Les livres de voyage


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Redmond O'Hanlon

Étudiant puis enseignant (en histoire, il se trompe d'un siècle dans le programme, désastreux pour ses élèves) à Oxford, il a trouvé sa voie en devenant critique d'ouvrages d'histoire naturelle et écrivain relatant ses expéditions dans les trois forêts équatoriales les plus impénétrables de la planète. De ces voyages l'on retiendra l'obsession permanente qui l'habite et qui consiste à reconnaître les animaux (surtout les oiseaux) qu'il croise sur sa route, il est toujours pourvu d'une documentation livresque importante. Pour le reste les prétextes à ces périples sont assez minces, en le lisant on a parfois l'impression que c'est une mise en situation burlesque, l'homme moderne face à la vie primitive dans la jungle, mais comme la dérision et l'humour sont les autres ingrédients de ses ouvrages l'on suit ses pas sans peines d'autant plus qu'il ne joue pas les héros, il se décrit et décrit les autres sans fard, rendant presque accessible à tous une balade en forêt vierge.

Au cœur de Bornéo

Help !

O'Hanlon au Congo

Atlantique nord

 

 

 

Au cœur de Bornéo
Une épreuve pour l'occidental, une routine pour l'autochtone, le rire est présent, la dérision et les immanquables dégâts que nous provoquons dans ces milieux qui nous sont hostiles (à nous occidentaux) ne sont pas vraiment mis en évidence, mais transparaissent réellement.
 

 

 

 

Help !
Parti au Venezuela avec un vague programme d'exploration dans la forêt vierge, celui ci est remanié par Charlie Brewer, un naturaliste vénézuélien, qui lui assigne un nouvel itinéraire et met à sa disposition son équipe et des moyens matériels. Il est venu avec Simon qui veut changer de vie (il dirige une maison de jeux) mais qui abandonnera en cours de route. Il faut dire que les conditions sont dures, une partie de leur cheminement se fera en suivant des cours d'eau recouverts par la canopée, le soleil n'arrive pas mais l'humidité est totale et puis il y a tout ce qu'un occidental ignore et apprend à ses dépends comme les habitudes des tiques du tapir. Finalement la grande affaire de cette expédition sera de rencontrer les Yanomami. Par l'intermédiaire de Gabriel qui vit au fin fond de la jungle ils rencontreront Jarivanau un Yanomami qui les mettra en contact avec les Yanomami Emoni. O'Hanlon expérimentera le yoppo (épéna chez Ettore Biocca) une poudre soufflée dans les narines et qui induit des états hallucinatoires.

Sur le net un curieux article, cela ne remet pas en cause la bonne foi de O'Hanlon mais celle des auteurs des livres qui ont guidé son voyage et de celui qui lui a facilité, nous le livrons tel quel, il est assez effrayant. On se demande après cela si on peut croire ce que rapporte l'esra d'une affirmation de Jacques Lizot.

 

Simon
p64 - Tout se passerait peut-être sans la moindre anicroche, me disais-je en évoquant une fois de plus l'inquiétante prédiction formulée par Charlie sur le marché de Caracas.

Cela s'était passé dans une allée couverte, où il venait d'acheter pour lui un sac de goyaves. Il nous en avait offert chacun une.

«Beûrk! Surtout pas! avait déclaré catégoriquement Simon en contemplant le fruit jaune, piriforme et de la taille d'un œuf que Charlie tenait dans sa main. Ce genre de fantaisie, je m'y risquerai le jour où je ne pourrai vraiment pas faire autrement. Pas avant. »

Alors que nous transportions deux sacs de tapioca vers notre voiture, Charlie m'avait pris à part.

«De deux choses l'une, m'avait-il dit, son visage tout contre le mien: en prenant ce type-là pour compagnon de voyage, ou bien vous vous comportez ni plus ni moins comme un amateur, ou bien c'est du sadisme pur et simple.
J'aime bien Simon, notez. Il me fait rire. Mais vous auriez mieux fait de le laisser à Londres. Biologiquement parlant, Redmond, Simon est un animal spécialisé. Un animal adapté à la vie citadine et à aucune autre. Vous jouez avec le feu. Vous jouez avec l'existence de mes Indiens. »

p215 
- C'est d'accord, dis-je. Ça ne se reproduira plus. Ils auront récupéré demain. Ou après-demain dans le pire des cas. Ensuite on remonte le Siapa et plus question de boire.
De toute façon, il ne nous reste plus que deux bouteilles de rhum et une caisse de bière. Bientôt on sera chez les Yanomami et là, régime sec. Rien que du yoppo.

- Tu devrais savoir que le yoppo est une drogue qui provoque des lésions du cerveau, fit Juan. Tout le monde sait ça.

- A la bonne vôtre! Allez-y si ça vous botte! lança soudainement Simon, avec une extraordinaire véhémence, en se dressant dans son hamac, la main refermée sur la bouteille de rhum. Pour moi, c'est non. Plus question d'aller là-bas.

- Mais enfin, Simon..., balbutiai-je, l'estomac noué.

- Qu'est-ce que j'irai y foutre, hein? Pourquoi veux-tu que j'aille là-bas pour le seul plaisir de me compliquer l'existence ? Je te pose la question! Tu peux me le dire ? J'en ai jusque-là! Alors pourquoi? Pourquoi me faire piquer à longueur de journée par les fourmis, les guêpes, les abeilles et les frelons? Parce que j'y ai repensé. A quoi ça nous mène? Hein, à quoi, je te le demande? Tous les jours la même chose: de la flotte, des moustiques, des arbres et des rivières à n'en plus finir... Ah bordel! Une dégueulasserie de bouffe et trempés jusqu'aux os. Tu parles d'une partie de rigolade! Pas de vin, pas de femmes, pas de musique, rien!
Même pas un coin pour aller chier à son aise! Marre! Terminé!

- Calme-toi, dis-je, demain matin tu verras les choses différemment.

- Compte là-d'sus! vociféra-t-il. (Je voyais ses yeux blancs me fixer dans l'obscurité.) Non mais écoutez-le, bordel! Je verrai les choses différemment! Pis quoi encore?
Ça fait quatre semaines, tu m'entends? quatre semaines que j'y pense. Et quand je me suis retrouvé à table avec les carabins de San Carlos, c'est là que j'ai compris très exactement ce qu'il me restait à faire. Si je suis revenu, vois-tu, c'est pour te mettre les points sur les i. C'est non! Pas parce que j'ai la trouille. Pas parce que c'est de ta faute. Mais parce que je refuse purement et simplement de remettre ça. (Il agita la bouteille en direction de l'embarcadère et de la forêt vierge.) Rien à y foutre. Rien!

- Tu ne penses pas plutôt que ce qui te met dans cet état, c'est d'avoir été brutalement sevré de drogues et d'alcool pendant ce voyage? » demanda Juan de son ton de clinicien.

Interrogateur, il s'était penché vers l'avant, et les contours de sa barbe se découpaient dans la lumière de la lampe à pétrole.
«Non, mais entendez-le, ce connard de métèque! répliqua Simon, hors de lui. Comment veux-tu que je lui réponde? Brutalement sevré! Qu'est-ce que j'en sais, moi?
- Ne fais pas ça, dis-je. Après tu t'en voudras. Tu t'en voudras de m'avoir plaqué.
- Ecoute, Redmond, me dit Simon qui s'apaisait un peu. Un bon verre de cognac, et je me sentirai la conscience tout à fait tranquille.
- Ne dis pas de bêtises. Tu sais très bien que tu ne te le pardonnerais jamais.
- Oh que si, nom de dieu! Et c'est déjà fait. Tu vois, Redmond, j'ai chialé quatre fois depuis que je suis un grand garçon. La première fois c'est quand j'ai perdu mon père, la seconde quand ma femme s'est tirée, la troisième quand Pinky, mon chat, s'est fait écraser sous mes yeux par une bagnole, et la quatrième... la quatrième, c'était tous les soirs, quand on s'est paumés dans ce marécage, cette vacherie de fosse à merde...
- Et les Yanomami? Et les photos que tu voulais faire?
- Les Yanomami, j'ai pas la moindre envie d'aller les voir de près. Comprends donc que je ne peux pas supporter la misère. Ces gens-là me rendent malade. Ils n'ont rien à eux. Rien! Et de toute façon mes appareils sont complètement, mais alors complètement bouffés par le moisi, la crassouille et les parasites. Les appareils et le bonhomme aussi.
Ça t'étonne, dans une bouillasse pareille ? Quand je rembobine les pellicules, je les entends tourner en bouillie. Mais je vais te laisser le Minolta à déclenchement manuel. Je ne m'en suis jamais servi et il est toujours emballé dans son sac étanche. Je te laisse aussi le petit zoom, le flash et tout ce qui reste de rouleaux noir et blanc. Avec ça et ton Nikonos, te voilà paré. Toi... tu réagis différemment. Tu boufferais de la merde que tu ne t'en rendrais seulement pas compte. Je t'enfournerais dans la gueule une tranche de foie gras, tu prendrais ça pour du pâté de tête. Toi tu peux te goinfrer de n'importe quoi. T'es à peu près aussi délicat qu'un rhinocéros. Et en plus de ça, t'as des manies de vieille fille. Tu t'excites comme un canari chaque fois que tu vois un nouvel oiseau. Alors que moi, honnêtement, tu veux que je te dise, Redmond? Tu veux que je sois tout à fait franc? Dans ces cas-là je pense en moi-même: charogne! encore un de ses maudits zoziaux!
 

 

Les tiques du tapir
p194 - Le lendemain matin, alors qu'il faisait à peine jour, je me faufilai derrière la hutte pour aller déféquer dans la plantation de yuccas. Là, j'allumai ma torche et me livrai comme d'ordinaire à une brève inspection de ma zone érogène. Puis j'examinai de plus près les choses. Dans la fraîcheur de l'aube, je constatai avec hébétude que mon secret cauchemar avait fini par s'accomplir. La Grand Peur s'était matérialisée. Toute verte, ma verge! Au toucher, ça ressemblait à une grappe de raisin sur son cep. Du haut en bas pendouillaient des tiques de tapir, gorgées, aussi volumineuses que l'extrémité du pouce. «Allons, du calme! Du ca-ha-ha-hal-me!», répétai-je, tout fort. Et le me mis à les extirper en tâtonnant, gémissant de douleur, à les arracher une à une pour les laisser tomber sur le sol, les faire éclater sous ma botte. J'en avais jusque dans les plis de l'aine et sur le haut des cuisses. Mon sang gouttait de partout. Je m'appliquai sur la peau la moitié du tube de Savlon que je sortis de la bourse de mon ceinturon et je regagnai la hutte, les sphincters étranglés par le choc, avec comme des gargouillis dans le slip.

Pardi ! Tout le monde savait ça! m'expliqua Chimo, pris d'hilarité tandis qu'il mastiquait sa viande au manioc. Tout le monde savait que les tiques du tapir vous montent dans le pantalon et se faufilent partout dans votre entre-jambes et même au-delà... en tout cas se logeant partout où les femmes qu'il avait connues, lui, Chimo, en cinquante ans de saillies, avaient toujours voulu mettre les doigts. Les tiques faisaient toujours ça. C'était là qu'elles vivaient. Parce que là, c'était le seul endroit de son corps que le tapir ne pouvait jamais gratter contre un arbre.

 

Les Yanomami
p207 - Le soir de ce même jour, après avoir soupé de viande de tapir, je m'étendis dans mon hamac pour relire en partie la photocopie que m'avait donnée Charlie du livre de Napoleon A. Chagnon, Yanomamo, The Fierce People (1968). je fus saisi d'un petit frisson de plaisir en parcourant la préface de George et Louise Spindler:

Dans ce livre il sera bien entendu question d'une peuplade féroce. Pour l'essentiel en effet, la culture yanomamo donne aux notions de "bien" et de "désirable", telles qu'exprimées dans l'absolu par les postulats de la tradition judéo-chrétienne, un contenu qui est le contre-pied de celui que nous leur attribuons. La faculté de manifester de la fureur, l'irritabilité extrême, la volonté délibérée de recourir à la violence pour en venir à ses fins, sont tenues chez eux pour des traits de caractère enviables. jugées à l'aune des valeurs véhiculées par notre vocabulaire, les conduites des Yanomamo sont pour la plupart brutales, cruelles et fourbes. Pourtant, les Yanomamo... sont bien loin de se comporter invariablement comme des êtres mesquins et perfides. Individuellement parlant, ces gens semblent prendre des libertés avec leur héritage culturel et témoigner de sentiments personnels qui parfois s'écartent notablement des exigences que fait peser sur eux leur culture.

Bref, il faudra voir à me rappeler, me disais-je, à supposer qu'un jour je gise sur le sol de la jungle, transformé en porc-épic par des flèches de deux mètres (et considérant que le curare ne fait rien d'autre, somme toute, qu'exhorter les muscles du diaphragme et du coeur à s'accorder un peu de répit après tant d'années de bons et loyaux services), que les Yanomami, pris séparément, sont au fond de braves bougres qui n'ont pas la moindre envie de vous faire des misères. Enfin, toujours est-il que j'interprétai la conclusion de Chagnon comme une mise en garde on ne peut plus lumineuse

Ce qui m'impressionna le plus, c'est l'importance que prend la violence dans leur culture. J'ai eu l'occasion d'être le témoin de bon nombre d'incidents qui exprimaient d'une part l'esprit de vengeance animant l'individu, et de l'autre le bellicisme collectif. Ces incidents étaient plus ou moins graves, selon qu'il s'agissait de corriger sa femme, de frapper un adversaire à la poitrine, de se battre en duel, ou de mettre sur pied un parti de guerre qui s'en allait en expédition dans l'intention de tendre une embuscade aux hommes d'un village ennemi et de les tuer.

Je m'étais également muni de la photocopie d'un autre texte que m'avait donné Charlie (fort différent, mais qui donnait tout autant à réfléchir... et à se faire du mouron): celle de la traduction en anglais du livre de Jacques Lizot, Le Cercle des feux - Faits et dits des Indiens Yanomami (1976).
A la différence de Chagnon, Lizot s'en tient à des descriptions purement ethnographiques. Mais c'étaient précisément les sinistres résonances que faisait naître ce parti-pris d'objectivité dépassionnée, silencieuse, qui me bourdonnaient sous le crâne. «J'aurais pu bien sûr évoquer ma propre expérience et raconter comment j'ai vécu parmi les Indiens, mais je souhaitais tenir un autre langage, et cela pour des raisons strictement personnelles: je ne me sens pas encore prêt à parler du choc terrible que fut pour moi cette expérience... et peut-être ne le serais-je jamais, car alors il me faudrait évoquer tant de choses déchirantes qui meurtrissent ce qu'il y a de plus profond en moi... »
 

 

Gabriel
p225
- Ils ont enlevé ma tante, dit prosaïquement la fille de Gabriel. Helena Valero, elle s'appellait, ma tante. Il y a de ça vingt-deux ans. Elle avait quatre fils. On n'a jamais su ce qu'elle était devenue.

- C'est la vérité, affirma Juan. Un universitaire italien [Ettore Biocca Yanoama-Récit d'une femme brésilienne enlevée par les Indiens] a écrit un livre là-dessus. Si jamais on revient de cette expédition, si un jour je revois Caracas, je t'en donnerai la référence.
- Allons, du cran, Juan! lui dis-je en lui mettant la main sur l'épaule. Que veux-tu qu'ils te fassent?

- Pas la peine de faire tant le mariolle! me lança-t-il, irrité, l'œil furibard, en écartant vivement ma main.
Qu'est-ce que tu crois ? Que parce que tu es allé te balader dans les anciennes possessions anglaises de Bornéo tu sais tout de la jungle ! C'est ça? (Maintenant, il me criait presque au visage.) Tu ne sais rien. Rien! Les Yanomami, les vrais, ceux qui sont restés complètement à l'écart de la civilisation, n'ont rien à voir avec les beaux messieurs de ton pays.
Tu t'imagines sans doute que tout va se passer comme ça, à la bonne franquette? Tu nous dis Juan on va faire ci, Chimo on va faire ça et on va trouver les Yanomami. On va leur faire des cadeaux. Mais qu'est-ce qu'ils en ont à faire, de tes cadeaux, les Yanomami ? Tu ne sais rien d'eux. Absolument rien. Au Brésil, les petits Blancs s'approprient leurs terres, chassent les bêtes dans la forêt qui leur appartient. Et ils les tuent. Oui, ils tuent les Yanomami comme on tue des cochons sauvages. Et depuis quelque temps, sur le Cauaburi, il y a des Brésiliens qui font du troc avec eux et leur donnent des armes à feu. Les trappeurs leur tirent dessus.
Les missionnaires assassinent leur culture. Alors les Yanomami ripostent en tirant eux aussi. Ils se cachent sur les rives de leurs cours d'eau et tirent sur les trappeurs. Ils leur tirent dessus des flèches au curare et des balles de fusil. Le contraire serait étonnant, non? Ce n'est pas un pays policé.
Dans mon pays non plus on ne se fait pas de cadeaux. De tout temps il en a été ainsi. Vois-tu, Reddemone, là-bas les Yanomami n'ont que deux amis. Jacques Lizot et Napoleon Chagnon. Mais ceux de l'Emoni n'ont seulement jamais entendu parler d'eux. Et ce n'est pas ici que tu pourras compter sur de bons gros flics anglais roulant à vélo, avec leurs sifflets et leur matraque à la ceinture... »

Il se tut. Je gardais le silence.

«Pardonne-moi, reprit-il en se levant, mais je suis hors de moi. Je vais aller accrocher mon hamac chez Gabriel et finir de dîner à l'intérieur. »
C'en fut terminé du banquet. Chimo, Valentin, Galvis et Culimacaré suspendirent leurs hamacs à la charpente de l'abri, autour du feu, et Gabriel porta mon paquetage vers sa hutte. Avant d'entrer, il me prit le bras. Dans le ciel, le quadrilatère oblique de la Croix du Sud était d'une clarté extraordinaire.

«Ecoute, me dit-il. Tout se passera bien. Jarivanau est un bon ami à moi et je connais bien les Siapa-téri. Ils viennent me voir de temps en temps, et ils vont aussi à la mission d'Esmeralda, sur l'Orénoque. Avant, ils étaient Emoni-téri, mais il y a eu des bisbilles dans la tribu. Une grosse bagarre à propos de femmes, et beaucoup d'hommes ont été tués.
Alors Jarivanau et les siens sont venus se fixer sur le cours du Siapa. Maintenant ils sont trop peu nombreux pour se battre. Tu peux faire confiance à Gabi. Tout se passera bien.»
 

 

Jarivanau
p301 - Vêtu d'un short vert pré appartenant à Culimacaré, Jarivanau, qui maintenant était tout à fait à l'aise avec nous et se montrait ravi de la machette que je lui avais donnée, se frotta le ventre en nous désignant un gros palmier, un ceje dont les fruits pendaient en régimes, sombres sur l'arrière-plan du ciel lumineux, très haut, juste au-dessous de la couronne de feuilles du houppier, et dont le tronc, du haut en bas, était entouré de longs piquants noirs. Pas mèche, apparemment.
Jamais Culimacaré ne s'était avisé de grimper au sommet d'un ceje. C'eût été carrément tenter l'escalade d'un mât de cocagne hérissé de défenses barbelées et de tessons de bouteilles.

Je fis à Jarivanau un geste d'impuissance résignée. C'était oublier un peu vite ce dont étaient capables les gens de la forêt. Jarivanau me fit un sourire et secoua trois fois sa tête vilainement amochée pour me faire comprendre que si si si, il se faisait fort, lui, d'aller décrocher la timbale. Promenant sa main sur sa boule tondue, il examina les arbustes de la périphérie, en choisit quatre, les abattit, les sectionna à bonne longueur en bâtons qu'il alla déposer au pied du palmier, en les croisant par paires, l'une au-dessus de l'autre, chaque paire de bâtons constituant un X dont le point de croisement était situé en avant du tronc et les deux branches postérieures orientées vers l'autre côté de l'arbre, serrant celui-ci à la façon de lames de ciseaux. Ensuite il tira sur une tige de lambrusque pour l'arracher d'un arbre, la coupa en segments pour en faire des liens et attacha les croisillons, les assemblant deux à deux, lâchement derrière le stipe du palmier, là où ils s'écartaient l'un de l'autre, et par des noeuds très serrés à leur point d'intersection, contre le côté du palmier le plus proche de lui. Après quoi, il haussa jusqu'à hauteur de poitrine l'assemblage du dessus, l'inclina vers lui, s'agrippa aux deux croisillons antérieurs, serra entre ses orteils musclés les deux croisillons de l'assemblage du dessous et lententement, rythmiquement, commença de s'éleverle long du stipe, à un mètre de distance des piquants, serrant sa machette entre ses dents. En bas, tout le monde applaudit.

Tandis qu'il continuait de monter, gabier guindé à bras vers la flèche d'un grand mât par un invisible palan, je regardais son dos, aussi brun et vergeté que l'écorce de l'arbre derrière lui, ses muscles qui se bandaient et se relâchaient alternativement sous le lichen de petites taches hémorragiques tavelant sa peau comme un exanthème. Ployant horriblement les frêles appuis qui lui servaient de crampons, il se hissa jusque dans le plumet du houppier. Là, il se pencha en avant pour trancher les axes des régimes par une furieuse volée de moulinets. Les lourdes grappes tombèrent sur le sol avec un bruit sourd. Les dents de nouveau clampées sur sa précieuse machette, Jarivanau redescendit de l'arbre. Pablo et Culimacaré détachèrent de leurs pédoncules les drupes grosses comme des prunes, fermes, d'un rouge purpurin, que Valentin pila dans le gros fait-tout, comme s'il s'agissait de fruits de manaca. Juan et Galvis entreprirent de faire du feu tandis que Jarivanau et moi, assis sur une grosse racine qui courait en surface, nous mettions à plumer les hoccos. Jarivanau arrachait une à une les rectrices, lissait entre ses doigts les barbes noires et piquait les plumes près de lui, tout doucement, en poussant dans la terre humide l'extrémité blanche de leur tube: de quoi empenner ses flèches.
 

 

Les Yanomami Emoni
p324 - Agitant les bras au-dessus de ma tête, je me mis à pousser les mêmes cris que les hommes, et tout aussitôt je fus entouré d'un véritable attroupement, palpé par des centaines de mains, me sembla-t-il. Une vieille femme joua des coudes pour écarter tout le monde et venir se planter devant moi. Elle avait les jambes grêles, un gros ventre, d'énormes mammelles piriformes, avachies, et dans les oreilles des touffes de feuilles flétries qu'assurément elle avait oublié de renouveler depuis une semaine ou deux. Je fixai ses yeux d'aïeule, pleins de douceur et d'affabilité. Elle se ploya lentement devant moi pour me donner sur les genoux deux claques sonores. J'était trop surpris pour faire un seul mouvement et elle hésita un peu avant de me marteler les cuisses de coups de poings. J'avais l'impression de me faire rosser à coups de battoir à tapis. « Si ça continue je vais y laisser mes bijoux de famille», me dis-je, profitant d'un nouveau répit qu'elle me laissait pour m'appliquer les deux mains contre la braguette. Au même instant, j'en eus vaguement conscience, les rires des Yanomami redoublèrent, s'enflèrent en une hilarité générale. Maintenant, la vieille femme me cognait sur les côtés de l'abdomen, les bras, les épaules et enfin, mais sans grande violence, elle me donna une paire de baffes. Brutalement désarçonnées, mes lunettes, jusque-là bien accrochées aux pavillons de mes oreilles sous le bandeau qui me ceignait la tête, voltigèrent pour atterrir entre elle et moi. Je me baissai pour les ramasser, m'attendant à moitié à voir la vieille me contourner pour me botter les fesses. Mais pas du tout. Elle se contenta de m'empoigner la barbe à deux mains et de tirer vigoureusement dessus.

Dans mon champ de vision retrouvé, je voyais les Yanomami rire, sauter de joie, exhiber des dentures de carnassiers et mimer par dérision l'horreur la plus complète en se protégeant à deux mains les parties génitales. Chimo s'étouffait de rigolade, postillonnait, et pour tout dire me trahissait en m'abandonnant à mon sort.

La vieille femme me sourit, extirpa de derrière sa lippe une carotte de tabac gluant, se la relogea contre la gencive, visiblement satisfaite d'elle-même, en se tapotant ci et là le menton pour bien caler la chique, esquissa un petit geste de feinte pudeur pout remercier le public hilare d'avoir prisé sa prestation et s'éloigna sans même se retourner.

Dans l'ombre projetée par un pan de l'immense toit je me débarrassai de mon paquetage pour m'asseoir dessus et me frotter les joues. Il me revint piteusement à l'esprit que chez les Yanomami les femmes âgées sont peu nombreuses et, partant, jouissent d'une foule de privilèges. Quand une peuplade a la chance d'en compter une parmi les siens, raconte Chagnon, on l'entoure d'égards. Les vieilles femmes sont les seuls émissaires qui soient habilités à se rendre chez l'ennemi pour ramener au village les guerriers tués au combat, les seuls messagers qu'on puisse dépêcher vers un chabono hostile sans craindre qu'elle ne soit la victime d'un viol collectif en cours de route et d'un dépeçage à l'arrivée.

«Très intéressant, me dit Juan, qui déposa lui aussi son sac à terre et s'assit auprès de moi. Nous avons eu droit à une cérémonie d'accueil. »

p354 - Chimo s'assit pesamment sur son hamac et se frotta le visage des deux mains.

«Reymono, me dit-il, il faut qu'on s'en aille demain. Tu leur a distribué tous les cadeaux et on n'a plus rien à manger que des lentilles. Ils vont nous tuer. Nous tuer pour avoir nos chemises. Tout le monde sait comment ils s'y prennent.
C'est tout simple. Pendant la nuit ils viennent te zigouiller à coups de gourdin sur la tête. »

« Hiiii-ai-hiii ! »

Le hurlement poussé par la plus jeune épouse du chef se répercuta dans tout le chabono.

Il s'ensuivit un véritable branle-bas. Dans toutes les directions, me sembla-t-il, des femmes couraient. Le père de jarivanau sauta de son hamac. Culimacaré se saisit de son fusil.
A mi-distance entre notre travée et celle du chef un panneau de branchages (obstruant apparemment quelque issue secrète) se rabattit violemment pour tomber à plat sur le sol, poussée de l'extérieur avec une effroyable brutalité.

« Ça y est! me dis-je. Une attaque! »

Un homme jeune qui tenait verticalement son arc et deux flèches devant son visage s'avança dans l'ouverture, suivi de douze autres. Magnifiques athlètes, tous étaient vêtus de pagnes rouges et marchaient en baissant légèrement la tête, pesant fortement du front sur la courroie équilibrant l'énorme charge qu'ils portaient sur leur dos. Ils traversèrent ainsi, en escouade, l'aire découverte du chabono, le visage sans expression, regardant droit devant eux, puis se séparèrent pour se diriger vers leurs feux respectifs. Trois d'entre eux étaient suivis de chiens rappelant des terriers.
Chacun se délesta de son fardeau devant chez lui avant d'aller appuyer son arc et ses flèches contre le mur du fond, puis de grimper dans son hamac et d'y demeurer étendu, sans desserrer les dents. Sitôt que le chasseur occupant la travée située immédiatement après celle de jarivanau posa machinalement son regard sur nous, il s'empressa de fermer les yeux, les traits crispés, puis il détourna ostensiblement la tête, comme si notre vue avait corrompu son univers.

N'en menant pas large, nous restions assis sans bouger sur nos hamacs, nous taisant. L'épouse du chasseur retira quelques feuilles de tabac d'un panier pour lui rouler une carotte, qu'elle humecta dans une gourde d'eau avant de la lui tendre. Il la prit sans un mot. D'un régime suspendu à la claie de perches, la femme détacha six bananes vertes qu'elle poussa sous la braise, au bord du foyer.

Le chef et trois anciens descendirent de leurs hamacs et procédèrent à l'ouverture systématique des ballots, dont ils firent sauter les attaches de lianes à la machette pour en retirer leur contenu de gibier. Au terme d'une semaine de chasse, davantage peut-être, les treize hommes rapportaient trois singes-araignées, quatre armadillos, tout un tas de hoccos et quatre pécaris. Les singes et les armadillos étaient entiers, mais les pécaris avaient été dépecés et fumés le soir au bivouac. Le chef et ses aides entreprirent alors de répartir le tableau de chasse entre toutes les familles du chabono.


p361 - Jarivanau décrocha ostensiblement son hamac et vint empaqueter ses affaires dans son catoumaré juste devant notre abri. Puis, à l'aide d'un bout de liane il arrima notre marmite à son barda et compléta son chargement en ajoutant sur le dessus un régime de bananes vertes. Après quoi il me sourit et me désigna d'un coup de tête la porte par laquelle nous étions entrés en arrivant, à l'extrémité la plus éloignée du chabono.

Puisque Jarivanau est d'avis que nous quittions les lieux, me disais-je, autant nous en aller.

«Il faut qu'on parte tout de suite, dit Chimo en roulant son hamac. Et qu'on marche vite. Pour te coincer ils forment deux groupes, et alors ils te dépassent, un de chaque côté, à bonne distance. Comme des fantômes. Et ils t'attendent en avant. Toi tu n'as rien vu, rien entendu. Même leurs flèches ne font pas de bruit. »

Je me rendais compte qu'il y croyait vraiment. Pas le moindre froncement de complicité sur ses lourdes paupières. Pour lui c'était là un fait établi. J'imaginais mal Chimo marchant à vive allure pour brûler les étapes... mais je songeais que ce vieil Indien était vraiment un brave type et qu'il lui avait fallu bien du courage pour m'amener ici.
Que son orgueil en avait pris un coup lorsqu'il n'avait pas été fichu de trouver l'entrée du Rio Maturaca, lui, le grand Chimo, patron de Solano et batelier hors-pair, qui dans son village comme à San Carlos et à Culimacaré avait clamé à qui voulait l'entendre qu'il se faisait fort de me conduire là-bas les yeux fermés... Je songeais qu'en fin de compte cette mésaventure m'avait valu bien de la chance, puisque s'il m'avait accompagné ici, chez ces gens tant redoutés, c'était pour restaurer sa réputation mise en péril par ce premier échec.
 


Yoppo
p259 - Pris de cette panique qui vous ratatine d'un coup les génitoires, je compris tout à coup que c'était maintenant à moi d'y passer.

Jarivanau me souffla la poudre dans la narine gauche. Il me sembla tout aussitôt qu'on me martelait l'arête du nez avec une badine. J'appliquai les mains contre ma nuque pour empêcher ma tête de faire dissidence. Quelqu'un m'enfonçait dans la gorge un bâton incandescent. De la braise m'envahissait les poumons. Il n'y avait pas d'eau.
Nulle part. Jarivanau me présenta son chalumeau, qu'il venait de recharger. Braoum! Mon appareil oto-rhino-laryngo-pharyngé fut brutalement sidéré. Je m'assis, incapable de respirer, me sembla-t-il. Je me cramponnais l'occiput à pleines mains, la tête enfouie entre les genoux. Et soudain je me sentis lamper de l'oxygène à travers le grumeau de mucosités éjaculées par mes sinus, aspirer goulûment l'air tandis qu'une débâcle de morve et de glaires maculées de yoppo, et dont je n'avais jamais soupçonné l'existence, dégorgeait de mes narines comme d'une gargouille pour m'inonder le menton et le poitrail.

La douleur se dissipa. Je pris conscience d'être toujours en vie. Ouf, ça y était! Je respirais à pleins poumons. Je ne me souvenais pas d'avoir jamais eu les voies aériennes si merveilleusement dégagées. (Pardi, après un ramonage pareil!) Je levai la tête. Kadouré et Ouakamané, qui à ma grande surprise étaient venus s'accroupir à mes côtés, me donnèrent chacun une tape sur l'épaule. Les Yanomami me semblaient maintenant les êtres les plus accueillants, les plus pacifiques de la terre. Je me sentais parfaitement aguerri, invulnérable. Ce n'était certes pas un pauvre petit coup de gourdin sur la tête qui allait me faire bobo. Pfff ! La belle affaire! La hutte s'était agrandie. Il y avait bien davantage de place qu'il n'en fallait pour tout le monde. J'allais pouvoir rester là, béatement assis sur la terre battue, jusqu'à la fin des temps. Autant que je pouvais en juger, j'avais maintenant des yeux de lynx. Ma vue aurait certainement porté à de grandes distances. La preuve, c'est que je distinguais avec une extraordinaire clarté les objets qui m'entouraient. Tiens, les oeuvres d'art posées dans l'angle du toit et du sol, là, par exemple... car c'étaient manifestement des œuvres d'art... J'en percevais tous les détails. Je voyais très bien qu'il s'agissait d'un grand arc, tout noir, et de deux flèches de roseau, avec des pointes rapportées, taillées dans un bois différent, maculées de curare, et des empennes découpées dans des rémiges de hocco noir... Tout me semblait rassurant, familier: les hamacs ragués, faits de lianes refendues teintes en rouge... le bord ébréché d'une écuelle... le bois usé, poli à la longue par le frottement des mains, tout autour des piliers du milieu, au tiers de la hauteur... Pour peu qu'on se fit administrer la bonne dose de yoppo, en un rien de temps on devait se sentir de plain-pied avec les Yanomami. Comme chez soi parmi eux. Etre des leurs.

 

INSTITUT INTERNATIONAL D'ANTHROPOLOGIE
ECOLE D'ANTHROPOLOGIE

Les YANOMAMI
(Extrait des horribles mélanges et nouvelles de la NRA de novembre)

Connaissez-vous Napoléon? - Non, pas le "petit tondu"... Chagnon: Napoléon Chagnon. Un "anthropologiste" dont les prises de position étaient certes quelque peu contestées mais qui vient de faire l'objet d'une récente attaque en règle qui a révulsé l'A.A.A. (American Anthropological Association). "Toute notre "profession" risque d'être, pour le moins "salie" et peut-être aussi "irrémédiablement déconsidérée dans l'esprit du public..."
Que reproche-t-on donc à Napoléon et à d'autres (J. Neel; T. Asch; J. Lizot; etc. )?
Rien de moins qu'un petit génocide aux dépens des Yanomami (vénézuela), à côté de noirceurs mineures quoique gratinées.


Tout commence par une lettre de Leslie Sponsel (Univ. de Hawaï) et Terence Turner (Cornell univ.) adressée au Président de l'AAA. Ils dénoncent des comportements relevant de la criminalité et de la corruption; une histoire cauchemardesque (mais réelle...) dépassant l'imaginaire d'un Joseph Conrad mais peut-être pas d'un Josef Mengele!!! Et ces comportements (horrible détail) vont être portés à la connaissance du public par le livre d'un journaliste, Patrick Tierney ("Darkness in el Dorado" W.W. Norton & Co).


Pour Chagnon (dont les thèses se réfèrent au néo-darwinisme et à la sociobiologie) la férocité des Yanomami serait justifiée par le fait que les guerriers ayant tué plusieurs ennemis "méritent" en ce faisant un plus grand nombre de femmes et d'enfants que les autres et augmentent ainsi leur potentiel reproducteur (et la multiplication de leur ADN). Pour conforter ses thèses il n'aurait pas hésité à susciter des conflits en fournissant des cadeaux à certains d'entre eux (judicieusement choisis) voire même des armes...


Ses descriptions de la férocité et de la violence des Yanomami auraient été exploitées particulièrement par les colons et les chercheurs d'or. Quarante mille d'entre eux se seraient ainsi défendus "préventivement" dans les années 1980 - 87. Chagnon aurait été, à l'époque, lié à un naturaliste vénézuélien de l'Université de Californie, Charles Brewer-Carias, pour organiser sur le territoire Yanomami des exploitations clandestines aurifères. Or, ils avaient été nommés tous deux membres d'une commission présidentielle d'investigation sur les massacres d'indiens (bref: les loups dans la bergerie). Des journalistes vénézuéliens ayant accusé Brewer-Carias d'utiliser des expéditions botaniques sur les terres des indiens comme couverture de prospections aurifères, la commission fut dissoute et les deux protagonistes priés de quitter le territoire.


Avec Timothy Asch (agissant comme directeur du film "the Ax fight") (à noter que ce film est actuellement projeté au Musée de l'Homme) Chagnon aurait mis en scène de toutes pièces des épisodes de violence concordant avec ses thèses voire même en les suscitant, apprenant aux indigènes à se montrer tels qu'ils souhaitaient qu'ils fussent. Il aurait même fait construire un village - décor pour le tournage de tranches de vie yanomamienne "spontanées".


Par ailleurs Chagnon aurait eu une, voire plusieurs compagne(s) Yanomami ("amenez-nous des filles, des sex girls", aurait-il demandé à des villageois). D'autres anthropologistes, particulièrement le français Jacques Lizot, auraient préféré des garçons, entretenant un véritable "harem" (les distractions sont rares en forêt amazonienne).


Avec James Neel (qui, d'après Tierney, aurait été un eugéniste convaincu et activiste), il se serait agi de démontrer que la sélection génique (par la violence) se révélait aussi efficace dans le domaine de la résistance aux maladies. D'où une action "sanitaire" qui, sous couvert d'une vaccination "humanitaire" aurait, en fait, exacerbé (voire même "causé"?...) une épidémie de variole en 1968, entraînant la mort de "centaines et peut-être même de milliers" de Yanomami...
Les chercheurs se seraient refusé à toute aide médicale pour mieux observer l'expansion naturelle de l'épidémie. C'est le principe de non ingérence, bien connu dans les romans de science fiction.


De plus des expérimentations secrètes nucléaires auraient été réalisées sur ces malheureux indiens. Il convient de rappeler à ce sujet que Neel avait dirigé, sous l'égide de l'AEC (commission énergétique atomique) un groupe de recherche dans le but de mettre en évidence les effets biologiques humains consécutifs aux bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki. Il avait aussi étudié les retombées (au propre et au figuré) des explosions atomiques expérimentales (A et H) des îles Marshall sur les populations indigènes. Il appartenait, enfin, au centre de recherches génétiques d'Ann Harbor (créé par l'AEC) et c'est ainsi qu'il aurait eu l'idée de développer un programme d'étude de génétique des chefs.


Pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus, on peut conseiller la lecture du livre (qui a, en tous cas, bien réussi sa promotion publicitaire...) mais aussi la connection sur l'internet:

http://www.anth.uconn.edu/gradstudents/dhume/index4.htm

 

ESRA
On pense souvent que les peuples dits "primitifs" passent leur temps à chercher de la nourriture. Faux! Le scientifique Jacques Lizot, qui a vécu 22 ans avec les Yanomamis, en Amazonie, a étudié la répartition de leur emploi du temps. Le résultat est étonnant: les Yanomamis ne passent que 2h46/jour à travailler, soit une semaine de moins de 20 heures de travail (le reste est occupé par la discussion, l'oisiveté, le sommeil,...). Il n'est pas étonnant dans ces conditions que le vocabulaire courant d'un Yanomami soit constitué de 5000 mots, soit autant qu'un intellectuel européen.
 

 

 

 

 

O'Hanlon au Congo
Il entend parler d'un dinosaure aux environs du lac Télé, nord du Congo Brazzaville, et décide d'aller voir par lui-même. Marcellin Agnagna, biologiste et responsable au ministère des Eaux et Forêts congolais guide l'expédition. Pendant la première partie du voyage Lary Shaffer un universitaire américain les accompagne. La peur va elle aussi les accompagner continuellement, comme à Manfouété ou à Boha. O'Hanlon est passionné par les oiseaux, le livre est truffé d'observations sur la vie animale tel l'oryctérope, il est également porté sur la sorcellerie et il réussit à obtenir un fétiche du sorcier Dokou. Il relate les épisodes tragico-comiques qui émaillent leur parcours, la scarification de Manou, l'offre faite à Lary d'une petite fille comme épouse, la rencontre avec Gérard Burlion un français ami de Marcellin.  Pittoresque mais véridique le périple d'O'Hanlon fait crûment ressortir la fatalité de la vie africaine, le paludisme, le pian, la pauvreté matérielle est certes douloureuse mais que dire de l'absence spirituelle, marxisme, sorcellerie, primus (marque de bière locale) et petites pépés semblent être un credo incontournable.

 

Marcellin Agnagna
p148 -
- Une viande comme ça, c'est un luxe, dit Marcellin. C'est la compagnie qui la fournit. En première classe. En plus, le commissaire a une famille. Il achète autant de poisson qu'il peut et le stocke partout où il peut, puis il le revendra à Impfondo. Il a besoin d'argent. Il a une famille.

- Presque tout le monde a une famille.

- Non, non, mon ami... pas ton type de famille, avec deux enfants, une voiture, un chien et une maison pleine de machines. Je veux dire une famille africaine. C'est sans espoir. C'est la cause de tous nos problèmes. Lary Shaffer... je t'ai entendu parler de corruption, mais ce n'est pas le problème. La vraie raison est simple la famille africaine. Moi, personnellement, j'ai une femme et deux enfants exactement comme vous dans l'Ouest. Mais ma mère, elle, a quinze enfants, six de mon père et neuf de Kossima, le mari qu'elle a pris quand mon père l'a laissée à Impfondo et est parti à Brazzaville. Je suis l'aîné des fils. Je suis parti avec lui. J'ai travaillé dur pendant mes études. Nous étions pauvres. Nous n'avions pas d'électricité. Je faisais mes devoirs sous un réverbère et, quand il pleuvait, je mettais une feuille de polyéthylène au-dessus de mon livre et sur ma tête. J'ai présenté mon brevet, mon B. E. M. G., en 1966, quand j'avais quinze ans, et je l'ai réussi, je l'ai réussi brillamment! Je suis allé dans la meilleure école d'Afrique, le lycée Savorgnan-de-Brazza à Brazzaville. J'ai eu comme professeurs des Français célèbres, des hommes extrêmement sévères qui s'intéressaient à toi, qui te forçaient vraiment à apprendre. J'ai eu mon baccalauréat en sciences naturelles et j'ai obtenu une bourse pour Cuba, pour La Havane, à l'université. Je suis parti ! Je me suis échappé !

- Bien joué ! dit Lary, enthousiasmé lui aussi par les perspectives d'avenir. Bien joué ! Un bon point pour toi!

- Nous avons appris l'espagnol pendant un an à l'École de langues de La Havane-Vedado. Ensuite j'ai fait un an d'études de pharmacologie à la vraie université. Je me suis ensuite orienté vers la biologie avec une spécialisation en biologie des vertébrés. J'ai même réalisé un projet de recherche, "L'évaluation des états de nutrition chez les enfants d'âge préscolaire en vue de la prévention des maladies de la malnutrition"... et j'ai eu mon diplôme en biologie animale. J'ai étudié l'immobilisation des mammifères par l'utilisation de substances anesthésiques... et j'ai eu mon diplôme de médecine vétérinaire. J'ai obtenu une bourse pour aller en France ! Au Centre international d'études agronomiques tropicales avancées et d'études forestières à Montpellier; et j'ai présenté un article scientifique sur la conception et la gestion d'un parc zoologique, d'une aire protégée. Et je travaille toujours pour mon doctorat sur la biologie des crocodiles, Crocodylus cataphractus et Crocodylus niloticus, avec le Muséum d'histoire naturelle de Paris. Alors, je te le dis, c'est évident, non? Je ne mérite pas d'être pauvre. Je suis un scientifique. Je suis très instruit. Je parle français, espagnol et anglais. Et pourtant je reviens chez moi... et qu'est-ce qui se passe? Je suis devenu un Grand Homme ! Le chef de la famille ! Mais moi, je ne tiens pas à être un Grand Homme ou le chef de je ne sais quelle famille, mais ça ne change rien à rien. Dès que j'ai eu mon poste au ministère des Eaux et Forêts, que j'ai gagné un peu d'argent et que j'ai loué une maison, n'importe lequel des quinze enfants de ma mère avec leur femme et leurs parents par mariage, n'importe lequel des membres de la nouvelle famille de mon père, tous ces cousins, ils peuvent tous venir, s'asseoir dans mes fauteuils tout neufs et manger toute ma nourriture dans mon frigidaire avant que je revienne du travail... et c'est alors du docteur Marcellin par ci, du docteur Marcellin par là, et regardez les trous dans mes semelles, j'ai besoin d'une nouvelle paire de baskets et si seulement je pouvais avoir un gros porte-documents en cuir de cette boutique où va l'ambassadeur américain, je serais sûr d'avoir un emploi dans un bureau... tu ne peux pas t'imaginer! Il y en a même un qui voulait que je lui achète un taxi ! Un taxi ! Alors j'ai pensé pourquoi se donner de la peine? Pourquoi se donner de la peine pour travailler, pour réussir ou pour faire toujours plus d'efforts quand on attend de toi que tu partages tout ce que tu as? Mais mon oncle, le chef coutumier de la famille, c'était le plus effrayant de tous. Il était vraiment méchant. Terrible.

- Qu'est-ce qu'il a fait? » demandai je en commençant à comprendre pourquoi Mobutu avait besoin de tous ces milliards. « Qu'est-ce qu'il a fait? »

Marcellin, ignorant ma question, se tourna vers Marie à qui il donna toute son attention. «Je me suis montré plus malin qu'eux, dit-il, la main droite sur le bras du fauteuil de la jeune fille.

« Mais ils avaient raison, fit-elle d'une douce voix de poitrine, tu es un Grand Homme.

- Je les ai roulés. J'ai tout arrêté. J'ai emménagé dans une maison vraiment petite, avec trois pièces minuscules, et dans la première pièce, près de la porte qui donne sur le jardin de devant et la rue, j'ai creusé une fosse peu profonde et dans cette fosse j'ai placé deux crocodiles. (Marie en eut le souffle coupé.) Ils ne font confiance à personne, sauf à moi. Je vous assure, ils peuvent deviner si vous avez peur. Ils sont féroces!

- Mais ta femme, dit Marie, est-ce qu'ils font confiance à ta femme?

- Non ! cria Marcellin sans ménagement. Ils la détestent! Ils essaient de la mordre!»

 

Manfouété
p210 - Aux premières lueurs de l'aube, alors que nous étions assis sur nos sacs, occupés à vider nos gamelles de foufou et de pilchards, un petit homme, vif comme un jeune rat, se glissa dans la case. Debout devant Marcellin, il se passa la main droite dans sa barbe hérissée. Il portait une chemise à carreaux déchirée, un pantalon orange et des tongs.

«Camarade docteur Marcellin Agnagna, je suis le vice-président du comité populaire du village de Manfouété», dit-il en français. Marcellin resta assis. Le vice-président baissa la tête, regarda ses tongs. «Le pinassier m'a parlé de ta mission. Je vais en informer le chef héréditaire. La forêt doit être à nous de nouveau. Nous devons tuer les braconniers du Zaïre et aussi du Soudan. Tu es venu avec deux hommes blancs qui souhaitent voir les Pygmées dans la forêt. Tu es un représentant officiel du gouvernement. Tu es un Grand Homme dans un vrai ministère. Tu peux me faire confiance, camarade. J'ai des choses importantes à te dire. C'est urgent. (Il ôta sa main de son menton et, comme s'il tenait une machette, fendit l'air.) Je veux faire un rapport complet. Il y a des problèmes...

- Koko !» Un cri épouvantable se fit entendre de l'extérieur, suivi d'un coup de bélier sur le mur de terre. Pendant un court instant l'atmosphère de la hutte s'assombrit. Un colosse dont la silhouette imposante nous dominait en bouchait l'entrée. «Koko !» répéta-t-il, en frappant sur un pupitre avec la base de son poing. Cette intrusion nous contraignit à nous lever comme si nous étions au service du géant.

Il devait bien mesurer deux mètres dix et paraissait encore plus grand avec son bonnet de conducteur de char russe, complet avec ses rabats pour les oreilles.

«Le commandant! dit-il. La Milice populaire ! Le village de Manfouété! (il donna une tape sur la poche de poitrine de son treillis.) Koko !

- Le clown, fit Lary. (Ce qui était courageux de sa part.)

- C'est du lingala, dit Marcellin en serrant la main du commandant. Ça veut dire "Est-ce que je peux entrer? Bonjour! Est-ce qu'il y a quelqu'un dans la maison ?"

- Camarade Agnagna ! Je sais tout de toi ! Le pinassier... il m'a donné mes ordres. Venus du chef de l'Armée, le Héros du Peuple, le colonel Denis Sassou-Nguesso !»

Le commandant claqua les talons de ses rangers et salua. Marcellin, éberlué, s'assit.

«Comptez sur moi ! Nous tuerons les braconniers. C'est un plaisir! Mais d'abord... tu as un cadeau pour moi? Nous devons boire. Nous devons boire ensemble. Tu vas rester ici, dans mon village. Tu montreras mes Pygmées à ces Blancs. Nous les présenterons! J'ai beaucoup de Pygmées !»

Marcellin posa ses deux mains à la base de son dos, comme s'il venait de se faire un tour de reins. Il me demanda: «Est-ce que tu as quelque chose à boire? Est ce qu'il reste du whisky ?»

Pris au dépourvu, je sentis mes jambes me porter directement vers le sac à dos de Lary. De l'arrière de la poche centrale, j'extirpai notre dernier Johnny Walker Étiquette rouge, précieusement emmailloté dans sa chaussette noire. Dans la lumière du petit matin venue de la porte, la bouteille, sortie de son cocon, brillait comme de l'ambre.

«Johnny Walker! s'exclama le commandant en s'en emparant. Étiquette rouge ! »

Il dévissa le bouchon et prit une longue gorgée. Des bulles montaient dans la bouteille renversée. « Du whisky! cria-t-il entre deux lampées. Ici!»

Trois gros hommes en treillis portant des machettes entrèrent l'un après l'autre dans la case. Le commandant, après avoir terminé sa goulée gargantuesque, passa la bouteille à son lieutenant, qui prit longuement sa respiration et but plus longuement encore. Il tendit le whisky au sergent, qui y trempa respectueusement ses lèvres, et le passa au caporal, qui finit la bouteille.

«Mon Dieu ! fit Lary

- Les Pygmées ! dit le commandant. Suivez-moi ! Amenez les hommes blancs!»

Lary eut le temps d'empoigner le Polaroid et un paquet de pellicule avant que nous suivions le commandant et ses hommes, qui remontèrent à grands pas avec un air de conquérants l'étroit sentier, devançant Marcellin et son équipe, Nzé et Manou, qui marchaient l'un derrière l'autre, la tête baissée, rentrée dans les épaules, comme s'ils étaient attachés ensemble par le cou.

«Une voie de chemin de fer ! s'écria Lary qui s'arrêta, écarta les herbes à sa droite et frappa le sol du pied.

 - Allez ! dis je. C'est peut-être notre seule chance de voir un groupe de Pygmées dans la forêt.

- Un chemin de fer à voie étroite», dit Lary. Il repoussa son chapeau en arrière comme un cow-boy qui vient de découvrir un filon d'or. «C'est bien une voie étroite.

- Nous l'admirerons plus tard.

- Mais qu'est-ce qu'elle peut bien faire ici?

- Je n'en sais foutrement rien.»

Parvenu dans une longue et large clairière avec de grandes cases rectangulaires, couvertes d'épais toits de palmes, le commandant fit halte, frappa dans ses mains, cria, et, sur notre gauche, un petit homme vêtu d'un short gris déchiré sortit en courant d'une case-cuisine aux parois de lattes ajourées. Il s'arrêta devant nous, les yeux brillants, le corps musculeux, les jambes courtes et les pieds nus. Le commandant hurla quelque chose, donna des instructions, leva son bras, montrant du doigt une direction. Son subordonné fit demi-tour, remonta la rue à vive allure dans la boue séchée et l'herbe piétinée.

«Mon Pygmée ! dit le commandant. Il danse ! Les Pygmées vont danser pour nous!» Il retira son couvre-chef, le tapota contre son genou droit et le remit en place. Il avait la tête complètement rasée.

La rue principale se divisait en un éventail de sentes qui serpentaient autour d'enclos plus petits. Le commandant nous emmena sur une piste, à notre gauche, dans une jeune forêt secondaire - parasoliers, petits buissons, tiges d'arbrisseaux.

«Je n'aime pas ça, chuchota Lary derrière moi. Où sont les enfants? Ils ont peur. Pourquoi est-ce que nous ne sommes pas suivis par des hordes de gosses?

- Aucune idée», dis je alors que le commandant tournait à droite. Un poteau s'élevait à l'embranchement du sentier. Au passage il le caressa de la paume en un rapide petit geste involontaire qui contrastait avec son attitude de confiance ostentatoire. Arrivé à sa hauteur, je l'examinai : trois jeunes arbres enfoncés dans le sol soutenaient, à hauteur de poitrine, un panier délabré en forme de cage thoracique sur lequel pendaient des lambeaux de viande pourrie.

L'étroit sentier menait à un village, mais un village qui ne ressemblait pas à ceux que nous avions vus précédemment. De petites cases rectangulaires, pauvres abris en piteux état, dont parfois le toit était à moitié effondré, transpercé par les traverses, entouraient un espace grossièrement dégagé. Le domestique du commandant pressait tous les villageois dans l'espace central, de jeunes femmes ne portant qu'une jupe de raphia - des feuilles de palmier en bandes, comme du chiendent séché, coupées juste au-dessus du genou -; des femmes plus âgées dont les seins pendaient, tels des triangles plats, portant des bébés sur le dos; de jeunes hommes vêtus d'une jupe de raphia sur un pantalon de coton. Ils mesuraient environ de un mètre trente-cinq à un mètre cinquante. Leur peau était plus brune que noire, leur nez épaté, leurs yeux très écartés.

D'une hutte proche, les acolytes du commandant sortirent, en les roulant, deux tam-tams, deux troncs taillés en fuseau et évidés, dont la peau était tendue par des lianes. Ils dressèrent les tambours l'un contre l'autre, amenèrent de force un jeune Pygmée en position devant les instruments et rejoignirent le commandant à l'extérieur du cercle. «Dansez ! ordonna-t-il. Dansez !» Deux petits chiens de chasse, à la robe brun jaune et à la queue relevée en arrondi, coururent précipitamment se réfugier derrière les cases.

Le batteur, maladroitement à califourchon sur le plus haut des tambours, marquait un rythme lent et simple. Les Pygmées tournaient dans le cercle en traînant les pieds et en se balançant sans conviction. Les femmes, de leur voix aiguë, entamèrent un chant décousu. Personne ne nous regardait; personne ne souriait.

Fichons le camp d'ici, dit Lary à mes côtés. C'est grotesque.

- Prends-les en photo avec le Polaroïd, dis-je sans avoir conscience de la situation. Peut-être qu'ils nous auront à la bonne. Peut-être qu'ils nous aideront.

- Redso, j'ai horreur d'être embringué dans ce genre d'histoire, répondit Lary en glissant une pellicule dans l'appareil. Le commandant Coco...il est dangereux. C'est un psychopathe.»

Au moment de notre départ, une demi-heure plus tard, le commandant frappa dans ses mains, rassembla son petit monde autour de lui et vola à tous les précieuses photographies.

Assis près de l'entrée de la case, le vice-président tambourinait impatiemment sur un pupitre. «Camarade Agnagna! dit-il en se levant d'un bond et en prenant Marcellin par le coude. Il faut que nous parlions. Vite ! Allons dans la forêt.

- Nzé, Manou, ordonna Marcellin en se laissant conduire vers le sentier à l'arrière de la case, vous gardez les bagages.

- Dans le doute, dit Lary, il faut penser technique.» Pour nous changer les idées, il proposa que nous allions inspecter la petite voie ferrée. Sur le chemin du retour, Lary s'arrêta devant un haut hangar en ruine aux véritables piliers de brique devant lequel, sur le côté, se dressait un lourd cylindre d'acier avec un engrenage, un axe et une roue cassée fixée à une extrémité.

C'est une ancienne centrifugeuse, déclara Lary en passant la main sur le flanc lisse de la machine. Il a dû y avoir une usine ici. C'est bizarre. Des noix à huile? Une unité de transformation? C'est dingue.»

De retour dans la case, Marcellin attendait. Redmond ! dit-il. J'ai entendu un oiseau rare. Il faut le trouver!»

Il avait l'air agité et boucla son ceinturon militaire avec tout son équipement, la machette dans son fourreau, ses deux gourdes et le baladeur Sony. «Manou, tu restes à l'intérieur avec les bagages. Lary, tu traîneras un pupitre dehors, tu t'assiéras dessus et tu liras un livre. Vous ne montrerez aucun signe de peur. Nzé, toi aussi, tu t'assiéras à un pupitre, mais tu huileras le fusil, bien en vue. Tu laisseras une boîte de cartouches à côté de toi. S'il y a du grabuge, tire un coup en l'air!

- Sauf ton respect, dit Lary en tiraillant sa moustache, qu'est-ce qui se passe, nom de Dieu?

- Nous allons observer les oiseaux ! lança Marcellin en me tirant par le bras. Il faut que nous trouvions cet oiseau!» Et il me précéda sur le sentier longeant le côté de la case.

À une centaine de mètres d'une plantation abandonnée, au centre d'une petite clairière, se trouvait une tombe bien entretenue. Sur la pierre tombale était inscrit: «NDOSSA, RAPHAEL, 1910-1975». A la base, on avait posé une casserole avec son couvercle et, devant, une bouteille de gin Ballantine vide.

«Ce devait être un Grand Homme», dit Marcellin en s'asseyant sur un tronc au pied de la tombe.

«Pourquoi la casserole? demandai je en me plaçant à ses côtés.

- Ce devait être un chasseur, un homme puissant. Avec lui la marmite était toujours pleine. Et la bouteille de gin, une marque de respect. Pour que son esprit reste joyeux, pour qu'il reste joyeux dans le monde des esprits.»

«Couüüü ! Kouikô!» fit-on dans un buisson sur notre droite, et j'aperçus un oiseau de la taille d'une grive, brun avec le ventre blanc. Il se pencha en avant, leva ses ailes et répéta ses salutations : « Couüüü ! Kouikô !»

«Eh bien, voilà, fit Marcellin avec un sourire oblique. Je te l'avais bien dit. Il chantait tout à l'heure quand j'étais ici avec le vice-président. On le voit autour de tous les villages. C'est l'oiseau le plus courant d'Afrique. Le bulbul commun. Et il chante en anglais, uniquement pour vous. " Quick, doctor, quick!" Voilà ce qu'il dit.»

Marcellin regarda ses pieds. «On est en sécurité ici. On peut parler. J'aime bien parler près d'une tombe. On est en sécurité.

- Qu'est-ce qui se passe?

- Je ne sais pas bien. Ils parlent mondongo et je ne le comprends pas. Je suis aussi étranger que toi, ici. Peut-être plus. Mon peuple s'est battu contre les Mondongos. Ils nous détestent.

- Mais le vice-président?

- C'est un homme instruit. Mais il est brisé, il a peur. C'est dommage. Ce n'est pas normal. Mon pays n'est pas comme ça. Il m'a dit qu'il y a ici une secte léopard. A l'âge de quinze ans les garçons ont le dos et les bras marqués de scarifications, et chacun d'eux doit jurer de tuer les ennemis de ses congénères. Il m'a dit que le commandant dirigeait le village. Le commandant est violent, fou. Les Pygmées sont ses esclaves. Le maître d'école était le seul homme assez brave pour lui résister. Ces jeunes instituteurs, qui sont tout frais émoulus de l'université de Brazzaville, le gouvernement les envoie, tout seuls, pour enseigner Marx et tout le reste pendant deux ans dans un village de l'intérieur. Ils ne reçoivent aucune aide, ils n'ont aucune visite!

- Qu'est-ce qui s'est passé?

- Le commandant était soûl. Il a surpris le maître d'école la nuit et l'a rossé. Le maître d'école s'est échappé en descendant la rivière. Ou alors il s'est fait attraper par le commandant, qui l'a tué et a enterré le corps en forêt. Ce n'est pas clair.

- Alors il n'y a pas d'école?

- Nous campons dans l'école! Depuis deux ans déjà il n'y a plus d'école. Les enfants n'ont aucune chance sans instruction. Si nous en réchappons, je ferai un rapport.

- Mais nous allons chercher les Pygmées dans la forêt!

- Pas à partir d'ici. Les Pygmées ont trop peur pour emmener quelqu'un en forêt. Le vice-président dit que le commandant veut nous prendre nos bagages. Il veut nos sacs, nos chaussures, nos chemises et nos pantalons. Mais je crois que ça va aller. Nous avons des cartouches. Nous avons beaucoup de cartouches ! Il a eu notre whisky, mais il n'a pas l'habitude d'en boire. Et maintenant avec ses hommes, il boit du vin de palme. Quand ils tomberont ivres morts, nous nous échapperons. A la première lueur du jour.»

 

 

Oryctérope
p327 - Il tenait dans le creux de la main une poignée de sable pleine de petits débris de coquille blanc et noir. «Mais qu'est-ce que c'est que ça? Des morceaux d'escargot?

- Des excréments d'oryctérope! (Lary lâcha tout.) Orycteropus afer. Il ressemble à un cochon, mais il a un long groin, de longues oreilles et une longue queue, et des pattes de devant épaisses. Et des grosses griffes ! Il mange des fourmis, des termites et des mille-pattes. Ça, ce sont des morceaux de carapace de mille-pattes ! Les Pygmées raffolent du manioc, l'oryctérope raffole des mille-pattes!»

Le miroitement de la chaleur sur le sable, au-dessus des tiges effilées des herbes, paraissait se lever et envelopper Lary et Marcellin en voilant leurs silhouettes et en faisant osciller leurs traits.

«Quand tu touches un oryctérope, dit Marcellin, il hurle et fait un saut périlleux.

- Tu en as déjà vu un? demanda Lary.

- Non, bien entendu. Ils font des terriers. Ils sortent la nuit. Ils vivent seuls. Personne ne sait rien d'eux. Seuls les Pygmées savent comment vivent les oryctéropes.»

C'est exact, pensai-je, pris de vertiges dans la chaleur, au moment où, juste à temps, nous rentrions dans la forêt, avec sa lumière filtrée, la lourdeur de son air humide, immobile, son odeur musquée. Aucun autre animal n'a de petits tubes qui rayonnent dans ses dents, aucun autre mammifère n'a des dents sans émail et sans racine. (Je trébuchai sur une double hélice de racines de lianes.) L'oryctérope n'a pas de parents. L'oryctérope est plus étrange que Samalé, parce que personne ne sait d'où il vient, il n'a pas d'origines. L'oryctérope est aussi dépourvu de racines que ses dents. L'oryctérope est le seul représentant de son ordre, de sa famille, de son genre. Son passé est tombé dans l'oubli, il est perdu, il n'est plus qu'un esprit, un esprit qui, la nuit tombée, émerge des tunnels du monde souterrain.

 

Dokou
p280 - Dans la case, c'est un Manou en proie à une vive agitation qui nous attendait. Il était seul. Autour de lui, aucun signe des habituels quémandeurs de médicaments et de cigarettes. Pas un enfant en vue. Manou tenait une machette à la main.

«Le chef était ici ! dit-il. Docteur Marcellin, tonton, il est venu pour vous avertir... mais je lui ai dit que tu m'avais laissé et que tu étais parti. Que tu étais allé te baigner !

- Je sais, dit Marcellin. Pose ça.»

Manou laissa tomber la machette par terre.
« C'est Dokou ! Il vit en face !

- Je sais, fit Marcellin.

- Ce matin, dit Manou en montrant le blanc de ses yeux, un homme est mort.

- Asseyons-nous», proposa Marcellin.

Nous nous sommes assis sur le banc.

« Cet homme !

- Calme-toi, dit Marcellin. Nous avons une même mère. Devant Lary et Redmond, ça n'a pas d'importance. Ils ne sont pas d'ici. Mais tu ne vas pas faire honte à ma famille à Makao. Manou, je te le promets, si tu montres en dehors de cette case que tu as peur, je te le promets, je te renvoie descendre la rivière. Tout le monde le saura. Ils diront dans ton dos, pour toujours: «Marcellin a renvoyé Manou.»

- Cet homme ! Il est mort parce qu'il est venu de nuit, il a pris le chemin des esprits, il est allé chez Dokou le sorcier. Il est venu pour tuer la sœur de Dokou le sorcier. Mais Dokou... il a réagi avec une magie encore plus puissante. Devant sa porte, ce matin, il y avait du sang sur le sol. Tous les gens l'ont vu. L'homme est tombé malade par la suite et il est mort.

- Et alors, pourquoi est-ce que tu trembles? Qu'est ce qu'il y a de si effrayant?

- C'est Dokou ! répondit Manou en se tournant sur le banc et en pointant le doigt vers la porte ouverte, le bras rigide. Il habite en face !

- Je sais», dit Marcellin.

...p297 -

- Marcellin, tu peux peut-être m'aider, dis-je en restant dans cet état d'esprit et en adoptant son rythme d'élocution. Dokou, ces petits sacs de fourrure qu'il porte autour du cou, est-ce que tu pourrais m'en avoir un? Il m'en faut un. À Oxford, j'ai beaucoup d'ennemis. J'ai besoin d'un fétiche, un fétiche puissant pour me protéger.»

Marcellin ralentit le pas. Il marquait de légers temps d'arrêt dans sa marche.

«Redmond, je ne sais pas. Personnellement, je ne peux rien promettre. Mais j'essaierai. Je t'aime bien, alors j'essaierai. Mais c'est idiot, c'est dangereux. Tu ne devrais pas te lancer dans ce genre de choses. Je te l'ai déjà dit, une fois qu'on a commencé, on ne peut plus s'arrêter. Mais je vais voir ce que je peux faire. Je lui demanderai. C'est difficile. Ça demande un long moment de préparation. Il y a des règles... »

p308 - « Il y a une secte secrète associée à cet animal et chaque membre doit être initié. Le baptême s'effectue de la manière suivante: seul un descendant de la tribu des Kakas peut être baptisé. La cérémonie du baptême se déroule ainsi : il faut préparer certains objets pour le postulant - robe traditionnelle et autres objets traditionnels, secrets. Ils aident à assurer sa transformation. Une chèvre et des poulets vivants doivent être présentés en offrande à l'animal. La chèvre et les poulets sont laissés dans la cachette de Samalé, dans la forêt, près du village. L'animal les tue lui-même et, après, les corps son récupérés et cuits au village. La nourriture ainsi préparée est de nouveau emportée et laissée dans la tanière de l'animal. Samalé mange ces aliments et les assiettes vides sont ensuite reprises.

«Avant cela, le postulant doit être emmené dans la cachette de Samalé, la tanière de cet animal dans la forêt sauvage. Samalé endort le postulant. Le garçon dort, comme s'il avait été frappé par une flèche empoisonnée. Samalé le marque ensuite du signe de la croix. »

Dokou, brusquement éveillé, me regarda droit dans les yeux. «Samalé a trois griffes, dit-il en haletant, d'une voix rauque et fêlée. Sur chaque patte ! s'écria-t-il, Samalé a trois griffes ! Longues et recourbées, dures comme l'acier, aiguisées comme des hameçons !» Il se leva et s'appuya sur le bureau, les pupilles dilatées, les lèvres rentrées, en laissant apparaître ses dents jaunes et irrégulières. «Mais il ne coupe qu'avec deux!» Il leva son poing droit comme pour me frapper, plia deux doigts et cingla l'air devant mon visage.

Il se recula et s'affaissa dans son siège, remplit le dernier gobelet de vin et le but. « La nourriture est offerte deux jours plus tard, poursuivit-il sur un ton incantatoire comme si rien ne s'était passé. La nourriture est offerte par l'initié récemment baptisé. Il dépose ces aliments dans l'abri sans regarder celui qui les reçoit. Samalé lui déchire les bras.» Dokou commença à rassembler ses cadeaux sur le bureau. «Les blessures forment des cicatrices qui marquent le garçon pour toute sa vie.» Il tira en arrière le pan droit de sa veste et mit la pipe, le tabac, le couteau et les médicaments dans un sac de fourrure noire usée, peut-être la peau d'un colobe noir et blanc, qui était suspendu à son épaule et plaqué contre son corps. «Pendant toute cette cérémonie, le postulant ne sait rien. Il ne voit même pas l'animal qui inscrit ces signes sur son corps. Ce n'est qu'après le baptême qu'on amène l'initié devant l'animal auquel il est présenté. »

Dokou tira sa veste sur le sac, se mit sur ses pieds, fourra les gobelets dans les poches de sa veste, ramassa la bouteille vide et revissa le bouchon. «Vous deux, vous attendrez ici quelque temps», nous ordonna-t-il en se dirigeant d'un pas traînant vers l'entrée, la tête rentrée dans les épaules, vidé de toute vie. «Il ne faut pas que nous sortions ensemble.»

« Mais à quoi ressemble donc Samalé ? » demandai je en me tournant vers Marcellin, alors que nous étions toujours assis à notre pupitre, comme des écoliers. À ma grande surprise, je remarquai que de la sueur perlait sur son front, que ses mains tremblaient. D'une petite voix, sans lever la tête, semblant toujours examiner les marques d'herminette sur le bois devant lui, Marcellin dit: «Je ne veux pas en parler. Fini. Jamais plus. O. K ?»

Perplexe, je répondis: «Je suis désolé. » Et, pour changer de sujet: «Tu as pris du bon temps la nuit dernière.

- Et nous sommes ici, assis à l'école.

- Que veux-tu dire ?

- C'est la femme de l'instituteur. La femme que vous regardiez à la rivière, quand elle se lavait. La femme avec les plus beaux seins que j'aie jamais vus. Son mari est parti en République centrafricaine. Elle est seule. Elle est la mère de jumeaux.

- Des jumeaux? Je croyais que c'était une mauvaise chose. Je pensais qu'on pouvait être chassé du village, que ça voulait dire qu'on avait couché avec un esprit, qu'on était devenu comme un animal de la forêt.

- C'est un désastre. Une catastrophe. Mais Dokou est puissant. Il est respecté par tout le monde, par tout le peuple kaka, d'ici à Zingo. Il l'a aidée. Il lui a donné une protection totale contre les mauvais esprits et les méchantes pensées. Tout le monde le savait. Elle est jeune, elle est très pauvre, son mari est parti, alors Dokou a fait tout ça pour rien. Il a refusé de prendre son argent, il n'a même pas accepté des ananas, une poule en cadeau. Et elle ne pouvait pas le remercier comme une femme le pourrait. Personne, sauf ses propres épouses, ne peut coucher avec un sorcier. Alors elle est venue à moi pour me remercier à sa place. Elle m'a apporté le don de son corps. Elle était timide au premier abord. Elle n'était jamais entrée dans une tente. Mais il y avait autre chose. Au début, elle ne voulait même pas que je l'embrasse! Mais elle m'excitait. Elle me voulait nu, sans préservatif. Je lui ai fait l'amour pendant une heure, sans doute plus. Mais quand elle a eu son orgasme, elle a pleuré. Elle a tourné la tête et a sangloté. Elle a pleuré et pleuré.

- Je ne comprends pas.

- Moi non plus. Ça ne m'était jamais arrivé avant. Peut-être a-t-elle pleuré parce que son mari était parti. Ou qu'elle se sentait coupable d'avoir eu un orgasme avec moi. Ou peut-être sanglotait-elle de plaisir. Je ne sais pas. Elle n'a rien voulu dire. Je n'ai pas aimé ça.

- Non. Je voulais dire pourquoi te voir toi ? Pourquoi a-t-elle pensé qu'elle pouvait rembourser une dette à Dokou en couchant avec toi?»

Marcellin se leva sans répondre et se dirigea vers la sortie en silence. À mi-chemin sur la route du retour, il dit: «Il y a autre chose encore. Mon alliance. Je suis un homme aux sentiments délicats, un homme bien élevé. Alors quand je suis avec d'autres femmes, des femmes qui ne sont pas mon épouse, je retire mon alliance. C'est un geste de respect. Eh bien, la nuit dernière, l'alliance, je l'ai perdue. Ce matin, elle n'était pas dans la poche arrière de mon jean. J'ai regardé dans la tente. J'ai regardé partout. Elle a disparu.

- C'est peut-être elle qui l'a prise.

- Jamais. Elle ne ferait jamais une chose pareille», dit Marcellin, scandalisé, en s'arrêtant au milieu de la rue. Il chassa d'un geste de la main des enfants qui s'approchaient en courant. «Jamais. Aucune femme à Makao ne ferait ça à un homme. C'est tout simplement impossible. Non, c'est bien pire. Je ne peux pas me sortir cette idée du crâne. Il y a une partie de moi qui sait que c'est une pensée ridicule, mais malgré tout, elle est là, elle tourne en rond, de plus en plus vite. C'est fatigant. À l'intérieur, je me sens un peu désespéré. Parce qu'il y a quelque chose de bizarre, d'anormal.

- Ne t'en fais pas. Tu la retrouveras cette bague. Elle est égarée, prise dans un pli du tapis de sol.

- Ce n'est pas ça», dit-il, avec un petit mouvement convulsif de la tête sur le côté, comme s'il essayait de se débarrasser d'un torticolis. «Je sais qu'elle n'est pas là. C'est que je suis certain qu'elle est partie de son propre chef.»

...p315 -

À minuit, Marcellin siffla à l'extérieur de la tente. («Merci, me dit Lary, mais je vais rester ici, si ça ne fait rien.»)

«Redmond, pas de lampes, murmura Marcellin à travers la toile de tente. Je ne veux pas que nous soyons vus.» J'enfilai mes chaussures et le suivis de l'autre côté de la rue.

Marcellin frappa deux coups à la porte de la case qui s'entrouvrit sur la gauche de la largeur d'un corps. Dokou la referma derrière nous.

Il paraissait dix ans plus jeune que ce matin - il avait dû faire un bon somme, pensai je. Il était pieds nus, mais portait toujours sa vieille veste noire, sa chemise noire et son pantalon noir. «Samalé», dit-il en nous montrant deux chaises de bois basses à gauche du feu, dans son foyer de pierre. Lui-même s'installa sur un tabouret à trois pieds. Les gobelets blancs et une calebasse étaient prêts sur une petite table de lattes placée près de lui.

«Monsieur Redmond, dit-il en versant le vin d'un blanc trouble, ce soir je vais répondre à votre question sur Samalé.» Sa voix avait perdu son ton officiel, était devenue presque intime. «Docteur Marcellin et monsieur Redmond, nous sommes ici pour parler de questions importantes, de choses profondes. Il y a des pouvoirs que je peux vous donner. Ces pouvoirs vont changer votre vie». Dokou reposa la calebasse sur son support de bois. Il regarda lentement autour de lui dans la petite pièce enfumée, comme s'il refaisait connaissance avec quelque chose de nécessaire et de familier dans la lumière rouge du feu, dans la lueur orange de la lampe à huile de palme ou quelque part le long des étagères de lattes qui couraient sur les murs et où s'entassaient en désordre des paniers, des calebasses à couvercle, des pots et des casseroles noircis de fumée. Il examina deux sagaies de deux mètres de long, munies de larges pointes de fer à double barbelure, qui étaient posées le long du mur du fond. Il fixa, pendant des heures, me sembla-t-il, trois petits paquets de fourrure suspendus au-dessus du linteau de la porte.

«Samalé est comme le gorille», commença-t-il en se ressaisissant et en nous tendant les gobelets de vin de palme. «Il est comme le gorille, il est comme le chimpanzé, il est comme un homme. Et il est différent des trois. Il n'a pas de poils. Il n'a pas de barbe. Ses bras sont plus longs que ses jambes. Les trois coupures qu'il fait, de gauche à droite sur le dos d'un garçon, les trois coupures qu'il fait de droite à gauche, ces coupures sont plus longues que les blessures qu'il laisse en haut des bras de ce garçon.»

(Ainsi, me dis je en laissant vagabonder ma pensée, Samalé doit couper tantôt avec trois griffes, tantôt avec une seule...)

«Samalé est un animal de la forêt. Voilà pourquoi nous laissons les grands arbres près de ce village. Samalé est notre gardien. Les arbres lui appartiennent.»

Dokou remplit une deuxième fois le gobelet de Marcellin. «Bois ! dit-il. Bois, Marcellin ! Ce soir, tu dois boire mon vin de palme !» Marcellin but.

«Monsieur Redmond, vous devriez savoir qu'il y a un autre animal, pour moi, personnellement, pour moi et toute ma famille, l'animal héréditaire et traditionnel de ceux qui ont des pouvoirs spéciaux, sur terre et dans l'eau, le crocodile. Vous avez l'argent ?»

Je pris deux billets de cinq cents francs CFA dans le sac plastique de ma poche de jambe. Dokou tira les deux billets bleus fripés entre ses doigts, les posa à coté de son gobelet de vin, qu'il n'avait pas touché. «Pour cette autre question. Votre protection. Vous dites que vous allez au lac Télé. Mais tous les sorciers depuis ici jusqu'au Sénégal connaissent les dangers du lac Télé. Le lac Télé est un endroit plein d'esprits abandonnés. Il est habité par des esprits de villages qui n'existent plus. Les esprits du lac Télé ne reçoivent jamais d'offrandes, parce que tous les hommes vivants qu'ils connaissaient, et tous leurs enfants, sont morts. Ces esprits, ils ont faim, ils ne savent pas qui ils sont. Et alors ils sont devenus dangereux. Moi, Dokou, ce soir, dans ma propre case, je vous le dis, Marcellin et Redmond, je vous avertis, des hommes forts, des chasseurs, des hommes en pleine santé, ils vont au lac Télé, ils entendent des sons étranges, des sons qu'il n'ont jamais entendus avant. Ils reviennent par la forêt, ils se sentent malades. Ils retournent dans leurs villages et ils meurent.»

Marcellin regardait le sol.

«Pour le fétiche, demandai je. Combien ?»

Dokou me regarda droit dans les yeux. «Dix mille francs.»

Marcellin approuva d'un signe de la tête.

Je sortis vingt autres billets. Dokou ramassa les deux premiers, glissa la liasse dans la poche de poitrine de sa veste, se leva et disparut par l'entrée sombre menant aux pièces intérieures.

Marcellin marmonna: «Redmond, c'est de ta faute... tu m'as forcé à venir ici... Toute ma vie j'ai essayé d'éviter.... d'être libre...»

Dokou, devant nous, tenait quelque chose d'enveloppé dans une étoffe noire. Il s'assit, posa délicatement le colis sur la table à côté de lui, déplia le bord le plus proche et en tira un sac oblong, de la taille d'un campagnol des champs, dont l'ouverture était fermée par une ficelle qui pendait.

«Monsieur Redmond, voilà un fétiche pour votre protection », dit-il en me le tendant. (L'objet seyait bien à la forme de ma paume. Il dégageait de la chaleur - peut-être y avait-il un autre feu dans la pièce voisine. Une collerette de tissu bleu saillait de sa gueule et les parties de son épaisse fourrure brune rendues lisses par le frottement laissaient apparaître de la peau blanche.) «Il n'y a pas de conditions spéciales, pas de restrictions alimentaires liées à l'utilisation de ce fétiche, dit-il en remplissant le gobelet de Marcellin. Vous pouvez manger ce que vous désirez. Mais il est interdit de traverser l'eau trop souvent. Ce fétiche, que vous ne devez jamais ouvrir, le fétiche que vous tenez en main, monsieur Redmond, contient le doigt d'un enfant. L'esprit de cet enfant vous protégera. L'esprit vous préservera des pensées vieilles et tristes. L'esprit vous délivrera de la maladie. Le fétiche lui-même est secret. Vos amis les plus proches, les hommes qui chassent avec vous, peuvent y jeter un coup d'oeil. Votre femme peut le toucher. Mais si elle s'en sert pour laver ses parties intimes, il perdra ses pouvoirs aussitôt.

- Oui ?»

Ce fut tout ce que je réussis à dire. «Marcellin, bois !» lança Dokou. Marcellin but.

Dokou sortit de l'étoffe noire un sac de fourrure apparemment identique. «Marcellin, celui-ci n'est pas un fétiche ordinaire, dit-il en se penchant en avant sur son tabouret, absorbé, la voix brusquement inégale, altérée par l'émotion. «Seul moi, Dokou, ai une protection comme celle-ci. Elle est à moi. Et je souhaite te la donner.

- Non», dit Marcellin, ivre, en se reculant sur sa chaise. Non ! Je n'en veux pas !

- Ce fétiche, dit Dokou, la main tremblante, te protégera contre tes ennemis, contre le malheur, contre tout. Ce fétiche retient prisonnier le souffle de Samalé !

- Je te l'ai déjà dit avant, dit Marcellin, les bras serrés contre la poitrine, le cou rigide. Je te l'ai déjà dit cent fois... je n'en veux pas.»

Dokou referma sa main droite sur la fourrure. Il enfonça son poing dans la poche de sa veste. Il se leva d'un mouvement mal assuré et se pencha sur Marcellin, comme un héron couvrant un poisson de ses ailes. «Prends-le ! Pour le lac Télé ! Tu as besoin de ma protection ! Prends-le !»

Le poing de Dokou, la paume vers le haut, était au niveau de la poitrine de Marcellin. Dokou écarta ses doigts. Dans le creux de la main, un objet brillant et jaune était retenu par la ficelle qui fermait le fétiche.

Marcellin, respirant à peine, la bouche à demi-ouverte, les yeux si grands ouverts qu'ils laissaient voir le blanc, regardait avec effarement la paume de Dokou. Sa main droite, raide comme la main d'une poupée de sorcier, se détacha du bord du siège, se tendit, saisit le fétiche et l'alliance.

«Bien», dit Dokou, en se rasseyant et en buvant pour la première fois. (Son goitre se soulevait par à-coups à chaque gorgée.) «C'est bien ce que je pensais. Ici à Makao, on s'entraide. Je l'ai aidée. Elle m'a aidée. Son mari, l'instituteur, c'est un étranger, il n'est pas d'ici, c'est un Téké du plateau. Elle voulait un fils. Elle voulait un fils de Samalé. «Marcellin arrive», je lui ai dit. J'ai envoyé un esprit à ta rencontre. Je savais que tu viendrais. Je savais que tu viendrais longtemps avant que tu sois venu en vrai, sous ta forme matérielle. Mais tous les deux, vous devez partir maintenant. Vous avez ma protection. Je ne peux pas faire plus. Je dois aller dormir.»

«Marcellin, dis je alors que nous retraversions lentement la rue, comme des vieillards, je ne comprends pas. Comment peux-tu donner à la femme de l'instituteur un fils pour Samalé ? Tu n'es pas initié. Tu n'as pas les cicatrices.

- Quand j'ai quitté Makao, j'étais trop jeune. Mais ça n'a pas beaucoup d'importance. Parce que j'ai une situation spéciale, une parenté spéciale.

- Une situation spéciale ?»

Marcellin se tourna vers moi : « Tu ne le sais pas, vraiment ?

- Savoir quoi?

- Dokou... c'est mon grand-père.»

 

 

Scarifications
p253 - Au camp, Manou, sans chemise, était assis sur une petite bûche devant l'auvent des célibataires, penché en avant, les coudes sur ses genoux levés, les mains étroitement jointes. Bakolo le tenait par l'épaule gauche. Accroupi derrière Manou, un homme plus jeune, suivant à l'évidence des instructions, fourgonnait dans un sac en peau d'antilope teint en rouge. « Ça va bien, dit Manou, comme s'il était certain qu'il n'en était rien. Bakolo va me remettre le dos en état. »

Le disciple prit dans le sac un petit couteau - à la lame rouillée. Bakolo donna sa consigne. Le disciple pinça la peau de Manou dans le bas du dos, du côté gauche, et la fendit. Bakolo sortit une petite corne, ôta le bouchon de feuilles, prit un peu d'onguent noir sur son doigt, en frotta la coupure. Il répétèrent l'opération cinq centimètres à droite. Les yeux de Manou devinrent vitreux.

Trois jeunes garçons vinrent observer la scène... et nous montrer comment ils faisaient rebondir et rattrapaient une balle de caoutchouc blanche (avec une habileté digne d'athlètes des jeux Olympiques). «Le latex, dit Marcellin, ils l'obtiennent d'une plante grimpante. Pour moi, le latex a été la cause de plus de souffrance dans cette région que n'importe quoi d'autre. Ce n'était pas notre faute. Un jour, quand je serai en colère, je t'en parlerai. »

Bakolo surveillait la huitième incision, lorsque le batteur de la nuit précédente, l'homme à la joue droite balafrée, sortit de la jungle à grandes enjambées en portant une arbalète dans une main et un singe dans l'autre.

Puis-je? » demanda Lary en se saisissant de l'arme.

Le batteur haussa les épaules, sourit, me tendit le singe et s'assit sur notre banc.

«Cette arbalète est lourde, dit Lary en maniant l'engin de bois grossier comme s'il s'agissait d'un violon précieux. Je vois. Le système se déclenche en tirant sur cette longue détente surbaissée... »

(Le singe avait une fourrure jaune-brun, chaude et douce au toucher, des yeux marrons, des favoris soyeux jaunes, des oreilles bleues, un visage bleu avec un éclair de blanc entre les narines et la lèvre supérieure, des mains et des pieds noirs, une longue queue rousse, un scrotum bleu ciel, un pénis cobalt. «Cercopithecus cephus, dit Marcellin. Le moustac, le singe à moustache.»)

«... ce qui a pour effet de lever cette liane entortillée et de la libérer de son encoche. Astucieux. Très astucieux. Une détente vachement bien conçue...»

(Les derniers vingt-cinq centimètres du dessous de la queue du moustac étaient couverts d'une peau noire, de la même texture que les paumes de ses mains et la plante de ses pieds, avec des arêtes latérales pour renforcer la prise autour des branches. Du sang suintait par une blessure au ventre.)

«... Mais attends un peu. Il n'y a pas de rainure pour diriger le carreau.» Lary porta l'arbalète à l'épaule et fit mine de viser. Le batteur sortit une flèche d'un sac qu'il portait en bandoulière, semblable à celui de Bakolo et la passa à Lary. «Mais ce n'est pas beaucoup plus long qu'un crayon, poursuivit Lary en la tournant entre ses doigts. Et d'un diamètre deux fois plus petit. Et la trajectoire... il n'y a qu'une seule hausse, tout est dans le même plan. Comment peut-on viser avec ça? Comment est-ce qu'on arrive à tirer droit avec un carreau comme celui-là?»

Le joueur de tam-tam fit un signe de tête et sourit. Marcellin prit le poignet de Lary entre le pouce et l'index: «Rends-le lui. C'est empoisonné. Le singe meurt en deux minutes ! Toi, si tu te fais une écorchure, tu meurs en dix minutes. Tu étouffes. Tu ne peux plus respirer!»

Nous rendîmes donc la flèche, l'arbalète et le singe, et le chasseur se retira dans son abri.
Bakolo, finalement satisfait, plaça une main sur le front de Manou. Celui-ci, semblant se réveiller d'un état de transe, se leva, chancela, se tourna et nous gratifia d'un de ses énormes sourires. «Ça doit faire terriblement mal », dit Lary en inspectant les quinze petites fentes verticales, poirés de suie et légèrement sanguinolentes à la base du dos de Manou, et les quatre coupures sur chaque omoplate. «En fait on peut prédire sans se tromper, Manou, que tu en as fini de ces jours de souffrance.»

Nzé fit son apparition à l'autre bout de la clairière. Il tenait à la main deux bouteilles de plastique d'eau.

«Bien joué, Nzé ! fit Marcellin. Tu as été au trou d'eau sans ordre. Bien joué !

- Oh non, ce n'est pas vrai ! dit Nzé, réfutant l'accusation. C'est la faute de Manou. Je me cachais. C'est à cause de ce que Manou a dit aux Pygmées. Il leur a dit que j'avais une maladie de la bite. Il leur a dit que j'avais toujours une maladie de la bite. Alors je suis parti. Je ne voulais pas qu'on m'incise. Pas là! Je ne veux pas de cicatrices sur la bite !»

 

La petite fille de Xavier
p391 -

«Ma petite-fille, dit-il, monsieur Lary, vous allez l'épouser?

- J'ai déjà une femme, dit Lary. Je suis marié.

- Oui ! dit le vieil homme en tripotant sa tasse vide, puis en la levant comme pour porter un toast. Vous la ferez venir? Votre première femme? Nous vivrons tous...» Et il s'arrêta et examina la tasse d'émail blanc entre ses mains. «Les Français, ils ont raison », dit-il d'une voix calme, comme s'il venait de changer d'opinion à ce sujet. «Une femme, ça suffit. Deux femmes, c'est une de trop...

- La petite fille, dit Marcellin à Lary en anglais, cette enfant, elle t'aime bien à cause de ta chemise bleue ou de ton jean ou parce que j'ai dit que tu étais américain. Ces enfants, le peu qu'on leur apprend, ils le reçoivent d'instituteurs néophytes qui comptent parmi les plus pauvres des étudiants, frais émoulus de l'école normale de Brazzaville. Ce sont de véritables communistes, parce que tout enseignant doit travailler deux ans dans un village de l'intérieur du pays, mais s'ils ont été envoyés jusqu'ici, au bout du monde, et dans la forêt, là où on peut mourir de maladie, être assassiné ou simplement disparaître sans que personne ne s'en soucie, alors, crois-moi, Lary, c'est que ces jeunes gens sont pauvres. Leur famille n'a ni argent, ni influence, ni relations dans le gouvernement, personne pour leur trouver un petit poste bien tranquille dans un village du plateau, dans la savane. Ils sont amers, ce sont nos gardes rouges. Ils racontent aux enfants que l'Amérique est l'ennemi. Toi, Lary, tu es cruel, sans pitié, tu es un démon, un capitaliste, un colonisateur, pire que les Français. Tu es résolu à détruire la République populaire, parce qu'ici tous les hommes sont égaux et libres et tout est partagé. Mais ne t'en fais pas, ça ira bien pour toi, parce que personne n'en croit un mot. Ils savent tous, tous les enfants savent que l'Amérique est une terre où l'on mange autant de viande qu'on veut, et où on vous donne des blue jeans et où personne ne va voir le sorcier, parce que tous les souhaits sont exaucés. En Amérique, personne ne meurt.

- Mais au moins, dis-je, il y a des écoles. C'est extraordinaire. Un vrai exploit. Essayer même d'implanter une école dans un village comme celui-ci, au fin fond de la jungle...

- Alors en Angleterre, vous n'avez pas d'école dans tous les villages?

- Eh bien, non, en fait les écoles de village ferment les unes après les autres, mais un autocar vient pour...

- C'était une plaisanterie ! Et ça marche ! On met en boîte le libéral! C'était une plaisanterie ! Mais tout de même, tu devrais savoir, un homme qui se dit apolitique, même un libéral, devrait savoir que la République populaire du Congo a été le premier pays au monde à envoyer un télégramme à la République populaire de Chine pour les féliciter des mesures fermes qu'ils ont prises quand ils ont massacré les étudiants sans armes sur la place Tiananmen.

- Les écoles, dit Lary, qu'est-ce que ça a à voir avec l'école du village ?

- Beaucoup, dit Marcellin, qui, remarquant que Bague était sorti de sa rêverie, passa au français. C'est cette attitude, c'est pour ça que les écoles de village sont un désastre. Et c'est pareil pour les écoles des villes, du reste, depuis que les Français sont partis, nos écoles, c'est une vraie catastrophe

- Quand les Français étaient là...» déclara Bague. Il retrouva un peu d'énergie et se leva pour remplir le pot de vin de palme avec un seau de plastique noir dans l'angle derrière lui. «...nous avions un hôpital dans chaque village, pas d'école, mais un hôpital, et les sentiers dans la forêt étaient entretenus et les rivières aussi, jusqu'à Berandzoko et il y avait du travail pour tout le monde. On pouvait gagner de l'argent!

- Oui, c'est vrai, c'est très vrai, mon vieil ami, toi vieux facteur, dit Marcellin qui devait en être à ses deux litres de vin de palme. Nous sommes tous amis ici! Nous pouvons le reconnaître. Personne n'écoute. Les Français sont civilisés, intelligents, ils dirigeaient bien ce pays. Même les dernières des crapules de France, les hommes qu'on faisait venir de lieux de France mal famés, de Marseille, de villes comme ça, même chez ces gens-là on en trouvait un sur cinq qui prenait vraiment son boulot à cœur, qui tombait amoureux de ce pays magnifique; ils s'occupaient de nous, ils construisaient des maisons, ils soignaient les gens malades, ils créaient des dispensaires dans chaque village, ils organisaient les récoltes, ils envoyaient des agents acheter les produits aux paysans, ils laissaient les gens dans les villages. Ils nous comprenaient. Ils épousaient nos femmes!» Il remplit sa tasse, en but la moitié en une seule gorgée et regarda Lary de l'autre côté de la table. «Ils n'étaient pas comme les Américains blancs! Pas comme le docteur Shaffer! Ils traitent nos femmes comme... comme des Pygmées ! Ils ne veulent pas s'accoupler avec elles, Xavier, ils ne veulent pas les toucher, ils ne leur font pas l'amour!

Lary, dégrisé, mais se sentant peut-être un peu malade, un mince résidu de vin de palme doux-amer, au goût éventé, légèrement collant enduisant probablement encore ses dents, dit: «Je suis déjà marié. Et votre petite-fille, Xavier, n'est encore qu'une enfant.

- Qu'est-ce que j'essayais de dire, Bague? Où est-ce qu'on en était? Ah oui, bien sûr, l'éducation, nos écoles de village. Bon, je vous le redis, c'est un désastre, une catastrophe. Ces idiots, ces têtes brûlées de jeunes communistes, ils ne parlent que de Marx et de Lénine, et parfois même du président Mao ! Les enfants quittent l'école et ils ne savent pas écrire une lettre. En ville, dans les écoles de Brazzaville, quand les Français étaient là, les enfants pouvaient écrire des dissertations ! Et de toute façon, après la Révolution, il n'y a plus eu de contrôle, tout le monde est venu dans les villes, toute la structure s'est écroulée. Mais, souvenez-vous bien, et ça vous concerne vous aussi, Lary et Redmond, nous ne pouvons dire ces choses que parce que nous sommes amis, et seuls, et que personne n'écoute !

- Milice armée ! cria une voix étouffée à l'extérieur. Au nom de la République populaire, ouvrez ! »

 

Gérard Burlion
p455 -

Nous devons partir à la recherche de Gérard. Gérard Burlion. Nous allons avoir besoin de son camion et de son hors-bord. Il est français. Il est blanc. Il travaille pour F.N.C. C'est un forestier. Il me doit un service. Il m'aime bien. Nous nous entendons bien ! » Il se tourna vers Manou. «Tu seras tranquille. Personne ne vient ici.

- C'est hanté, murmura discrètement Lary au moment où nous commencions à remonter la rue. Des fièvres. Des frelons dans le toit.»

Au point haut de la ville, Marcellin tourna à gauche sur une route de latérite jaune ouverte au bull, une tranchée pratiquée dans la forêt, qui passait devant un gros groupe électrogène et une pompe à eau et débouchait dans une cuvette où s'élevaient plusieurs petites maisons. Devant chacune d'elle était garé un Toyota Landcruiser.

«Oui !» dit Lary.

Gérard Burlion apparut sur le seuil de son bureau à la porte de verre protégée par une grille métallique. Approchant sans doute de la quarantaine, il était blond, alerte, vif dans ses mouvements et portait une moustache et une barbe soignées, un sweat-shirt sur le devant duquel était imprimé Courrier pour une fleur, un fuseau de ski et des tennis bleu et blanc. L'air frais et propre d'un climatiseur nous parvint brièvement et j'aperçus d'un rapide coup d'œil de vrais fauteuils, des livres sur les étagères d'une bibliothèque, une table vernie avec des journaux et des revues... «Marcellin ! Mon vieil ami! Monsieur Eléphant! Comment vas-tu? Et qui sont tes amis?»

Marcellin lui expliqua.

«Enchanté ! répondit Gérard avec une poignée de main qui faisait craquer les phalanges. Pas de problème ! Je partais voir mon contremaître. Je vous ramène à pied en ville. Et demain je vais à Impfondo. Vous avez de la chance ! Je passe vous prendre demain dans la matinée. À quatre heures précises.»

Nous gravîmes la colline à une allure sportive, celle de Lary. Trois petites colombes brunes qui picoraient sur la piste s'enfuirent à basse altitude dans la forêt dans un bruissement d'ailes.

«Marcellin, dit Gérard, j'ai suivi tes instructions. J'ai fait de l'espionnage pour toi. J'estime maintenant que, par semaine, il passe deux ou trois tonnes de viande sauvage par Enyellé, au minimum. En majorité du Zaïre. C'est de la folie. Bientôt il ne restera plus une seule antilope, plus un seul éléphant. Quand j'étais garde forestier au Gabon, je voyais des léopards, des chimpanzés, des gorilles tous les jours. Mais il y a beaucoup moins de Pygmées au Gabon. Ici il y a trop de Pygmées. Les négociants leur prêtent des fusils et les paient avec quelques paquets de cigarettes et ils rapportent la viande !

- Depuis combien de temps êtes-vous ici? lui demandai je tout en tentant de me maintenir à sa hauteur.

- Moi? En Afrique? Vingt-quatre ans! J'aime bien ici. Je suis un Africain. J'y trouve du plaisir. Ça peut paraître banal, mais je suis un homme pratique. Intensément pratique. Je suis un forestier d'abord, un ingénieur ensuite. En France on a des machines pour tout et des spécialistes pour les réparer. Mais ici je suis l'homme qui fait tout. (Il montra d'un geste la génératrice et la pompe à eau.) Vous voyez ça? C'est moi qui l'ai monté ! Et si les robinets ne marchent pas, c'est ma faute, il n'y a personne d'autre à qui adresser le reproches. J'aime ça. ("Oui !" dit Lary en pressant le pas.) Mais Marcellin, comment va ton recensement des éléphants ? Hein ?

- C'est presque terminé, dit Marcellin, transpirant dans la chaleur étouffante de la soirée. Le doctes R. F. W. Barnes de Wildlife Conservation International et du Département de biologie appliquée, de Pembrokt Street, à Cambridge, va publier les résultats. Et va s'attribuer tout le mérite.

- J'ai pensé à tes recherches. Marcellin, tu as un gros problème. Il y a un Pygmée que je connais ici. Un bon ami à moi. Il travaille sur mon chantier d'abattage Il peut prendre la forme d'un éléphant chaque fois qu'il le veut, pour aller chasser. Eh bien, un jour il s'est transformé en éléphant et est parti chasser. Il a tué une mère éléphant et son petit, et quand il est revenu à mon camp, il a découvert que deux Pygmées étaient morts. (Gérard fit claquer ses doigts.) Juste comme ça! Alors ce Pygmée a été dégoûté par tout ça. Il s'est changé en éléphant pour se venger du Bantou, le braconnier qui lui avait prêté le fusil. Il est allé dans la plantation du Bantou et a piétiné les plants de manioc et aplati le maïs; il a renversé les bananiers et les plantains. Alors qu'est-ce que tu fais de ça avec ton ordinateur? Hein? Qu'est-ce qui se passe avec ton ordinateur?

- Qu'est-ce que tu veux dire?

- Marcellin, c'est évident! L'animal laisse des traces partout. Alors tu comptes ça dans ton recensement. Tout le monde a vu des traces d'éléphant, mais à chaque fois c'était un Pygmée.

- Vous croyez vraiment à ça?» dis je.

Gérard s'arrêta. «C'est le chemin le plus rapide pour revenir d'où vous venez, dit-il en montrant du doigt un sentier qui s'écartait de la piste. Je dois continuer. J'ai du travail.» Il me regarda avec un mépris soudain. De la poche de sa chemise il sortit des lunettes de soleil qu'il mit. «Vous, vous êtes nouveau en Afrique. Je le vois. Si vous aviez vécu ici un an, même une seule année, vous comprendriez suffisamment de choses pour ne pas poser des questions aussi stupides que ça.» Et il partit à grandes enjambées sur la route qu'il avait construite.

À trois heures du matin nous nous sommes levés, ankylosés par la nuit passée sur le béton, avons fini le poulet et le manioc, avons préparé les bagages et attendu sur le perron de ciment de quatre à sept heures (Lary très tranquille, la tête dans les mains) l'arrivée de Gérard dans son 4 x 4. Marcellin et Nzé sont montés dans la cabine, Lary, Manou et moi sur les sacs à dos, sur la plate-forme. Gérard, pour rattraper le temps perdu ou parce qu'il avait été jadis coureur automobile, ou les deux, conduisait le long de l'étroite piste qui traversait la forêt à une vitesse à vous figer les sangs, soulevant la poussière, fonçant dans les virages sans visibilité, décollant les roues dans les tournants, nous projetant avec bagages et trouille d'un côté à l'autre de la camionnette.

Nous avons fait halte, toujours à bord, devant des billes de bois empilées près d'un petit quai sur la rive de l'Oubangui.

«C'est au moment où on pense qu'on est en sécurité... a dit Lary en récupérant son chapeau et le contenu de ses poches sur les plaques de fer.... C'est au moment où on pense qu'on a rencontré la seule personne ici qui n'ait pas reçu un coup de bambou sur le crâne...»

Nous avons charrié les sacs, en passant devant des réservoirs de gas-oil noirs, un tracteur-grue, un camion cabossé, jusqu'à une grande pirogue amarrée près d'une petite vedette blanche. Trois hommes, dont l'un en bleu de travail, sont sortis de derrière un abri. Gérard leur a donné des instructions et ils ont transporté un bidon d'essence dans la pirogue, ont fait le plein du gros moteur hors-bord, ont pris nos bagages et les ont chargés à bord.

L'homme en bleu s'est assis à l'arrière. Manou, Nzé et Lary se sont placés l'un derrière l'autre au milieu de l'embarcation. Marcellin et moi nous sommes accroupis, et Gérard, après avoir poussé le bateau vers le large, est allé en quelques bonds se placer à l'avant et s'asseoir face à nous.

Gérard, vêtu d'habits de ville (chemise à rayures vertes, veste de lin verte, portefeuille et poignard Mauser dans sa gaine à la ceinture de son pantalon de coton de couleur fauve) a jeté un coup d'œil à sa montre « En retard ! a-t-il dit. Des problèmes ce matin. À la maison.» Marcellin a approuvé d'un mouvement de tête, comme s'il savait de quoi il s'agissait.

Le batelier a tiré sur le lanceur du hors-bord, a mis les gaz. La pirogue a décrit un cercle sur les eaux brunes du large Oubangui et pris la direction du sud, vers l'aval et Dongou. «Bohmaaa ! a crié Nzé en levant le poing.

- Redmond, a dit Gérard en se penchant en avant. Je suis désolé d'avoir été grossier envers vous hier.

- Vous n'avez pas été grossier, ai je répondu, encore rempli d'indignation. Pas du tout.

- Vous devez comprendre. Il y a trois types d'hommes blancs ici. Il y a les instituteurs qui ne gagnent pas d'argent. Ils sont ici parce qu'ils aiment leur travail. Ils se sentent appelés à le faire. C'est une vocation. Puis il y a des résidents, des gens industrieux qui ont choisi de vivre ici, des expatriés qui travaillent dur. Et puis il y a les petits Blancs, ceux qui sont uniquement là pour l'argent, des gens sans espoir ou qui ont été envoyés ici par leur société. Ils n'ont pas d'imagination. Ils détestent tout. Ils détestent le climat. Ils détestent les Congolais. On ne peut pas parler avec ces gens-là. C'est impossible.»

Au loin, sur une barre de sable jaune, sous le vaste ciel gris et morne, quatre oies blanc et noir, peut-être des canards casqués, se reposaient au bord de l'eau. «J'appartiens au second type d'homme blanc, a poursuivi Gérard, la tête enfoncée dans les épaules, en parlant vite. Mon père était professeur. Il enseignait le droit. Il a passé douze ans à Brazzaville. Il a écrit une thèse, a obtenu un doctorat. Il est devenu magistrat à Madagascar. Nous, les enfants, nous avons passé des années heureuses à Brazzaville. Nous avions un petit bateau, nous nous baignions dans le fleuve ! J'ai six sœurs et un frère et nous sommes tous restés en Afrique! C'étaient des années formatrices. Puis j'ai passé treize ans en France. J'étais perdu. Je ne savais pas quoi faire. À quinze ans, je gagnais ma vie en faisant la plonge dans les hôtels. Je travaillais sur les chantiers de construction et c'est là que j'ai découvert la menuiserie. J'ai découvert que j'aimais le bois. (Il caressa le plat-bord de la pirogue rendu lisse par l'usure.) Alors je suis allé dans une école des métiers de la forêt à Bordeaux. J'ai acquis mon expérience pratique au Gabon en conduisant des grosses machines. Je suis devenu directeur de la construction des routes, puis de l'exploitation. J'ai trouvé un sens à ma vie. Un métier que j'aimais! Une passion dévorante! Alors maintenant je suis heureux. Je travaille de quatre heures du matin à dix heures du soir. Tous les jours.

- C'est comme Cuba ! s'est exclamé Marcellin, excité. Cuba dans les premiers temps! On travaillait seize heures par jour. On prenait nos repas au travail. La maison, ça n'était que pour dormir. Si on était un bon ouvrier, on gagnait le droit d'acheter une voiture ou une machine à laver. Si on voulait un appartement, il fallait travailler dans la construction. Alors il y avait de l'argent pour les hôpitaux et les écoles. Et les mères comme la mienne, une femme avec neuf enfants, à Cuba, dans le temps, elle aurait obtenu la médaille de l'État. une médaille de mère méritante, et le gouvernement aurait subvenu à ses besoins.

- Est-ce que ça marcherait ici ? a demandé Gérard.

- Non, tu sais bien que non, tu as pu t'en rendre compte... le peuple congolais n'aime pas travailler. Il y a des gens qui travaillent jusqu'à onze heures du soir, mais il n'y en a pas beaucoup.

- C'est un problème. Et puis il n'y a pas de base industrielle. En plus, quand un Africain gagne de l'argent, il prend plusieurs femmes. Alors qu'un Européen ou un Américain du Nord, il fonde une entreprise et une dynastie familiale...

- Gérard, suis je intervenu. Et vous? Vous avez une femme ?

- Redmond, en 1979 j'ai fichu la pagaille dans ma vie. Ça a été une période difficile. Ma femme est du Zaïre et nous avions un enfant, mais en 1979 je les ai envoyés vivre en France, à Nice, parce que je voulais que mon fils reçoive une vraie éducation. Nous avons essayé ici avec des cours par correspondance, mais c'est difficile, très difficile. En fait, à moins que la mère soit institutrice, c'est impossible ! Je leur envoie de l'argent. Et j'ai des congés, vous savez, tous les dix mois à peu près...

- Et le reste du temps, a dit Marcellin en me faisant un clin d'œil, tu vis comme un Africain.

- Peut-être.

- A certains égards, a commenté Marcellin, d'un ton enthousiaste, d'une voix qui s'élevait, moi aussi j'appartiens à ton second type ! Je travaille jusqu'à onze heures du soir ! Je travaille dur ! Et à Impfondo, Redmond, je te montrerai, nous ne prendrons pas de repos ! Nous allons réapprovisionner cette expédition gouvernementale en un jour. Nous n'avons pas besoin de plus. Un seul jour! Dans deux jours, nous serons en route vers l'ouest.

- Où allez-vous? a demandé Gérard.

- Djéké, Boha, lac Télé.

- Le lac Télé? Marcellin, tu es fou! Tu ne peux pas retourner là-bas!

- Je sais, a chuchoté Marcellin en fixant les caillebotis. Ils vont nous assassiner. »

 

Le paludisme
p103 - Le lendemain matin, je me réveillai guéri, débordant temporairement d'énergie, euphorique. Je pris une douche froide (le seul type de douche qu'on pouvait prendre) sans réveiller Lary qui ronflait avec irrégularité, enfilai mes vêtements humides de sueur et coupait l'ananas de notre prébreakfast sur les carreaux lorsque le bruit caractéristique de la truie Gloucester Old Spot avec sa portée complète de douze porcelets, un pour chaque tétine, s'arrêta. Une demi-minute plus tard, Lary entra en titubant dans la pièce, s'assit sur le bord de la baignoire, posa ses coudes sur ses genoux et tint sa tête dans ses mains. Il avait l'air véritablement très fatigué.

«Je suis parfaitement conscient, dit-il en me regardant, que les hommes, quand ils sont dans des conditions de stress, se disputent à propos des choses les plus absurdes, se battent pour une dernière bouteille de ketchup, s'entretuent pour une brosse à dents, mais est-ce absolument nécessaire que tu fasses ça? Est-ce absolument nécessaire que nous mangions cet ananas directement sur le sol dégueulasse de cette salle de bains? Est-ce que tu ne crois pas que notre budget pourrait nous permettre l'utilisation d'une assiette en carton?

- C'est comme tu voudras, dis-je. Wedgwood, Limoges, Ming, tu choisis. Tout va pour le mieux. Je suis guéri. Est-ce que tu m'as donné le reste des pilules?

- Bien sûr. J'ai mis le réveil. Ce n'est pas tellement que j'en avais besoin... Comment j'aurais pu dormir en t'entendant claquer des dents et en te voyant fumer comme une bouilloire toute la nuit?

- Je ne m'en souviens pas. Je ne me souviens pas de grand-chose.

- Je me suis dit à moi-même : O. K, il a soixante-cinq pour cent de chances d'y laisser sa peau. J'irai à l'ambassade américaine. J'irai à l'ambassade américaine chercher un sac pour transporter le corps. Ça a été la pire nuit de mon existence. Sans le moindre doute. La panique est une mauvaise stratégie, Shaffer. Essaie de dormir. Mais tu tournais comme un rouleau et tu faisais ces affreux grognements, et tu claquais des dents exactement comme si tu allais faire péter tous tes plombages. Ça encore, ça allait. Je pouvais le supporter. Mais ensuite tu t'es arrêté complètement de bouger. C'était si calme que j'ai allumé la lumière. Nom de Dieu... tu as les yeux grands ouverts. Tu es couché avec la tête sur l'oreiller et la sueur qui te dégouline sur le visage et tu souris! J'essaie de te parler. J'agite ma main devant ton visage. Pas de réaction. Ça me fiche une peur du diable. Puis tu te mets à baragouiner avec cette petite voix sinistre que j'arrive à peine à saisir. Tu crois qu'il y a des oiseaux ici... et des abeilles en guêpière, c'est tout du moins ce que j'ai cru comprendre. Beaucoup plus tard tu te mets à hurler: «Il y a des Pygmées dangereux! Il faut trouver ces Pygmées dangereux !» Puis quelque chose t'arrive. Tu te tais. Tu ne quittes pas des yeux la penderie. Tu me fiches tellement les jetons que je sors du lit et que je vais faire un tour dans l'armoire pour me rendre compte par moi-même. Je me raisonne : ça y est, ne panique pas, son esprit bat la campagne pour de bon, c'est le paludisme cérébral, c'est dans les méninges, ça attaque l'enveloppe du cerveau. Alors je crie : "Tu es mort devant moi... et nous n'avons même pas eu le temps de remonter le fleuve, de voir quoi que ce soit. Comment peux-tu casser ta pipe dans un asile de nuit? À quoi ça rime?" Tu t'assois sur le lit. Tu plies les bras devant toi. Je pense : il porte un fusil. Puis tu retombes en arrière, tu hurles, tu te tiens le ventre, tu donnes des coups de pied, tu appelles ta mère.

- Ma mère? Ne sois pas ridicule.

- Si. Horrible. Vers le matin tu es redevenu tout à fait lucide. Tu parlais avec ta voix normale et tu voulais savoir pourquoi les jeunes soldats, quand ils se sont fait arracher un bras ou qu'ils ont reçu une balle dans le ventre, pourquoi ils appellent toujours leur mère. "Maman ! Maman !" ils hurlent, juste avant de mourir, "Maman ! Maman ! "»

Nous sommes restés silencieux, puis il a dit: «J'aimais ma mère, aussi, tu sais. En fait, elle n'a jamais commis qu'une erreur, à mon avis. Bien que je sois obligé de reconnaître que, de toute façon, ça ne changeait rien à rien, elle le faisait chaque fois qu'elle avait économisé suffisamment d'argent.

- Qu'est-ce qu'elle faisait?

- Elle m'envoyait des vêtements, a dit Lary, que je n'aurais jamais voulu porter, même pour une battue à lapins.»

 

 

Le pian
p442 -

- Que faites-vous? demanda Lary. Vous les soignez tous ?

- Le pian, répondit le pasteur Thomas. Vous avez entendu parler du pian?

- Bien sûr, dit Lary en s'essuyant la moustache d'une main.

- C'est une malédiction ! Ce sont les Pygmées qui l'attrapent. C'est terrible. Alors nous avons fait appel au Lion's Club de Brazzaville. Ils nous ont offert les médicaments, tout.

- C'est la seule façon», dit Sandy en rangeant les flacons dans la malle. Je remarquai que ses bras nus étaient couverts de piqûres de moustiques et de mouches tsé tsé, d'enflures rouges. «Nous remontons la rivière. C'est dur. Je suis épuisée. Mais nous vaccinons autant de Pygmées que nous pouvons. Le premier jour, il nous faut faire ce que nous pouvons pour les villageois, toutes les maladies, les blessures par accident, les fractures, ces sortes de choses. Sinon le chef ne permet pas aux Pygmées de venir à la consultation. C'est un travail dur! Mais les équipes médicales du gouvernement, quand elles viennent de Brazzaville vendent les médicaments à la pharmacie d'Impfondo et se soûlent. Ou si vous leur donnez de l'argent, il disparaît.

- Je le jure devant Dieu, Marcellin, dit le pasteur Thomas, c'est vrai! Les Français, eux - la maladie du sommeil, la lèpre, la tuberculose, le pian -, ils les avaient éliminés ! Le chef devait présenter tous les habitants de son village ou ils lui flanquaient une bonne rossée, mais au bout du compte ils sont arrivés à s'en débarrasser. Je le jure devant Dieu, Marcellin, ils les avaient éliminés!

- La maladie du sommeil, dit Marcellin en regardant le sol, la tuberculose, le pian, le choléra, tout ça est revenu.»

 

Atlantique nord
"C'est quand le vent tourne à l'ouragan, force 12, que des montagnes liquides croulent sur vous en avalanche, que le chalutier craque de toutes ses membrures (et que votre estomac s'est depuis longtemps retourné comme un gant), que vous commencez à vous interroger vraiment sur le sens de l'existence : « Qu'est-ce que je fous ici ? »
Surtout si vous avez pu mesurer dès le départ que c'est par erreur, tragique, que vous vous étiez imaginé le pied marin — sans même parler du sommeil impossible, des ventres de poissons à trancher, des viscères à arracher à pleines mains, le tout à l'aveuglette, à travers vos lunettes embuées de presbyte...
L'idée, pourtant, avait de quoi séduire n'importe quel naturaliste : embarquer aux Orcades avec le capitaine Jason à bord du chalutier Norlantean et pêcher dans les grands fonds au large du Groenland des poissons fantastiques — dont le plus extraordinaire, cette hideuse myxine, vieille de cinq cent dix millions d'années...
Mais c'est dans le tréfonds de soi qu'il va falloir descendre pour tenir, avec un équipage de durs à cuire pince-sans-rire passablement hallucinés qui donne à cette équipée la dimension d'une quête à la Moby Dick. Où la cocasserie n'est que la politesse des terreurs des grands fonds...
Un nouveau chef-d'œuvre du plus grand écrivain-voyageur britannique vivant."

Avec quelques portraits des matelots qui entourent le néophyte, Luke, Dougie, Robbie et le capitaine Jason.
 

 

Luke, Dougie
p113 - «Haliphron atlanticus...», dit Luke rêveusement. Dans la cabine obscure, le ventre plein de friture, il se glissa dans son sac de couchage en cherchant une position confortable dans un bruissement d'étoffe. « ... C'était vraiment quelque chose. Presque aussi bien que dans l'île Signy. Mais nous n'arriverons jamais à le conserver. Je ne peux vraiment pas demander aux gars de le mettre dans la glace et de le placer dans la cale. Pas les quarante kilos. Je vais garder le bec. Il faudra bien se contenter de ça...
— L'île Signy ? Qu'est-ce que c'est ?
— L'île Signy ? Je ne t'en ai pas parlé ? Ça a été le moment le plus heureux de ma vie ! Dans les Orcades du Sud, celles de l'Atlantique Sud..., c'est la même latitude qu'ici, mais il n'y a pas de courant chaud, pas de dérive nord-atlantique, alors il y a de la glace. L'Antarctique. Deux ans et demi. D'un seul coup. Sans congé. Je suis resté là-bas deux ans et demi.
— Et tu étais heureux ?
— Ça, oui ! C'était formidable ! Le meilleur boulot qui soit au monde ! J'étais assistant maritime au service britannique des études antarctiques. Il n'y a rien d'équivalent.
— Je suis sûr qu'il n'y a rien de pareil... le froid...

– J'aurais voulu ne jamais partir. Je comptais les otaries, les phoques de Weddell – les femelles mettent bas en hiver – et les phoques-léopards, les manchots. C'était un endroit magique. La base était installée sur le site d'un ancien port baleinier norvégien. J'étais le plongeur de la base.
– Tu plongeais ? Avec ces températures ?
– Les baleines à bosse et les petits rorquals arrivaient quand tu plongeais et ils restaient avec toi... J'ai plongé avec les otaries... c'est-à-dire qu'on ne pouvait pas l'éviter. Tu étais là, concentré sur ton job, en plongée, à la recherche d'un spécimen, disons un mollusque, et les otaries, elles aiment jouer, vraiment, elles peuvent te fiche une sacrée frousse, elles arrivent par en dessous, derrière toi et te donnent un coup sur la tête, une petite tape gentille au moment où tu ne t'y attends pas ! Ou alors, quand tu tends la main pour ramasser un mollusque ou quoi que ce soit, une otarie se pointe sans se faire remarquer et te prend le bras dans sa gueule... elle te prend le bras comme un chien et elle secoue. Elles pensent que c'est drôle ! Ou encore elles te foncent droit dessus avec leur gueule ouverte. Waouh ! Et puis il y a les plus beaux oiseaux du monde... les pétrels des neiges. D'un blanc parfait. Parfait. Et les pétrels géants. On les appelait les GP, les geeps. Et les damiers du Cap...
– Et les gens ? Deux ans et demi avec les mêmes personnes ?
– Honnêtement, Redmond, pendant tout ce temps, je peux dire qu'au cours de ces deux premières années ensemble, je n'ai entendu personne élever la voix. S'il existait une société idéale, c'est là qu'elle était. Quand tu penses que la nuit de l'hiver dure de mars à octobre ou novembre et que le seul bateau qui vient arrive en novembre... Il y avait une grande excitation à ce moment-là. Le bateau t'apportait ton courrier... tu n'avais pas de courrier pendant huit mois. Et le ravitaillement pour une année entière en bière, cigarettes, nourriture et livres. Plus chacun une vidéo et un C.D. par an. Tu avais droit à deux contacts par mois vers la fin de ton contrat. Deux messages de cent cinquante mots. J'en avais envoyé un à ma mère et un à ma petite amie. Mais des tas de messages venaient de l'autre canal : des scientifiques du monde entier nous envoyaient leurs demandes, ils avaient besoin de deux exemplaires de telle espèce et deux d'une autre. Des listes de courses magiques ! Aussitôt je partais et j'essayais de trouver ce qu'ils voulaient. La plupart du temps en plongée. On s'intéressait beaucoup à cette époque au poisson des glaces. Parce qu'il n'a pas d'hémoglobine ; il prend son oxygène directement, en solution. Alors il mène une vie très ralentie, il est relax, il fouine sous la glace, tout contre le front de la banquise. Ou bien quelqu'un voulait un animal de notre labo – on élevait des némertes dans l'aquarium, des vers gigantesques, un peu comme les myxines, et comme les myxines, ils faisaient des noeuds ensemble, c'était dégoûtant. Et ils s'échappaient. Ils se débrouillaient pour soulever le couvercle de leur réservoir et se promenaient sur le sol, ils bavaient partout dans le couloir ! On avait aussi des Glyptonotus, des cloportes géants – ils ressemblaient tout à fait à un de ces trilobites, comme s'ils revenaient de chez les morts, tu sais, de l'époque de la grande extinction il y a deux cent quarante-cinq millions d'années lorsqu'une comète est entrée en collision avec la Terre. C'est ça qui a entraîné la disparition de quatre-vingt-seize pour cent des espèces marines. Si tu parles d'un milieu ancien... dis-moi, y a-t-il un environnement où la vie s'est développée qui soit plus vieux que les océans ? Redmond, réfléchis un peu à ces millions et millions d'animaux qui attendent d'être découverts dans les abysses, dans les profondeurs hadales. Et les milliards d'organismes différents qui vivent dans le limon abyssal... Oui, je passais beaucoup de temps à penser à tout ça, beaucoup beaucoup de temps. Et ça ne m'a jamais pesé. Ça ne m'a jamais rendu anxieux et malade comme je le suis à Aberdeen, en essayant d'écrire ma thèse... Non, pas du tout. Là-bas, il y avait des journées magnifiques avec du soleil, où on pouvait faire du ski ou de l'alpinisme, se secouer, prendre une photo. C'est un jour comme ça que j'ai dû aller chercher un manchot mort pour David Attenborough. Il lui fallait un manchot mort pour un de ses films. Un manchot mort ! Et c'est aussi pour lui que j'ai recueilli en plongée des vers marins, des Némertes. C'était le type le plus gentil pour qui j'ai travaillé... il m'a même écrit pour me remercier ! Et ces vers, tu sais, les Némertes, il y en a de toutes les couleurs. Tu ne le croirais pas...
— Et combien étiez-vous ? Combien étiez-vous sur la base ?
— Douze, nous étions douze, un médecin, un électricien, un officier plongeur, un cuisinier, un radio, un mécanicien diesel, un biologiste terrestre et son assistant, un biologiste marin et son assistant (moi), un limnologue — il y avait ces extraordinaires lacs sous la glace qui se découvraient en été — et un menuisier, un vrai copain à moi, Steve Wheeler. Il avait trente-six ans, un brave type, et nous lui avons donné le titre d'architecte naval, parce qu'il a construit son voilier, un magnifique 14 pieds. Nous étions tous si contents que nous avons fait une fête le jour du lancement... nous avons cassé toute une bouteille de whisky sut l'avant. Il sifflait pour attirer les poissons et chantait pour les phoques. Il pensait même qu'il pouvait hypnotiser les filles, tu sais, juste en les regardant. Oui, c'était vraiment un paradis, si paisible, si fructueux, jusqu'à ce que...
— Jusqu'à ce que... ?
— Eh bien, Redmond, je sais que c'est terrible de dire ça, mais le fait est que c'était un paradis jusqu'au moment où les femmes sont arrivées... Oui, trois étudiantes... une Anglaise étudiant les Isopodes et deux Hollandaises travaillant sur les algues. Quand elles sont arrivées, elles s'engueulaient. Et là, tout de suite, on s'est senti mal... pourquoi ? La réponse est que depuis deux ans on n'a entendu personne se disputer. Le pauvre Steve est tombé amoureux de l'une d'elles... Mais évidemment, elle n'allait pas s'amouracher d'un menuisier, quoi qu'il fasse ou qu'il dise. Elle a choisi un des scientifiques. Et je crois bien que c'est ça qui a rendu Steve fou. Il est entré dans le mess un jour avec une bouteille de whisky dans une main et un couteau dans l'autre. Le médecin l'a calmé. Mais à terme, il a fallu demander de l'aide par radio. Et enfin la marine nous a contactés. Ils l'ont emmené en hélicoptère.
— Luke ?
— Oui ?
— Est-ce qu'il t'arrive de dormir ? Est-ce qu'on pourrait dormir ?
— Ah, excuse-moi. Vraiment. C'est comme je te disais sur la privation de sommeil : tu verras qu'au début les gars n'en finissent pas de raconter des histoires, puis ils se taisent, et après ils ont les yeux rouges et une peau terrible et c'est à peine s'ils ont l'air humain. C'est comme les rats, il y a une célèbre expérience sur des rats qu'on a privé de sommeil... à la fin, leur peau se fendille de partout et ils perdent leurs poils...
— Oui. Eh bien moi, je ne tiens pas du tout à perdre mes poils. »

Une demi-heure plus tard la sirène retentit et nous réveilla. Mon corps me dit que c'était une autre journée, mais mon cerveau n'était pas d'accord. Et je me rendis compte que j'avais déjà perdu toute notion rationnelle du temps.

Luke, sans marquer de temps de pause, sortit de son sac de couchage, enfila son pantalon, son chandail, son bonnet, ses chaussettes, dans cet ordre, et disparut silencieusement comme un somnambule.

Je restai dans mon cocon vert militaire de nylon soyeux. Avec mes doigts de pied, je caressai l'extrémité de mon sac de couchage. Je fis jouer mes chevilles, les muscles de mes mollets. J'avais mal partout, chaque groupe de muscles en avait eu pour son compte, même mon cou.

 Comment cela était-il arrivé ? Tendu, la tête baissée, le dos voûté au-dessus de la table, à vider du poisson sans arrêt... Tout est bien, me dit la voix intérieure, quelques moments de plus, en fait pourquoi pas quelques jours de plus ? Après tout, comme Luke lui-même te l'a dit, tu n'es pas obligé de te joindre aux autres, tu paies cinquante livres par jour pour ta pension, tu n'es un fardeau pour personne, en fait, tu serais probablement plus utile en restant là où tu es... ailleurs tu gênes, ils font un travail sérieux, tout cela est un peu désespérant, en fait ils sont complètement maniaques. Et en général, maintenant que tu es là couché, bien au chaud et décontracté, pourquoi ne pas considérer la situation dans son ensemble ? Que dirais-tu d'une bonne maladie, bien longue ? Et, de toute façon, est-ce qu'il ne serait pas temps que tu prennes ta retraite ? D'un simple coup d'oeil tu peux te rendre compte, comme tout le monde, que tu ne feras jamais mieux que ce que tu as déjà fait. Alors pourquoi ne resterais-tu pas couché à profiter de la vie ? Personne ne t'en fera le reproche. C'est très bien. En tout cas, et tu sais que ça marche à tout coup... j'ai de très mauvaises nouvelles pour toi, tu ne le sais pas encore, tu es sous le choc, en fait, tu as oublié toute la bataille, mais la section ne parle que de ça, de la bravoure que tu as montrée en attaquant ce nid de mitrailleuses, de ce spectacle magnifique que tu leur a offert ; bien entendu, il va sans dire que tu seras cité à l'ordre du jour et on dit même que tu pourrais être recommandé pour obtenir la Croix de Victoria... Mais maintenant ici, tu ne dois pas bouger, pas bouger d'un pouce, parce que tu as pris dans le ventre une balle d'une mitrailleuse lourde. Je suis désolé de te dire ça. Je sais, vieux, que tu aimerais tant te retrouver en première ligne, mais même si tu dois pour cela faire appel à ton courage instinctif, à toutes tes vastes réserves de volonté, j'ai bien peur de devoir t'intimer l'ordre de rester absolument immobile. Le moindre mouvement et tu es un homme mort...

À un mètre ou deux au-dessous de moi, les moteurs des monte-charge hydrauliques se mirent en marche, en secouant la couchette sur un rythme inédit, un peu plus rapide qu'un battement de coeur sous l'effet d'un excès d'adrénaline à l'approche imminente d'une attaque cardiaque. Je me débattis pour sortir de mon sac de couchage, en faisant bien attention de me tenir d'une main à la couchette pendant que je mettais mon pantalon de l'autre. Non, pensai-je, je ne tiens vraiment pas à voler de nouveau. Je n'aime pas voler, pas du tout.

Dans l'escalier éclairé, un homme aux cheveux bruns et ébouriffés, vêtu d'un tricot de corps blanc, d'une combinaison bleue de fermier, une paire de protège-oreilles orange vif passés autour du cou, franchit lentement, de manière posée, le seuil de la porte ouvert à ma gauche. Il sortait de la salle des machines. C'était Dougie, le mécanicien.

Je me présentai. « Oui... », dit-il, avec un doux sourire, lent. Il retira ses coquilles anti-bruit et les accrocha sur un crochet à gauche de la porte d'entrée de la cuisine. « ... Je sais tout de vous. Vous avez été malade. Vous n'avez pas mangé. Alors entrez ici quelques instants. On va causer un peu.

« Dougie, dit-il, en me serrant la main. Dougie Twatt. Alors... asseyez-vous un petit moment. Je vais vous chercher quelque chose. On n'est pas pressé. Vous et moi, on va causer un peu... » Il traversa d'un pas tranquille la cuisine qui tanguait pour aller vers la réserve sur la gauche. Il était plus âgé que les autres membres de l'équipage. Peut-être même avait-il plus de quarante ans ? Et il était calme. Probablement l'était-il de toute façon, mais cela devait aider, ai-je pensé, d'avoir un salaire fixe...

Il revint, tout aussi lentement, et posa devant moi une tasse remplie d'eau et six gros biscuits secs sur une assiette blanche. « Maintenant... », dit-il, en s'asseyant en face de moi. Il croisa ses bras sur la table et me regarda droit dans les yeux (je pensai : hypnose). « ... Ça rate jamais. Ça a jamais raté. Ça ratera jamais. Je vais vous regarder... jusqu'à ce que vous ayez tout mangé... jusqu'à la dernière miette. »
Je pris une bouchée : du sable sec. Et une gorgée d'eau.
« Vous devez aimer les moteurs, bredouillai-je, la bouche pleine, pour dire quelque chose.
— Oui, dit-il, sans me quitter des yeux. Oui, j'ai passé mon enfance à Eday. J'ai travaillé à la ferme jusqu'à l'âge de vingt et un ans. 25 hectares. Rien que des moutons. Mais il y avait pas assez de travail pour nous tous, alors j'ai pris la mer. Je savais tout ce qu'il fallait savoir sur les tracteurs. Vous êtes bien obligé... il y a pas de fermier dans les Orcades qui soit pas en même temps son propre mécano. Les moteurs, on y faisait attention. Ils étaient de bonne qualité et simples alors. On savait à quoi s'en tenir. J'aime encore les tracteurs. Je collectionne les vieux tracteurs. C'est ma raison de vivre, vraiment. Vous trompez pas, j'aime bien les moteurs ici. Ils sont vieux, des Blackstone. Ils sont toujours intéressants, toujours surprenants.
— Surprenants ? » (Biscuit numéro deux.)
Oui, parce que vous savez jamais quelle est la pièce qui va vous lâcher. Je suis l'infirmier en bas, c'est moi qui les soigne. Mais à dire la vérité, c'est pas très agréable en bas.
— Comment avez-vous appris le métier ? » (Plus que quatre biscuits à avaler.)
« Les moteurs de bateau ? J'ai reçu la meilleure éducation qui soit : j'ai appris tout seul, j'ai appris en mer.
— Et que faites-vous quand vous êtes chez vous ? Quand vous rentrez chez vous ?
— Chez moi, je m'occupe de mes tracteurs. J'aime bien être chez moi. Vous trouverez rien de mieux. J'ai quatre tracteurs. Un Ferguson...
— Un Fergy gris ? Le petit Fergy gris ? Mon beau-père en avait un ! Ma femme a appris à conduire sur ce tracteur !
— On les a fabriqués de 1947 à 1956. Et puis j'ai trois Fordson. Celui de 1929 : c'est celui que je préfère. Il est spécial, c'était celui de mon père. Fabriqué à Cork. Par la Ford Motor Company. Et j'ai un modèle de 1939 et un de 1940. Ils sont tous en état de marche. Je pourrais les faire démarrer pour vous...
— Et une voiture ? Vous avez une vieille voiture ?
— Une voiture ? Non. Non... c'est vraiment dépenser de l'argent pour rien. Non, j'ai une moto. Une Matchless. Une Matchless 350. De 1953... »

Lorsque je regagnai ma place à la table d'éviscération, les plateaux étaient déjà pleins et Sean tenait déjà dans ses bras un poisson plat d'une espèce différente. Il avait environ 1,20 mètre de long, un corps épais, noir sur le dessus, d'un blanc nacré au-dessous. Sean, les yeux de guingois et brillants, criait à Luke : « Alors Jason m'a dit :
"Écoute Sean, il m'a dit, si c'est pour ta mamie, c'est O.K., c'est O.K. pour moi..., si c'est pour elle, il a dit, alors il faut que ce soit du meilleur et rien d'autre." Une fois, je lui ai apporté un flétan comme celui-là, un vrai flétan blanc entier ! Oui, il valait peut-être quatre-vingts livres ! Jason, c'est ce genre de patron-là...
— Oui ! » cria Robbie, de l'autre côté de la table. Il occupait sa place de chef, à côté de l'entrée d'un convoyeur à hauteur de la taille et de la sortie de l'autre au niveau des genoux. Devant lui, il avait le levier commandant la trappe pour les déchets à jeter par le dalot de tribord et, au dessus, les interrupteurs du tableau de contrôle.
« Luke ! Laisse tomber. C'est sa grand-mère à Caithness. C'est elle qui l'a élevé ! Mais ce flétan-là, je te le dis, c'est pour la cuisine ici ! »
Sean, avec une douceur qui ne lui ressemblait guère, avec respect même, déposa le flétan blanc, le flétan de l'Atlantique, le prince des poissons de ces parages, dans le panier à échantillons de plastique rouge de Luke.
Luke, surexcité, à ce qu'il me paraissait, même à la pensée de ce poisson des plus comestibles, dit (presque un cri) :
« C'est vraiment rare. C'est rare d'en attraper un dans un chalut. Ils sont rapides, trop rapides pour les chaluts. Ce sont de grands prédateurs, on les capture avec de longues lignes. Ils chassent vers le fond. Ils se nourrissent de poissons, surtout de sébastes (et je te promets, Redmond, toi et moi, on va voir des tas de sébastes avec Jason comme patron, parce qu'il sait y faire...) Oui... », dit Luke, en envoyant dans le tube un autre flétan du Groenland (rien ne l'arrête dans son travail une fois qu'il a commencé, pensai-je, alors que je suis là à regarder bouche bée un simple flétan de l'Atlantique, sans rien fiche) « ... le flétan de l'Atlantique, c'est le numéro un des chasseurs jusqu'à la profondeur de 1 500 mètres et dans l'eau froide, aussi, autour de 2,5 °C à 8 °C. Mais avec un peu de chance, je suis sûr qu'un jour, au Royaume-Uni, nous pourrons les élever. Dans le Nord, aux Shetland. Magique ! Ils ne sont pas comme ces poissons plats tout mous, ils n'ont pas de nageoires avec des ondulations en dentelle... non, ce sont des champions du rock and roll, ils ont des muscles sur tout le corps, dans la queue avec laquelle ils donnent des vrais coups de fouet. Et ils ont un truc formidable, Redmond : quand ils sont sur le fond, sur les plus hautes pentes, dans la zone où la lumière pénètre, quand ils sont jeunes, leur dessus, la surface dorsale, prend la couleur du fond de la mer. Si un flétan de l'Atlantique se repose sur la boue, son dos sera noir. Et s'il passe dans une f, zone sableuse, il devient pâle. Et si (oui, c'est d'accord, ce sont des observations faites en aquarium), s'il a sa tête sur le sable et son corps sur la boue, il aura une tête pâle et un corps noir !
— Hé, Redmond, dit Sean, en fixant son regard sur moi, pour la première fois. Où est-ce que vous étiez ?
— Je parlai, dis-je, en essayant de me concentrer illico sur l'éviscération de mon premier flétan du Groenland de la journée (nous commencions un nouveau jour). « Je parlais... ou plutôt j'écoutais. J'écoutais Dougie.
— Dougie ! Dougie ?... » Sean laissa retomber son flétan du Groenland dans le plateau. « ... Dougie ? Dougie est un type formidable. Mais lui, causer ? Causer, c'est pas sa tasse de thé, non. Dougie, c'est pas un causeur ! Hé Robbie ! Redmond il dit... il dit qu'il a écouté Dougie causer ! »
Robbie, oubliant ses responsabilités, arrêta de travailler et se pencha au-dessus de la table. « Dougie ? Causer ? Ecoutez Redmond : Dougie, il cause pas. C'est un mécanicien. Il est différent. Vous voyez ce que je veux dire ? La mécanique, c'est difficile, tout ça. Merde, j'en sais quelque chose. Vous voyez, Jason — et je veux que vous entendiez ça — Jason m'a payé, deux fois, pour que je passe mes examens de mécanicien à Aberdeen. Parce que c'est la loi : vous pouvez pas aller en mer avec un chalutier sans avoir un mécanicien qualifié à bord. Moi je voulais vraiment avoir ce diplôme, et croyez-moi, j'ai essayé, j'ai vraiment essayé, je dois ça à Jason parce qu'il a confiance en moi. Et moi, je le voulais pour moi, pour Robbie... parce que quand on est mécanicien, on a un salaire. Et si on a un salaire, on peut aller à la banque. On est respectable. Les gens vous respectent. On peut avoir un appartement. On peut se marier ! Mais à Aberdeen, c'est des salauds, des vrais salauds, ils m'ont recalé les deux fois. C'est difficile d'être mécanicien. Puis quand on y est, c'est difficile aussi. On a la tête pleine de moteurs, de systèmes. Comme ici, le Norlantean, il est bourré de vieille ferraille. C'est un bateau formidable, vieux, mais à dire la vérité, Redmond, c'est un putain de piège mortel. Et Dougie ? Il est vieux, lui aussi. Et Jason il se demande qu'est-ce que Dougie est en train de foutre ici avec tout ça ? Se battre avec un temps de force 12, il peut pas faire ça toute sa vie ! Et pourquoi il ferait ça ? Il pourrait trouver un boulot sûr juste comme ça... » (Robbie fit claquer ses doigts gantés de bleu avec un bruit de détonation de revolver) « ... dans un garage, entretien et pièces détachées, machines agricoles, une plate-forme pétrolière, n'importe quoi. C'est pour ça que Jason a besoin de moi. Et moi, je le déçois tout le temps ! Bon Dieu, c'est grave, Redmond, si vous voyez ce que je veux dire ? Si Dougie se met à causer, on est vraiment mal barrés... »

Sean, en se remettant à travailler, dit doucement, presque à lui-même : « Robbie, Robbie, tu as fait de ton mieux. On sait tous ça. Tu fais toujours de ton mieux. Tu l'as pas laissé tomber... »

Luke, un autochtone dans ce monde de grande émotion que je ne comprenais pas, dit : « Et oui, Redmond. Mais de quoi Dougie a t-il parlé ?
— De biscuits. Il m'a fait manger des biscuits... Il a dit que si je le regardais droit dans les yeux et si je mangeais ces biscuits, chaque miette, je serais guéri. Il a dit que dans ce voyage, je n'aurais plus jamais le mal de mer, pas un seul instant. C'était bizarre, étrange, je ne sais quoi, mais ... » Alors, une autre partie de moi-même dit, ou plutôt cria, sur un ton et une intensité sonore dépourvus de tout le charme, de toute la convivialité, la sociabilité que j'aimais m'imaginer posséder en toute circonstance (et en particulier dans les moments de stress, qu'ils soient simplement intestinaux, évidents ou réels) « ... Et putain, je ne veux pas en parler !
— Oui ! dit Robbie, soudain rassuré, prenant un flétan du Groenland. Dougie, le traitement. Il s'agissait que de ça. Oui, l'hypnose. Il doit vous avoir à la bonne. Le traitement de Dougie... il marche à tous les coups... » Il rit. Sean rit. « ... Oui, dit Robbie, Dougie a le don. Mais il y avait une fois un copain à moi, il avait le mal de mer à chaque fois qu'il embarquait. Pendant les deux premiers jours. Il vidait les poissons, exactement à l'endroit où est Sean. Il vous parlait, debout sur sa caisse, en train de vider, et bing ! Il se penchait et il allait vomir au-dessus de la goulotte du dalot. Puis il revenait vider son poisson et parler, parler et vider... ça, c'est vraiment du courage. Dougie l'aimait pas. Il avait dit des choses désagréables à Dougie, l'avait traité de vieux ou de dingue ou quelque chose comme ça. Et Dougie a pas voulu l'aider. Alors mon copain a juste continué à travailler et à dégueuler, partout. Oui, c'était un mec, vrai de vrai.
– Et après, qu'est-ce qu'il lui est arrivé ? dis-je, sur un ton assagi.
– Eh bien... il a économisé penny après penny. Il buvait pas. Il avait une femme à la maison. Et croyez-moi, Redmond, ça aide vraiment. Ici, dans le Nord, c'est la chose la plus importante. Dans les Orcades, les Shetland, on est dans le noir pendant la moitié de l'année. Alors quand on rencontre quelqu'un en mer, quand il y a un nouveau membre dans l'équipage, on se demande, est-ce qu'il a une femme chez lui ? Parce que dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, s'il en a une, on le sait, c'est tout bon... on peut lui confier notre vie. Il nous laissera pas tomber. Regardez Bryan. Oui, si vous me croyez pas, regardez Bryan ! »

À ma droite, Sean murmura, de nouveau presque à lui-même : « Robbie, Robbie. Oui... t'es un sacré vieux salaud. Nom de Dieu, t'en as fait des trucs... » (Il dit cela avec une évidente et profonde admiration, au moment même où il prenait un poisson, le plus étrange que j'ai vu depuis la chimère environ une semaine auparavant, non ? Et il le lança dans le tube central sans l'avoir vidé. « ... Mais tu as une petite amie, maintenant ?... » C'est à ce moment que je m'aperçus, flatté, que Sean qui ne me jetait pas le moindre coup d'oeil, moi qui étais tout à côté de lui, à sa gauche, à l'étroit sur ma caisse, me parlait à mi-voix.) « ... Oui, et elle a que seize ans. Elle va à l'école, nom de Dieu. Et t'as arrêté de boire pour elle. Et t'es pas fumeur, si tu vois ce que je veux dire... » (avec l'œil droit, Sean fit à son flétan du Groenland du moment un clin d'oeil appuyé). « ... Oui, sacré vieux salaud. Tu lui as tout donné, putain, tout. Et si elle fait pas bien attention, putain, tu vas la marier !

– Robbie, criai-je, au-dessus de la table, qu'est-ce qui lui est arrivé, à votre copain, celui qui avait le mal de mer ?
– Hein ? Quoi ? Mon copain ?... » cria Robbie, dont les pensées étaient déjà ailleurs.
« ... Je vous l'ai dit ! Je viens de vous le dire... la minute où il a eu assez d'argent, il s'est acheté une boutique, une épicerie. Il fait un peu de viande du coin. Là aussi, c'est sa femme qui a monté l'affaire. Il lui a donné tout l'argent qu'il gagnait, au fur et à mesure. C'est elle qui a tout arrangé ! Et je vous le dis, ils sont heureux. Vraiment heureux. Ils ont un bébé ! Pas de poisson pour lui ! Pas de poisson pour elle ! Si vous voulez l'embêter, vous lui offrez du poisson !
– Oui, cria Sean, en se joignant à la conversation. Balancez-lui un poisson sur son comptoir... il sera fumasse !
– Dites-moi, Sean, lui dis-je à l'oreille. Qu'est-ce qu'il veut dire, Robbie, quand il parle de Bryan ? Qu'est-ce qu'il y a de spécial ?
– Oui, répondit Sean, sans me regarder. Bryan, il faut le connaître. Tout est spécial chez Bryan. Vous passez par-dessus bord ? Vous pensez que vous allez mourir ? Vous avez cinq minutes au max, d'accord ? Qui est-ce que vous voulez voir au bastingage ? Voir vraiment, putain ? Bryan ! Et pourquoi ? Parce qu'il est calme et qu'il connaît vachement bien son boulot. Il va pas paniquer et il fera quelque chose. Oui, Robbie a raison. Vous pouvez lui confier votre vie. C'est un vrai homme, vrai de vrai. Il s'est marié... il a pris la femme et ses deux gosses. Oui. Maintenant il en a un à lui. Mais il les traite tous de la même façon. Toute la famille. On se rend pas compte qu'ils sont pas tous à lui. Oui. Putain, c'est formidable, vraiment. Comme ma mamie. C'est quelqu'un de terrible. Et il picole pas...
– Et il ne fume pas », dis-je. Je m'habituais au roulis, au tangage, au balancement des choses. Je commençais à penser que j'étais redevenu moi-même.
« Oui ! Vous avez raison ! Bryan à terre ? Oubliez ça ! Bryan à terre ? C'est à vous dégoûter ! Il est pas du genre marrant, si vous voyez ce que je veux dire ? »

 

 

Robbie

p136 - « Oui, cria Robbie, en s'adressant pour je ne sais quelle raison à Luke. Si ta femme, ta petite amie, Kate... si elle veut venir te voir partir à Stromness, tu dis : Non. Jamais. Tu ne dois jamais faire ça. Et Kate, il ne faut jamais tricoter un dimanche, parce que ça voudra dire que les aiguilles pointues vont déchirer le filet. Et il ne faut pas faire la lessive la veille du départ, surtout pas dans une machine à laver, parce que c'est aussi violent que la mer par un temps de force 10 !... Et ça voudrait dire que je serai emporté dans un tourbillon au fond de l'eau qui sera mon tombeau. Comme tu sais, les tombes des marins n'ont pas de pierre tombale, pas de lieu de repos, pas de paix, à moins qu'ils sombrent avec leur navire à Scapa Flow. Oui. Les fleurs ne poussent pas sur la tombe d'un marin, c'est ce qu'on dit, alors les gars des chalutiers quand ils sont morts, ils reviennent dans les lieux qu'ils ont aimés, vers les gens qu'ils ont aimés autrefois, sur terre, chez eux. Oui... », dit Robbie. La plaisanterie en devenant réelle prenait un ton amer.
« Oui, dit-il, en vidant ses poissons à une allure folle. Oui ! cria-t-il. Et tournez toujours votre chalutier avec le soleil !
— C'est exact... », dit Luke décontenancé, juste assez fort pour être entendu au-dessus des assauts furieux à l'extérieur et à l'intérieur, au-dessus du bruit trépidant des moteurs qui vous vidaient l'esprit. « ... Je viens d'entendre celle-là, Robbie. Je suis sûr que tu la connais déjà. Mais peut-être que non... parce qu'elle vient des Shetland. Ecoute : si tu as eu une période de malchance à la pêche, tu peux la guérir en brûlant la sorcière. Tu sais ? Tu promènes une torche allumée tout autour du bateau et tu enfumes ou tu brûles la malchance. Ils font encore ça, ou c'est ce qu'on m'a dit. Et tu le sais, j'en suis sûr, certains disent que pour porter chance à un filet neuf, il faut qu'une vierge vienne pisser dessus...
— De l'eau bénite !... » m'écriai-je, content, redevenu moi-même d'une façon ou d'une autre pour quelque temps. « ... De l'eau bénite ! Venue de la source primitive !
— Oui ! hurla Sean en mettant son bras sur mes épaules. Vieil original ! Vous êtes assez âgé pour être mon père, mon putain de grand-père ! C'est cool ! De l'eau bénite ! T'as entendu ça, Robbie ? Robbie, Robbie, fais pas de cauchemars pour ça ! Nous fais pas une déprime ! T'es balèze et t'as gagné ta bagarre contre l'alcool, la drogue, tout ce merdier et tu fumes même pas ! Tu y es arrivé ! Raconte lui, raconte à Redmond et à Luke, raconte-leur !
— Oui, bon, c'est pas une histoire terrible... », dit Robbie. Il poursuivit son travail, toujours contrarié, en parlant d'une voix beaucoup trop calme. « ... C'est comme ça... ça a à voir avec l'alcool. Vous savez, la dépression saisonnière. C'est bien ça. C'est difficile, c'est ce qu'ils disent, de vivre dans l'obscurité plus ou moins pendant la moitié de l'année et puis dans la lumière faible en été. Il y a de la lumière, oui, mais c'est pas assez même pour faire mûrir ce putain d'orge, même pas pour pour nos malts, Highland Park, Scapa Flow. On est obligé d'importer de l'orge ! Oui, de toute façon, peut-être que c'est pas une excuse, mais c'est la boisson de la ceinture nord, c'est comme ça qu'ils l'appellent... cette façon qu'on a de boire jusqu'à plus tenir debout. Et je veux pas seulement parler d'ici dans les Orcades ou aux Shetland. Non, c'est pareil au nord du Canada, ou juste de l'autre côté avec les Norvégiens, les Suédois, les Finlandais, le nord de la Russie, l'Alaska, juste en face. Même les Esquimaux, les Inuits, vous leur donnez une bouteille et ils peuvent plus s'arrêter. Et c'est comme ça que s'est arrivé. J'ai tapoté deux policiers.
— Vous avez fait quoi ?
— Je les ai tapotés, Redmond. Je leur ai donné une claque en pleine figure. Un aller-retour. Je les ai mis K.O. Inconscients. Boum. Ils sont tombés par terre. Juste avant ils m'insultaient, là devant moi, des gros costauds, vous savez ? Vraiment gros. Dans le bar. Et le moment d'après ils avaient disparu. Ils m'avaient laissé seul. Juste comme ça. Ils sont partis. Boum ! J'ai été surpris, vraiment. Plus de problème. Sauf qu'il y en avait quand même un. Parce qu'en fait ils étaient pas du tout partis. Ils étaient encore bien là, allongés sur le sol. Là devant moi. Alors, c'est eux qu'ont gagné, vraiment ! Ils auraient dû partir... »

Sean, tout excité, hurla : « Ils savaient pas ! Ils ont pas eu de chance ! S'ils avaient fait attention que c'était toi, Robbie, Robbie Stanger... ils seraient partis tout de suite. Oui, pas de blague, ils auraient fichu le camp comme ces bestioles à poil qui vivent dans les champs, ils seraient retournés dans leurs terriers d'Édimbourg ou dans les Basses Terres ou d'où ils venaient...

— Redmond, je les connaissais pas, dit Robbie, morose. C'était des gens du Sud, des Écossais, des étrangers. J'avais pas été à l'école avec eux. Je connaissais pas leur famille.
— Et alors quoi ?
— Alors quoi ?... » Robbie se tourna vers moi. Son visage s'éclaira. Il roula curieusement les épaules. Il tendit le cou en arrière. Il rit. « ... Je suis allé en prison.
— En prison ? répétai-je stupidement, ahuri.
— Oui ! En prison ! cria-t-il, en s'animant, aussi plein de vie qu'une hermine au printemps. En prison ! À Inverness ! Vous connaissez ? Vous avez une idée de ce que c'est ? La prison, je vous le dis, c'est merveilleux. Des vacances ! Un hôtel pour marins ! J'y crois toujours pas, Redmond, on avait un menu, je vous le promets, on avait un menu et on pouvait choisir la nourriture qu'on voulait. On faisait des croix dans les petites cases sur une liste, comme un seigneur ! Oui et mes copains là-bas et les matons, vous savez, ils étaient très respectueux, c'était Robbie par-ci, Robbie par-là. "Et alors, comme ça, vous êtes marin sur les chalutiers et boxeur, non ? Alors qu'est-ce qu'on peut faire pour vous, Robbie, parce que vous êtes à terre maintenant et un marin, c'est pas une vie pour un homme ordinaire qu'est bien dans sa tête. Non, nous, on voit pas beaucoup de marins ici, c'est bien sûr, parce que tous ces mecs-là se noient en mer, les pauvres bougres. Alors vous êtes quelqu'un de rare dans cette engeance-là, et est-ce que vous êtes confortablement installé, est-ce que vous avez assez à manger ?" Et vous allez pas le croire, mais il y avait du football. Toutes ces choses merveilleuses. Et on n'avait jamais froid. Pas froid du tout. Les marins, vous savez, le foot, ils ont des jambes, ils peuvent pas s'en empêcher, ils peuvent taper dans ce putain de ballon pendant des miles !
— Je suis sûr qu'ils peuvent faire ça, dis-je.
— But ! hurla Sean.
— But ! hurla Luke.
— Oui, hurla Robbie, encouragé. Je leur ai pas dit d'abord. Ils savaient pas. Mais j'ai couru pour les Orcades dans les championnats écossais du district Nord en 1980. On a terminé troisième de la ligue. Oui, mais en 1984 j'ai couru dans la ligue de cross-country, les championnats open, en mai. Et là j'ai gagné. Putain, j'ai gagné la course !
— T'es un bon, Robbie ! hurla Sean.
— Magique ! hurla Luke. Magique !
— Oui, alors notre équipe de foot, la Prison d'Inverness, un endroit formidable, une équipe formidable, on a écrasé tous ceux qui se sont présentés contre nous !
— Bravo ! criai-je.
— Et les cuisines ! cria Robbie. Vous pouvez pas croire ça ! Il y a tout le matériel qu'il vous faut... et même des tas de trucs que vous avez jamais imaginés, même en rêve ! Et devinez quoi ? Ils m'ont laissé préparer les repas dans ces cuisines-là ! Oui. C'était un grand moment. Des pommes de terre et du boeuf de toutes sortes, pour des centaines de gens à la fois ! Vous savez, ils me laissaient faire ça tous les jours, tous les jours que je voulais, avec une veste blanche, un chapeau et la vapeur et la chaleur et les amis qu'on se fait ! Oui, c'était sensationnel... »
Robbie se tut. Son visage s'assombrit. Il se mit à fendre et à vider les poissons deux fois plus vite que sa cadence ordinaire : un coup de couteau, un petit geste de la main, une poignée dans le plateau, un lancer agressif vers le haut.
« Alors, quoi ?... » dis-je, en essayant, sans succès, même maintenant de saisir un autre flétan du Groenland visqueux. « ... Qu'est-ce qui est arrivé ensuite ?
— Eh, oui, dit Robbie, tendu, furieux. J'aurais dû savoir... que c'était tous des salauds. De vrais salauds. Tous autant qu'ils étaient.
— Hé?
— Eh oui, Redmond, allez pas leur chercher des excuses. De vrais salauds. Tous. Vous savez quoi ? C'est censé être la loi. La putain de loi, nom de Dieu ! Le juge me l'avait promis. Il m'a fait une promesse, là-bas devant tout le monde. Il a dit, c'était on ne peut plus clair, bien que j'aie pas pu le comprendre sur le moment : "Monsieur Stanger", il a dit, "je vous condamne à six mois !" Six mois, Redmond, alors que j'étais là, je profitais de toutes les minutes que je passais là-bas et je me disais, Robbie, je pensais, c'est O.K., t'as pas de soucis, pas du tout, y a rien que tu puisses y faire, tu peux pas aller en mer, t'es en sécurité, au chaud ici, t'as pas à te soucier de rien du tout et t'as trois mois qu'on te doit encore, chaque jour...
— Alors ? »
Robbie, offensé, imita mon accent : « Alors ? Je vais vous le dire alors ! Redmond, ils m'ont jeté dehors ! Juste là, à ce moment-là... ils s'en foutaient. Ça leur était égal... ils me devaient trois mois pleins ! Oui, les salauds, ils m'ont jeté dehors, comme ça, sans un mot, sans un seul mot. Ils m'ont jeté dehors pour bonne conduite ! Nom de Dieu ! Si j'avais su qu'on pouvait vous punir pour ça, si j'avais su qu'on pouvait vous faire ça, Redmond, vous jeter dehors pour bonne conduite, j'aurais tapoté le directeur de la prison, ça c'est sûr ! »
 

 

Jason

p150 - Alors que nous rentrions dans l'odeur de renfermé de la cuisine, bondée (mes lunettes s'embuèrent de nouveau et je les ôtai pour les essuyer sur ma manche), j'entendis la voix de Sean tout à côté, sur la droite. « Venez les gars ! Qu'est-ce que vous foutiez ? Jerry a fait un clapshot !
— Unquoi?
— Un clapshot, Redmond. Un plat des Orcades ! Des navets et des pommes de terre. Et des haggis ! Ce qu'il y a de meilleur ! Et les gars, comme on le disait, c'est vrai : vous le méritez bien ! »
Ma vision partiellement rétablie, je vis que tout le monde — à l'exception de Jerry qui devait avoir seul la responsabilité du Norlantean K508, là-haut sur la passerelle — étaient déjà assis : Dougie ; Big Bryan, le second ; Allan Besant, que je connaissais à peine, et Robbie, aux quatre places du banc fixé au sol à notre gauche. À notre droite était assis Sean qui faisait face à Jason, et deux places nous attendaient, avec, pour chacun, une assiette remplie à ras bord, un couteau et une fourchette. « Fais attention,
Redmond, me dis-je à moi-même sévèrement, ressaisis -toi, sois un homme, alors que je m'asseyais sur le mètre de banc qu'on m'avait réservé aux côtés de Jason, tu n'as pas dormi, n'en fais pas trop devant cet accueil sans façon... »
« Oui !... » dit Sean, alors que Luke s'assit à côté de lui, face à nous. « ... Les gars ! Vous le méritez bien ! J'ai choisi les places moi-même ! Il y a un de vous, comprenez-moi bien, qui s'y connaît pour vider le poisson ! Un vrai coup de main... et on s'y attendait pas !
— Oui... », dit Bryan, de sa lente, profonde voix de basse, sans lever le nez de son assiette remplie à une hauteur héroïque, homérique. « ... Y a rien à redire là-dessus. Vingt et une caisses de blackbutts... Et ils venaient si vite. En bas on ne pouvait pas le croire... »
Jason, comme s'il faisait une annonce mûrement réfléchie devant un parterre bondé en tant que chef de communauté, ce qu'il était en réalité, me suis-je rendu compte, dit : « Luke, je peux vous le dire, là, maintenant, vous êtes vraiment à votre affaire. » Et je pris conscience, obscurément, que c'était de loin le plus beau compliment auquel on puisse s'attendre dans un chalutier en pleine mer.
« Ah ça oui,... », dit Luke, qui avait fougueusement attaqué à la fourchette son énorme tas de haggis. « ... Oui, c'était une belle prise... la plus belle que j'ai vue... » Le visage pâle de Luke, ai-je remarqué à ma grande surprise, avait rougi. Cet afflux de sang était-il dû à la chaleur ambiante ou rougissait-il de plaisir ? « ... Redmond, ici présent, dit-il trop rapidement, à trop haute voix, vous savez ce qu'il m'a dit ? Les gars, il y avait une lotte qui était restée dans la trémie, une balèze, avec deux grosseurs, sur la tête, des cancers probablement, et Redmond, il a décidé que c'était des mâles parasites, vous voyez ? Et il m'a dit : "Luke, il m'a dit : c'est la vie, Luke, parce qu'une fois que tu t'es enfoncé la tête la première dans une femelle, tu n'as plus jamais à travailler !" »
Tout le monde a éclaté de rire.
« Alors ce n'était pas un couple de mâles ? Des cancers ? Comment sais-tu cela ?
— Parce que ce n'est pas la bonne espèce ! Ni le bon ordre ! Celle-là, c'est un Lophius piscatorius ! La baudroie, la lotte dans le commerce. La plus grosse que j'ai vue, mais c'est tout de même une baudroie. Toi, tu penses aux baudroies des grands fonds !
— Génial ! dit Sean, en voyant ma déception. Mais elles sont bizarroïdes, ça c'est sûr !
— Oui, Redmond, ne vous en faites pas, dit Bryan, sur un ton aimable. Et qui sait ? On attrapera peut-être une de ces baudroies des grands fonds. Ce n'est pas impossible. Et c'est un animal étrange à voir, le plus étrange existant sur terre, mais la lotte ordinaire, vous savez, elle n'est pas si ordinaire que ça. La femelle pond des oeufs comme du frai de grenouille... sauf que la gelée peut avoir 12 mètres de long sur 60 centimètres de large ! Et on raconte dans les Orcades que des gens dans une barque au large de Scapa Flow ont vu une de ces masses et ont pensé que c'était un monstre marin, un ruban sombre qui serpentait dans l'eau, vous voyez, et ils sont rentrés effrayés en ramant de toutes leurs forces ! Bon, c'est une bonne histoire, mais on ne connaît pas le nom de ces gens-là. Alors c'est des inventions.
— Si c'est des histoires que vous cherchez... », dit Robbie, qui voulait me sortir d'embarras (je ne parvenais toujours pas à lever le nez de mon assiette... comment avais-je pu me tromper d'espèce, d'ordre même ? C'était impardonnable, c'était sans excuse possible... Pourquoi n'avais-je pas lu plus ? Pourquoi ne m'étais-je pas mieux préparé ? En biologie marine, eh bien, peut-être n'y a-t-il rien de simple ?...) « ... alors vous devez rencontrer Malky Moar ! Les Orcades, y a pas mieux pour les histoires. On a pas de mal à trouver Malky, il est toujours au bar. Et Malky, voilà ce qu'il m'a raconté (bon, c'est vrai, Redmond, on avait eu
un putain d'orage) et le soir d'après dans le bar, Macky m'a dit, il a dit : "Robbie, t'as entendu le tonnerre ?" "Oui." "T'as vu l'éclair ?" "Oui.» "Eh bien y avait mon paternel assis dans la cuisine, à la ferme ; tu connais la cuisine ?" "Oui." "Alors la foudre, elle descend par la cheminée et entre dans le poêle. Mon paternel, il avait posé ses pieds sur le poêle. Tu vois le poêle ?" "Oui." "Alors la foudre elle a monté le long de ses jambes et est ressortie par derrière sa tête et elle a tué deux cochons dans la cour !" Alors dans le bar, on a tous rigolé. Et Malky Moar, il s'en est pris à nous et il a dit : "Robbie Stanger", il m'a dit "mon paternel, est-ce qu'il a des cochons ou non ?" Et Malky, il avait l'air vrai-ment en colère, alors j'ai dit : "Oui, il en a". Parce que c'est vrai. Et Malky, il a plus eu l'air en colère et il nous a tous regardé dans les yeux, chacun à notre tour, et il a dit : "J'ai fini ma plaidoirie !" »
L'éclat de rire fut général.
Et Sean dit « Fer froid ! »
Et Jason dit : « Ne vous en faites pas, Redmond. Non, c'est vrai, nous ne pouvons pas vous promettre une baudroie des grands fonds. Mais n'ayez pas d'inquiétude. La mer est pleine de choses étranges et certaines d'entre elles sont plus étranges encore que vos baudroies, croyez-moi... J'ai attrapé quelques requins à grande profondeur, des requins du Groenland, et ils sont bizarres, non pas tant par leur allure, ni même par ce que les scientifiques spécialistes de la pêche, comme Luke, nous disent, non, ils sont bizarres, Redmond, parce que leur chair est empoisonnée. Elle est toxique. Et qui pouvait s'attendre à une chose pareille ? De la chair de requin, formidable ! Mais pas celle-là, non... elle peut vous tuer ! Maintenant ce qui est véritablement merveilleux, c'est cela : les Islandais, de purs Vikings en réalité, et les Vikings sont des gens pour qui j'ai beaucoup de respect, en tant que commandant, vous savez – les Islandais utilisent le requin du Groenland pour son
huile et sa peau, et ce n'est pas tout, parce que la chair, ils ne la gâchent pas non plus, ils l'enterrent jusqu'à ce qu'elle soit putride, alors ils la déterrent, la font sécher et ils la mangent ! Alors comment ont-ils trouvé ça ?
— Ça m'étonnerait pas que ça leur vienne des Esquimaux », dit Bryan à l'autre table. Bryan, Big Bryan, était effectivement un grand gaillard, les cheveux foncés, une barbe noire naissante, un Viking néanmoins, un Robertson. Ses yeux noirs, très enfoncés, auxquels l'épuisement physique donnait un air égaré, semblaient malgré tout être toujours les yeux d'un homme qui prenait son temps, que rien ne bousculait, qui réfléchissait sérieusement à des sujets qui n'avaient pas encore commencé à troubler Sean et dont j'avais cessé de me préoccuper, comme le but de l'existence. Il portait une petite perle d'argent dans le lobe de son oreille gauche, peut-être un éventuel tribut payé à Neptune, peut-être pas. Et une alliance. Bryan, ai-je pensé, est un Viking que même les moines superstitieux du monastère de Lindisfarne pourraient être contraints de respecter, malgré eux...
Il disait : « Ils sont aussi connus sous le nom de requins dormeurs parce qu'ils se déplacent très lentement, ils ne risquent pas de vous faire des surprises désagréables... » (dans ma rêverie, j'avais manqué quelque information essentielle) «... au Groenland, les Esquimaux, les Inuits, ils balancent des boyaux de phoque, du sang ou tout ce qui peut passer dans le trou fait dans la glace et qui peut amener les dormeurs à la surface. Et ils sont gros, vraiment gros, ils peuvent avoir six mètres de long. Seuls le requin-baleine avec ses vingt mètres, le requin-pèlerin et ses douze mètres et le grand requin blanc pèsent plus lourd. Alors ça vaut la peine de les chasser !
– Oui, c'est vrai, dit Luke, mais ils ne se nourrissent pas seulement de charogne. Parce qu'on les trouve souvent avec un copépode parasite recouvrant chaque oeil et nous pensons que ces copépodes sont bioluminescents en eau profonde, autour de 2 000 mètres, et que les poissons sont attirés par leurs petites lumières. Alors le requin attrape la tête des poissons en premier et c'est pourquoi, la plupart du temps, on trouve dans leur estomac des poissons qui n'ont pas de queue ! »

Sean, assis exactement en face de moi, me dit à mi-voix, sur un mode amical : « Vous voyez, il y en a beaucoup qui sont bizarroïdes et qui sont pas des baudroies des grands fonds. C'est comme ils disent, quand on en sait qu'un tout petit peu, ça vous emmerde, alors c'est mieux de tout laisser tomber. » Il fit un petit mouvement de tête en direction de Luke (qui était assis à côté de lui) et, se penchant en avant au-dessus de la table – dont la surface est couverte de Velcro pour tenir les assiettes en place dans un temps de force 7 ou 8, mais dans celui-ci (force 9 ?) il fallait cramponner son assiette avec la main gauche et attaquer son clapshot et ses haggis avec la fourchette dans la main droite – il me fit, de son oeil gauche, un gros clignement de connivence.

Je commençais à me sentir mieux, un peu moins idiot et nul, à avoir la gorge un peu moins nouée, et, en outre, le clapshot, les navets et les pommes de terre, sous forme de purée au beurre (trois produits des Orcades sur lesquels, même si loin au nord, on pouvait compter) me tenait chaud au ventre (Jerry était un type formidable) et les haggis, c'était spécial aussi, des haggis des Orcades, mais cependant toujours familiers, je décidais que j'aimais vraiment le hachis d'oesophage et d'estomac, les deux tronçons du colon, le rectum, la totalité du tube digestif, tant que j'y retrouvais cet arrière-goût âcre et rassurant de poudre à canon... Et plus je mangeais, moins le monde extérieur me paraissait éloigné, froid et étranger.

« Ainsi Jason... », ai-je réussi à dire en espérant qu'il se serait rendu compte que j'avais capitulé, que j'avais abandonné toute velléité d'acquérir un statut de combattant viril, « ... Quelle est la chose la plus bizarre que vous ayez prise dans vos filets ?
— Ah, laissez-moi réfléchir... », dit-il, en m'adressant un sourire complice.
(Alors peut-être n'étais-je pas le tout premier novice, tout juste guéri du mal de mer, qu'il avait dû tolérer à bord, ce qui était réconfortant en quelque sorte, et Robbie, je m'en souvenais, m'avait dit qu'un nombre surprenant – un pourcentage « que vous le croiriez pas » – de diplômés de l'École nautique de Stromness partent en mer pour la première fois en hiver et ensuite, n'ont qu'un désir, celui de rentrer à terre où ils cherchent du travail, en prenant tout ce que le secteur de la pêche peut proposer : stagiaires dans le commerce, ou simples vendeurs dans les poissonneries, ouvriers d'usine pour découper des filets ou préparer les poissons, employés de pisciculture, chauffeurs ou même comme lumpers, ces ouvriers occasionnels auxquels on fait appel à tout moment, parfois à 3 heures du matin, et qui doivent arriver promptement au port de Scrabster, pour être prêt, pour deux cents livres en tout, à décharger un chalutier dont l'équipage est trop épuisé pour le faire lui-même...)

Jason avait maintenant une barbe naissante lui couvrant tout le bas du visage (aussi noire que celle de son ancêtre de l'Invincible Armada, le marin fanfaron qui avait nagé jusqu'au rivage, toujours fringant et dynamique, qui s'était sorti avec aisance de cet inconvénient mineur qu'était un simple naufrage, la perte de tous ses biens...). Jason était celui qui avait le moins dormi (selon Sean, qui consignait mentalement les temps de sommeil de chacun, mesuré en demi-heures) et Jason était le seul à paraître plein d'entrain, maître de lui, sain d'esprit et bien dans sa peau. « La chose la plus étrange dans les filets ? dit-il. Ça doit être le poisson-lune. Ils sont rares, vraiment rares dans le Nord, alors c'était effrayant, c'est le seul mot pour dire ça, c'était effrayant quand on nous en avons pris un parce que nous ne savions pas ce que c'était. Énorme. Il pesait plus d'une tonne. Un corps massif, des nageoires droites sur le dessus et le dessous, une gueule minuscule, pas d'arrière, pas de queue... quel genre de poisson, ça pouvait bien être ? Nous pêchions en surface à l'époque, et il était là dans le filet, à demi endormi... Mais tout de même, la taille...
— Oui, dit Bryan, j'en ai vu un aussi... ils ont des peaux épaisses, on ne peut pas les harponner, on ne peut pas les abattre à la 22 long rifle, il faut un calibre 303 !
— C'est pourquoi ils ne se font pas trop de bile, dit Luke. Seul un filet peut les inquiéter. Alors ils se contentent de manger du plancton et des algues, de traînasser et de dormir comme Redmond veut le faire... mais les gars, il y a un prix à payer pour ça, parce que leur cerveau est minuscule et, chez un poisson qui peut peser une tonne et demie, la moelle épinière, eh bien devinez ? Elle n'a qu'un peu plus d'un centimètre de long ! »
Tout le monde se mit à rire. Nous formons un tout, ai-je pensé, à demi-délirant par manque de sommeil et, me semblait-il, à cause des mouvements de plus en plus violents du Norlantean K508 (perdu en mer, pas de mystère, un ouragan, un mini ouragan ; ça fera peut-être une page dans l'Orcadian et trois ou quatre lignes, au mieux, dans le Times de Londres). Ainsi, contrairement au poisson-lune, massivement heureux, protégé des prédateurs, dormant quand il en avait envie, notre avantage est d'avoir un gros cerveau...

« Et nous avons aussi pris un opah, qui faisait peut-être 1,50 mètre de long, magnifique... », dit Jason en se levant. Il alla, avec l'aisance de ses longs membres, remplir son assiette dans les casseroles fixées sur la cuisinière. « ... Et c'était intéressant Redmond, intéressant en soi, magnifique, dit-il en se rasseyant, un dos bleu foncé, des flancs dorés, un ventre rose... et ces grandes nageoires rouges... » Il prit une bouchée de haggis. Même pour manger, Jason allait vite. « ... Et ils sont également intéressants parce que ce sont les cousins du régalec, le roi des harengs, et c'est assez bizarre, même pour vous, et, pour ce que j'en sais, Luke me reprendra si je me trompe, nous ne savons rien du régalec. On ne peut pas les attraper dans un chalut, ils sont beaucoup trop rapides, ils nagent, ils ondulent comme un serpent marin... » (avec sa main et son bras droits, il fit un rapide mouvement sinueux sur la table) « ... on ne les voit que lorsqu'ils sont malades à la surface ou rejetés morts sur la côte... et ça doit être quelque chose parce qu'ils peuvent avoir six bons mètres de long et leur corps est aplati, vraiment aplati, sur 30 centimètres de hauteur pour cinq centimètres d'épaisseur ! Mais ce n'est pas tout, ils sont d'un brillant argenté sur tout le corps, et sur toute leur longueur, ils ont une nageoire dorsale ininterrompue qui est d'un rouge écarlate du plus brillant et cette nageoire forme une crête éclatante, une crinière, une énorme coiffe d'Indien ! Alors le voilà, sans blague, le voilà votre monstre des mers, votre véritable serpent de mer !

— Mais est-ce que vous en avez vu un ?
— Non, répondit Jason en s'apaisant. Mais je connais très bien des gens qui en ont vu, alors n'allez pas vous faire de fausses idées sur la question ! »
Sean rit.
« Bien sûr qu'il existe ! dit Luke. On l'a filmé. On a des spécimens dans les musées.
— Oui ? dit Sean. Dans les musées ?
— Et de toute façon... » dit Allan Besant. Il avait toujours un visage juvénile, les joues rouges et son doigt n'avait plus de pansement. « ... Redmond, Worzel, ce vieux Worzel Gummidge... il n'a pas demandé qu'on lui parle de monstres !... » Il se pencha au-dessus de sa place à l'autre bout de la table de droite, en face Dougie. « ... Non, Worzel a demandé qu'on lui parle de sexe. Worzel veut tout savoir sur le sexe ! »
Même Dougie se mit à rire.
« Alors parle-lui de la daurade !
— Tu lui racontes, dit Jason. Raconte-lui toi-même !
— Non, dit Bryan, demandez pas ça à Allan. Il va tout mélanger. Les daurades, Redmond, elles peuvent être femelles une minute et mâles la suivante. Et y a rien à redire là-dessus !
— Des transsexuels ! dis-je.
— Oui, dit Allan, l'air pas très fier. C'est elles qui mélangent tout.
— Nom de Dieu, les gars, dit Sean, en se rasseyant à sa place, le dos contre le mur. Et vous m'avez laissé en manger ! J'en ai même donné deux à ma mamie ! »
Luke rit. Le point de vue de Sean sur la biologie, à ce que je pouvais voir, lui apportait un plaisir spécial, professionnel. « C'est O.K., dit-il, ce n'est pas une maladie. Ce n'est pas contagieux. En fait, curieusement, c'est assez banal par ici.
— Putain, ça, c'est pas vrai, dit Sean, catégorique.
— En mer ! Dans la mer !... » dit Luke. Puis en éclatant soudain de rire : « ... Je parle des poissons !
— Salauds, va, dit Sean, qui n'était pas particulièrement rassuré.
— Oui, prends les labres, par exemple. Beaucoup d'entre eux sont hermaphrodites et les femelles se changent en mâles. Notre labre bicolore, la coquette, c'est un joli poisson, un nettoyeur, un coiffeur... je vous en parlerai un autre jour. »
Sean dit : « Garde ça pour toi.
— C'est comme Tirésias, dis-je. Il était à la fois femme et homme et a pu rapporter que les femmes non seulement prenaient plus de plaisir à faire l'amour que les hommes, mais dix fois plus ! »
Il y eut un silence.
Puis : « Ah, les salopes, dit Sean. Alors pourquoi elles disent toujours non ?
— Tu devrais te laver plus souvent, dit Robbie. Tu devrais te laver les cheveux.
— Ah, dit Sean. Joue pas les pédés ! À quoi ça sert un oreiller ? Hein ? C'est l'oreiller qui te nettoie les cheveux. Tu devrais voir l'état du mien !»

 

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