Les livres de voyage


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Norman Lewis

Gallois, né en 1909, membre de l'Intelligence Service pendant la deuxième guerre mondiale il fut envoyé en Algérie, d'où il suivra les armées alliées en Sicile, et jusqu'au Tyrol. Il participera à quelques combats, arrêtera plusieurs agents de la Gestapo et reconduisit jusqu'en Russie trois mille Ouzbeks déplacés par les Allemands, il considère la guerre comme sa grande expérience formatrice. Pendant les décennies suivantes ce polyglotte humaniste sera grand reporter et écrivain, un peu de fiction, beaucoup de souvenirs de voyage.

La nuit du dragon

Terre d'or

Le chant de la mer

 

 

 

 

La nuit du dragon
Intéressant périple en Indochine en 1951, quelques études ethnographiques assez passionnantes, comme la genèse des temples d'Angkor et de la civilisation khmère de l'époque, en pays Moï dans la province de Darlac l'accueil coutumier, l'attitude des missionnaires.

Les Moïs
p89- À l'aube du dix-neuvième siècle, on semblait considérer les Moï plus comme des animaux que comme des êtres humains. Les marchands européens firent de leur mieux, mais sans succès, pour acquérir des spécimens pour des collections zoologiques européennes. En 1819, le capitaine Rey de Bordeaux, qui transportait un chargement d'armes à feu pour l'empereur d'Annam, fut assuré par un dignitaire, qui n'était rien moins que le mandarin des étrangers, de l'existence des Moï ou des « hommes sauvages ». Le mandarin en avait vu un grand nombre conduire un troupeau d'éléphants vers l'intérieur du pays. Ils avaient des queues, disait-il, et il avait pu en capturer un et le ramener à la capitale en guise de cadeau pour l'empereur. Rey fut très intéressé par ce récit. Il en reparla lors de sa visite à la cour aux mandarins français qui confirmèrent la rumeur sans équivoque. « Mes vénérables amis ... n'avaient jamais vu ces créatures; mais ils avaient entendu parler si souvent de leur existence fondée sur les témoignages d'hommes dignes de foi, qu'ils ne savaient pas comment discréditer ce compte rendu. On disait que leur appendice dorsal mesurait environ 20 centimètres. Bien qu'ils fussent doués d'une silhouette et d'un langage humains, les mandarins semblaient, à mon avis, les considérer comme des animaux irrationnels ». Exception faite des Moï, disait Rey, en concluant son rapport sur la faune de Cochinchine, la variété abondante d'animaux dans ce pays se rencontrait dans les pays voisins.

Avant la fin du siècle dernier, ces opinions durent être modifiées. L'explorateur Mouhot - qui découvrit Angkor Vat - publia un récit de sa visite à la tribu des Stieng. On concéda alors officiellement aux Moï le droit d'avoir une âme et quelques théoriciens proposèrent même la thèse des tribus perdues d'Israël. Malgré tout, jusqu'à l'ère coloniale caractérisée par les recensements et les impôts personnels, ces êtres nouvellement promus à la race humaine restaient inaccessibles et mystérieux dans leurs forêts.

Il semblait que les Moï se rendaient compte des carences technologiques de leur civilisation. Ils cherchaient généralement une excuse à cet état de fait en narrant une de leurs légendes favorites qui les discréditait. Cette légende décrivait les inconvénients stratégiques subis au moment de la création. Comme les Moï furent les derniers à ramper à l'extérieur des trous de la terre, ils constatèrent que les autres ethnies s'étaient déjà tout approprié. Ils donnaient en exemple l'analphabétisme. Que pouvait-on espérer? Lorsque le Grand Esprit avait dit à toutes les nations d'apporter de quoi écrire afin de recevoir l'alphabet, les Moï, avec leur imprévoyance caractéristique, s'étaient présentés avec une peau de daim au lieu de fournir des tablettes en bois ou en pierre. Une fois l'alphabet inscrit, elle fut dévorée par des chiens.

On suppose qu'il y a un million de Moï répartis dans les régions montagneuses de l'Indochine. Leur nombre exact est inconnu, puisque quelques vallées reculées n'ont pas signé leur acte de soumission. Quoi qu'il en soit, ce nombre s'amenuise rapidement car, dans les territoires les plus touchés par la pénétration occidentale, plusieurs villages ont perdu la moitié de leur population en une seule génération. C'est un peuple qui a belle allure, à la peau couleur de bronze et qui descend de groupes malayo-polynésiens. Il est apparenté aux Dayak de Bornéo, aux Igoroth et aux Aeta des Philippines, ainsi qu'aux différentes tribus qui habitent des régions de l'intérieur de pays aussi éloignés l'un de l'autre que Madagascar et de l'île de Hainan, au large de la Chine. Il chasse avec des arcs et est particulièrement réputé pour son habileté dans la capture et le dressage des éléphants qu'il vend jusqu'en Birmanie. L'utilisation de la sève de l'arbre ipoh pour empoisonner la pointe de ses flèches est un indice qui montre la vaste diffusion de sa culture. L'emploi de ce poison, bien que l'arbre ipoh pousse dans plusieurs autres régions, se limite à la Malaisie, à l'Indochine et à une bande orientale de la Thaïlande et de la Birmanie, Bornéo et Timor. L'effet du poison est renforcé, si nécessaire selon la taille du gibier, par l'adjonction d'une décoction contenant de la strychnine extraite de racines et du venin de serpents et de scorpions. Une égratignure par une arme trempée dans cette mixture effrayante - dont l'usage est codifié par des interdictions semi-religieuses - provoque la mort instantanée chez les êtres humains.

Les Moï cultivent le riz suivant la méthode dite « sèche ». Ils brûlent les sous-bois de la forêt juste avant que la saison des pluies ne commence, sèment les graines de riz et laissent la pluie faire le reste. Le nom « moï » signifie «sauvage» en Vietnamien. Les Moï ont été les esclaves de toutes les ethnies techniquement supérieures qu'ils ont rencontrées, telles que les Siamois, les Laotiens et les Cambodgiens. Ils n'ont conservé aucun bénéfice de cette association dans laquelle ils ont été dominés. Plus l'influence extérieure était importante, plus la condition des Moï qui la subissaient était déplorable.

Les survivants, libres, semblent couler une existence joyeuse et sociable, surtout aux yeux d'un observateur désinvolte. Ils paraissent occupés à des fêtes gloutonnes et à la consommation de l'esprit du riz. Leur convivialité semble augmenter proportionnellement avec l'isolement géographique de la tribu. A moins qu'ils n'y soient forcés, les Moï ne travaillent pas pour un salaire et leurs voisins civilisés sont choqués par ce qu'ils considèrent être une paresse incurable. Pourtant, les travaux de village, comme la construction de maisons ou le déboisement des forêts sont entrepris en communauté et avec beaucoup de zèle. Les Moï sont des collectionneurs d'objets d'art. La richesse s'estime en gongs, tambours et pots, dont certains sont d'origine ancienne chinoise ou cham, de grande valeur, même en Occident. Parfois les Européens soutirent de ces villages de véritables pièces de musée, mais comme ils ignorent tout de ces trésors qu'ils rencontrent par hasard, ils repartent avec l'impression qu'ils n'ont rien acquis de plus qu'un échantillon intéressant de l'artisanat local.

Les pots, qui servent à stocker de l'alcool de riz, sont accumulés dans l'espoir que les esprits viendront y élire résidence. Lorsqu'un esprit « s'installe » dans un pot, le fait se révèle au propriétaire par un rêve, mais le cas n'est reconnu officiellement qu'après l'examen de certains signes extérieurs par des experts. Bien que les esprits fassent souvent preuve d'une discrimination artistique, le pot ainsi honoré n'est pas nécessairement une antiquité. En tout cas, le pot devient une pièce de valeur pour le propriétaire et peut être vendu, avec l'esprit, pour un nombre important de buffles. Comme l'esprit ou la vertu talismanique se perçoit, d'une certaine façon, comme une entité divisible, on en casse fréquemment une poignée quand le pot est vendu et on la vénère avec la même ferveur que lorsque le pot était entier. Un commerce considérable des ces pots existe entre tribus. Des experts priseurs gèrent les transactions. Ils ont la réputation d'exiger des profits importants.

Selon les scientifiques, comme le docteur Jouin, la chose la plus extraordinaire chez les Moï est leur mémoire ethnique. Il a même été avancé qu'une étude approfondie de leurs sagas (qui sont sur le point de disparaître) aurait pu apporter une lumière sans précédent sur l'existence de l'homme aux temps préhistoriques. Les Rhadès, une des tribus les moins dégénérées, possèdent, selon le docteur, un vocable et une description pour le mammouth, le mégathérium et l'hippopotame - espèces qui ont disparu d'Extrême-Orient à l'époque historique.

Il semblerait que la valeur unique des sagas moï réside dans le fait qu'elles soient rituelles et sacro-saintes. Elles ne peuvent être récitées que dans des circonstances spécifiques et sans la moindre modification. Même si les mots et les phrases ont perdu leur signification, sont mutilés ou incomplets, aucune tentative ne doit être effectuée en vue d'une restauration, sous peine de sanctions religieuses sévères. Les sagas, par là même, bien que présentant de grandes difficultés d'interprétation, demeurent un trésor d'informations relatant un passé reculé. Les événements des derniers milliers d'années semblent avoir peu marqué l'imagination moï. Les brillantes civilisations indiennes des Khmers et des Cham sont rarement évoquées. Angkor Thom, par exemple, est l'œuvre «d'étrangers arrivés récemment dans le pays ». Les sagas décrivent l'établissement des Moï en Indochine après qu'ils eurent quitté leurs îles à une époque inconnue. Cette migration remonte probablement au cinquième siècle avant Jésus Christ, puisque en ce temps-là les annales du royaume de Funan mentionnent leur existence.

Le visiteur non scientifique est très impressionné par les rituels innombrables dont les Moi entourent leur existence. Les plus onéreux concernent la mort. Ceux qui sont associés à une bonne santé sont moins importants. Ils tendent à être superficiels car mourir de maladie est un signe de faveur des esprits et assure un au-delà confortable au sein de la terre. Le docteur Jouin rencontra la plus grande difficulté à persuader les Moi d'accepter un quelconque traitement médical. Ils lui démontrèrent qu'il voulait les priver de la chance d'une «bonne » mort, les exposant ainsi, une fois guéris, à il éventualité d'une « mauvaise » mort dans un accident ou dans la violence. Une telle mort condamne l'âme à une errance éternelle.

Les lépreux sont réputés être nés sous une bonne étoile, car ils ne travaillent pas, sont nourris par la tribu et sont certains d'avoir une fin exemplaire.

Les rites mortuaires, au contraire, s'étalent sur deux ans et coûtent si cher qu'une seule mort peut représenter la dépense de l'équivalent du revenu mensuel d'un village entier. Quant aux épidémies, obligeant le sacrifice de toutes les réserves, elles engendrent la famine.

En organisant leurs cérémonies, les Moï s'attachent tout particulièrement à la façon dont la mort est survenue. Il existe des rites spécialement compliqués et coûteux pour ceux qui meurent sous certaines formes de violence, pour les morts en terre étrangère, les disparus ou les présumés défunts, pour les jeunes enfants, les aliénés mentaux et bien sûr, pour les femmes mortes en couches dont on croit qu'elles se métamorphosent en démons assoiffés de vengeance. Le village est entouré de tombes ouvertes et leurs occupants sont « nourris » quotidiennement et informés des affaires de leur famille.

De cette multitude formidable des rites, et du fait que chacun d'eux implique la consommation d'alcool, découle un résultat étrange: la respectabilité et l'ivresse vont de pair. A l'évidence, l'honnête homme manifeste sa fidélité aux rites en étant ivre aussi souvent que possible. Il est respecté par tous pour sa piété. C'est un exemple donné à la jeunesse. Les mots nam lu prononcés gravement en guise de bienvenue à l'étranger qui arrive au village et signifiant « allons boire ensemble », ont la valeur d'une exhortation à la prière. Les villages moï ont la réputation d'être les seuls endroits au monde où les animaux domestiques, les chiens, les cochons ou les poules, s'étant nourris de la bouillie fermentée des pots sacrés, se trouvent dans un état d'intoxication irréversible.

La politesse s'exprime par cette règle d'or de la convivialité. On supplie les gens de passage de participer aux orgies moï en mangeant et en buvant. Il est de très mauvais goût - c'est offensant pour les esprits - de ne manger ou de ne boire moins que ce qui a été fourni par la prodigalité redoutable de ces hôtes. Afin d'éviter tout risque de voir le visiteur commettre inconsciemment un tel impair, ou rester dans un état de sobriété peu honorable, un surveillant accroupi à ses côtés subvient avec attention à son approvisionnement et s'assure ainsi qu'il ait bu au moins le minimum requis équivalant à trois cornes de vache.

La notion de justice, autre aspect des traditions moï, semble avoir fortement impressionné ceux qui l'ont étudiée. Bien que les crimes soient rares en comparaison avec l'Occident, la conception du bien et du mal leur semble incompréhensible. En substitution, et tenant lieu de règle de conduite extrêmement rigide, existe la notion de ce qui est convenable ou de ce qui ne l'est pas. Le Moï est plus concerné par la politique que par la justice. La piété et la ferveur n'ont pas de place dans ses observations rituelles. La contrition n'a pas de sens. Dans le code moï, il n'existe pas de condamnation morale pour ceux qui ont commis des actes antisociaux.

Ce point de vue, ainsi que les cérémonies très élaborées qui s'accompagnent d'une ivresse rituelle, s'expliquent par la conception moï d'un univers dominé par certains esprits puissants qui, ensemble, avec les mânes de leurs propres ancêtres, contrôlent les destinées. La relation est de type contractuel; les esprits et les mânes se dévoilent sous les traits de créditeurs stricts et exigeants. D'une façon générale, il n'y a rien de particulièrement bénévole ni d'hostile dans l'attitude de ces esprits autocrates vis-à-vis de leurs vassaux humains. Tout ce qu'ils réclament est leur juste dû - les cérémonies. Rien de plus et rien de moins. Tant qu'elles sont scrupuleusement exécutées, tout va bien pour l'individu, la famille et la tribu. La sécheresse ou le déluge, « la mauvaise mort », les épidémies - en fait, les malheurs de toutes sortes indiquent simplement que les rites ont été violés. Il n'y a, dès lors, qu'un seul remède: retrouver l'offenseur et le contraindre à effacer la transgression en lui assignant un moyen de réparation prescrit par la loi.

La façon de juger la conduite humaine et ses effets s'oppose radicalement aux enseignements religieux de l'Occident. Ces derniers acceptent la prospérité de l'homme vil, et les dettes morales de ceux qui enfreignent les Commandements, sauf pour ce qui concerne le onzième, peuvent se régler dans une autre existence. Chez les Moï, le châtiment est rapide et terrestre. Le méchant - c'est-à-dire l'homme qui a négligé le rituel - est rapidement perdu. S'il persévère dans ses manquements, il est assuré d'une mort certaine - signe invariable que les créditeurs spirituels, s'impatientant, réclament son âme pour cause de non observance rituelle.

Dans la pratique, ce système marche beaucoup mieux que ce qu'on pourrait imaginer. A cause des mânes ancestraux d'un plaignant, les crimes commis contre l'individu, tel le vol ou la violence, sont jugés comme une infraction aux rituels dus aux ancêtres. Cependant, l'agresseur n'est autre que l'instrument d'un esprit qui aurait décidé, par cette voie, de punir la victime d'une infidélité rituelle. Ainsi, le juge, déclamant le passage tiré de la loi commune, s'abstient de donner une leçon de morale trop sévère. Les deux parties sont en tort, et assez illogiquement, semble-t-il, l'agresseur est condamné à un dédommagement matériel, ainsi qu'à fournir les animaux et l'alcool nécessaires - éléments de la plus haute importance - pour la réparation rituelle qu'il faut payer aux esprits offensés. Cette réparation, bien sûr, est prioritaire. En cas d'incapacité de payement, on peut faire plusieurs « versements ». L'offenseur est contraint par la loi de participer à la fête qui a pour autre fonction de réconcilier les deux parties en présence.

Les Moï ne font aucune distinction entre la loi civile et la loi pénale. De plus, aucune différence n'est établie entre un tort prémédité ou non intentionnel. Que, dans un excès de colère, un homme en frappe un autre, ou qu'il lui tire dessus accidentellement pendant une chasse, tout est provoqué par les esprits, et la réparation à effectuer a déjà été fixée. Il n'y a pas de controverse possible. Ce n'est guère plus qu'un nouveau malheur humain qu'il faut conjurer par une soûlerie durant laquelle tout le village se grise. Les Moï n'appliquent pas la peine de mort, puisque la communauté s'exposerait alors à la vengeance de l'esprit de l'homme exécuté. Les deux plus grands crimes sont le vol de l'eau et du riz, qui sont protégés par des esprits très puissants. A cause de la nature particulièrement sacrilège de cette offense, qui expose toute la communauté au mécontentement de l'esprit impliqué, l'offenseur se voit, dans ce dernier cas, banni à vie.

Le colon blanc, dans son approche de la civilisation moï, s'est montré à la fois sentimental et prédateur. Les administrateurs subalternes, désintéressés - ils n'ont rien à perdre, que les Moï travaillent ou non - ont tendance à les considérer comme des enfants charmants. Le fameux Sabatier, qui refusait d'accepter les missionnaires sur son territoire, fut un bel exemple de cette attitude. Il fit démolir les ponts quand il apprit qu'un haut fonctionnaire était en route pour examiner les problèmes de main-d'œuvre. La rumeur dit qu'il épousa trois femmes moï.

Après avoir constaté les effets de la colonisation blanche en territoire moï, il alla plus loin, préconisant un repli total et permettant ainsi aux Moï de vivre à leur façon. Mais le gouvernement trouva qu'il lui était impossible de réduire son intervention, de renoncer à réprimer les guerres tribales, de cesser de juger, de lever des impôts et surtout - fatalement même - de renoncer à une main d'œuvre vitale aux exigences européennes. Ce fut l'action des propriétaires de plantations, déterminés à obtenir de la main-d'œuvre pour leurs travaux, qui mit en échec Sabatier.

Les planteurs forment un très petit groupe; quelques familles possèdent les plus grosses fortunes d'Indochine. Leur attitude face aux Moï est probablement la même que celle de toute vieille aristocratie propriétaire d'esclaves à l'égard de ceux qui produisent les richesses. Elle les tenait en un mépris absolu; sans eux, l'exploitation sur le terrain serait probablement impossible. Par le passé, les planteurs employaient des recruteurs de main-d'œuvre, payant d'importantes primes pour chaque homme amené à signer un contrat de trois ou quatre années - période à laquelle il survivait rarement. Les ouvriers travaillaient sous garde armée et les coups étaient administrés très libéralement. Parfois ils étaient revendus et transportés dans des îles du Pacifique. Les tentatives récentes pour améliorer leur condition ont rencontré une opposition farouche. Les planteurs posèrent alors la question - évidente à leurs yeux - de la finalité d'une colonie.

Ainsi le conflit entre l'administrateur et les planteurs continue encore aujourd'hui. Quel que soit l'adoucissement éventuel du sort des Moï, le principe de contrainte persiste. Pour le privilège de voir arriver de nouveaux Blancs dans son pays, chaque adulte mâle paie un impôt en riz et doit abandonner annuellement son village un certain nombre de jours pour le labeur dans les plantations ou sur les routes. C'est la violation de la liberté moï qui est la vexation fondamentale. Durant cinquante jours, il est privé du droit d'effectuer ses rites, ce qui le compromet lourdement avec les esprits qui demandent compensation. De plus, dans une économie si justement équilibrée, la perte de ce temps représente, pour le villageois et sa famille, toute la différence entre l'aisance et la ruine. La société moï ne peut que rappeler celle de l'islam ou de la civilisation précolombienne de l'Amérique. Toute action individuelle, depuis la naissance jusqu'à la mort, est contrôlée avec rigidité. Ce système fermement unifié s'est révélé assez heureux dans la gestion de la vie interne de la tribu, mais fragile et peu résistant lors d'une confrontation avec l'extérieur. La loi coutumière des Moï et leurs rites parent à toute éventualité, tiennent compte de toutes les situations, sauf d'une: le Moï n'a pas reçu la permission de faire face à une attaque inattendue. Si quelqu'un offense l'esprit tutélaire du village, la chose peut s'arranger sans trop de problème. Mais si une compagnie de déboisement, munie d'une concession, s'installe et abat tous les banians qui abritent l'esprit, et l'emmène, que reste-t-il à faire? C'est la fin de tout. 

L'accueil rituel Moïs
p107...Sept pots pendaient à la charpente au centre de la pièce. Dès que les beaux-fils du chef furent arrivés et eurent suspendu leurs arcs et leurs flèches à la poutre, couvrant ainsi les aventures de Dick Tracy, on les envoya chercher de l'eau avec des récipients en bambou vers la rigole la plus proche. Pendant ce temps, les bouchons de boue séchée furent enlevés des jarres. On enfonça de la paille de riz et des feuilles sur la bouillie de riz fermenté pour éviter que des grumeaux solides ne remontent à la surface lorsqu'on rajoute de l'eau. L'affaire commençait à devenir sérieuse et Ribo demanda au chef, par l'intermédiaire de son interprète, d'écourter la cérémonie car nous avions encore, ce jour-là, d'autres villages à visiter. Le chef répondit qu'il l'avait déjà compris. Le nombre réduit de sept jarres en était la preuve et la cérémonie serait si pauvre que de faire sonner les gongs pour inviter l'esprit de la maison lui répugnait presque. Il espérait, en compensation, recevoir rapidement l'annonce de notre prochaine visite lui permettant d'organiser une réception plus convenable. Il nous garantit que nous serions encore couchés vingt-quatre heures après la fin de la cérémonie.

Cette cérémonie fut la première en pays moï de ce qui, d'après ce qu'on m'avait dit, devait être une série sans fin. Aussi, observai-je avec attention le déroulement de la cérémonie. Les usages rituels variaient dans le détail de village en village, mais l'essentiel restait identique. L'orchestre des gongs se met à jouer sur un rythme effréné. On s'assoit sur un tabouret devant la jarre principale, située au centre, on prend la tige de bambou dans la bouche et on fait de son mieux pour aspirer la mesure correcte « d'esprit », correspondant à trois cornes de vache pleines. L'assistant, accroupi en face, de l'autre côté du pot, n'a aucune difficulté à vérifier la quantité bue, puisqu'il n'est jamais permis que le niveau descende au-dessous de l'ouverture de la jarre. De l'eau est constamment rajoutée par un trou sur le côté de la corne, trou sur lequel l'assistant garde son pouce appuyé jusqu'à ce qu'on commence à boire. Après avoir bu dans la jarre principale, on se déplace vers la droite et on recommence. Il n'y a pas de consommation minimum obligatoire pour les jarres suivantes. A intervalles réguliers, on aspire l'esprit jusqu'à la bouche du tube puis, le pouce tenu sur l'extrémité, on le présente à l'un des dignitaires présents, qui, en remerciements épanouis, prend une courte aspiration et vous le rend. Durant ces courtoisies, on est prié de donner la priorité à ceux dont les pagnes sont les plus somptueux, mais si, dans ce cas, l'habit fait souvent le moine, l'âge est cependant un meilleur critère pour les femmes.

Les M'nong ont un système matriarcal et c'est aux belles mères relativement âgées et puissantes qu'appartiennent tous les avoirs. Bien que l'initiative des cérémonies soit réservée aux hommes et que les femmes demeurent en retrait au début, l'alcool de riz, les jarres, les gongs, les tambours et la maison elle-même appartiennent aux femmes. C'est donc non seulement une marque de courtoisie exquise mais aussi la reconnaissance tacite des réalités économiques que de tendre le plus vite possible le tube en direction d'une des dames les plus âgées se tenant sur le seuil de la salle commune. Avec un empressement surprenant, le tabouret voisin se voit libéré de son occupant, lui-même notable, pour permettre à l'autorité réelle de la maison de s'installer en arborant un sourire impeccablement édenté. Cette absence de denture n'a, bien sûr, aucune relation avec le grand âge de la dame. Elle provient du fait que, pour les Moï, les incisives ressemblent de façon insoutenable aux canines. Elles sont, en conséquence, arrachées des mâchoires à l'âge de la puberté.

L'épouse du chef de Buon-dieo possédait, malgré ses années, une silhouette splendide et musclée. Elle portait un sarong de couleur gaie, probablement acheté à un marchand cambodgien. Entre les moments où elle ne buvait pas, elle fumait une pipe d'argent. Obéissant à son rang, son attitude cérémoniale était lente et assurée. L'épouse d'un autre dignitaire ne put être invitée en toute convenance à se joindre au groupe qu'après quelque temps. Un petit essaim de femmes attendait son tour et derrière lui se profilait une rangée de beautés solennelles, dignes des toiles de Gauguin. C'étaient les filles du chef; les maris, s'ils existaient, n'avaient aucune importance dans la hiérarchie sociale de la tribu. Ils furent certainement renvoyés à leurs occupations alors que des affaires si importantes s'accomplissaient. Nous n'étions séparés de ces Vénus de bronze que par sept ou huit notables de l'entourage de Buon-dieo, mais chacun d'eux se réjouissait de ces longues civilités.

Après un effort manifeste, les deux ou trois douairières furent écartées, et nous atteignîmes les nourrices qui, enlevant les bébés de leur sein et les remettant aux spectateurs, trottinèrent légèrement vers nous. Bien que l'alcool de riz, avec son goût bizarre de céréale brûlée, fut plus léger que d'habitude, mes amis dirent qu'ils commençaient à en sentir les effets. Les Moi avaient sombré dans une jovialité insouciante et les mères nourricières échangeaient des tapes sympathiques et de douces familiarités. Leur capacité à supporter l'alcool dépassait celle des dames plus âgées, et elles n'allaient pas être trompées par notre ivresse feinte. Demandant des gobelets, elles aspiraient l'alcool, crachaient des libations, siphonnaient la liqueur jusqu'à ce que les gobelets fussent remplis, et nous les présentaient à nouveau. Faisant le point sur la situation, nous nous rendîmes compte que nous nous étions frayé un chemin, buvant avec deux mères nourricières, jusqu'aux jeunes et parfaites représentantes de la race polynésienne, les filles du chef qui d'ailleurs nous lançaient des regards émoustillants. Mais nous étions tous étourdis par l'alcool et abrutis par les gongs qui résonnaient. La matinée passa. Il eût été difficile d'imaginer notre état au moment où nous aurions bu suffisamment pour atteindre, aux yeux des Moï, un niveau social intéressant. Ils nous encourageaient par des sourires et des gestes, mais nous n'en pouvions plus.

 

L'attitude des missionnaires
...p116- Buon-choah fut le dernier village que l'on atteignit ce jour là. Il appartenait à une petite tribu, exceptionnellement intéressante, appelée les Bih. Lorsque le docteur Jouin avait visité la vallée, deux années auparavant, les coutumes funéraires ancestrales de ce peuple étaient, disait-il, identiques à celles des Hova de Madagascar. Durant deux ans les morts étaient exposés dans des cercueils ouverts placés dans des arbres. Après quoi, les os étaient descendus et nettoyés méticuleusement, et avant l'enterrement final, le crâne était porté autour des champs par une vieille femme de la famille, et des offrandes lui étaient consacrées. La photographie du cercueil surélevé, dont le docteur Jouin avait besoin pour un livre sur les coutumes funéraires des Moï, avait été détruite lors de l'occupation japonaise et je lui promis d'en rapporter une autre. Mais j'arrivai trop tard. Dans les deux années qui suivirent la venue de Jouin, les missionnaires évangéliques américains avaient atteint le village. Ils persuadèrent les Bih d'abandonner ces coutumes, et pour leur donner quelque chose en échange, ils apprirent à l'un des garçons du village à jouer de l'harmonium.

Nous avions repéré les limites de Buon-choah. Un spectacle extraordinaire se déroulait lorsque nous arrivâmes. Les femmes descendaient en file indienne les échelles des grandes maisons, comme des cadets de la marine le gréement d'un bateau école. Elles formèrent ensuite deux rangs - un de chaque côté du chemin - se tenant au garde-à-vous. Elles portaient des turbans blancs, des blouses et des calicots bleu marine. Le chef s'empressa de venir à notre rencontre. Il portait sous son bras un volume en anglais de l'évangile de saint Marc et un diplôme très en vogue, donné pour service méritoire rendu aux Japonais.

Ribo et Cacot semblaient vaguement mécontents et dirent quelque chose au chef en inclinant la tête vers les femmes. Le chef donna un ordre et les blouses commencèrent à disparaître. Quand les femmes n'étaient pas assez rapides, celui-ci et les chefs de familles les réprimandaient sévèrement. En quelques secondes, la parade de l'accueil fut prête et nous nous dirigeâmes vers la maison du chef entre quelques dizaines de torses balinais exhibés. Je pense que Ribo et Cacot considéraient que les blouses, aussi, relevaient du travail du pasteur, et sentaient que le moment était venu de contrecarrer cette influence.

...p131
M. Jones, le missionnaire, était un Américain grand, mince et barbu, qui ressemblait à un fermier de la Nouvelle-Angleterre dans une peinture de Grant Wood. Il arborait une expression de béatitude sévère. Son épouse donnait cette même impression d'être l'heureuse gardienne d'une formule simple qui soulageait des doutes et malheurs du monde. Je ne crois pas qu'un Jones ait jamais lutté contre un ange. Ils ne pouvaient pas comprendre non plus l'attitude pessimiste de certains prophètes puisque la pratique et là propagation de leur religion n'étaient pour eux que plaisir et satisfaction, offrant d'autre part nombre d'occasions d'affirmer leur ego. Ils vivaient dans la plus belle villa de Ban-mê-thuôt et utilisaient pour leur tâche deux voitures et un avion.

Les pasteurs de la mission évangélique américaine refusaient pour eux-mêmes un régime de sauterelles et de miel sauvage. On me raconta qu'ils avaient l'habitude d'arriver dans un pays avec plusieurs tonnes de boîtes de conserve prévues pour durer le temps de leur séjour. A propos de l'aménagement luxueux de sa villa, M. Jones prit soin de m'assurer que c'était là l'ordinaire des coloniaux français. De plus, disait-il, sa femme et lui dormaient souvent dans la jungle. Il continua, affirmant que tous deux aimaient et admiraient immensément les Français, faisant leur maximum pour coopérer. En fait, ils étaient plus appréciés que la mission catholique romaine qu'on avait bannie de diverses régions pour ses activités politiques. Sur ce point, le pasteur supposait que les catholiques s'étaient trop intéressés au bien-être des autochtones, sans parler de leur sauvegarde spirituelle - chose que la mission évangélique américaine ne faisait jamais. J'attendis, mais en vain, la citation commençant par « rendre à César », et m'efforçai de ne pas dire au pasteur que les autorités françaises (je pense qu'elles avaient tort) tenaient universellement les missionnaires pour des agents de Washington. En cela, les Français faisaient preuve d'un manque de compréhension de l'esprit américain, arguant avec une simplicité toute latine que, puisque les missionnaires faisaient peu de convertis - et aucun dans la partie bouddhiste du pays - pourquoi restaient ils ?

Répondant à mes questions sur l'état de ses travaux, le pasteur dit qu'ils avançaient malgré des difficultés incroyables. La langue était à elle seule un problème. Comme dans un grand nombre d'idiomes en Extrême-Orient, l'inexistence de notions abstraites engendrait les difficultés les plus effrayantes lorsqu'il fallait traduire les Écritures saintes. Ne donnant qu'un exemple, il cita le texte: « Dieu est Amour ». En rhadès, il n'existe pas de mot pour « Dieu ». En fait, ces gens ne comprenaient rien sans de longues explications. Et puis, il n'y avait pas non plus de mot pour « amour ». Finalement le texte traduit devenait: «Le Grand Esprit n'est pas fâché». On supposait ainsi que le message passait, mais pas comme on l'aurait souhaité.

- Vous pouvez imaginer, disait-il, le genre d'effort que cela représente lorsqu'on visite un village pour la première fois et qu'il faut aménager sa demeure. Avant de commencer quoi que ce soit avec eux, nous devons construire notre propre maison de prière. On leur dit qu'on n'entrera dans aucune des maisons ayant été souillées par le sang d'un sacrifice païen. Une fois la maison construite, et cela nous coûte cher - je veux dire, en monnaies d'échange comme le sel - nous y entrons et tentons de prêcher le Christ crucifié et sa Résurrection à tous ceux qui sont présents.

Le pasteur ajouta qu'il emportait toujours des images de la crucifixion afin de les distribuer, car il avait remarqué que les indigènes s'intéressaient à toute technique nouvelle de sacrifice par le sang. Certains d'entre eux avaient l'habitude de venir dans l'espoir d'assister à une cérémonie où ils trouveraient ce que le pasteur appelait « leur maudit alcool », et lorsqu'ils ne voyaient pas de jarres dans les environs, ils repartaient.

- Pourtant, nous n'abandonnons pas la bataille. Il n'y a rien de plus doux à mes oreilles que la voix d'une de ces âmes pauvres, ignorantes et trompées, pour laquelle nous nous sommes tant démenés et avons tant prié, qui vient vers nous et nous dit, « quand je mourrai, vous planterez une croix sur ma tombe et non un crâne de buffle ». Là, c'est une vraie victoire, dit le pasteur. Et pendant un instant une réelle lueur de pionnier brilla dans ses yeux.

Je demandai si aucune tribu ne s'était jamais montrée intolérante vis-à-vis de ses sermons. Le pasteur répondit que non, au contraire. Le problème était que les autochtones n'acceptaient que trop facilement n'importe quelle révélation tant qu'ils avaient le droit de l'intégrer à leurs propres croyances. Il ne pouvait tout simplement pas leur faire comprendre que Dieu était « jaloux », autre terme qui ne s'inscrivait pas dans leur langue et qu'il tentait d'expliquer des heures durant. Après avoir entendu un sermon, l'attitude la plus répandue consistait à proposer l'inclusion de l'esprit nouveau dans leur panthéon, parmi les esprits de la terre, de l'eau, du tonnerre et du riz. Ils suggéraient ensuite une grande cérémonie qui devrait être offerte par le pasteur. Un certain nombre de buffles et de jarres seraient sacrifiés et le nouvel esprit serait ainsi invité à se présenter.

- On n'arrive vraiment pas à leur démontrer combien ces sacrifices sont stupides et pervers. Encore aujourd'hui nous avons vu des autochtones boire dans les champs et lorsqu'ils nous ont aperçus dans la voiture, ils sont venus en courant nous offrir de l'alcool. Pouvez-vous imaginer cela ? Nous avons parfaitement reconnu ces gens à qui nous avons déjà donné auparavant des instructions dans leur propre langue, d'après un petit manuel que nous avions mis nous-mêmes au point.

Le pasteur nicha alors un livre entre mes mains. Il contenait, d'après la page de titre, trente hymnes, un chapitre sur la prière, une explication de vingt-six termes religieux, un résumé bref de l'Ancien et du Nouveau Testament ainsi qu'un manuel d'église sur les devoirs des prédicateurs, portant sur le baptême, la communion, la consécration, la liturgie du mariage et le symbole des apôtres. Tout était en langue rhadès, avec des omissions lexicales caractéristiques concernant des mots tels que Dieu, amour, haine ou jalousie. Une prouesse formidable, en effet!

En abordant le sujet des plantations et de leurs effets sur les ouvriers - puisque les coolies travaillant treize heures par jour et sept jours par semaine ne pouvaient à l'évidence prendre part à la prière - le pasteur modéra son attitude. Seul le concernait l'équilibre spirituel des autochtones et leur condition matérielle ne l'intéressait nullement. On pouvait dire une chose en faveur des plantations. Au moins, les hommes qui travaillaient là-bas étaient à l'abri de la tentation.

L'idée du pasteur était que les conditions d'existence de l'homme en ce monde n'avaient que peu d'importance tant que ce dernier avait acquis le trésor inestimable de la Foi. Quand Jésus dit « Celui qui croit en moi sera sauvé », il ne se référait pas à cette vie. Naturellement, si l'un de ses chrétiens venait à rencontrer un problème, il essayerait de communiquer avec lui, pour autant que cela n'ennuyât pas les Français. Je réalisai rapidement que le pasteur se désintéressait totalement des autochtones en tant que communauté. Il ne se préoccupait que de « nos chrétiens (nous les aimons comme des enfants) ». Il collectionnait les âmes avec un plaisir plus redoutable qu'un collectionneur de timbres.

Il semblait curieux qu'un évangéliste du 20e siècle rejoigne son prédécesseur Borri, le jésuite du 17e siècle, dans sa croyance en la valeur d'une foi unique et exclusive. Borri était scandalisé et déprimé par le fait que des gens qui n'avaient pas bénéficié de la conversion présentent malgré tout la majorité des vertus chrétiennes. « [...] Certains, vivant d'aumônes, professent la pauvreté; d'autres font oeuvre de miséricorde en soignant les malades [...] bénévolement; certains s'engagent dans une œuvre pie, comme la construction de ponts par exemple, ou d'autres ouvrages d'utilité publique comme l'élévation de temples [...] D'autre part quelques Omsaiis (prêtres) qui prétendent savoir soigner les animaux, guérissent avec compassion éléphants, buffles et chevaux, ne demandant aucune récompense, étant satisfaits de ce qu'on leur donne en toute liberté [...] à tel point qu'un homme arrivant dans ce pays pourrait être facilement persuadé qu'il y eût là une présence chrétienne en des temps ancestraux; tant le diable s'efforça de nous imiter. »

Il y avait pourtant un remède à cet état de fait déconcertant, car « [...] Là est la contrée de la Terre appelée Cochinchine, qui ne manque de rien pour être un morceau de Paradis, si seulement Dieu envoyait ici-bas un grand nombre de Ses anges, ainsi nomme-t-on entre autres saint jean Chrysostome, les hommes apostoliques et les prédicateurs de l'évangile. Avec quelle facilité la foi se répandrait alors dans ce royaume [...] car il n'est nul besoin ici de se déguiser ou de se cacher; ce peuple accepte les étrangers dans son royaume et se montre heureux de voir chacun vivre selon sa propre religion [...] Ils ne fuient pas devant l'étranger, comme cela se fait dans d'autres nations orientales, mais au contraire le considèrent largement, sollicitent sa personne, estiment ses marchandises et prônent sa doctrine ».

Le vœu de Borri se réalisa. Les anges, les apôtres et les prédicateurs de l'évangile débarquèrent en grand nombre, et ce fut sous le prétexte de protéger le peuple contre l'oppression annamite que fut entreprise la conquête française du pays.

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C'est un pasteur qui m'apprit, bien involontairement d'ailleurs - quoique cela fût plus tard énergiquement confirmé par un officier français -, ce qui arrivait aux Moï qui ne prévenaient pas les Français d'une présence viêt-minh dans les parages. Il me dit qu'il revenait de Kontum où il avait rendu visite à l'un de « nos chrétiens » qu'on avait justement mis en prison pour cette omission. Il ajouta d'un air assez indifférent que ce chrétien avait croupi trois mois en prison et qu'il ne pouvait pas encore utiliser ses bras. Je demandai pourquoi, et le pasteur répondit d'un ton naturel qu'on avait déboîté ses bras pendant l'interrogatoire. Y avait-il d'autres chrétiens en cause? Bien sûr, près de quatre-vingts avaient été arrêtés et il estimait que seuls une vingtaine d'entre eux avaient été pendus. Qui avait fait ça? Le pasteur mentionna le nom d'un commandant militaire que j'avais déjà rencontré. Lui et sa femme, qui le connaissaient personnellement, trouvaient que c'était un homme absolument charmant. En fait, l'officier les traitait si bien qu'ils trouvaient difficile de croire qu'il pût être, eh bien, un peu rude, quand il s'agissait d'affaires disciplinaires.

Il y avait, non loin, une célèbre plantation de thé et les officiels français, fidèles à eux-mêmes, n'avaient pas craint de me dire, de façon détournée, ce qu'ils pensaient des méthodes du propriétaire. Par contre les missionnaires n'avaient que louanges pour l'Algérien qui dirigeait l'endroit et qui leur avait même fourni tout leur mobilier. Cette situation présentait quelque chose d'assez extraordinaire. Tandis que les officiels français condamnaient en privé ce qui était en fin de compte la raison d'être de la colonie, et admettaient même l'usage de la torture en tournant, dégoûtés, le dos aux bourreaux, les hommes de Dieu, eux, fermaient les yeux sur les abus et acceptaient des cadeaux symbolisant la «bonne volonté» du planteur et peut-être son éventuelle coopération. Il faut souligner que dans les petits détails de la vie quotidienne, ils étaient, comme Brutus, des «hommes honorables», des modèles de bonne société issus d'une petite ville américaine, à l'allure proprette et à la vie convenable, hospitaliers et amicaux, mariés à des femmes qui les auraient parfaitement secondés, et même remplacés, dans leur rôle d'élus locaux.

Mais on se demandait déjà si ce catalogue de vertus futiles et éphémères n'était pas effacé par une erreur énorme et fondamentale, celle d'ajouter la Respectabilité aux trois vertus de base qui sont la Foi, l'Espérance et la Charité, et d'en faire la plus importante des quatre. Si quelque événement déplaisant survenait comme un lynchage ou des tortures, il valait mieux les ignorer; c'était bien plus respectable de prétendre que ces choses n'existaient pas. Agir autrement aurait signifié «se mêler de politique», une activité qu'eût blâmée Ponce Pilate. Je le répète, les missionnaires évangélistes américains arboraient l'air le plus heureux du monde.

 

 

 

 

Terre d'or
La Birmanie en 1951, l'incertitude et l'humour font de ce périple une expérience à part, l'odeur et les chiens de Mergui, la visite d'une prison, le bazar de Nam Hkam, il se confirme que l'unification culturelle qui nous menace nous condamnera à l'auto contemplation, bientôt plus rien ne nous surprendra puisque tout sera semblable, dans ce livre on en est loin, c'est très rafraîchissant, un monde perdu.
Page 62 : "Les Birmans orthodoxes, pour qui toute vie est sacrée, méprisent les pêcheurs, parce que ceux-ci la détruisent chez les poissons et parfois à l'occasion d'une fête, ou dans un accès de ferveur religieuse, ils vont jusqu'à acheter le contenu d'un filet pour le rejeter à l'eau. Pour se justifier, les pêcheurs ont toujours proclamé qu'ils ne tuent pas le poisson et ne le blessent même pas en se servant d'hameçons. Ils ne font pas autre chose que le déposer sur la rive, où il aura enfin la possibilité de sécher après avoir si longtemps trempé dans l'eau. Si sa mort survient juste à ce moment, il ne peut y avoir aucun mal à le manger."

 

L'odeur et les chiens de Mergui
p73- Cette île est la source traditionnelle de deux produits qui seraient dignes de figurer dans les plus romanesques récits d'aventures : les nids d'hirondelles comestibles et les perles. Il faut bien reconnaître qu'elle produit aussi un peu de caoutchouc et d'étain, pas assez cependant pour faire monter la température commerciale de l'endroit. Mais, hélas ! une des principales caractéristiques de Mergui éclipsait toutes les autres et aurait suffi à briser les volontés les plus tenaces : c'était l'odeur. Lorsqu'on voyage en Orient, on s'habitue tellement à l'odeur des égouts à ciel ouvert qu'elle finit par ne plus gêner. Un mécanisme de sélection se révèle et se met à fonctionner. On peut humer en connaisseur les effluves de feuilles de tabac qui sèchent, des résines aromatiques ou de l'encens, en ignorant ceux des excréments. Mais à Mergui, il était impossible de les distinguer les uns des autres. Toute la promenade le long de la mer, par ailleurs charmante, était souillée par un lit de poissons qui restaient étalés jusqu'à ce qu'ils soient suffisamment pourris pour être consommés sous forme de gnapi. «Très malodorant», tel est le qualificatif, bien en deçà de la vérité, décerné par un vieux père portugais. « Les gens du commun consomment une espèce de poisson que ni chien ni chat ne toucherait. Cela évite de le faire surveiller par un gardien. Ce poisson dégage une telle puanteur que les gens qui ne sont pas accoutumés à une si mauvaise odeur sont obligés de se boucher le nez en passant près de cet endroit. » La remarque du père Maurique est exacte. Les hordes d'infortunés chiens parias qui infestent les rues de Mergui, bien que perpétuellement en quête du minimum nécessaire pour maintenir en vie leurs corps hideux, décernent aux tas de gnapi la salutation habituelle des chiens, mais ne font jamais mine d'y goûter.

La population canine de Mergui serait un autre élément propre à faire réfléchir un candidat ermite dans les mers du Sud. Il y a plus de chiens que d'êtres humains ; ils sont sournois, mauvais, accablés de toutes les malédictions. Leurs corps pelés sont envahis par des plaies suppurantes, des goitres, des tumeurs. Des chiennes, affligées d'une sorte d'horrible éléphantiasis, traînent dans la poussière des mamelles qu'une maladie a démesurément enflées. Beaucoup de ces chiens sont dépourvus d'oreilles, sont presque aveugles et ont des membres paralysés ou disloqués. J'ai vu un chien dont l'arrière-train était complètement privé de mouvement. Il se traînait sur ses pattes de devant et, quand il s'arrêtait, incapable de s'asseoir, il tournait en rond plusieurs fois et finalement s'effondrait. Quand l'un d'eux en arrive au stade ultime de la décrépitude, les autres l'encerclent et, se ruant sur la victime qui gronde et qui mord, ils la dévorent. En Birmanie du Nord, le seul service que les Japonais aient rendu à la population est d'avoir mangé les chiens parias que les Birmans ne se résoudront, sous aucun prétexte, à tuer. Mais je crois que les Japonais eux-mêmes auraient eu l'estomac retourné par les chiens de Mergui.

 

Le bazar de Nam Hkam
p250 - Dans la brume blanche et poussiéreuse de l'après-midi, Nam Hkam apparaissait comme une autre Mu-Sé, moins condensée, une réunion de huttes en bambou qui s'éparpillaient dans toutes les directions. Le chauffeur sortit de la rue principale déserte où régnait un jour souffreteux et atteignit le camp de l'amat. Il m'y laissa, après m'avoir serré la main, et repartit sans vouloir que je paie ma place. Je fus près de m'écrouler quand mes pieds touchèrent terre, et je fus obligé d'attendre un moment que la circulation se soit rétablie et que mes forces soient revenues pour heurter, avec la barre de fer destinée à cet usage, le gong suspendu à la porte d'entrée. Ce geste avait un caractère grandiose qui évoquait les temps médiévaux, mais, à part cela, mon arrivée ne fut marquée par aucune circonstance particulière. Le site se composait d'un rectangle dont trois côtés étaient occupés par des huttes minables, entourées d'une barrière cassée, dans le genre de celles qui clôturent quelquefois les lotissements de terrain aux abords des villes. Au milieu du terrain, un canon, qui paraissait rescapé d'un naufrage, reposait de guingois sur ses roues. Un soldat, armé d'un fusil, veillait sans cesse sur lui. On me conduisit auprès d'un homme qui avait le visage doux et vide des Kachin et en qui je reconnus dès l'abord un religieux-assistant, et c'en était un en effet. L'amat était absent, mais cet assistant me dit qu'il pouvait m'autoriser à séjourner dans ses murs.

L'amat habitait la plus grande des baraques. Elle était montée sur pilotis à environ un mètre vingt au-dessus du sol. On m'installa dans l'une des deux chambres spacieuses et nues ; à mon arrivée, elle était occupée par des soldats assis en rond, qui jouaient aux cartes, et par quelques enfants qui ne les laissaient pas tranquilles. Les soldats abandonnèrent la place l'un après l'autre, mais les enfants ne tardèrent pas à revenir et me regardèrent faire ma toilette. Au bout d'un moment, quatre soldats entrèrent en chancelant sous le poids d'une table en acajou massif qu'ils apportaient, avec deux chaises. Quand ils eurent posé la table par terre, le plancher de bambou s'affaissa. Les soldats repartirent et le religieux parut sur le seuil de la chambre. Il apportait une bouteille de shoum, que les Kachin de la bourgeoisie décorent du nom d'« alcool de pays ». Il m'assura que ce n'était pas une qualité ordinaire, comme celle que l'on trouve sur le marché, mais une bouteille qui sortait des réserves de l'amat, et qui contenait une boisson particulièrement forte et parfumée. Il disait vrai. La muqueuse des lèvres devenait râpeuse au passage de la première gorgée judicieusement dosée, qui descendait ensuite en un filet vous écorchant le gosier. Cette liqueur avait le goût de vodka. Avant de me quitter, l'ecclésiastique me demanda à quelle heure je désirais déjeuner le lendemain matin, car, ajouta-t-il, « il y aura plusieurs curries à commander ». Je lui demandai quelle était l'heure habituelle, il me répondit que c'était environ huit heures. A Mu-Sé, c'était onze heures et demie. Trente kilomètres de distance avaient considérablement modifié l'horaire des repas !

Le seul moyen de fermer la porte était de l'attacher, ce que le savoir-vivre interdisait de faire. Aussitôt fermée, elle revenait sur elle-même, et l'ouverture d'environ trente centimètres qui restait béante procurait aux enfants de l'assistant, qui habitaient une dépendance située à proximité, de l'autre côté du palier de bambous, une source inépuisable d'amusement et d'intérêt. Ils se postèrent sur cette espèce de chaussée surélevée et se mirent à m'observer, pour se renseigner sur mes habitudes avec le sérieux, et la discrétion d'enfants bien élevés ; de temps à autre, ils quittaient leur poste un instant pour aller chercher un bol de riz. A la fin de l'après-midi, un soldat kachin arriva. On avait dû l'attacher à ma personne (mais quel rôle jouait-il ? je n'en savais rien), car il fourra dans un coin son long dah à forte lame, comme s'il s'en débarrassait délibérément, après quoi il posa son barda à côté. Je voulais me rendre compte de ce que signifiait sa présence, s'agissait-il d'un simple contrôle, ou d'une véritable surveillance ? Je décidai donc de sortir et je descendis en piétinant péniblement le sol poussiéreux jusqu'à la grand-rue, où j'entrai dans un restaurant chinois pour y commander un repas, en faisant appel à ma récente connaissance des termes consacrés. C'était la femme du patron, son bébé attaché sur son dos, dans un châle, qui était préposée à mon service, un chien était venu se coucher dans un des creux qui s'étaient formés dans la terre sous chacune des tables ; et des Tibétains, enveloppés de leur toge, endormis dans un coin, y formaient un entassement confus de corps humains. Plus tard, à l'heure où une délicate lueur jaune s'insinuait dans la lumière du soleil déclinant, ils s'éveillèrent et essayèrent avec douceur d'intéresser les consommateurs à leurs lézards desséchés et à leurs pierres de couleur.

Ici, comme partout ailleurs en Birmanie, les Tibétains portaient leurs précieuses marchandises dans des musettes de l'armée britannique. Le membre le plus âgé de la troupe portait un couvre-chef en forme de béret, fait d'osier tressé et laqué, et il était en possession d'une jarre contenant un onguent noir, qui faisait sensation. Autant que je pus me renseigner, c'était un extrait d'organes prélevés sur divers animaux rares. Le propriétaire du restaurant passa dessus une langue de connaisseur et fit une offre de prix à laquelle le Tibétain opposa un refus souriant. Quelqu'un acheta pour huit annas un morceau de verre qui avait l'air d'un rubis ; le vendeur donna sur-le-champ un des annas à un mendiant occupé à siroter gratis une tasse de thé. Les Tibétains remirent alors leurs marchandises dans les musettes, après les avoir enveloppées dans les loques crasseuses d'où elles étaient sorties, et se remirent à dormir.

Pendant ce temps, la fraîcheur du soir rendait de l'animation aux rues, et les restaurants se remplissaient. Les acheteurs défilaient à la queue leu leu devant l'étal de viandes où une jouvencelle, fille du propriétaire, jouait le rôle de vendeuse ; elle exhibait des morceaux de choix qui passaient de main en main puis retournaient à leurs crochets après avoir été soupesés et manipulés. Quand l'un d'eux se vendait, la tranche ou l'escalope passait à une autre des filles, dont la coiffure savante attestait de son expérience du monde; maniant une paire de ciseaux, elle réduisait l'acquisition de l'acheteur en fragments à l'usage des consommateurs armés de bâtonnets. Elle les étageait en piles bien régulières, en attendant que la poêle de son père soit disponible pour les héberger. Toute cette activité était exceptionnelle ; elle était due à l'affluence de visiteurs et de marchands attirés par la renommée du bazar qui devait s'ouvrir le lendemain.

Arriver à Nam Hkam pour ce jour était un coup de chance ; je n'ai pas rencontré d'autre coïncidence de dates aussi heureuse au cours de mes voyages en Birmanie. A Rangoun, on m'avait vivement conseillé de voir le bazar de Nam Hkam, s'il y avait moyen ; il passe pour être l'un des plus pittoresques d'Extrême-Orient et l'un des plus importants puisqu'il est fréquenté par les habitants du Yunnan occidental, en même temps que par ceux des Etats shan du Nord. Comme il devait être en pleine activité une heure à peine après le lever du jour et que j'étais très fatigué, je revins à la résidence dès la nuit tombée. Mon garde, du corps, assis à la table, regardait dans le vague. Mais quand je sortis l'« alcool de pays », on vit la gaieté se peindre sur son visage.

Dès sept heures j'étais levé et je sortais pour me préparer, par une marche énergique, à l'épreuve du petit déjeuner. La nourriture insolite que j'avalais toujours à des heures irrégulières commençait à me peser, aussi étais-je déjà écœuré à la pensée des « curries variés » que l'assistant religieux de l'amat m'avait annoncés pour le premier repas de la journée. A cette heure matinale, Nam Hkam était mis en valeur par un fond montagneux, enveloppé d'une brume qui isolait les collines une par une et étageai ses chaînes les unes derrière les autres. Sur leurs pentes croissaient des bambous, qui s'élançaient en bouquets, comme de pâles éruptions de plumes produites par le sol de ce paysage où la fumée sortait des précipices et des ravins. Au-dessous de ce panorama qui paraissait rejoindre l'éther impalpable, Nam Hkam avait l'air d'une ville dont on aurait brutalement réduit la hauteur. Cette apparence caractéristique des villes d'Extrême-Orient est due à un, ancien préjugé mongol qui s'oppose à l'érection de bâtiments de plus d'un étage - peut-être est-ce une survivance de la vie nomade sous la tente qui se perpétue dans les moeurs de cette race. Les lois somptuaires ont égale-y ment fait obstacle au développement d'une architecture imposante, excepté pour les constructions consacrées à servir des buts religieux. L'organisation de la société mongole est relativement démocratique, en ce sens que, dans l'ensemble, c'est le mérite et l'effort qui y sont récompensés et non la naissance ; et il est naturel que le statut et le rang, une fois acquis, y soient enfermés dans des règles rigides qui en modèrent les effets. La position qu'un homme a acquise est proclamée par les accessoires de son existence, par les dimensions et la qualité de sa boîte à bétel et de son crachoir, par ses vêtements, ses animaux, sa maison. Tout est apparent. Il ne peut être question de vivre au-delà de ses moyens pour faire impression sur les voisins. Quand on n'a pas de position officielle, on vit dans une hutte d'une seule pièce couverte de feuilles de palmier. Quand on devient un chef, on a droit à quelque chose de plus solide : les piliers sont en bois de teck et supportent un toit de rondins. Aux myoza, ou gouverneurs, est réservé le privilège de s'abriter sous un toit à deux étages. Mais seul le sawbwa peut aspirer à la gloire d'une flèche à son toit, pour accompagner son parasol doré, ses sandales de velours et son paon.

Nam Hkam, donc, est une ville plate, aux maisons éparses, où l'on trouve quelques magasins de liqueurs et d'opium, des boutiques de tailleurs, des auberges, mais très peu de maisons de commerce essaient de tenir tête au bazar tout-puissant. Il y a quelques petites pagodes dénuées d'intérêt, dont l'une a l'air d'avoir été écrasée par une bombe. Je voyais dans la cour les débris des murs écroulés parmi lesquels il y avait des centaines de bouddhas ; quelques-uns d'entre eux étaient de belles sculptures bien coloriées, ce qui n'est pas fréquent ; mais bien qu'on pût les considérer comme abandonnées là, je me dis qu'il n'était pas à propos d'en emporter un. Près du mur un buffle qu'on avait laissé là attendait la mort. Plusieurs corbeaux picoraient déjà avec énergie les parties molles et accessibles de son corps, l'anus, les narines et les babines. De temps à autre une de ses paupières remontait lentement, découvrant un œil terrifié, la tête roulait tristement d'un côté à l'autre et, d'un bond rapide, les corbeaux reculaient. Essayer d'arracher l'animal aux souffrances qu'il subissait en ce lieu sacré eût causé un véritable scandale, peut-être même une bagarre.

Le petit déjeuner fut exactement ce que j'avais redouté. L'alcool du pays, qui l'avait précédé à titre d'apéritif, était un véritable tord-boyau. Une inexorable succession de plats l'avait suivi - soupe de légumes, riz rouge à la ciboule, légumes assaisonnés de pickles, thé contenu dans une grande théière dont l'anse était une chaîne et dont on versa deux tasses à la fois par personne - et les fameux curries annoncés depuis la veille. La franche hospitalité qui caractérise les Kachin se reconnaissait dans l'abondance des portions que me servait l'assistant de l'amat ; hélas ! mon appétit n'était pas à la hauteur, ce qui était pour lui une vive déception. Je sentais qu'un jeûne de vingt-quatre heures serait le seul remède. Je descendis en zigzaguant l'escalier de la résidence et je pris la direction du marché. Le spectacle magique qui m'attendait combla toutes mes espérances.

Rangées en rangs serrés, d'innombrables bêtes somme, buffles et poneys, étaient attachées suivant la discipline rigide qui caractérise le parking des voitures dans une réunion sportive d'Occident; au-delà, on croyait voit un des tableaux du Prince Igor, pris sur la scène d'un somptueux théâtre et transporté en ces lieux. En 1889, le premier administrateur anglais qui atteignit Nam Hkam raconta qu'en cinq jours une moyenne de six mille personnes visitaient le marché et ce nombre n'a pas diminué depuis. Comme représentants de la population birmane, je pus identifier des Shan, avec leurs énormes chapeaux ; des Kachin, avec des colliers de pièces de monnaie et des jupes tissées dont les couleurs et les motifs en zigzag rappelaient celles des Indiens de l'Amérique centrale ; des Palaung et quelques Lishaw, qui avaient l'air de cosaques en tenue négligée, avec leurs tuniques serrées dans des ceintures et leurs pantalons informes. Mais il y avait des visiteurs venus du Yunnan que je n'arrivais pas à identifier, des filles bien plantées, coiffées de volumineux turbans blancs et réunies en groupes animés qui se disloquaient et s'éparpillaient à la vue d'une caméra ; leur regard lançait des éclairs quand elles se retournaient en s'éloignant dans un tourbillon de longues jupes, de tresses raides et de ceintures flottantes.

Les femmes palaung de Nam Hkam étaient particulièrement élégantes dans leurs paletots en velours de coton d'une coupe audacieuse, qui atteignaient les chevilles et qui étaient ornés de panneaux de deux nuances de bleu et d'incrustations violettes sur les épaules. Elles portaient des turbans cylindriques d'où pendait un voile qui descendait jusqu'au milieu du dos, à la manière des coiffures de l'Europe médiévale. Leurs bijoux étaient simples : ils consistaient en un double ou triple collier de perles d'argent. Une silhouette d'une distinction patricienne dépassait de plusieurs centimètres la taille moyenne de ses voisines qui était d'environ un mètre soixante ; son turban s'élevait comme un bonnet de hussard et était décoré sur son bord supérieur d'une chaîne de perles d'argent assortie à son collier. A côté d'un ensemble aussi majestueux, la plupart des costumes populaires européens paraîtraient insignifiants et bons pour des poupées. D'après les rapports des premiers administrateurs, ces splendides atours ont longtemps été réservés à certains clans : actuellement l'usage s'en est répandu, ce qui est l'aspect positif du déclin de l'organisation tribale. On imagine sans peine l'horreur des dames du clan le plus ancien, les Patorn - ils étaient fort peu nombreux -, quand toute la gent féminine du peuple palaung adopta leurs modèles exclusifs.

On dit que parmi les minorités birmanes, les Palaung sont les plus pacifiques. Les « peuples de guerriers » sont des peuples qui ont, à l'origine, épuisé les ressources de leur territoire ou se sont multipliés au point qu'elles ne leur suffisent plus. Dès qu'ils oublient les causes économiques de leur belliquosité, ils en viennent à la considérer comme une vertu martiale, que l'on respecte secrètement même quand on ne l'approuve pas. Les Palaung donnent l'exemple d'un peuple qui est adapté à son milieu, de telle façon qu'ils n'ont pas besoin d'une expansion périodique de leur espace vital. L'harmonie règne dans leurs relations ; le crime et la violence sont rares parmi eux, le meurtre y est inconnu. Ils font forcément de mauvais soldats, et étaient très méprisés en tant que recrues dans l'armée coloniale britannique, tandis que les Kachin, turbulents et agressifs, étaient les enfants chéris des chefs britanniques, et «avaient magnifiquement fait leurs preuves» dans les combats contre les Turcs pendant la guerre de 1914-1918.

Un grand nombre de Palaung sont affligés de goitres. Au jugé, environ vingt-cinq pour cent des femmes âgées en sont atteintes. Parfois leur tête n'est plus qu'une sorte de promontoire au-dessus d'une masse de chairs informes qui descend jusqu'aux seins. Je vis une de ces malheureuses obligée de soutenir son goitre avec ses mains.

Comme beaucoup de peuples montagnards, les Palaung ont une horreur des plaines que l'on pourrait à bon droit considérer comme une aversion superstitieuse; l'attitude inverse se trouve en Extrême-Orient chez les habitants des plaines qui ont la terreur de l'altitude, ce qui les incite justement à situer leurs lieux les plus sacrés sur des sommets.

Le bazar de Nam Hkam, où le premier administrateur britannique remarqua l'abondance de drap et de mercerie originaire de Manchester, n'a pas perdu son enthousiasme pour tout ce que l'Occident peut fournir. La production locale y était représentée par des jouets birmans grossièrement sculptés et hideusement coloriés, qui n'avaient qu'une ressemblance théorique avec les hiboux et les alligators qu'ils étaient censés figurer, de la poterie grossière, d'exquises faïences chinoises, des tissus raides en soie de Mandalay destinés à la confection de longyi, et des fleurs artificielles. Des reproductions en matière plastique du Taj Mahal trahissaient l'influence indienne. Mais l'Occident envahissait les deux tiers du marché - pâtes dentifrices, spécialités pharmaceutiques, produits de beauté, cigarettes, même le breuvage bien connu qui passe pour posséder des vertus soporifiques. Il y avait aussi des boîtes de lait condensé, le contenant étant d'ailleurs aussi apprécié que le contenu, car les boîtes vides sont officiellement reconnues comme mesure en Birmanie. Deux let-kut (la quantité que l'on peut entasser sur la surface des deux mains réunies) équivalent à une boîte de lait condensé ; c'était à l'origine le kônsa, la portion de riz nécessaire par repas pour une personne.

Tous ces produits sont proposés par annonces dans la presse de Rangoun ; et les agents de Rangoun expédient une partie de ce qu'ils reçoivent sur ces marchés, en particulier celui de Nam Hkam, certains que quelle que soit la nature des marchandises, leur lieu d'origine suffira à en assurer la vente. Il arrive d'ailleurs que l'usage de l'article ne soit pas compris par les acheteurs. Par exemple, j'ai vu demander à un marchand de cigares de projeter un peu du liquide d'un vaporisateur Vick sur un cigare avant de le livrer à l'acheteur

L'Orient est sans aucun doute un marché assuré et inépuisable pour tout ce qu'on peut y expédier. Quand on voit tout ce qu'on peut faire acheter à des Orientaux, on a peine à croire que la Compagnie des Indes arrivait difficilement, à placer ses draps fins. C'est surtout avec les spécialité pharmaceutiques que l'exportateur est à l'abri des;: insuccès : des gens élevés dans une atmosphère d'horoscopes et d'alchimie les adoptent tout naturellement. Mais il faudrait augmenter le pouvoir d'achat de la population en finançant des industries, ou en faisant cadeau de machines agricoles. La consommation de poudres laxatives et de remèdes contre la toux deviendrait alors colossale. A l'heure actuelle, il faut à un Palaung une semaine de travail dans son champ de pavots pour pouvoir acheter un tube d'aspirine et quinze jours pour se procurer un tube de pâte dentifrice contre la mauvaise haleine. Si la science trouvai un moyen d'augmenter la production du travailleur palaung, il pourrait finalement devenir un acheteur de chemises à cols infroissables, de stylos à bille, et de rasoir électriques.

En attendant, les habitants des montagnes continuent faire ce qu'ils peuvent pour combattre par les méthode traditionnelles les quatre-vingt-seize maladies reconnue par les Birmans orthodoxes. Les principes d'où découle ces méthodes sont très larges ; elles sont réunies dans une vaste materia medica où figure la posologie des médicaments, dont certains sont redoutables : on y trouve l'arsenic, la suie, les excréments et les raclures d'aérolithes. De traitements variés sont énumérés : on vous soigne en vous présentant des images de lièvres ou de paons, en vous étranglant à moitié, en vous enfonçant dans le corps de aiguilles d'or ou d'argent, en vous battant avec des verge gravées de signes cabalistiques, en vous ébouillantant, e vous faisant respirer des parfums ou des odeurs fétides, en vous faisant entendre de la musique martiale, stridente ou agréable.

On pratique aussi l'imposition des mains, la récitation de paroles magiques et la prière. Quelques-unes de ces méthodes ont recueilli les suffrages enthousiastes de médecins occidentaux, en particulier l'acupuncture, qu'un jargon médico-scientifique a élevée à un rang supérieur, et qui connaît, en France, une certaine vogue.

La contribution des Shan à la science de la guérison est représentée par le shampooing thérapeutique. C'est une forme de massage, qui s'applique surtout à la tête. Ici, à Nam Hkam, parmi les arracheurs de dents, un spécialiste exerçait ses talents sur le crâne d'une de ses victimes ; les manipulations des doigts de fer de l'opérateur arrachaient à celle-ci des contorsions et des gémissements, pendant que d'autres patients, nus jusqu'à la taille, accroupis par terre, attendaient leur tour dans un silence où flottait un malaise. Le shampooing, comme tous les autres traitements, est considéré comme une panacée à condition de tenir compte dans son application de l'horoscope du malade, sauf toutefois pour les maladies vénériennes, considérées comme surnaturelles et provoquées par des morsures de nat pendant la nuit. Ce qui est très drôle, c'est que nombre d'Européens qui vivent dans ces endroits reculés vont secrètement consulter des praticiens de ce genre et, s'ils sont découverts, ils se justifient en affirmant que cela ne peut faire de mal. Quand on pense à cette célèbre romancière anglaise, douée d'un talent remarquable et qui, au cours de ces dernières années, a tenté d'enrayer une maladie incurable en respirant l'haleine des vaches, on se rend compte qu'en matière de médecine, plus extravagant est le traitement, plus grand est l'attrait qu'il exerce, même sur les plus intelligents d'entre nous.

Comme à toutes les foires, on trouve au bazar de Nam Hkam une spécialité culinaire de jour de fête. C'est une galette mince et gondolée, comme un grand chapatti. Un autre produit de composition tout à fait similaire est obtenu en faisant frire des boules aplaties d'une pâte de farine de maïs. On dirait que les cuisiniers exécutent des tours de passe-passe quand on voit les créations qui sortent de leurs mains, car les plus minimes débris de pâte s'étalent et enflent démesurément dans la friture bouillante. Ils plongent quelques petits filaments de pâte dans le bain d'huile et ils en retirent, avec une lenteur calculée, des formes ballonnées et monstrueuses qui font penser aux côtes décharnées d'une robuste carcasse de bœuf. Après avoir vendu leur alcool et leur opium, les Palaung achetaient des quantités industrielles de ces friandises aériennes dont ils remplissaient des paniers qu'ils entassaient sur leurs poneys ; de fragiles montagnes des produits de l'art culinaire shan, version orientale des chips.

Quant aux Shan, ils ne se contentaient pas de nourriture aussi légère, il leur fallait quelque chose de plus consistant. En Birmanie, l'abattage des vaches, illégal et scandaleux, n'est pratiqué que pour le marché noir; dans les Etats shan, il est toléré, car l'emprise du bouddhisme est moins forte et n'impose pas un régime essentiellement, végétarien. Dans un coin reculé du marché, on passa discrètement autour des cornes d'un buffle une corde que l'on tendit à l'aide d'une poutre. Un Shan bien musclé et couvert de tatouages compliqués tira son dah et donna sur le cou tendu un coup qui révélait un bras exercé, mais avec le plat de la lame, ce qui ne semblait pas annoncer une blessure mortelle. Il s'approcha pour examiner l'écartement qui s'était brutalement produit entre les muscles tendus et il donna un second coup, un peu comme si l'examen de la situation l'y décidait. Cette fois, le buffle, qui jusque là n'avait pas réagi, commença à fléchir les reins en lançant des ruades avec ses sabots, puis les pattes glissèrent et divergèrent comme s'il était écartelé et la vie s'écoula de son corps d'autant plus vite que ses efforts étaient plus violents. Finalement il s'écroula, les pattes de derrière repliées sous lui, puis rassemblant ses forces et ruant furieusement il se releva à demi, avant de retomber définitivement. Le boucher, un long cigare entre les dents, attendait patiemment. Le moment venu il sortit et essaya le tranchant du couteau court avec lequel il allait dans quelques minutes ouvrir le ventre, détacher les sabots et relâcher habilement la tension de la peau en certains points, avant d'en dépouiller la bête comme d'un vêtement. Pendant ce temps le buffle luttait silencieusement de tous ses muscles contre la léthargie dans laquelle il sombrait. Des familles shan interrompaient leur pique nique, avec des rires joyeux, pour se rassembler autour de l'animal. Un peu en arrière on avait préparé des feux qui se transformaient en brasiers. Il n'y avait pas un Birman à portée de la vue.

Le bazar continua tout au long du jour ; c'était un mélange convivial de groupes ethniques, dont certains membres ne pouvaient communiquer qu'à l'aide des quelques mots shan qu'ils connaissaient. Ces rassemblements qui ont lieu tous les cinq jours sont pour les populations de ces montagnes l'équivalent bienfaisant du sabbat, et même quand les dissensions ou les guerres sévissent, on respecte la neutralité des bazars. On n'entend pas de voix qui s'élève en dispute, en reproche ou en imprécation. On procède aux achats et aux ventes, à la consommation des repas et des boissons avec la gentillesse spontanée et la patience propres à l'Orient. Dans l'après-midi, quand les affaires sérieuses furent terminées, les bouteilles de liqueur de pays firent leur apparition ; on put voir alors les beautés qui le matin se retranchaient dans une réserve inaccessible boire la goutte à même le flacon, sans toutefois que des effets visibles s'ensuivent. Des groupes joyeux de gens un peu éméchés allaient au hasard par les rues, tandis que les montagnes semblaient reculer dans les vapeurs du soir et qu'un crépuscule bleu s'installait sur la ville. Les jaunes et les verts des toits recourbés se confondaient et s'évanouissaient de telle sorte qu'on ne distinguait plus les adroites contrefaçons des originaux. Sur une pente peu éloignée, une sorte de mille-pattes scintillant serpentait - c'était une famille de Palaung, munis de lanternes, qui suivaient en file indienne le chemin du retour. Les commerçants qui restaient pour la nuit avaient tous disparu dans les fumeries d'opium ou dans les débits de boisson. Par les fentes béantes des constructions de bambou, des milliers de lumières qui s'allumaient percèrent la nuit comme autant de fers de lances. Les chauffeurs de cinquante camions décrépits grimpèrent dans leurs cabines et s'y endormirent. Et alors, la garnison kachin sortit des baraques et commença à monter la garde dans la ville endormie.

Les Kachin qui patrouillent font preuve d'une gaieté qui fait penser à une réunion de société en balade plutôt qu'à une intervention militaire. Dans diverses parties de la ville, on avait allumé des feux dans la rue et les hommes s'étaient répartis en plusieurs petits groupes qui allaient surveiller les feux l'un après l'autre. Chaque groupe transportait un cadre rectangulaire orné de sculptures compliquées, dans lequel cinq gongs de tailles différentes étaient suspendus ; cinq battants fixés à la même barre, actionnés par un seul levier, frappaient en même temps. Chaque fois qu'une des équipes arrivait à l'un des feux, on posait le cadre par terre et un des soldats commençait à manœuvrer le levier suivant un rythme rapide et régulier qui produisait, à un diapason élevé, un son doux et pénétrant. Quand le battement des gongs cessait, un des hommes s'avançait hors du cercle qu'ils avaient formé, chantait un vers et, saisissant deux épées, pendant que les gongs recommençaient leur roulement, se lançait dans les figures d'une danse mouvementée. Chaque soldat à son tour se livrait à cet exercice. L'un d'eux était en âge d'avoir servi sous les ordres d'officiers britanniques et se rappelait quelques mots d'anglais. Je pensais que les chansons célébraient des exploits de guerriers, mais quand je lui en demandai le sujet, il me répondit que c'étaient des « histoires très drôles à propos de dames ».
Ainsi soit-il!

 

 

 

Le chant de la mer
Chronique de 3 années en Catalogne, au sortir de la 2ème guerre Norman Lewis est très ébranlé, ses médecins lui conseillent un long repos, il choisit un petit port catalan Farol vers Barcelone, la ville des chats, des chats partout, une extrême pauvreté, une grande peur du franquisme et de son inquisition, à quelques kilomètres un autre village, Sort, la ville des chiens, des chiens partout, un antagonisme incroyable oppose ces deux villages, un autre temps, un univers parallèle, quant aux personnages, hauts en couleur et pleins de superstitions, à partir de quarante ans, ils ne se lavent plus. Les hommes touchent du fer comme nous touchons du bois, et leurs testicules quand ils n'ont rien d'autre sous la main. Le curé fait boire du vin à ses chats pour les consoler de ne pas avoir d'âme.
L'épilogue est dramatique car ces deux villages vont disparaître par la grâce des promoteurs.

 

 

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