, que ça voulait dire qu'on avait couché avec un esprit, qu'on était devenu comme un animal de la forêt.
- C'est un désastre. Une catastrophe. Mais Dokou est puissant. Il est respecté par tout le monde, par tout le peuple kaka, d'ici à Zingo. Il l'a aidée. Il lui a donné une protection totale contre les mauvais esprits et les méchantes pensées. Tout le monde le savait. Elle est jeune, elle est très pauvre, son mari est parti, alors Dokou a fait tout ça pour rien. Il a refusé de prendre son argent, il n'a même pas accepté des ananas, une poule en cadeau. Et elle ne pouvait pas le remercier comme une femme le pourrait. Personne, sauf ses propres épouses, ne peut coucher avec un sorcier. Alors elle est venue à moi pour me remercier à sa place. Elle m'a apporté le don de son corps. Elle était timide au premier abord. Elle n'était jamais entrée dans une tente. Mais il y avait autre chose. Au début, elle ne voulait même pas que je l'embrasse! Mais elle m'excitait. Elle me voulait nu, sans préservatif. Je lui ai fait l'amour pendant une heure, sans doute plus. Mais quand elle a eu son orgasme, elle a pleuré. Elle a tourné la tête et a sangloté. Elle a pleuré et pleuré.
- Je ne comprends pas.
- Moi non plus. Ça ne m'était jamais arrivé avant. Peut-être a-t-elle pleuré parce que son mari était parti. Ou qu'elle se sentait coupable d'avoir eu un orgasme avec moi. Ou peut-être sanglotait-elle de plaisir. Je ne sais pas. Elle n'a rien voulu dire. Je n'ai pas aimé ça.
- Non. Je voulais dire pourquoi te voir toi ? Pourquoi a-t-elle pensé qu'elle pouvait rembourser une dette à Dokou en couchant avec toi?»
Marcellin se leva sans répondre et se dirigea vers la sortie en silence. À mi-chemin sur la route du retour, il dit: «Il y a autre chose encore. Mon alliance. Je suis un homme aux sentiments délicats, un homme bien élevé. Alors quand je suis avec d'autres femmes, des femmes qui ne sont pas mon épouse, je retire mon alliance. C'est un geste de respect. Eh bien, la nuit dernière, l'alliance, je l'ai perdue. Ce matin, elle n'était pas dans la poche arrière de mon jean. J'ai regardé dans la tente. J'ai regardé partout. Elle a disparu.
- C'est peut-être elle qui l'a prise.
- Jamais. Elle ne ferait jamais une chose pareille», dit Marcellin, scandalisé, en s'arrêtant au milieu de la rue. Il chassa d'un geste de la main des enfants qui s'approchaient en courant. «Jamais. Aucune femme à Makao ne ferait ça à un homme. C'est tout simplement impossible. Non, c'est bien pire. Je ne peux pas me sortir cette idée du crâne. Il y a une partie de moi qui sait que c'est une pensée ridicule, mais malgré tout, elle est là, elle tourne en rond, de plus en plus vite. C'est fatigant. À l'intérieur, je me sens un peu désespéré. Parce qu'il y a quelque chose de bizarre, d'anormal.
- Ne t'en fais pas. Tu la retrouveras cette bague. Elle est égarée, prise dans un pli du tapis de sol.
- Ce n'est pas ça», dit-il, avec un petit mouvement convulsif de la tête sur le côté, comme s'il essayait de se débarrasser d'un torticolis. «Je sais qu'elle n'est pas là. C'est que je suis certain qu'elle est partie de son propre chef.»
...p315 -
À minuit, Marcellin siffla à l'extérieur de la tente. («Merci, me dit Lary, mais je vais rester ici, si ça ne fait rien.»)
«Redmond, pas de lampes, murmura Marcellin à travers la toile de tente. Je ne veux pas que nous soyons vus.» J'enfilai mes chaussures et le suivis de l'autre côté de la rue.
Marcellin frappa deux coups à la porte de la case qui s'entrouvrit sur la gauche de la largeur d'un corps. Dokou la referma derrière nous.
Il paraissait dix ans plus jeune que ce matin - il avait dû faire un bon somme, pensai je. Il était pieds nus, mais portait toujours sa vieille veste noire, sa chemise noire et son pantalon noir. «Samalé», dit-il en nous montrant deux chaises de bois basses à gauche du feu, dans son foyer de pierre. Lui-même s'installa sur un tabouret à trois pieds. Les gobelets blancs et une calebasse étaient prêts sur une petite table de lattes placée près de lui.
«Monsieur Redmond, dit-il en versant le vin d'un blanc trouble, ce soir je vais répondre à votre question sur Samalé.» Sa voix avait perdu son ton officiel, était devenue presque intime. «Docteur Marcellin et monsieur Redmond, nous sommes ici pour parler de questions importantes, de choses profondes. Il y a des pouvoirs que je peux vous donner. Ces pouvoirs vont changer votre vie». Dokou reposa la calebasse sur son support de bois. Il regarda lentement autour de lui dans la petite pièce enfumée, comme s'il refaisait connaissance avec quelque chose de nécessaire et de familier dans la lumière rouge du feu, dans la lueur orange de la lampe à huile de palme ou quelque part le long des étagères de lattes qui couraient sur les murs et où s'entassaient en désordre des paniers, des calebasses à couvercle, des pots et des casseroles noircis de fumée. Il examina deux sagaies de deux mètres de long, munies de larges pointes de fer à double barbelure, qui étaient posées le long du mur du fond. Il fixa, pendant des heures, me sembla-t-il, trois petits paquets de fourrure suspendus au-dessus du linteau de la porte.
«Samalé est comme le gorille», commença-t-il en se ressaisissant et en nous tendant les gobelets de vin de palme. «Il est comme le gorille, il est comme le chimpanzé, il est comme un homme. Et il est différent des trois. Il n'a pas de poils. Il n'a pas de barbe. Ses bras sont plus longs que ses jambes. Les trois coupures qu'il fait, de gauche à droite sur le dos d'un garçon, les trois coupures qu'il fait de droite à gauche, ces coupures sont plus longues que les blessures qu'il laisse en haut des bras de ce garçon.»
(Ainsi, me dis je en laissant vagabonder ma pensée, Samalé doit couper tantôt avec trois griffes, tantôt avec une seule...)
«Samalé est un animal de la forêt. Voilà pourquoi nous laissons les grands arbres près de ce village. Samalé est notre gardien. Les arbres lui appartiennent.»
Dokou remplit une deuxième fois le gobelet de Marcellin. «Bois ! dit-il. Bois, Marcellin ! Ce soir, tu dois boire mon vin de palme !» Marcellin but.
«Monsieur Redmond, vous devriez savoir qu'il y a un autre animal, pour moi, personnellement, pour moi et toute ma famille, l'animal héréditaire et traditionnel de ceux qui ont des pouvoirs spéciaux, sur terre et dans l'eau, le crocodile. Vous avez l'argent ?»
Je pris deux billets de cinq cents francs CFA dans le sac plastique de ma poche de jambe. Dokou tira les deux billets bleus fripés entre ses doigts, les posa à coté de son gobelet de vin, qu'il n'avait pas touché. «Pour cette autre question. Votre protection. Vous dites que vous allez au lac Télé. Mais tous les sorciers depuis ici jusqu'au Sénégal connaissent les dangers du lac Télé. Le lac Télé est un endroit plein d'esprits abandonnés. Il est habité par des esprits de villages qui n'existent plus. Les esprits du lac Télé ne reçoivent jamais d'offrandes, parce que tous les hommes vivants qu'ils connaissaient, et tous leurs enfants, sont morts. Ces esprits, ils ont faim, ils ne savent pas qui ils sont. Et alors ils sont devenus dangereux. Moi, Dokou, ce soir, dans ma propre case, je vous le dis, Marcellin et Redmond, je vous avertis, des hommes forts, des chasseurs, des hommes en pleine santé, ils vont au lac Télé, ils entendent des sons étranges, des sons qu'il n'ont jamais entendus avant. Ils reviennent par la forêt, ils se sentent malades. Ils retournent dans leurs villages et ils meurent.»
Marcellin regardait le sol.
«Pour le fétiche, demandai je. Combien ?»
Dokou me regarda droit dans les yeux. «Dix mille francs.»
Marcellin approuva d'un signe de la tête.
Je sortis vingt autres billets. Dokou ramassa les deux premiers, glissa la liasse dans la poche de poitrine de sa veste, se leva et disparut par l'entrée sombre menant aux pièces intérieures.
Marcellin marmonna: «Redmond, c'est de ta faute... tu m'as forcé à venir ici... Toute ma vie j'ai essayé d'éviter.... d'être libre...»
Dokou, devant nous, tenait quelque chose d'enveloppé dans une étoffe noire. Il s'assit, posa délicatement le colis sur la table à côté de lui, déplia le bord le plus proche et en tira un sac oblong, de la taille d'un campagnol des champs, dont l'ouverture était fermée par une ficelle qui pendait.
«Monsieur Redmond, voilà un fétiche pour votre protection », dit-il en me le tendant. (L'objet seyait bien à la forme de ma paume. Il dégageait de la chaleur - peut-être y avait-il un autre feu dans la pièce voisine. Une collerette de tissu bleu saillait de sa gueule et les parties de son épaisse fourrure brune rendues lisses par le frottement laissaient apparaître de la peau blanche.) «Il n'y a pas de conditions spéciales, pas de restrictions alimentaires liées à l'utilisation de ce fétiche, dit-il en remplissant le gobelet de Marcellin. Vous pouvez manger ce que vous désirez. Mais il est interdit de traverser l'eau trop souvent. Ce fétiche, que vous ne devez jamais ouvrir, le fétiche que vous tenez en main, monsieur Redmond, contient le doigt d'un enfant. L'esprit de cet enfant vous protégera. L'esprit vous préservera des pensées vieilles et tristes. L'esprit vous délivrera de la maladie. Le fétiche lui-même est secret. Vos amis les plus proches, les hommes qui chassent avec vous, peuvent y jeter un coup d'oeil. Votre femme peut le toucher. Mais si elle s'en sert pour laver ses parties intimes, il perdra ses pouvoirs aussitôt.
- Oui ?»
Ce fut tout ce que je réussis à dire. «Marcellin, bois !» lança Dokou. Marcellin but.
Dokou sortit de l'étoffe noire un sac de fourrure apparemment identique. «Marcellin, celui-ci n'est pas un fétiche ordinaire, dit-il en se penchant en avant sur son tabouret, absorbé, la voix brusquement inégale, altérée par l'émotion. «Seul moi, Dokou, ai une protection comme celle-ci. Elle est à moi. Et je souhaite te la donner.
- Non», dit Marcellin, ivre, en se reculant sur sa chaise. Non ! Je n'en veux pas !
- Ce fétiche, dit Dokou, la main tremblante, te protégera contre tes ennemis, contre le malheur, contre tout. Ce fétiche retient prisonnier le souffle de Samalé !
- Je te l'ai déjà dit avant, dit Marcellin, les bras serrés contre la poitrine, le cou rigide. Je te l'ai déjà dit cent fois... je n'en veux pas.»
Dokou referma sa main droite sur la fourrure. Il enfonça son poing dans la poche de sa veste. Il se leva d'un mouvement mal assuré et se pencha sur Marcellin, comme un héron couvrant un poisson de ses ailes. «Prends-le ! Pour le lac Télé ! Tu as besoin de ma protection ! Prends-le !»
Le poing de Dokou, la paume vers le haut, était au niveau de la poitrine de Marcellin. Dokou écarta ses doigts. Dans le creux de la main, un objet brillant et jaune était retenu par la ficelle qui fermait le fétiche.
Marcellin, respirant à peine, la bouche à demi-ouverte, les yeux si grands ouverts qu'ils laissaient voir le blanc, regardait avec effarement la paume de Dokou. Sa main droite, raide comme la main d'une poupée de sorcier, se détacha du bord du siège, se tendit, saisit le fétiche et l'alliance.
«Bien», dit Dokou, en se rasseyant et en buvant pour la première fois. (Son goitre se soulevait par à-coups à chaque gorgée.) «C'est bien ce que je pensais. Ici à Makao, on s'entraide. Je l'ai aidée. Elle m'a aidée. Son mari, l'instituteur, c'est un étranger, il n'est pas d'ici, c'est un Téké du plateau. Elle voulait un fils. Elle voulait un fils de Samalé. «Marcellin arrive», je lui ai dit. J'ai envoyé un esprit à ta rencontre. Je savais que tu viendrais. Je savais que tu viendrais longtemps avant que tu sois venu en vrai, sous ta forme matérielle. Mais tous les deux, vous devez partir maintenant. Vous avez ma protection. Je ne peux pas faire plus. Je dois aller dormir.»
«Marcellin, dis je alors que nous retraversions lentement la rue, comme des vieillards, je ne comprends pas. Comment peux-tu donner à la femme de l'instituteur un fils pour Samalé ? Tu n'es pas initié. Tu n'as pas les cicatrices.
- Quand j'ai quitté Makao, j'étais trop jeune. Mais ça n'a pas beaucoup d'importance. Parce que j'ai une situation spéciale, une parenté spéciale.
- Une situation spéciale ?»
Marcellin se tourna vers moi : « Tu ne le sais pas, vraiment ?
- Savoir quoi?
- Dokou... c'est mon grand-père.»
Scarifications
Le disciple prit dans le sac un petit couteau - à la lame rouillée. Bakolo donna sa consigne. Le disciple pinça la peau de Manou dans le bas du dos, du côté gauche, et la fendit. Bakolo sortit une petite corne, ôta le bouchon de feuilles, prit un peu d'onguent noir sur son doigt, en frotta la coupure. Il répétèrent l'opération cinq centimètres à droite. Les yeux de Manou devinrent vitreux.
Trois jeunes garçons vinrent observer la scène... et nous montrer comment ils faisaient rebondir et rattrapaient une balle de caoutchouc blanche (avec une habileté digne d'athlètes des jeux Olympiques). «Le latex, dit Marcellin, ils l'obtiennent d'une plante grimpante. Pour moi, le latex a été la cause de plus de souffrance dans cette région que n'importe quoi d'autre. Ce n'était pas notre faute. Un jour, quand je serai en colère, je t'en parlerai. »
Bakolo surveillait la huitième incision, lorsque le batteur de la nuit précédente, l'homme à la joue droite balafrée, sortit de la jungle à grandes enjambées en portant une arbalète dans une main et un singe dans l'autre.
Puis-je? » demanda Lary en se saisissant de l'arme.
Le batteur haussa les épaules, sourit, me tendit le singe et s'assit sur notre banc.
«Cette arbalète est lourde, dit Lary en maniant l'engin de bois grossier comme s'il s'agissait d'un violon précieux. Je vois. Le système se déclenche en tirant sur cette longue détente surbaissée... »
(Le singe avait une fourrure jaune-brun, chaude et douce au toucher, des yeux marrons, des favoris soyeux jaunes, des oreilles bleues, un visage bleu avec un éclair de blanc entre les narines et la lèvre supérieure, des mains et des pieds noirs, une longue queue rousse, un scrotum bleu ciel, un pénis cobalt. «Cercopithecus cephus, dit Marcellin. Le moustac, le singe à moustache.»)
«... ce qui a pour effet de lever cette liane entortillée et de la libérer de son encoche. Astucieux. Très astucieux. Une détente vachement bien conçue...»
(Les derniers vingt-cinq centimètres du dessous de la queue du moustac étaient couverts d'une peau noire, de la même texture que les paumes de ses mains et la plante de ses pieds, avec des arêtes latérales pour renforcer la prise autour des branches. Du sang suintait par une blessure au ventre.)
«... Mais attends un peu. Il n'y a pas de rainure pour diriger le carreau.» Lary porta l'arbalète à l'épaule et fit mine de viser. Le batteur sortit une flèche d'un sac qu'il portait en bandoulière, semblable à celui de Bakolo et la passa à Lary. «Mais ce n'est pas beaucoup plus long qu'un crayon, poursuivit Lary en la tournant entre ses doigts. Et d'un diamètre deux fois plus petit. Et la trajectoire... il n'y a qu'une seule hausse, tout est dans le même plan. Comment peut-on viser avec ça? Comment est-ce qu'on arrive à tirer droit avec un carreau comme celui-là?»
Le joueur de tam-tam fit un signe de tête et sourit. Marcellin prit le poignet de Lary entre le pouce et l'index: «Rends-le lui. C'est empoisonné. Le singe meurt en deux minutes ! Toi, si tu te fais une écorchure, tu meurs en dix minutes. Tu étouffes. Tu ne peux plus respirer!»
Nous rendîmes donc la flèche, l'arbalète et le singe, et le chasseur se retira dans son abri.Nzé fit son apparition à l'autre bout de la clairière. Il tenait à la main deux bouteilles de plastique d'eau.
«Bien joué, Nzé ! fit Marcellin. Tu as été au trou d'eau sans ordre. Bien joué !
- Oh non, ce n'est pas vrai ! dit Nzé, réfutant l'accusation. C'est la faute de Manou. Je me cachais. C'est à cause de ce que Manou a dit aux Pygmées. Il leur a dit que j'avais une maladie de la bite. Il leur a dit que j'avais toujours une maladie de la bite. Alors je suis parti. Je ne voulais pas qu'on m'incise. Pas là! Je ne veux pas de cicatrices sur la bite !»
La petite fille de Xavier
p391 -
«Ma petite-fille, dit-il, monsieur Lary, vous allez l'épouser?
- J'ai déjà une femme, dit Lary. Je suis marié.
- Oui ! dit le vieil homme en tripotant sa tasse vide, puis en la levant comme pour porter un toast. Vous la ferez venir? Votre première femme? Nous vivrons tous...» Et il s'arrêta et examina la tasse d'émail blanc entre ses mains. «Les Français, ils ont raison », dit-il d'une voix calme, comme s'il venait de changer d'opinion à ce sujet. «Une femme, ça suffit. Deux femmes, c'est une de trop...
- La petite fille, dit Marcellin à Lary en anglais, cette enfant, elle t'aime bien à cause de ta chemise bleue ou de ton jean ou parce que j'ai dit que tu étais américain. Ces enfants, le peu qu'on leur apprend, ils le reçoivent d'instituteurs néophytes qui comptent parmi les plus pauvres des étudiants, frais émoulus de l'école normale de Brazzaville. Ce sont de véritables communistes, parce que tout enseignant doit travailler deux ans dans un village de l'intérieur du pays, mais s'ils ont été envoyés jusqu'ici, au bout du monde, et dans la forêt, là où on peut mourir de maladie, être assassiné ou simplement disparaître sans que personne ne s'en soucie, alors, crois-moi, Lary, c'est que ces jeunes gens sont pauvres. Leur famille n'a ni argent, ni influence, ni relations dans le gouvernement, personne pour leur trouver un petit poste bien tranquille dans un village du plateau, dans la savane. Ils sont amers, ce sont nos gardes rouges. Ils racontent aux enfants que l'Amérique est l'ennemi. Toi, Lary, tu es cruel, sans pitié, tu es un démon, un capitaliste, un colonisateur, pire que les Français. Tu es résolu à détruire la République populaire, parce qu'ici tous les hommes sont égaux et libres et tout est partagé. Mais ne t'en fais pas, ça ira bien pour toi, parce que personne n'en croit un mot. Ils savent tous, tous les enfants savent que l'Amérique est une terre où l'on mange autant de viande qu'on veut, et où on vous donne des blue jeans et où personne ne va voir le sorcier, parce que tous les souhaits sont exaucés. En Amérique, personne ne meurt.
- Mais au moins, dis-je, il y a des écoles. C'est extraordinaire. Un vrai exploit. Essayer même d'implanter une école dans un village comme celui-ci, au fin fond de la jungle...
- Alors en Angleterre, vous n'avez pas d'école dans tous les villages?
- Eh bien, non, en fait les écoles de village ferment les unes après les autres, mais un autocar vient pour...
- C'était une plaisanterie ! Et ça marche ! On met en boîte le libéral! C'était une plaisanterie ! Mais tout de même, tu devrais savoir, un homme qui se dit apolitique, même un libéral, devrait savoir que la République populaire du Congo a été le premier pays au monde à envoyer un télégramme à la République populaire de Chine pour les féliciter des mesures fermes qu'ils ont prises quand ils ont massacré les étudiants sans armes sur la place Tiananmen.
- Les écoles, dit Lary, qu'est-ce que ça a à voir avec l'école du village ?
- Beaucoup, dit Marcellin, qui, remarquant que Bague était sorti de sa rêverie, passa au français. C'est cette attitude, c'est pour ça que les écoles de village sont un désastre. Et c'est pareil pour les écoles des villes, du reste, depuis que les Français sont partis, nos écoles, c'est une vraie catastrophe
- Quand les Français étaient là...» déclara Bague. Il retrouva un peu d'énergie et se leva pour remplir le pot de vin de palme avec un seau de plastique noir dans l'angle derrière lui. «...nous avions un hôpital dans chaque village, pas d'école, mais un hôpital, et les sentiers dans la forêt étaient entretenus et les rivières aussi, jusqu'à Berandzoko et il y avait du travail pour tout le monde. On pouvait gagner de l'argent!
- Oui, c'est vrai, c'est très vrai, mon vieil ami, toi vieux facteur, dit Marcellin qui devait en être à ses deux litres de vin de palme. Nous sommes tous amis ici! Nous pouvons le reconnaître. Personne n'écoute. Les Français sont civilisés, intelligents, ils dirigeaient bien ce pays. Même les dernières des crapules de France, les hommes qu'on faisait venir de lieux de France mal famés, de Marseille, de villes comme ça, même chez ces gens-là on en trouvait un sur cinq qui prenait vraiment son boulot à cœur, qui tombait amoureux de ce pays magnifique; ils s'occupaient de nous, ils construisaient des maisons, ils soignaient les gens malades, ils créaient des dispensaires dans chaque village, ils organisaient les récoltes, ils envoyaient des agents acheter les produits aux paysans, ils laissaient les gens dans les villages. Ils nous comprenaient. Ils épousaient nos femmes!» Il remplit sa tasse, en but la moitié en une seule gorgée et regarda Lary de l'autre côté de la table. «Ils n'étaient pas comme les Américains blancs! Pas comme le docteur Shaffer! Ils traitent nos femmes comme... comme des Pygmées ! Ils ne veulent pas s'accoupler avec elles, Xavier, ils ne veulent pas les toucher, ils ne leur font pas l'amour!
Lary, dégrisé, mais se sentant peut-être un peu malade, un mince résidu de vin de palme doux-amer, au goût éventé, légèrement collant enduisant probablement encore ses dents, dit: «Je suis déjà marié. Et votre petite-fille, Xavier, n'est encore qu'une enfant.
- Qu'est-ce que j'essayais de dire, Bague? Où est-ce qu'on en était? Ah oui, bien sûr, l'éducation, nos écoles de village. Bon, je vous le redis, c'est un désastre, une catastrophe. Ces idiots, ces têtes brûlées de jeunes communistes, ils ne parlent que de Marx et de Lénine, et parfois même du président Mao ! Les enfants quittent l'école et ils ne savent pas écrire une lettre. En ville, dans les écoles de Brazzaville, quand les Français étaient là, les enfants pouvaient écrire des dissertations ! Et de toute façon, après la Révolution, il n'y a plus eu de contrôle, tout le monde est venu dans les villes, toute la structure s'est écroulée. Mais, souvenez-vous bien, et ça vous concerne vous aussi, Lary et Redmond, nous ne pouvons dire ces choses que parce que nous sommes amis, et seuls, et que personne n'écoute !
- Milice armée ! cria une voix étouffée à l'extérieur. Au nom de la République populaire, ouvrez ! »
Gérard Burlion
Nous devons partir à la recherche de Gérard. Gérard Burlion. Nous allons avoir besoin de son camion et de son hors-bord. Il est français. Il est blanc. Il travaille pour F.N.C. C'est un forestier. Il me doit un service. Il m'aime bien. Nous nous entendons bien ! » Il se tourna vers Manou. «Tu seras tranquille. Personne ne vient ici.
- C'est hanté, murmura discrètement Lary au moment où nous commencions à remonter la rue. Des fièvres. Des frelons dans le toit.»
Au point haut de la ville, Marcellin tourna à gauche sur une route de latérite jaune ouverte au bull, une tranchée pratiquée dans la forêt, qui passait devant un gros groupe électrogène et une pompe à eau et débouchait dans une cuvette où s'élevaient plusieurs petites maisons. Devant chacune d'elle était garé un Toyota Landcruiser.
«Oui !» dit Lary.
Gérard Burlion apparut sur le seuil de son bureau à la porte de verre protégée par une grille métallique. Approchant sans doute de la quarantaine, il était blond, alerte, vif dans ses mouvements et portait une moustache et une barbe soignées, un sweat-shirt sur le devant duquel était imprimé Courrier pour une fleur, un fuseau de ski et des tennis bleu et blanc. L'air frais et propre d'un climatiseur nous parvint brièvement et j'aperçus d'un rapide coup d'œil de vrais fauteuils, des livres sur les étagères d'une bibliothèque, une table vernie avec des journaux et des revues... «Marcellin ! Mon vieil ami! Monsieur Eléphant! Comment vas-tu? Et qui sont tes amis?»
Marcellin lui expliqua.
«Enchanté ! répondit Gérard avec une poignée de main qui faisait craquer les phalanges. Pas de problème ! Je partais voir mon contremaître. Je vous ramène à pied en ville. Et demain je vais à Impfondo. Vous avez de la chance ! Je passe vous prendre demain dans la matinée. À quatre heures précises.»
Nous gravîmes la colline à une allure sportive, celle de Lary. Trois petites colombes brunes qui picoraient sur la piste s'enfuirent à basse altitude dans la forêt dans un bruissement d'ailes.
«Marcellin, dit Gérard, j'ai suivi tes instructions. J'ai fait de l'espionnage pour toi. J'estime maintenant que, par semaine, il passe deux ou trois tonnes de viande sauvage par Enyellé, au minimum. En majorité du Zaïre. C'est de la folie. Bientôt il ne restera plus une seule antilope, plus un seul éléphant. Quand j'étais garde forestier au Gabon, je voyais des léopards, des chimpanzés, des gorilles tous les jours. Mais il y a beaucoup moins de Pygmées au Gabon. Ici il y a trop de Pygmées. Les négociants leur prêtent des fusils et les paient avec quelques paquets de cigarettes et ils rapportent la viande !
- Depuis combien de temps êtes-vous ici? lui demandai je tout en tentant de me maintenir à sa hauteur.
- Moi? En Afrique? Vingt-quatre ans! J'aime bien ici. Je suis un Africain. J'y trouve du plaisir. Ça peut paraître banal, mais je suis un homme pratique. Intensément pratique. Je suis un forestier d'abord, un ingénieur ensuite. En France on a des machines pour tout et des spécialistes pour les réparer. Mais ici je suis l'homme qui fait tout. (Il montra d'un geste la génératrice et la pompe à eau.) Vous voyez ça? C'est moi qui l'ai monté ! Et si les robinets ne marchent pas, c'est ma faute, il n'y a personne d'autre à qui adresser le reproches. J'aime ça. ("Oui !" dit Lary en pressant le pas.) Mais Marcellin, comment va ton recensement des éléphants ? Hein ?
- C'est presque terminé, dit Marcellin, transpirant dans la chaleur étouffante de la soirée. Le doctes R. F. W. Barnes de Wildlife Conservation International et du Département de biologie appliquée, de Pembrokt Street, à Cambridge, va publier les résultats. Et va s'attribuer tout le mérite.
- J'ai pensé à tes recherches. Marcellin, tu as un gros problème. Il y a un Pygmée que je connais ici. Un bon ami à moi. Il travaille sur mon chantier d'abattage Il peut prendre la forme d'un éléphant chaque fois qu'il le veut, pour aller chasser. Eh bien, un jour il s'est transformé en éléphant et est parti chasser. Il a tué une mère éléphant et son petit, et quand il est revenu à mon camp, il a découvert que deux Pygmées étaient morts. (Gérard fit claquer ses doigts.) Juste comme ça! Alors ce Pygmée a été dégoûté par tout ça. Il s'est changé en éléphant pour se venger du Bantou, le braconnier qui lui avait prêté le fusil. Il est allé dans la plantation du Bantou et a piétiné les plants de manioc et aplati le maïs; il a renversé les bananiers et les plantains. Alors qu'est-ce que tu fais de ça avec ton ordinateur? Hein? Qu'est-ce qui se passe avec ton ordinateur?
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- Marcellin, c'est évident! L'animal laisse des traces partout. Alors tu comptes ça dans ton recensement. Tout le monde a vu des traces d'éléphant, mais à chaque fois c'était un Pygmée.
- Vous croyez vraiment à ça?» dis je.
Gérard s'arrêta. «C'est le chemin le plus rapide pour revenir d'où vous venez, dit-il en montrant du doigt un sentier qui s'écartait de la piste. Je dois continuer. J'ai du travail.» Il me regarda avec un mépris soudain. De la poche de sa chemise il sortit des lunettes de soleil qu'il mit. «Vous, vous êtes nouveau en Afrique. Je le vois. Si vous aviez vécu ici un an, même une seule année, vous comprendriez suffisamment de choses pour ne pas poser des questions aussi stupides que ça.» Et il partit à grandes enjambées sur la route qu'il avait construite.
À trois heures du matin nous nous sommes levés, ankylosés par la nuit passée sur le béton, avons fini le poulet et le manioc, avons préparé les bagages et attendu sur le perron de ciment de quatre à sept heures (Lary très tranquille, la tête dans les mains) l'arrivée de Gérard dans son 4 x 4. Marcellin et Nzé sont montés dans la cabine, Lary, Manou et moi sur les sacs à dos, sur la plate-forme. Gérard, pour rattraper le temps perdu ou parce qu'il avait été jadis coureur automobile, ou les deux, conduisait le long de l'étroite piste qui traversait la forêt à une vitesse à vous figer les sangs, soulevant la poussière, fonçant dans les virages sans visibilité, décollant les roues dans les tournants, nous projetant avec bagages et trouille d'un côté à l'autre de la camionnette.
Nous avons fait halte, toujours à bord, devant des billes de bois empilées près d'un petit quai sur la rive de l'Oubangui.
«C'est au moment où on pense qu'on est en sécurité... a dit Lary en récupérant son chapeau et le contenu de ses poches sur les plaques de fer.... C'est au moment où on pense qu'on a rencontré la seule personne ici qui n'ait pas reçu un coup de bambou sur le crâne...»
Nous avons charrié les sacs, en passant devant des réservoirs de gas-oil noirs, un tracteur-grue, un camion cabossé, jusqu'à une grande pirogue amarrée près d'une petite vedette blanche. Trois hommes, dont l'un en bleu de travail, sont sortis de derrière un abri. Gérard leur a donné des instructions et ils ont transporté un bidon d'essence dans la pirogue, ont fait le plein du gros moteur hors-bord, ont pris nos bagages et les ont chargés à bord.
L'homme en bleu s'est assis à l'arrière. Manou, Nzé et Lary se sont placés l'un derrière l'autre au milieu de l'embarcation. Marcellin et moi nous sommes accroupis, et Gérard, après avoir poussé le bateau vers le large, est allé en quelques bonds se placer à l'avant et s'asseoir face à nous.
Gérard, vêtu d'habits de ville (chemise à rayures vertes, veste de lin verte, portefeuille et poignard Mauser dans sa gaine à la ceinture de son pantalon de coton de couleur fauve) a jeté un coup d'œil à sa montre « En retard ! a-t-il dit. Des problèmes ce matin. À la maison.» Marcellin a approuvé d'un mouvement de tête, comme s'il savait de quoi il s'agissait.
Le batelier a tiré sur le lanceur du hors-bord, a mis les gaz. La pirogue a décrit un cercle sur les eaux brunes du large Oubangui et pris la direction du sud, vers l'aval et Dongou. «Bohmaaa ! a crié Nzé en levant le poing.
- Redmond, a dit Gérard en se penchant en avant. Je suis désolé d'avoir été grossier envers vous hier.
- Vous n'avez pas été grossier, ai je répondu, encore rempli d'indignation. Pas du tout.
- Vous devez comprendre. Il y a trois types d'hommes blancs ici. Il y a les instituteurs qui ne gagnent pas d'argent. Ils sont ici parce qu'ils aiment leur travail. Ils se sentent appelés à le faire. C'est une vocation. Puis il y a des résidents, des gens industrieux qui ont choisi de vivre ici, des expatriés qui travaillent dur. Et puis il y a les petits Blancs, ceux qui sont uniquement là pour l'argent, des gens sans espoir ou qui ont été envoyés ici par leur société. Ils n'ont pas d'imagination. Ils détestent tout. Ils détestent le climat. Ils détestent les Congolais. On ne peut pas parler avec ces gens-là. C'est impossible.»
Au loin, sur une barre de sable jaune, sous le vaste ciel gris et morne, quatre oies blanc et noir, peut-être des canards casqués, se reposaient au bord de l'eau. «J'appartiens au second type d'homme blanc, a poursuivi Gérard, la tête enfoncée dans les épaules, en parlant vite. Mon père était professeur. Il enseignait le droit. Il a passé douze ans à Brazzaville. Il a écrit une thèse, a obtenu un doctorat. Il est devenu magistrat à Madagascar. Nous, les enfants, nous avons passé des années heureuses à Brazzaville. Nous avions un petit bateau, nous nous baignions dans le fleuve ! J'ai six sœurs et un frère et nous sommes tous restés en Afrique! C'étaient des années formatrices. Puis j'ai passé treize ans en France. J'étais perdu. Je ne savais pas quoi faire. À quinze ans, je gagnais ma vie en faisant la plonge dans les hôtels. Je travaillais sur les chantiers de construction et c'est là que j'ai découvert la menuiserie. J'ai découvert que j'aimais le bois. (Il caressa le plat-bord de la pirogue rendu lisse par l'usure.) Alors je suis allé dans une école des métiers de la forêt à Bordeaux. J'ai acquis mon expérience pratique au Gabon en conduisant des grosses machines. Je suis devenu directeur de la construction des routes, puis de l'exploitation. J'ai trouvé un sens à ma vie. Un métier que j'aimais! Une passion dévorante! Alors maintenant je suis heureux. Je travaille de quatre heures du matin à dix heures du soir. Tous les jours.
- C'est comme Cuba ! s'est exclamé Marcellin, excité. Cuba dans les premiers temps! On travaillait seize heures par jour. On prenait nos repas au travail. La maison, ça n'était que pour dormir. Si on était un bon ouvrier, on gagnait le droit d'acheter une voiture ou une machine à laver. Si on voulait un appartement, il fallait travailler dans la construction. Alors il y avait de l'argent pour les hôpitaux et les écoles. Et les mères comme la mienne, une femme avec neuf enfants, à Cuba, dans le temps, elle aurait obtenu la médaille de l'État. une médaille de mère méritante, et le gouvernement aurait subvenu à ses besoins.
- Est-ce que ça marcherait ici ? a demandé Gérard.
- Non, tu sais bien que non, tu as pu t'en rendre compte... le peuple congolais n'aime pas travailler. Il y a des gens qui travaillent jusqu'à onze heures du soir, mais il n'y en a pas beaucoup.
- C'est un problème. Et puis il n'y a pas de base industrielle. En plus, quand un Africain gagne de l'argent, il prend plusieurs femmes. Alors qu'un Européen ou un Américain du Nord, il fonde une entreprise et une dynastie familiale...
- Gérard, suis je intervenu. Et vous? Vous avez une femme ?
- Redmond, en 1979 j'ai fichu la pagaille dans ma vie. Ça a été une période difficile. Ma femme est du Zaïre et nous avions un enfant, mais en 1979 je les ai envoyés vivre en France, à Nice, parce que je voulais que mon fils reçoive une vraie éducation. Nous avons essayé ici avec des cours par correspondance, mais c'est difficile, très difficile. En fait, à moins que la mère soit institutrice, c'est impossible ! Je leur envoie de l'argent. Et j'ai des congés, vous savez, tous les dix mois à peu près...
- Et le reste du temps, a dit Marcellin en me faisant un clin d'œil, tu vis comme un Africain.
- Peut-être.
- A certains égards, a commenté Marcellin, d'un ton enthousiaste, d'une voix qui s'élevait, moi aussi j'appartiens à ton second type ! Je travaille jusqu'à onze heures du soir ! Je travaille dur ! Et à Impfondo, Redmond, je te montrerai, nous ne prendrons pas de repos ! Nous allons réapprovisionner cette expédition gouvernementale en un jour. Nous n'avons pas besoin de plus. Un seul jour! Dans deux jours, nous serons en route vers l'ouest.
- Où allez-vous? a demandé Gérard.
- Djéké, Boha, lac Télé.
- Le lac Télé? Marcellin, tu es fou! Tu ne peux pas retourner là-bas!
- Je sais, a chuchoté Marcellin en fixant les caillebotis. Ils vont nous assassiner. »
Le paludisme
p103 -
Le lendemain matin, je me réveillai guéri, débordant
temporairement d'énergie, euphorique. Je pris une
douche froide (le seul type de douche qu'on pouvait
prendre) sans réveiller Lary qui ronflait avec irrégularité,
enfilai mes vêtements humides de sueur et coupait
l'ananas de notre prébreakfast sur les carreaux lorsque
le bruit caractéristique de la truie Gloucester Old Spot
avec sa portée complète de douze porcelets, un pour
chaque tétine, s'arrêta. Une demi-minute plus tard,
Lary entra en titubant dans la pièce, s'assit sur le bord
de la baignoire, posa ses coudes sur ses genoux et tint sa
tête dans ses mains. Il avait l'air véritablement très fatigué.
«Je suis parfaitement conscient, dit-il en me regardant, que les hommes, quand ils sont dans des conditions de stress, se disputent à propos des choses les plus absurdes, se battent pour une dernière bouteille de ketchup, s'entretuent pour une brosse à dents, mais est-ce absolument nécessaire que tu fasses ça? Est-ce absolument nécessaire que nous mangions cet ananas directement sur le sol dégueulasse de cette salle de bains? Est-ce que tu ne crois pas que notre budget pourrait nous permettre l'utilisation d'une assiette en carton?
- C'est comme tu voudras, dis-je. Wedgwood, Limoges, Ming, tu choisis. Tout va pour le mieux. Je suis guéri. Est-ce que tu m'as donné le reste des pilules?
- Bien sûr. J'ai mis le réveil. Ce n'est pas tellement que j'en avais besoin... Comment j'aurais pu dormir en t'entendant claquer des dents et en te voyant fumer comme une bouilloire toute la nuit?
- Je ne m'en souviens pas. Je ne me souviens pas de grand-chose.
- Je me suis dit à moi-même : O. K, il a soixante-cinq pour cent de chances d'y laisser sa peau. J'irai à l'ambassade américaine. J'irai à l'ambassade américaine chercher un sac pour transporter le corps. Ça a été la pire nuit de mon existence. Sans le moindre doute. La panique est une mauvaise stratégie, Shaffer. Essaie de dormir. Mais tu tournais comme un rouleau et tu faisais ces affreux grognements, et tu claquais des dents exactement comme si tu allais faire péter tous tes plombages. Ça encore, ça allait. Je pouvais le supporter. Mais ensuite tu t'es arrêté complètement de bouger. C'était si calme que j'ai allumé la lumière. Nom de Dieu... tu as les yeux grands ouverts. Tu es couché avec la tête sur l'oreiller et la sueur qui te dégouline sur le visage et tu souris! J'essaie de te parler. J'agite ma main devant ton visage. Pas de réaction. Ça me fiche une peur du diable. Puis tu te mets à baragouiner avec cette petite voix sinistre que j'arrive à peine à saisir. Tu crois qu'il y a des oiseaux ici... et des abeilles en guêpière, c'est tout du moins ce que j'ai cru comprendre. Beaucoup plus tard tu te mets à hurler: «Il y a des Pygmées dangereux! Il faut trouver ces Pygmées dangereux !» Puis quelque chose t'arrive. Tu te tais. Tu ne quittes pas des yeux la penderie. Tu me fiches tellement les jetons que je sors du lit et que je vais faire un tour dans l'armoire pour me rendre compte par moi-même. Je me raisonne : ça y est, ne panique pas, son esprit bat la campagne pour de bon, c'est le paludisme cérébral, c'est dans les méninges, ça attaque l'enveloppe du cerveau. Alors je crie : "Tu es mort devant moi... et nous n'avons même pas eu le temps de remonter le fleuve, de voir quoi que ce soit. Comment peux-tu casser ta pipe dans un asile de nuit? À quoi ça rime?" Tu t'assois sur le lit. Tu plies les bras devant toi. Je pense : il porte un fusil. Puis tu retombes en arrière, tu hurles, tu te tiens le ventre, tu donnes des coups de pied, tu appelles ta mère.
- Ma mère? Ne sois pas ridicule.
- Si. Horrible. Vers le matin tu es redevenu tout à fait lucide. Tu parlais avec ta voix normale et tu voulais savoir pourquoi les jeunes soldats, quand ils se sont fait arracher un bras ou qu'ils ont reçu une balle dans le ventre, pourquoi ils appellent toujours leur mère. "Maman ! Maman !" ils hurlent, juste avant de mourir, "Maman ! Maman ! "»
Nous sommes restés silencieux, puis il a dit: «J'aimais ma mère, aussi, tu sais. En fait, elle n'a jamais commis qu'une erreur, à mon avis. Bien que je sois obligé de reconnaître que, de toute façon, ça ne changeait rien à rien, elle le faisait chaque fois qu'elle avait économisé suffisamment d'argent.
- Qu'est-ce qu'elle faisait?
- Elle m'envoyait des vêtements, a dit Lary, que je n'aurais jamais voulu porter, même pour une battue à lapins.»
Le pian
- Que faites-vous? demanda Lary. Vous les soignez tous ?
- Le pian, répondit le pasteur Thomas. Vous avez entendu parler du pian?
- Bien sûr, dit Lary en s'essuyant la moustache d'une main.
- C'est une malédiction ! Ce sont les Pygmées qui l'attrapent. C'est terrible. Alors nous avons fait appel au Lion's Club de Brazzaville. Ils nous ont offert les médicaments, tout.
- C'est la seule façon», dit Sandy en rangeant les flacons dans la malle. Je remarquai que ses bras nus étaient couverts de piqûres de moustiques et de mouches tsé tsé, d'enflures rouges. «Nous remontons la rivière. C'est dur. Je suis épuisée. Mais nous vaccinons autant de Pygmées que nous pouvons. Le premier jour, il nous faut faire ce que nous pouvons pour les villageois, toutes les maladies, les blessures par accident, les fractures, ces sortes de choses. Sinon le chef ne permet pas aux Pygmées de venir à la consultation. C'est un travail dur! Mais les équipes médicales du gouvernement, quand elles viennent de Brazzaville vendent les médicaments à la pharmacie d'Impfondo et se soûlent. Ou si vous leur donnez de l'argent, il disparaît.
- Je le jure devant Dieu, Marcellin, dit le pasteur Thomas, c'est vrai! Les Français, eux - la maladie du sommeil, la lèpre, la tuberculose, le pian -, ils les avaient éliminés ! Le chef devait présenter tous les habitants de son village ou ils lui flanquaient une bonne rossée, mais au bout du compte ils sont arrivés à s'en débarrasser. Je le jure devant Dieu, Marcellin, ils les avaient éliminés!
- La maladie du sommeil, dit Marcellin en regardant le sol, la tuberculose, le pian, le choléra, tout ça est revenu.»
Avec quelques portraits des matelots qui entourent le néophyte,
Luke, Dougie, Robbie et le capitaine Jason.
Luke, Dougie
p136 - « Oui, cria Robbie, en s'adressant pour je ne sais
quelle raison à Luke. Si ta femme, ta petite amie, Kate... si elle veut venir te
voir partir à Stromness, tu dis : Non. Jamais. Tu ne dois jamais faire ça. Et
Kate, il ne faut jamais tricoter un dimanche, parce que ça voudra dire que les
aiguilles pointues vont déchirer le filet. Et il ne faut pas faire la lessive la
veille du départ, surtout pas dans une machine à laver, parce que c'est aussi
violent que la mer par un temps de force 10 !... Et ça voudrait dire que je
serai emporté dans un tourbillon au fond de l'eau qui sera mon tombeau. Comme tu
sais, les tombes des marins n'ont pas de pierre tombale, pas de lieu de repos,
pas de paix, à moins qu'ils sombrent avec leur navire à Scapa Flow. Oui. Les
fleurs ne poussent pas sur la tombe d'un marin, c'est ce qu'on dit, alors les
gars des chalutiers quand ils sont morts, ils reviennent dans les lieux qu'ils
ont aimés, vers les gens qu'ils ont aimés autrefois, sur terre, chez eux. Oui...
», dit Robbie. La plaisanterie en devenant réelle prenait un ton amer.
« Oui,
dit-il, en vidant ses poissons à une allure folle. Oui ! cria-t-il. Et tournez
toujours votre chalutier avec le soleil !
— C'est exact... », dit Luke décontenancé, juste assez fort pour être entendu
au-dessus des assauts furieux à l'extérieur et à l'intérieur, au-dessus du bruit
trépidant des moteurs qui vous vidaient l'esprit. « ... Je viens d'entendre
celle-là, Robbie. Je suis sûr que tu la connais déjà. Mais peut-être que non...
parce qu'elle vient des Shetland. Ecoute : si tu as eu une période de malchance
à la pêche, tu peux la guérir en brûlant la sorcière. Tu sais ? Tu promènes une
torche allumée tout autour du bateau et tu enfumes ou tu brûles la malchance.
Ils font encore ça, ou c'est ce qu'on m'a dit. Et tu le sais, j'en suis sûr,
certains disent que pour porter chance à un filet neuf, il faut qu'une vierge
vienne pisser dessus...
— De l'eau bénite !... » m'écriai-je, content, redevenu moi-même d'une façon ou
d'une autre pour quelque temps. « ... De l'eau bénite ! Venue de la source
primitive !
— Oui ! hurla Sean en mettant son bras sur mes épaules. Vieil original ! Vous
êtes assez âgé pour être mon père, mon putain de grand-père ! C'est cool ! De
l'eau bénite ! T'as entendu ça, Robbie ? Robbie, Robbie, fais pas de cauchemars
pour ça ! Nous fais pas une déprime ! T'es balèze et t'as gagné ta bagarre
contre l'alcool, la drogue, tout ce merdier et tu fumes même pas ! Tu y es
arrivé ! Raconte lui, raconte à Redmond et à Luke, raconte-leur !
— Oui, bon, c'est pas une histoire terrible... », dit Robbie. Il poursuivit son
travail, toujours contrarié, en parlant d'une voix beaucoup trop calme. « ...
C'est comme ça... ça a à voir avec l'alcool. Vous savez, la dépression
saisonnière. C'est bien ça. C'est difficile, c'est ce qu'ils disent, de vivre
dans l'obscurité plus ou moins pendant la moitié de l'année et puis dans la
lumière faible en été. Il y a de la lumière, oui, mais c'est pas assez même pour
faire mûrir ce putain d'orge, même pas pour pour nos malts, Highland Park, Scapa
Flow. On est obligé d'importer de l'orge ! Oui, de toute façon, peut-être que
c'est pas une excuse, mais c'est la boisson de la ceinture nord, c'est comme ça
qu'ils l'appellent... cette façon qu'on a de boire jusqu'à plus tenir debout. Et je
veux pas seulement parler d'ici dans les Orcades ou aux Shetland. Non, c'est
pareil au nord du Canada, ou juste de l'autre côté avec les Norvégiens, les
Suédois, les Finlandais, le nord de la Russie, l'Alaska, juste en face. Même les
Esquimaux, les Inuits, vous leur donnez une bouteille et ils peuvent plus
s'arrêter. Et c'est comme ça que s'est arrivé. J'ai tapoté deux policiers.
— Vous avez fait quoi ?
— Je les ai tapotés, Redmond. Je leur ai donné une claque en pleine figure. Un
aller-retour. Je les ai mis K.O. Inconscients. Boum. Ils sont tombés par terre.
Juste avant ils m'insultaient, là devant moi, des gros costauds, vous savez ?
Vraiment gros. Dans le bar. Et le moment d'après ils avaient disparu. Ils
m'avaient laissé seul. Juste comme ça. Ils sont partis. Boum ! J'ai été surpris,
vraiment. Plus de problème. Sauf qu'il y en avait quand même un. Parce qu'en
fait ils étaient pas du tout partis. Ils étaient encore bien là, allongés sur le
sol. Là devant moi. Alors, c'est eux qu'ont gagné, vraiment ! Ils auraient dû
partir... »
Sean, tout excité, hurla : « Ils savaient pas ! Ils ont pas eu de chance ! S'ils
avaient fait attention que c'était toi, Robbie, Robbie Stanger... ils seraient
partis tout de suite. Oui, pas de blague, ils auraient fichu le camp comme ces
bestioles à poil qui vivent dans les champs, ils seraient retournés dans leurs
terriers d'Édimbourg ou dans les Basses Terres ou d'où ils venaient...
— Redmond, je les connaissais pas, dit Robbie, morose. C'était des gens du Sud,
des Écossais, des étrangers. J'avais pas été à l'école avec eux. Je connaissais
pas leur famille.
— Et alors quoi ?
— Alors quoi ?... » Robbie se tourna vers moi. Son visage s'éclaira. Il roula
curieusement les épaules. Il tendit le cou en arrière. Il rit. « ... Je suis
allé en prison.
— En prison ? répétai-je stupidement, ahuri.
— Oui ! En prison ! cria-t-il, en s'animant, aussi plein de vie qu'une hermine
au printemps. En prison ! À Inverness ! Vous connaissez ? Vous avez une idée de
ce que c'est ? La prison, je vous le dis, c'est merveilleux. Des vacances ! Un
hôtel pour marins ! J'y crois toujours pas, Redmond, on avait un menu, je vous
le promets, on avait un menu et on pouvait choisir la nourriture qu'on voulait.
On faisait des croix dans les petites cases sur une liste, comme un seigneur !
Oui et mes copains là-bas et les matons, vous savez, ils étaient très
respectueux, c'était Robbie par-ci, Robbie par-là. "Et alors, comme ça, vous
êtes marin sur les chalutiers et boxeur, non ? Alors qu'est-ce qu'on peut faire
pour vous, Robbie, parce que vous êtes à terre maintenant et un marin, c'est pas
une vie pour un homme ordinaire qu'est bien dans sa tête. Non, nous, on voit pas
beaucoup de marins ici, c'est bien sûr, parce que tous ces mecs-là se noient en
mer, les pauvres bougres. Alors vous êtes quelqu'un de rare dans cette
engeance-là, et est-ce que vous êtes confortablement installé, est-ce que vous
avez assez à manger ?" Et vous allez pas le croire, mais il y avait du football.
Toutes ces choses merveilleuses. Et on n'avait jamais froid. Pas froid du tout.
Les marins, vous savez, le foot, ils ont des jambes, ils peuvent pas s'en
empêcher, ils peuvent taper dans ce putain de ballon pendant des miles !
— Je suis sûr qu'ils peuvent faire ça, dis-je.
— But ! hurla Sean.
— But ! hurla Luke.
— Oui, hurla Robbie, encouragé. Je leur ai pas dit d'abord. Ils savaient pas.
Mais j'ai couru pour les Orcades dans les championnats écossais du district Nord
en 1980. On a terminé troisième de la ligue. Oui, mais en 1984 j'ai couru dans
la ligue de cross-country, les championnats open, en mai. Et là j'ai gagné.
Putain, j'ai gagné la course !
— T'es un bon, Robbie ! hurla Sean.
— Magique ! hurla Luke. Magique !
— Oui, alors notre équipe de foot, la Prison d'Inverness, un endroit formidable,
une équipe formidable, on a écrasé tous ceux qui se sont présentés contre nous !
— Bravo ! criai-je.
— Et les cuisines ! cria Robbie. Vous pouvez pas croire ça ! Il y a tout le
matériel qu'il vous faut... et même des tas de trucs que vous avez jamais
imaginés, même en rêve ! Et devinez quoi ? Ils m'ont laissé préparer les repas
dans ces cuisines-là ! Oui. C'était un grand moment. Des pommes de terre et du
boeuf de toutes sortes, pour des centaines de gens à la fois ! Vous savez, ils
me laissaient faire ça tous les jours, tous les jours que je voulais, avec une
veste blanche, un chapeau et la vapeur et la chaleur et les amis qu'on se fait !
Oui, c'était sensationnel... »
Robbie se tut. Son visage s'assombrit. Il se mit à fendre et à vider les
poissons deux fois plus vite que sa cadence ordinaire : un coup de couteau, un
petit geste de la main, une poignée dans le plateau, un lancer agressif vers le
haut.
« Alors, quoi ?... » dis-je, en essayant, sans succès, même maintenant de saisir
un autre flétan du Groenland visqueux. « ... Qu'est-ce qui est arrivé ensuite ?
— Eh, oui, dit Robbie, tendu, furieux. J'aurais dû savoir... que c'était tous
des salauds. De vrais salauds. Tous autant qu'ils étaient.
— Hé?
— Eh oui, Redmond, allez pas leur chercher des excuses. De vrais salauds. Tous.
Vous savez quoi ? C'est censé être la loi. La putain de loi, nom de Dieu ! Le
juge me l'avait promis. Il m'a fait une promesse, là-bas devant tout le monde.
Il a dit, c'était on ne peut plus clair, bien que j'aie pas pu le comprendre sur
le moment : "Monsieur Stanger", il a dit, "je vous condamne à six mois !" Six
mois, Redmond, alors que j'étais là, je profitais de toutes les minutes que je
passais là-bas et je me disais, Robbie, je pensais, c'est O.K., t'as pas de
soucis, pas du tout, y a rien que tu puisses y faire, tu
peux pas aller en mer, t'es en sécurité, au chaud ici, t'as pas à te soucier de
rien du tout et t'as trois mois qu'on te doit encore, chaque jour...
— Alors ? »
Robbie, offensé, imita mon accent : « Alors ? Je vais vous le dire alors !
Redmond, ils m'ont jeté dehors ! Juste là, à ce moment-là... ils s'en foutaient.
Ça leur était égal... ils me devaient trois mois pleins ! Oui, les salauds, ils
m'ont jeté dehors, comme ça, sans un mot, sans un seul mot. Ils m'ont jeté
dehors pour bonne conduite ! Nom de Dieu ! Si j'avais su qu'on pouvait vous
punir pour ça, si j'avais su qu'on pouvait vous faire ça, Redmond, vous jeter
dehors pour bonne conduite, j'aurais tapoté le directeur de la prison, ça c'est
sûr ! »
p150 - Alors que nous rentrions dans l'odeur de renfermé de la cuisine,
bondée (mes lunettes s'embuèrent de nouveau et je les ôtai pour les essuyer sur
ma manche), j'entendis la voix de Sean tout à côté, sur la droite. « Venez les
gars ! Qu'est-ce que vous foutiez ? Jerry a fait un clapshot !
— Unquoi?
— Un clapshot, Redmond. Un plat des Orcades ! Des navets et des pommes de terre.
Et des haggis ! Ce qu'il y a de meilleur ! Et les gars, comme on le disait,
c'est vrai : vous le méritez bien ! »
Ma vision partiellement rétablie, je vis que tout le monde — à l'exception de
Jerry qui devait avoir seul la responsabilité du Norlantean K508, là-haut sur la
passerelle — étaient déjà assis : Dougie ; Big Bryan, le second ; Allan Besant,
que je connaissais à peine, et Robbie, aux quatre places du banc fixé au sol à
notre gauche. À notre droite était assis Sean qui faisait face à Jason, et deux
places nous attendaient, avec, pour chacun, une assiette remplie à ras bord, un
couteau et une fourchette. « Fais attention,
Redmond, me dis-je à moi-même sévèrement, ressaisis -toi, sois un homme, alors
que je m'asseyais sur le mètre de banc qu'on m'avait réservé aux côtés de Jason,
tu n'as pas dormi, n'en fais pas trop devant cet accueil sans façon... »
« Oui !... » dit Sean, alors que Luke s'assit à côté de lui, face à nous. « ...
Les gars ! Vous le méritez bien ! J'ai choisi les places moi-même ! Il y a un de
vous, comprenez-moi bien, qui s'y connaît pour vider le poisson ! Un vrai coup
de main... et on s'y attendait pas !
— Oui... », dit Bryan, de sa lente, profonde voix de basse, sans lever le nez de
son assiette remplie à une hauteur héroïque, homérique. « ... Y a rien à redire
là-dessus. Vingt et une caisses de blackbutts... Et ils venaient si vite. En bas
on ne pouvait pas le croire... »
Jason, comme s'il faisait une annonce mûrement réfléchie devant un parterre
bondé en tant que chef de communauté, ce qu'il était en réalité, me suis-je
rendu compte, dit : « Luke, je peux vous le dire, là, maintenant, vous êtes
vraiment à votre affaire. » Et je pris conscience, obscurément, que c'était de
loin le plus beau compliment auquel on puisse s'attendre dans un chalutier en
pleine mer.
« Ah ça oui,... », dit Luke, qui avait fougueusement attaqué à la fourchette son
énorme tas de haggis. « ... Oui, c'était une belle prise... la plus belle que
j'ai vue... » Le visage pâle de Luke, ai-je remarqué à ma grande surprise, avait
rougi. Cet afflux de sang était-il dû à la chaleur ambiante ou rougissait-il de
plaisir ? « ... Redmond, ici présent, dit-il trop rapidement, à trop haute voix,
vous savez ce qu'il m'a dit ? Les gars, il y avait une lotte qui était restée
dans la trémie, une balèze, avec deux grosseurs, sur la tête, des cancers
probablement, et Redmond, il a décidé que c'était des mâles parasites, vous
voyez ? Et il m'a dit : "Luke, il m'a dit : c'est la vie, Luke, parce qu'une
fois que tu t'es enfoncé la tête la première dans une femelle, tu n'as plus
jamais à travailler !" »
Tout le monde a éclaté de rire.
« Alors ce n'était pas un couple de mâles ? Des cancers ? Comment sais-tu cela ?
— Parce que ce n'est pas la bonne espèce ! Ni le bon ordre ! Celle-là, c'est un
Lophius piscatorius ! La baudroie, la lotte dans le commerce. La plus grosse que
j'ai vue, mais c'est tout de même une baudroie. Toi, tu penses aux baudroies des
grands fonds !
— Génial ! dit Sean, en voyant ma déception. Mais elles sont bizarroïdes, ça
c'est sûr !
— Oui, Redmond, ne vous en faites pas, dit Bryan, sur un ton aimable. Et qui
sait ? On attrapera peut-être une de ces baudroies des grands fonds. Ce n'est
pas impossible. Et c'est un animal étrange à voir, le plus étrange existant sur
terre, mais la lotte ordinaire, vous savez, elle n'est pas si ordinaire que ça.
La femelle pond des oeufs comme du frai de grenouille... sauf que la gelée peut
avoir 12 mètres de long sur 60 centimètres de large ! Et on raconte dans les
Orcades que des gens dans une barque au large de Scapa Flow ont vu une de ces
masses et ont pensé que c'était un monstre marin, un ruban sombre qui serpentait
dans l'eau, vous voyez, et ils sont rentrés effrayés en ramant de toutes leurs
forces ! Bon, c'est une bonne histoire, mais on ne connaît pas le nom de ces
gens-là. Alors c'est des inventions.
— Si c'est des histoires que vous cherchez... », dit Robbie, qui voulait me
sortir d'embarras (je ne parvenais toujours pas à lever le nez de mon
assiette... comment avais-je pu me tromper d'espèce, d'ordre même ? C'était
impardonnable, c'était sans excuse possible... Pourquoi n'avais-je pas lu plus ?
Pourquoi ne m'étais-je pas mieux préparé ? En biologie marine, eh bien,
peut-être n'y a-t-il rien de simple ?...) « ... alors vous devez rencontrer
Malky Moar ! Les Orcades, y a pas mieux pour les histoires. On a pas de mal à
trouver Malky, il est toujours au bar. Et Malky, voilà ce qu'il m'a raconté
(bon, c'est vrai, Redmond, on avait eu
un putain d'orage) et le soir d'après dans le bar, Macky m'a dit, il a dit : "Robbie,
t'as entendu le tonnerre ?" "Oui." "T'as vu l'éclair ?" "Oui.» "Eh bien y avait
mon paternel assis dans la cuisine, à la ferme ; tu connais la cuisine ?" "Oui."
"Alors la foudre, elle descend par la cheminée et entre dans le poêle. Mon
paternel, il avait posé ses pieds sur le poêle. Tu vois le poêle ?" "Oui."
"Alors la foudre elle a monté le long de ses jambes et est ressortie par
derrière sa tête et elle a tué deux cochons dans la cour !" Alors dans le bar,
on a tous rigolé. Et Malky Moar, il s'en est pris à nous et il a dit : "Robbie
Stanger", il m'a dit "mon paternel, est-ce qu'il a des cochons ou non ?" Et
Malky, il avait l'air vrai-ment en colère, alors j'ai dit : "Oui, il en a".
Parce que c'est vrai. Et Malky, il a plus eu l'air en colère et il nous a tous
regardé dans les yeux, chacun à notre tour, et il a dit : "J'ai fini ma
plaidoirie !" »
L'éclat de rire fut général.
Et Sean dit « Fer froid ! »
Et Jason dit : « Ne vous en faites pas, Redmond. Non, c'est vrai, nous ne
pouvons pas vous promettre une baudroie des grands fonds. Mais n'ayez pas
d'inquiétude. La mer est pleine de choses étranges et certaines d'entre elles
sont plus étranges encore que vos baudroies, croyez-moi... J'ai attrapé quelques
requins à grande profondeur, des requins du Groenland, et ils sont bizarres, non
pas tant par leur allure, ni même par ce que les scientifiques spécialistes de
la pêche, comme Luke, nous disent, non, ils sont bizarres, Redmond, parce que
leur chair est empoisonnée. Elle est toxique. Et qui pouvait s'attendre à une
chose pareille ? De la chair de requin, formidable ! Mais pas celle-là, non...
elle peut vous tuer ! Maintenant ce qui est véritablement merveilleux, c'est
cela : les Islandais, de purs Vikings en réalité, et les Vikings sont des gens
pour qui j'ai beaucoup de respect, en tant que commandant, vous savez – les
Islandais utilisent le requin du Groenland pour son
huile et sa peau, et ce n'est pas tout, parce que la chair, ils ne la gâchent
pas non plus, ils l'enterrent jusqu'à ce qu'elle soit putride, alors ils la
déterrent, la font sécher et ils la mangent ! Alors comment ont-ils trouvé ça ?
— Ça m'étonnerait pas que ça leur vienne des Esquimaux », dit Bryan à l'autre
table. Bryan, Big Bryan, était effectivement un grand gaillard, les cheveux
foncés, une barbe noire naissante, un Viking néanmoins, un Robertson. Ses yeux
noirs, très enfoncés, auxquels l'épuisement physique donnait un air égaré,
semblaient malgré tout être toujours les yeux d'un homme qui prenait son temps,
que rien ne bousculait, qui réfléchissait sérieusement à des sujets qui
n'avaient pas encore commencé à troubler Sean et dont j'avais cessé de me
préoccuper, comme le but de l'existence. Il portait une petite perle d'argent
dans le lobe de son oreille gauche, peut-être un éventuel tribut payé à Neptune,
peut-être pas. Et une alliance. Bryan, ai-je pensé, est un Viking que même les
moines superstitieux du monastère de Lindisfarne pourraient être contraints de
respecter, malgré eux...
Il disait : « Ils sont aussi connus sous le nom de requins dormeurs parce qu'ils
se déplacent très lentement, ils ne risquent pas de vous faire des surprises
désagréables... » (dans ma rêverie, j'avais manqué quelque information
essentielle) «... au Groenland, les Esquimaux, les Inuits, ils balancent des
boyaux de phoque, du sang ou tout ce qui peut passer dans le trou fait dans la
glace et qui peut amener les dormeurs à la surface. Et ils sont gros, vraiment
gros, ils peuvent avoir six mètres de long. Seuls le requin-baleine avec ses
vingt mètres, le requin-pèlerin et ses douze mètres et le grand requin blanc
pèsent plus lourd. Alors ça vaut la peine de les chasser !
– Oui, c'est vrai, dit Luke, mais ils ne se nourrissent pas seulement de
charogne. Parce qu'on les trouve souvent avec un copépode parasite recouvrant
chaque oeil et nous pensons que ces copépodes sont bioluminescents en eau
profonde, autour de 2 000 mètres, et que les poissons sont attirés par leurs
petites lumières. Alors le requin attrape la tête des poissons en premier et
c'est pourquoi, la plupart du temps, on trouve dans leur estomac des poissons
qui n'ont pas de queue ! »
Sean, assis exactement en face de moi, me dit à mi-voix, sur un mode amical : «
Vous voyez, il y en a beaucoup qui sont bizarroïdes et qui sont pas des
baudroies des grands fonds. C'est comme ils disent, quand on en sait qu'un tout
petit peu, ça vous emmerde, alors c'est mieux de tout laisser tomber. » Il fit
un petit mouvement de tête en direction de Luke (qui était assis à côté de lui)
et, se penchant en avant au-dessus de la table – dont la surface est couverte de
Velcro pour tenir les assiettes en place dans un temps de force 7 ou 8, mais
dans celui-ci (force 9 ?) il fallait cramponner son assiette avec la main gauche
et attaquer son clapshot et ses haggis avec la fourchette dans la main droite –
il me fit, de son oeil gauche, un gros clignement de connivence.
Je commençais à me sentir mieux, un peu moins idiot et nul, à avoir la gorge un
peu moins nouée, et, en outre, le clapshot, les navets et les pommes de terre,
sous forme de purée au beurre (trois produits des Orcades sur lesquels, même si
loin au nord, on pouvait compter) me tenait chaud au ventre (Jerry était un type
formidable) et les haggis, c'était spécial aussi, des haggis des Orcades, mais
cependant toujours familiers, je décidais que j'aimais vraiment le hachis
d'oesophage et d'estomac, les deux tronçons du colon, le rectum, la totalité du
tube digestif, tant que j'y retrouvais cet arrière-goût âcre et rassurant de
poudre à canon... Et plus je mangeais, moins le monde extérieur me paraissait
éloigné, froid et étranger.
« Ainsi Jason... », ai-je réussi à dire en espérant qu'il se serait rendu compte
que j'avais capitulé, que j'avais abandonné toute velléité d'acquérir un statut
de combattant viril, « ... Quelle est la chose la plus bizarre que vous ayez
prise dans vos filets ?
— Ah, laissez-moi réfléchir... », dit-il, en m'adressant un sourire complice.
(Alors peut-être n'étais-je pas le tout premier novice, tout juste guéri du mal
de mer, qu'il avait dû tolérer à bord, ce qui était réconfortant en quelque
sorte, et Robbie, je m'en souvenais, m'avait dit qu'un nombre surprenant – un
pourcentage « que vous le croiriez pas » – de diplômés de l'École nautique de
Stromness partent en mer pour la première fois en hiver et ensuite, n'ont qu'un
désir, celui de rentrer à terre où ils cherchent du travail, en prenant tout ce
que le secteur de la pêche peut proposer : stagiaires dans le commerce, ou
simples vendeurs dans les poissonneries, ouvriers d'usine pour découper des
filets ou préparer les poissons, employés de pisciculture, chauffeurs ou même
comme lumpers, ces ouvriers occasionnels auxquels on fait appel à tout moment,
parfois à 3 heures du matin, et qui doivent arriver promptement au port de
Scrabster, pour être prêt, pour deux cents livres en tout, à décharger un
chalutier dont l'équipage est trop épuisé pour le faire lui-même...)
Jason avait maintenant une barbe naissante lui couvrant tout le bas du visage
(aussi noire que celle de son ancêtre de l'Invincible Armada, le marin fanfaron
qui avait nagé jusqu'au rivage, toujours fringant et dynamique, qui s'était
sorti avec aisance de cet inconvénient mineur qu'était un simple naufrage, la
perte de tous ses biens...). Jason était celui qui avait le moins dormi (selon
Sean, qui consignait mentalement les temps de sommeil de chacun, mesuré en
demi-heures) et Jason était le seul à paraître plein d'entrain, maître de lui,
sain d'esprit et bien dans sa peau. « La chose la plus étrange dans les filets ?
dit-il. Ça doit être le poisson-lune. Ils sont rares, vraiment rares dans le
Nord, alors c'était effrayant, c'est le seul mot pour dire ça, c'était effrayant
quand on nous en avons pris un parce que nous
ne savions pas ce que c'était. Énorme. Il pesait plus d'une tonne. Un corps
massif, des nageoires droites sur le dessus et le dessous, une gueule minuscule,
pas d'arrière, pas de queue... quel genre de poisson, ça pouvait bien être ?
Nous pêchions en surface à l'époque, et il était là dans le filet, à demi
endormi... Mais tout de même, la taille...
— Oui, dit Bryan, j'en ai vu un aussi... ils ont des peaux épaisses, on ne peut
pas les harponner, on ne peut pas les abattre à la 22 long rifle, il faut un
calibre 303 !
— C'est pourquoi ils ne se font pas trop de bile, dit Luke. Seul un filet peut
les inquiéter. Alors ils se contentent de manger du plancton et des algues, de
traînasser et de dormir comme Redmond veut le faire... mais les gars, il y a un
prix à payer pour ça, parce que leur cerveau est minuscule et, chez un poisson
qui peut peser une tonne et demie, la moelle épinière, eh bien devinez ? Elle
n'a qu'un peu plus d'un centimètre de long ! »
Tout le monde se mit à rire. Nous formons un tout, ai-je pensé, à demi-délirant
par manque de sommeil et, me semblait-il, à cause des mouvements de plus en plus
violents du Norlantean K508 (perdu en mer, pas de mystère, un ouragan, un mini
ouragan ; ça fera peut-être une page dans l'Orcadian et trois ou quatre lignes,
au mieux, dans le Times de Londres). Ainsi, contrairement au poisson-lune,
massivement heureux, protégé des prédateurs, dormant quand il en avait envie,
notre avantage est d'avoir un gros cerveau...
« Et nous avons aussi pris un opah, qui faisait peut-être 1,50 mètre de long,
magnifique... », dit Jason en se levant. Il alla, avec l'aisance de ses longs
membres, remplir son assiette dans les casseroles fixées sur la cuisinière. «
... Et c'était intéressant Redmond, intéressant en soi, magnifique, dit-il en se
rasseyant, un dos bleu foncé, des flancs dorés, un ventre rose... et ces grandes
nageoires rouges... » Il prit une bouchée de haggis. Même pour manger, Jason
allait vite. « ... Et ils sont également intéressants parce que ce sont les
cousins du régalec, le roi des harengs, et c'est assez bizarre, même pour vous,
et, pour ce que j'en sais, Luke me reprendra si je me trompe, nous ne savons
rien du régalec. On ne peut pas les attraper dans un chalut, ils sont beaucoup
trop rapides, ils nagent, ils ondulent comme un serpent marin... » (avec sa main
et son bras droits, il fit un rapide mouvement sinueux sur la table) « ... on ne
les voit que lorsqu'ils sont malades à la surface ou rejetés morts sur la
côte... et ça doit être quelque chose parce qu'ils peuvent avoir six bons mètres
de long et leur corps est aplati, vraiment aplati, sur 30 centimètres de hauteur
pour cinq centimètres d'épaisseur ! Mais ce n'est pas tout, ils sont d'un
brillant argenté sur tout le corps, et sur toute leur longueur, ils ont une
nageoire dorsale ininterrompue qui est d'un rouge écarlate du plus brillant et
cette nageoire forme une crête éclatante, une crinière, une énorme coiffe
d'Indien ! Alors le voilà, sans blague, le voilà votre monstre des mers, votre
véritable serpent de mer !
— Mais est-ce que vous en avez vu un ?
— Non, répondit Jason en s'apaisant. Mais je connais très bien des gens qui en
ont vu, alors n'allez pas vous faire de fausses idées sur la question ! »
Sean rit.
« Bien sûr qu'il existe ! dit Luke. On l'a filmé. On a des spécimens dans les
musées.
— Oui ? dit Sean. Dans les musées ?
— Et de toute façon... » dit Allan Besant. Il avait toujours un visage juvénile,
les joues rouges et son doigt n'avait plus de pansement. « ... Redmond, Worzel,
ce vieux Worzel Gummidge... il n'a pas demandé qu'on lui parle de monstres !...
» Il se pencha au-dessus de sa place à l'autre bout de la table de droite, en
face Dougie. « ... Non, Worzel a demandé qu'on lui parle de sexe. Worzel veut
tout savoir sur le sexe ! »
Même Dougie se mit à rire.
« Alors parle-lui de la daurade !
— Tu lui racontes, dit Jason. Raconte-lui toi-même !
— Non, dit Bryan, demandez pas ça à Allan. Il va tout mélanger. Les daurades,
Redmond, elles peuvent être femelles une minute et mâles la suivante. Et y a
rien à redire là-dessus !
— Des transsexuels ! dis-je.
— Oui, dit Allan, l'air pas très fier. C'est elles qui mélangent tout.
— Nom de Dieu, les gars, dit Sean, en se rasseyant à sa place, le dos contre le
mur. Et vous m'avez laissé en manger ! J'en ai même donné deux à ma mamie ! »
Luke rit. Le point de vue de Sean sur la biologie, à ce que je pouvais voir, lui
apportait un plaisir spécial, professionnel. « C'est O.K., dit-il, ce n'est pas
une maladie. Ce n'est pas contagieux. En fait, curieusement, c'est assez banal
par ici.
— Putain, ça, c'est pas vrai, dit Sean, catégorique.
— En mer ! Dans la mer !... » dit Luke. Puis en éclatant soudain de rire : « ...
Je parle des poissons !
— Salauds, va, dit Sean, qui n'était pas particulièrement rassuré.
— Oui, prends les labres, par exemple. Beaucoup d'entre eux sont hermaphrodites
et les femelles se changent en mâles. Notre labre bicolore, la coquette, c'est
un joli poisson, un nettoyeur, un coiffeur... je vous en parlerai un autre jour.
»
Sean dit : « Garde ça pour toi.
— C'est comme Tirésias, dis-je. Il était à la fois femme et homme et a pu
rapporter que les femmes non seulement prenaient plus de plaisir à faire l'amour
que les hommes, mais dix fois plus ! »
Il y eut un silence.
Puis : « Ah, les salopes, dit Sean. Alors pourquoi elles disent toujours non ?
— Tu devrais te laver plus souvent, dit Robbie. Tu devrais te laver les cheveux.
— Ah, dit Sean. Joue pas les pédés ! À quoi ça sert un oreiller ? Hein ? C'est
l'oreiller qui te nettoie les cheveux. Tu devrais voir l'état du mien !»
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