Odette du PUIGAUDEAU (1894-1991) |
Fille unique d'une vieille famille d'armateurs de Nantes et de marins Dunkerkois, son père, Ferdinand du Puigaudeau, est un peintre impressionniste de l'école de Pont-Aven, ami de Gauguin, sa mère Henriette Van den Broucke est portraitiste. C'est sa mère qui lui enseigna les matières scolaires, son père le dessin. Cette éducation peu conventionnelle (elle obtient le brevet de navigation) lui donna le goût de l'aventure. En 1933 avec son amie Marion Senones elle va parcourir le désert mauritanien, en toute simplicité, pieds nus.
Elles font le voyage sur un langoustier de Douarnenez, la Belle-Hirondelle,
et découvre les côtes africaines début décembre 1933. Les
premiers contacts ont lieu le lendemain au cours d'une
pêche. Et commença les pérégrinations, rencontres, la
beauté du désert, une merveilleuse promenade,
le départ d'une caravane, Guimi,
incision et fable.
La découverte de l'Afrique
p32 - Cette brume légère était trop fragile pour résister à la brûlure du soleil
tropical et, soudain, vers dix heures, l'Afrique parut.
Elle était plate, uniforme et comme usée, rongée de rouille et de vert-de-gris.
Elle avait l'air très vieille et pas trop jolie. Il n'y avait rien dessus. Mais,
telle quelle, elle nous sembla magnifique parce qu'elle était le visage de notre
rêve vers lequel nous étions venues lentement, sur ce petit voilier. Un rêve
enfin réalisé d'où naissaient déjà d'autres rêves ! Une grande joie s'élançait
vers nous de cette mince ligne de sable enchâssée entre le bleu-verdâtre très
clair du ciel et l'outremer brutal de l'eau, joie des choses longtemps désirées
et enfin obtenues.
Et puis, nous disions :
— Oui, c'est comme ça sur le bord, mais à l'intérieur !...
A l'intérieur, ce serait pareil, sauf que les sables plus roses se couvriraient
d'euphorbes au lait vénéneux et, ensuite, de buissons aux épines féroces.
Le Rio de Oro et sa sœur, la Mauritanie, étaient devant nous : le Trab-el-Beïdane, le « Sable (ou encore le Pays) des hommes blancs », des Maures.
Un million de kilomètres carrés de sable qui s'étendent, d'une seule nappe
ondulée de dunes et de vallées étroites, coupée, du nord au sud, par des chaînes
de montagnes tabulaires — Adrar, Tagant, Assaba — entre les douteux confins
marocains et la ligne précise du Sénégal, entre l'Atlantique et les grands
déserts soudanais.
Pour la connaissance de ces sables, des hommes avaient donné leur force, leur
jeunesse, leur science, parfois leur vie.
Pour des richesses de jadis, la gomme, les esclaves, l'or qui venait du Soudan
au pas lent des chameaux à travers les solitudes brûlantes, Portugais, Anglais,
Hollandais, Français, Espagnols, pendant des siècles, s'étaient disputés les
comptoirs de la côte, aujourd'hui monceaux de ruines entourés de tombes.
Pour sa conquête, les colonnes françaises montant du Sénégal vers le nord
avaient marqué leurs traces du sang des héros, car il fallait ouvrir la route
qui unirait l'Algérie et le Maroc aux colonies du sud.
Dans ses repaires du Rio de Oro, le fanatisme grondait encore sous son étendard
vert, et les pillards rôdaient au creux des dunes, aux défilés des montagnes.
Sur ces sables, cinq cent mille nomades, tantôt soumis, tan-tôt rebelles,
également forts par le fusil et le chapelet musulman, voilaient leur énigme sous
les plis du litham bleu de nuit.
C'était à ces sables que, leur dédiant une année de nos vies, nous allions
demander de nous apprendre l'aventure.
Le lendemain, la Belle-Hirondelle tira ses bords le long de la côte du Rio de
Oro, piège tendu sous le vol fragile des aviateurs de la « Ligne ». Une panne,
et ils avaient le choix : l'Atlantique où Lécrivain et Ducaud s'engloutirent en
1929 ; les sables qui représentaient l'affreuse captivité ou le martyre mortel.
C'était là, tout près de nous, que, le 11 novembre 1929, Érable et Pintado
furent massacrés ; de là que leur compagnon Gourp partit, sanglant, ligoté sur
un chameau, pour s'en aller mourir à Casablanca.
En de pareils lieux, le regard se porte instinctivement vers le ciel. Marion
s'écria :
— Regarde... En voilà un !...
Un avion s'avançait, oiseau de lumière où s'accrochaient les derniers feux du
soleil couchant, dans ce ciel ou sacrifiés et rescapés — Ville et Rozès, Reine
et Serres, Mermoz et tant d'autres, illustres ou obscurs — avaient tracé leur
voie de douleur et de gloire.
Et combien d'autres héros mutilés la jalonneraient encore ?
Fort peu de temps après notre arrivée, Abdallahi-ould-Cheikh-Sidia nous invita
sous sa tente que l'on apercevait, de la terrasse du poste, au sommet de la dune
voisine.
Une fois de plus, nous traversâmes la vallée d'argile grise et les pâturages de
tilimit, la longue graminée qui a donné son nom au pays.
La montée était rude, dans le sable mou, piédestal d'or où s'accrochaient
quelques tentes, à l'ombre des acacias en fleurs. Tout en haut, en plein ciel,
se profila le campement d'Abdallahi, avec sa grande khaïma à la mode marocaine,
la seule de ce genre que nous verrions en Mauritanie.
Assis à droite, selon le protocole, Abdallahi nous attendait au milieu d'une
cour respectueuse.
Sous le dais de soierie multicolore qui doublait la tente maure de lame brune,
il avait une sorte de majesté, bien différente de celle de Sidi et de son fils.
Ils n'étaient pas de même race, et la majesté d'Abdallahi était celle qui
rayonne d'un noble esprit et d'un cœur plein de bonté.
Aucun gris-gris n'était suspendu sur son drâa de basin blanc ; sa religion était
dans son âme. Seul, un chapelet noir s'enroulait à son bras nu. Entre ses
cheveux tondus et sa courte barbe de Berbère, son visage était large, souriant
et calme. Aucune trace de chandorah ne l'assombrissait, non plus que ses belles
mains doucement jointes sur ses genoux.
Tel était le fils de l'homme que Mgr Jalabert, évêque de Dakar, considérait
comme un saint.
Paternellement, Abdallahi nous fit asseoir près de lui, sur tapis du Nord en
épaisse laine rouge, les coussins et les fourrures qui recouvraient les nattes.
Ould-Aïda, héritier des émirs de l'Adrar, s'approcha pour 'servir d'interprète.
En attendant d'être émir à son tour, il occupait le poste modeste de
commis expéditionnaire, après des études à Saint-Louis où il avait appris un
français rigoureusement pédagogique. Il ne disait jamais « oui », mais «
certainement », qui faisait plus distingué.
— Abdallahi vous salue parfaitement... Celui-ci est son poète préféré,
Boumediane. Cet autre homme est son frère, le cadi Ismaïl, et tous ces jeunes
gens sont ses plus remarquables élèves, ses télamid. Ils sont fils de chefs,
marabouts ou guerriers, appartenant à différentes tribus de notre pays. Certains
sont même des noirs, comme vous pouvez vous en rendre compte, car il y a, sur
l'autre rive du Sénégal, des tribus nobles et musulmanes et l'influence d'Abdallahi
s'étend jusqu'en Guinée. Il possède la plus riche bibliothèque de toute la
Mauritanie et c'est, pour un père, un honneur recherché que d'envoyer son fils
s'instruire auprès de lui.
Abdallahi, pendant ce discours, nous regardait d'un air amusé.
— Le mechbour des femmes françaises ! La France est bien forte puisqu'elle peut
laisser, à présent, voyager ses femmes à travers cette brousse qui a connu,
jadis, des temps si troublés... Et voilà que ces femmes françaises écrivent
comme des marabouts et voyagent comme des guerriers ! La illah ill Allah !...
La beauté du désert
p136 - Pour ces enfants, ma visite était un grand jour : celui de leur premier
boubou. Ce n'était qu'une largeur de percale blanche pliée en deux, percée d'une
fente pour passer la tête et nouée par les angles à hauteur du genou ; ce qui en
faisait la beauté, c'étaient les marques de fabrique inscrites en bleu sur la
poitrine. Baba, âgé de sept ans, avait bénéficié du lion britannique, et son
jeune frère, Ahmed-Saloum, d'un poisson fort décoratif entouré de caractères
japonais.
Premier boubou, boubou exceptionnel, boubou de faveur, car les petits Maures,
fussent-ils de naissance royale, vont nus, en toute simplicité, jusqu'à leur
circoncision, et ce malheur ne leur survient que vers leur dixième année. Baba
et Ahmed-Saloum en étaient très fiers, bien qu'un peu embarrassés, et le
portaient généralement roulé à poignées sur leur estomac.
Ils étaient très jolis. Une hardiesse ingénue, jointe à une gravité précoce, les
parait d'un irrésistible charme. Le dur visage de leur père s'éclairait de
tendresse lorsqu'il les regardait. Tous les Maures aiment les petits enfants.
Baba et Ahmed-Saloum témoignaient beaucoup d'amitié et de confiance à
l'étrangère qui leur permettait de jouer avec son revolver vide, son stylo, de
grandes feuilles de papier blanc, et tant d'objets merveilleux qu'ils n'avaient
jamais vus.
Si bien qu'Ahmed-Saloum, entendant son père ordonner qu'un homme partît avec moi
le lendemain, déclara qu'il m'accompagnerait lui-même au poste de Méderdra. Je
n'aurais pas mieux demandé, mais il faut convenir que le vieux hartani Méimoun
me rendit plus de services qu'un petit page de cinq ans.
Les premières ombres du soir me trouvèrent écoeurée de nourritures étranges,
dévorée de vermine, la tête endolorie de musiques assourdissantes, les jambes
rompues d'avoir été si longtemps repliées. Profitant d'une accalmie, à l'heure
de la prière, je sortis dans le campement avec l'espoir de trouver un peu de
silence et de fraîcheur.
C'était l'heure où, en France, les angélus s'égrènent sur les campagnes
recueillies, où les fumées s'élèvent des humbles toits, où les moineaux se
querellent dans les grands arbres, près des paillets.
L'heure où l'étranger songe à son pays...
Dans le grand silence où s'endormaient les dunes, la voix du marabout lançait
son appel impérieux : Allah hou akhbar ! Allah hou akhbar !... Un nègre cassait
les branches pour le feu du méchoui. Des marmites bouillaient devant les tentes.
Une femme jetait, à intervalles réguliers, un long cri qui était le nom de sa
petite fille. Et tous ces bruits ne faisaient que souligner le silence, sans
parvenir à rompre son recueillement. Il y avait tant d'espace ! Et, au coeur de
cet espace, c'était si peu de chose que ce campement fragile éphémère dont,
bientôt, le vent disperserait les cendres et effacerait les traces !
Devant une tente, Mme Émir, sa belle-sœur et Toutou me firent signe de venir
m'asseoir près d'elles sur le sable.
Au moins, là, il n'y avait plus de cérémonies. Elles pourraient, loin de l'émir,
se laisser aller à leur curiosité ! Tripotant de leurs petites mains poisseuses
mes vêtements, mes bras, mes cheveux, elles nie posèrent des questions volubiles
que traduisait Bendir, venu s'accroupir derrière moi.
— Lalia demande si les femmes françaises ne mettent jamais le noir sur leurs
yeux et le henné sur leurs mains ?
Pourquoi tu ne fais pas la belle coiffure avec le beurre et les perles ?...
Pourquoi es-tu venue ?... Elle demande si tu es contente pour le Trab-el-Beïdane
? C'est vrai qu'en France les femmes donnent de l'argent pour se marier ?... Où
est ton mari ?...
C'était une chose inouïe qu'une femme de mon âge n'eut pas encore « gagné » cinq
ou six maris ! Une chose impolie, même, à supposer. En apprenant mon célibat,
elles restèrent comme frappées de stupeur et puis elles éclatèrent de rire, en
ramenant leurs voiles sur leurs bouches.
— Elles disent que, peut-être, tu es trop petite (ce qui signifiait trop
maigre). Tu as vu Toutou, elle est grande ! Ça, mon vieux, c'est belle femme
complète, akh ! Pour marier avec elle, y a moyen donner plus de cinquante
chameaux, avec beaucoup les cadeaux à tous les types du campement !
Par politesse, je complimentai la jeune fille :
— Zeïn, zeïn ate !
Alors, sans plus de façons, Lalia fit tomber les voiles de sa fille, dénudant
son torse bourrelé de graisse, et montrant avec orgueil les épaules et les
flancs où la peau distendue était fendillée de minces gerçures roses.
Mieux que toute description, les chiffres donneront une idée de la beauté de
Toutou : de la taille d'une enfant de dix à onze ans, elle pesait bien
quatre-vingts kilos. Un homme, sans doute quelque vieux chef bien riche,
pourrait être fier de l'épouser, car l'obésité d'une femme est le signe de la
fortune de son mari.
Il fallut examiner, palper, me récrier d'admiration. Veau gras du désert,
holocauste à la coquetterie féminine et à la vanité des hommes, Toutou,
impassible, se laissait faire. Elle savait de quel supplice les fillettes paient
la gloire d'être un animal de luxe.
J'allais bientôt le savoir aussi.
La lune ronde disait qu'il était plus de minuit. Sous ma tente, mes trois
partisans et quelques volontaires ronflaient paisiblement. Les fusils servaient
de traversins et les cartouchières, d'oreillers. Une demi-douzaine de seraouil
pendaient aux deux perches croisées qui soutiennent les tentes. J'écoutais le
ruminement monotone d'une vache couchée contre le lourd tissu qui formait notre
abri. Des agneaux dormaient à mes pieds. Tout était paisible et coutumier.
Je songeais confusément à l'imprévu de l'existence et à l'indiscutable
originalité de ma situation, reposant, sous un baldaquin de pantalons sales,
entre ces hommes presque inconnus et ce bétail, lorsqu'un hurlement de douleur
me tira de ma rêverie.
Une voix d'homme, grondeuse, alternait avec une voix d'enfant qui balbutiait des
mots entrecoupés de pleurs. Les cris redoublèrent, étranglés, suppliants. Dans
les paroles de l'homme, revenait sans cesse le mot Charbi ! (« Tu bois !
»)
Intriguée, je me glissai dehors, doucement, de crainte d'alerter les dormeurs
qui m'auraient peut-être empêchée d'éclaircir ce mystère.
A peu de distance, une faible lumière vacillait au seuil d'une petite tente. Les
plaintes lamentables venaient de là. Évitant les bêtes mussées dans l'ombre, les
brasiers éteints, les cordes enchevêtrées et tous les obstacles qu'un campement
oppose à une rôdeuse nocturne, j'atteignis un buisson entre les branches duquel
je pouvais voir sans être vue.
Et ce que j'aperçus me remplit d'horreur.
Maintenue par une vieille servante, l'infortunée Toutou se débattait sur un faro
en désordre.
Que faisait donc cet homme agenouillé à ses pieds ?... Rampant vers le côté de
la tente, je m'aperçus qu'il serrait les orteils de la pauvre petite entre deux
bâtons à chameaux. Cela devait être une cruelle torture ! Chaque fois que la
victime ouvrait la bouche pour protester, l'homme, lâchant ses tebbous,
saisissait une grande calebasse et faisait boire de force la pauvre Toutou. Elle
bavait, pleurait, serrait les dents ; son tortionnaire recommençait à la battre,
à lui broyer les pieds et les mains.
Or, tout à coup, comme il se retourne vers sa complice, je reconnais Meïmoun !
Quoi, Meïmoun ? L'homme de confiance, la nounou des enfants d'Ould-Deïd ? Ah !
si Lalia voyait sa fille, dont elle est si fière, martyrisée par cette brute !
Que faire ?... Prévenir Ould-Deïd ? La nuit, comment retrouver le chemin de sa
tente ?... Appeler au secours ? Les misérables s'enfuiront avant que les gens
soient réveillés... Mieux vaut me montrer et meure fm tout de suite à ce
supplice.
Mais lorsqu'il me vit surgir en pleine lumière, Meïmoun, loin d'en être troublé,
eut un grand sourire d'homme surpris dans l'accomplissement de son devoir.
Toutou, un instant délivrée, rajusta sa robe et murmura :
— Alik essalam !
La vieille hartania, d'un air désespéré, me confia que Toutou n'était vraiment
pas sage, que Meïmoun et elle avaient déjà engraissé bien des demoiselles à
marier, mais qu'aucune ne leur avait donné autant de peine que Toutou. Pourtant,
elle commençait à être belle et un résultat si satisfaisant, qui montrait les
intentions favorables de Moulanah, aurait dû l'encourager à boire son lait.
— Toutou, ma joie, mon œil, bois pour être belle, belle comme la lune... Bois, ô
ma tourterelle, ne déshonore pas ta vieille nourrice !...
Intimidée par ma présence, la « tourterelle » vida tant bien que mal la
calebasse qui contenait deux à trois litres de lait. Il n'y fallut que cinq ou
six coups de bâton, quelques compliments et force prières. Puis elle s'allongea
péniblement sur la natte et s'endormit, tandis que la négresse allait traire ses
meilleures vaches pour la prochaine ration.
Meïmoun, levant sa main droite aux doigts écartés, me fit comprendre que, du
soir au matin, Toutou devait boire cinq calebasses, la production d'une
demi-douzaine de vaches. Elle faisait tant d'histoires que ses parents ne
pouvaient la garder sous leur tente et c'était lui, Meïmoun, qui en avait tout
le tracas.
Il devait aussi la coiffer, la raser « partout », la débarrasser de la vermine,
lui mettre ses voiles et ses bijoux. C'était Meïmoun qui avait aidé le mâllem à
arracher ses canines toutes neuves, pour permettre aux incisives de s'écarter
agréablement, alors qu'elle n'était qu'une petite fille heureuse et nue, mince
comme une jeune gazelle. Lui encore qui, autrefois, avait affûté le couteau avec
lequel le médecin du campement l'avait excisée, douze jours après sa naissance.
Et Meïmoun dresserait bientôt la tente nuptiale de toile blanche où, chaque
nuit, conduite par la griotte, Toutou rejoindrait son mari — petite épouse
secrète et indifférente qui devrait, pendant un an, être rentrée avant le jour
sous la tente paternelle.
Oui, Meïmoun aimait Toutou comme sa propre fille, mais c'était trop de soucis
pour un homme de son âge, et il était bien content, certes, de partir demain
avec l'étrangère, loin des exigences de Lalia et des caprices de Toutou !
Il n'était plus question d'appeler au secours ! Je rentrai sous ma tente. Un
esclave m'apportait justement du « lait de mouton », qui me fit horreur. Et je
m'endormis enfin, en pensant à toutes les petites filles des campements riches
qui sont à l'engrais comme Toutou, qui souffrent pour être belles et qui,
parfois, en meurent.
Une merveilleuse promenade
P149 - C'était un campement de marabouts et mes trois compagnons manifestèrent
une grande vénération pour le vieux Moukhtar qui nous y accueillit.
Les femmes et leurs esclaves charmèrent mon repos d'un tam-tam bien différent de
ceux des campements guerriers.
Une maîtresse de chant psalmodiait des strophes qu'elle rythmait sur un tambour
; deux chœurs de femmes alternaient les répons. La voix de la chanteuse était
belle et grave ; celles des choristes avaient une indicible et sauvage
tristesse. Leurs chants étaient des hymnes pieux, l'histoire des prophètes, de
longs récits d'exodes. Autour du choeur agenouillé, d'autres femmes dansaient
religieusement, déployant des voiles noirs contre la nuit bleue, lentes,
silencieuses comme de grandes chauves-souris. Lorsqu'elles passaient dans le
rayon du photophore, la lumière révélait un bras de suppliante dressé vers le
ciel, un dos courbé, une nuque accablée entre des tresses alourdies de perles.
Je ne devais jamais revoir d'autre tam-tam de ce style, et jamais rien, mieux
que ces musiciennes sacrées surgies de l'ombre et du passé, ne me donna la
mesure du fatalisme, du total abandon de ce peuple en prière, prosterné sur ses
sables.
Par une petite route blanche serpentant entre les halliers et les prairies
couvertes de graminées hautes comme une moisson mûre, je gagnai le lendemain
Méderdra.
A onze heures, j'entrai dans la cour du poste.
Quatre ou cinq maisons de pisé jaune contre lesquelles l'ombre des parkinsonias
tissait une dentelle légère. Plates-bandes fleuries. Tennis. Fortins. Vol de
pigeons. Village de tentes et de cases. En contrebas, un immense gond gris
fuyant au sud-ouest vers le Kachim, le « bout de nez » des dernières dunes.
Le chef de poste était absent. Ce fut l'agent spécial qui m'accueillit.
Malgré de précédentes expériences, je n'étais pas encore accoutumée à
l'hospitalité coloniale. Ici, elle allait se doubler d'une amitié durable.
L'agent spécial sembla un peu étonné de ce Beïdani qui était une Française et me
demanda d'où je venais.
— Du mahssar.
A son offre de rafraîchissements et de repos, je répondis cérémonieusement que
je ne voulais pas le déranger... Je ne restais qu'un instant, le temps de
téléphoner à Boutilimit avant de repartir pour les salines.
Il se mit à rire, m'assurant que, dans le bled, on ne fait pas quatre-vingts
kilomètres pour un coup de téléphone comme on fait, à Paris, un détour de cinq
minutes pour entrer dans un bureau de poste, et il m'entraîna vers sa maison. Je
pense aussi que ma vue lui suggéra l'utilité d'une douche et d'une lessive !
Une heure plus tard, rassurée sur le sort de Marion, débarbouillée, abreuvée,
flottant dans une blouse et un siroual prêtés par mon hôte, j'étais assise
devant un déjeuner réconfortant.
Je sentis alors toute ma fatigue. Après cette marche forcée, les chameaux
avaient également besoin de repos. Ce ne fut donc que le surlendemain matin,
après avoir goûté l'hospitalité du chef de poste et de sa femme, après avoir
fait des provisions de thé, de sucre et de tabac chez les commerçants du
village, que je pris la route du Dahar avec ma petite escorte.
En même temps que moi, mais en sens inverse, partait une autre caravane, celle
d'un vétérinaire polonais qui s'en allait, de puits en puits, vaccinant les
troupeaux contre la fièvre aphteuse. D'ailleurs, les Maures pratiquent depuis
bien longtemps une manière de vaccination empirique, d'une incision aux museaux
de leurs veaux.
Je vis là, non sans confusion, quelle allure doit avoir la caravane d'un
Européen qui se respecte. Une bande de partisans arrimait des caisses et des
bagages sur les chameaux de bât. Un boy noir s'affairait autour du lit Picot,
des couvertures, de la table et du siège pliants, des cantines, du fourneau
portatif et d'un stock de conserves. L'Européen vérifiait des armes de
précision.
L'ensemble produisait une grande impression, certes, mais j'évaluai combien
d'ordres exigeait, chaque jour, l'utilisation rationnelle de toutes ces choses
et je frémis à l'idée des complications auxquelles tant de confort devait être
lié.
Comme c'était facile, après tout, un voyage au Sahara ! Ce n'était donc qu'une
merveilleuse promenade ?
A présent, je savais bien monter à chameau et être docile au bercement du grand
pas souple et dansant. Mon bel azouzel était sensible au moindre murmure, à la
plus légère pression de mon pied nu contre la laine chaude de son épaule.
J'apprenais la douceur de cette entente secrète avec la bête qui vous porte.
J'ignorais encore le souci de ménager sa monture, la quête de son pâturage et la
patience de son repos.
A chaque étape, je trouvais l'abri d'une tente, le repas des nomades, et,
lorsque nos bêtes entravées s'éloignaient à petits pas, cueillant leur
nourriture aux branches épineuses, broutant çà et là une touffe de paille sèche,
je ne savais pas m'inquiéter de leur sort.
Mes partisans, à l'aube de leurs espoirs et de leur zèle, me comblaient
d'égards, filtraient soigneusement l'eau des guerbas à travers un pan de
tunique, dépouillaient la viande de sa surface souillée de sable et de cendre
avant de m'en offrir les meilleurs morceaux. Ma tassoufra avait moins de secrets
pour M'Hammed que pour moi. Mon revolver dormait définitivement au fond, roulé
dans un morceau de percale. Les Maures s'en étaient fort amusés. Les Européens
en avaient souri, disant qu'en cas de malheur, il pourrait tout au plus servir à
me suicider vertueusement. Comme, à mon point de vue, une esclave vivante vaut
mieux qu'une femme libre morte, je m'en étais séparée sans regret.
Oui, cette vie était belle, sous le ciel invariablement bleu. Je la menais
depuis cinq semaines, il me semblait l'avoir toujours vécue et je n'en
souhaitais point d'autre.
Chaque soir, entourée de l'admiration naïve des marabouts, des louanges de
Meïmoun, des flatteries des deux guerriers, je m'abandonnais ingénument au
plaisir d'être la reine !
Et je n'imaginais pas de fin à la merveilleuse promenade, puisque j'ignorais
encore l'épuisement, la faim, la soif, le vent de sable et les tornades,
l'instabilité des Maures, la maladie qu'on traîne d'étape en étape sous un
soleil chaque jour plus chaud, les grandes solitudes du Nord où, à travers les
étendues stériles, les nomades s'éloignent des puits desséchés, et toutes les
épreuves que nous réservait, à ma compagne et à moi, cet avenir que je croyais
si beau.
Le départ d'une caravane
p 166 - Dans la cour du poste de Boutilimit, devant la porte de l'Est, M'Hammed
et son neveu Mokhtar-Saloum s'appliquent à assujettir, autour des selles de
quatre chameaux, les bagages qui, d'El-Memrhar au Trarza, étaient répartis sur
un minimum de six montures. La solution de ce problème s'accompagne
d'invocations à Moulanah, au Prophète et à sa famille, de malédictions, de
soupirs et de coups. Depuis deux heures, plu-sieurs liasses de grosse corde de
baobab et des mètres de courroies y ont disparu, et il reste encore à caser un
grand faro d'agneau noir, deux bidons de soldat, un quart, une bouillotte, un
appareil photographique et un enfant de chat sauvage qui hurle derrière le
grillage de sa boîte.
Malgré tant de difficultés, il faut que les deux jeunes gens gardent des fronts
sereins couronnés d'aouli décoratifs, l'aisance de leurs gestes et la belle
ordonnance des plis de leurs doubles tuniques neuves, car ils accomplissent leur
tâche sous les yeux d'une foule aux sentiments complexes de moquerie,
d'admiration, d'envie et de pitié.
Au premier rang, il y a tout ce que le poste compte d'Européens : les nouveaux
arrivés qui aimeraient bien partir en brousse ; les anciens qui rient sous cape
en chuchotant : « Aucune importance ! cette caravane n'ira pas loin ! »
A droite, l'émir et sa suite. A gauche, Abdallahi-ould-Cheikh-Sidia et la
sienne, l'interprète principal, l'interprète adjoint, l'instituteur, le commis
expéditionnaire, fils des émirs de l'Adrar, Abdou-Galilar, les commerçants et
les notables du village. Plus loin, quelques tirailleurs en rupture de service,
les prisonniers grimpés, pour mieux voir, sur les matériaux de la case qu'ils
sont occupés à construire, et le porteur d'eau avec ses ânes. Les petites gens
comblent le reste de la cour, obstruent la porte monumentale et forment une
frise bleue en haut du mur d'enceinte : partisans, mâllemin, bergers, hétaïres,
concubines, esclaves et enfants, des hordes d'enfants, tous les enfants de
Boutilimit, noirs, maures, et métis.
On se perd en pronostics et en commentaires, car chacun a fait le plus grand
voyage et sait, mieux que personne, choisir un chameau, le charger et mener à
bien une longue et difficile transhumance. On envie les boys qui, sous le plus
futile prétexte, bousculent tout le monde et se donnent des airs d'importance
autour des bagages.
Le départ d'une caravane d'Européens est toujours un événement, et, ce vendredi
2 mars, cet événement présente un caractère exceptionnel : pour la première
fois, deux Européennes, Marion Sénones et moi, partent seules avec des Maures.
De plus, il s'agit d'un très long voyage, les gens bien renseignés nomment les
stations de notre itinéraire : Aleg, Kaëdi, M'Bout, Kiffa, Tidjikja, Moudjeria.
Combien de lunes verra-t-on naître et mourir avant notre retour ? Comment des
Infidèles sans armes et sans gris-gris échapperont-elles aux djenoun, aux
pillards, aux lions, aux éléphants et aux vipères à cornes ? Sans compter les
peuples noirs qui, chaque jour, grandissent leurs têtes, à mesure qu'ils
oublient l'ancien joug des Arabes !
Les plus optimistes nous approuvent de partir en grande lune, un vendredi, jour
favorable pour entreprendre un voyage, et calculent que nous avons encore le «
deuxième mois après la Rupture du jeûne » et le mois de la « Fête du sacrifice »
avant le mois d'achour coïncidant, cette année, avec le cinquième mois des
Européens qui, par des chaleurs accablantes et une redoutable sécheresse,
annonce la saison des tornades dans les provinces de l'est.
Oui, il y a beaucoup de monde ! Il ne manque qu'une personne, et c'est
malheureusement le commandant de cercle, parti la veille en tournée, le seul qui
nous aurait dit la vérité sur la valeur de nos chameaux, l'excès de nos bagages
et l'incapacité des deux jeunes garçons sur lesquels notre sécurité, le
ravitaillement et tout le succès du voyage vont reposer.
M'Hammed a bien dit en soupirant que, vraiment, il y a trop de bagages. Trop
pour les bêtes ou pour sa peine à lui ?... Consultées, les autorités
intérimaires, qui ne se souciaient pas d'avoir à réquisitionner un animal de
bât, ont répondu que tout était très bien ainsi et qu'une monture pouvait
trotter avec trois cents kilos de charge sur le dos...
Pour l'instant, M'Hammed et Mokhtar-Saloum sont descendus au village acheter du
sel pour leur famille chez qui nous camperons dans deux jours, au puits de
Dekhone. Les chameaux ruminent sous leurs charges. Les Maures, sachant combien
il faut de temps pour marchander un moudd de sel et dire adieu à quelques
petites cousines, se sont assis sur place, en groupes patients. Tout en tenant
avec nos compatriotes de ces propos vagues que l'on échange sur les quais de
gare, nous regardons le soleil décliner lentement derrière le poste. Depuis deux
semaines, nous attendons ce départ : qu'importent quelques heures de plus ?
A mon retour de Méderdra, le commandant de cercle était absent. L'interprète
nous prévint, Marion et moi, que nous n'avions pas à nous occuper de montures ni
de harnachements, Abdallahi prenant tout à sa charge. Pour commencer, il nous
envoya une fort belle tassoufra et un portefeuille contenant une lettre de
recommandation pour les tribus maraboutiques que nous viendrions à rencontrer.
Il veillerait au reste dès le retour du commandant.
Il n'y avait pas de lien avoué entre ce retour et notre départ, mais nous ne
pouvions plus que remercier et nous résigner à attendre : après cette offre d'Abdallahi,
louer ou acheter des chameaux eût été une grave offense envers lui, en même
temps 'une entreprise ardue et ruineuse.
Puis Ould-Deïd arriva. Lui aussi avait écrit une belle lettre recommandation
pour les tribus guerrières et tenait à fournir un chameau, mais lui aussi
attendit le commandant retenu de jour en jour à Saint-Louis.
D'ailleurs, pourquoi la Seghira (c'était moi, la « Petite ») n'avait-elle
pas gardé son azouzel ? Simplement parce que, revenant des salines, j'avais
trouvé à Méderdra le grand hartani envoyé du mahssar pour récupérer Meïmoun et
la bête donnée.
Chaque jour d'attente nous rapprochait de la saison chaude. Les divers partisans
du chef-lieu protestèrent de leur dévouement à grand renfort de coups de poings
dans la poitrine. Des intrigues se nouèrent ; des alliances furent conclues et
trahies ; des rêves longuement mûris s'écroulèrent ; on en fit d'autres, ou l'on
se résigna. Le tout pour cent sous par jour et l'honneur.
Finalement, M'Hammed nous fit engager son « petit frère », qui était son neveu
ou son cousin, en faisant valoir que ce jeune homme au profil de prince persan
et au maintien modeste lui obéissait aveuglément ; ainsi nous n'aurions à donner
des ordres qu'à lui, M'Hammed, seul responsable, qui les transmettrait à
Mokhtar-Saloum. Ils semblaient tendrement unis et se promenaient le petit doigt
de l'un accroché au petit doigt de l'autre, ce qui était fort touchant de la
part de garçons de vingt à vingt-cinq ans.
Le neuvième jour, l'auto du commandant apparut dans la cour d'honneur.
L'émir fit amener un grand carcan avec une plaie saignante sur le nez et une
blessure à la jambe. Abdallahi présenta un
jeune azouzel, de belle apparence, acheté cent cinquante francs, plus une
chamelle et son chamelon, à M'Hammed qui avait assuré que c'était ma monture de
prédilection. Bien entendu, je n'avais encore jamais vu cette bête qui, à
l'essai, révéla un caractère fantasque et un trot brutal à vous décrocher l'âme.
Je me plaignis à Abdallahi. Le marché fut annulé. M'Hammed, traité de menteur,
éclata d'un rire innocent et proposa d'échanger le chameau dans la brousse —
perspective dont je connaissais tous les agréments ! Après des recherches, des
marchandages et des histoires sans fin, un des partisans évincés se vengea en
cédant à prix d'or un grand méhari. Sa bonne mine excita l'émulation de l'émir
qui remplaça au dernier moment son chameau blessé.
Ould-Deïd et Abdallahi se montrèrent désolés de n'avoir pas eu le temps (en
douze jours !) de faire venir de leurs pâturages d'impeccables méhara.
Si notre caravane ne nous inspire qu'une médiocre confiance, du moins elle est
enfin prête.
Nous devions partir après la sieste ; c'est dans les derniers rayons du
crépuscule que les quatre méhara se dirigent vers le village en balançant leurs
charges à l'amble de leurs pattes grêles. Il est tard, mais l'essentiel est de
décoller du poste ; nous ferons l'étape à la lumière de la lune qui s'arrondit à
l'horizon, toute blanche dans le ciel mauve, au-dessus des dunes que nous allons
franchir.
Suivant à pied, sans gloire, nos bêtes énervées par les cris de la foule, nous
marchons côte à côte, Marion et moi, silencieuses, car nous savons que les mêmes
sentiments oppressent nos coeurs : nous ne sommes plus que deux étrangères
s'avançant avec des inconnus sur une route incertaine.
Guimi
p190 - A dire le vrai, Guimi fut une déception.
Certes, les guerriers venus à notre rencontre gaspillèrent en notre honneur une
grande quantité de poudre, et le tam-tam nous offrit un spectacle nouveau :
celui de danseuses austères encapuchonnées dans leurs voiles qu'un chapelet ou
une écharpe serrait autour du cou ; elles avançaient lentement, deux à deux, les
pieds sur le rebord de leurs robes trop longues, comme une procession de figures
tombales aux gestes accablés.
Certes, le méchoui fut abondant, le thé coula à flot et les esclaves ne
ménagèrent pas le beurre rance sur les grosses galettes de mil. Nous eûmes une
fort belle tente, avec un meuble nouveau pour nous : le techgal, qui est
un lit fait de perches et de bambous entrecroisés sur lequel on peut dormir à
l'abri des scorpions et autres vermines, et de l'humidité pendant la saison des
pluies.
Au milieu de la nuit, un esclave nous réveilla pour nous remettre les présents
de son maître, comme si Lobbat avait voulu nous montrer qu'il pensait à nous
jusque dans ses songes.
Peut-être commencions-nous à être lasses des réceptions officielles du
Trab-el-Beïdane, et préférions-nous moins de fêtes et plus de repos.
Peut-être aussi Lobbat, ce petit homme mielleux, manquait-il par trop d'allure.
C'était le type même du candidat émir. Lui aussi avait été commis
expéditionnaire, parlait un français prétentieux et employait cette deuxième
personne du pluriel qui sonne si bizarrement faux sous une tente africaine.
Lobbat débordait de revendications. Lui, chef des Ouled-Normache, descendait de
Barkani qui s'empara du Tagant et donna son nom au Brakna, tandis que son frère
Terrouz prenait le Trarza, au XVIème siècle. Les deux branches ennemies
devinrent rivales, bien entendu, comme l'étaient devenus les descendants des
deux frères Oudeï et Delim. Lobbat, fils des anciens émirs du Tagant, était
aussi noble, aussi riche qu'Ould-Deïd dont le sort l'emplissait d'amertume. Il
voyait cependant ses cousins Trarza comblés par l'administration française,
alors que les Brakna, déshérités, n'obtenaient ni subventions, ni armes, ni
émir... Pas d'émir ! cela surtout était injuste, et incompréhensible puisque
lui, Lobbat, était là, tout prêt à recevoir honneurs et pension.
S'il avait raison, cet homme, c'était affaire à discuter avec le Beït-el-Mal.
Nous n'y pouvions rien, et ses chameaux nous intéressaient bien plus que sa
couronne.
Un djinn avait dû passer, escamotant tous les beaux méhara que nous avions
admirés avec convoitise le matin même. Lobbat n'en avait plus, ni à vendre ni à
louer. Personne n'en avait au campement. D'ailleurs, pourquoi parler de vente ?
Si Lobbat n'avait eu qu'un chameau, un seul, et qui fût digne de nous, il
l'aurait offert avec joie aux voyageuses qui l'avaient honoré de leur visite.
Plus heureux que lui, les marabouts chez qui nous coucherions à Mal en auraient
sûrement, car leur chef, Cheikh-el-Nagi, était un saint homme, et Moulanah
bénissait leurs troupeaux.
Non, vraiment, Guimi ne valait pas deux cents kilomètres !
De Guimi à Mal, il y a un jour et demi de distance. Malgré notre désir de
rattraper le temps perdu, nous ne pouvions guère presser les chameaux dans les
oueds desséchés qui ravinent les alentours de Guimi, ni dans l'aftout semé de
quartzites et de latérites concassés.
Le premier campement rencontré le surlendemain fut celui de pauvres tributaires
avec lesquels nous prîmes notre repos de midi. Il n'y avait là que des femmes,
des gosses et des agneaux. Tout ce qu'on put nous offrir, ce fut du lait et une
toute petite gazelle qu'une jeune femme allaitait au sein, côte à côte avec son
propre bébé. Nous laissâmes la pauvre bête à sa mère nourricière, et repartîmes
vers le campement de Cheikhel-Nagi, à travers de belles vagues de sable rose et
des vallons boisés.
Cheikh-el-Nagi était en voyage. Son frère fit dresser, à l'écart du campement et
de ses bruyants troupeaux, une grande tente où nous pourrions dormir en paix.
Devant nous, s'étendait un reg où des chiens jaunes et maigres taillaient leur
repas dans un âne crevé.
En fait de paix, nous eûmes les trois griottes d'Aleg, en tournée artistique,
qui attirèrent toute la tribu sous notre tente, mais nous débarrassèrent
involontairement d'Aroya.
Il fut vite évident que Mokhtar-Saloum avait un penchant pour Aya, et qu'à Aleg,
M'Hammed s'était lié fort tendrement avec Menina, ce qui ne regardait qu'eux et
ces jeunes filles. Entre les deux couples, Aroya jouait le rôle de confident de
comédie sentimentale.
Le thé et le méchoui se succédèrent ; la cohue se dispersa, emmenant les
griottes suivies de Mokhtar-Saloum. Il nous restait deux défenseurs. Aroya
partit en mission secrète. Restait encore M'Hammed qui, l'air sombre et absorbé,
rangea la tente pour la nuit, acquiesça à notre désir de partir au petit jour,
éteignit la bougie entre le pouce et l'index en murmurant « 'smillah »,
et se coucha à son rang habituel, la tête sur son fusil.
Au milieu du reg, les chacals avaient mis les chiens en fuite et se disputaient
leur part de l'âne.
La nuit était avancée lorsqu'Aroya vint chuchoter quelque chose à l'oreille de
M'Hammed qui se glissa dehors comme un voleur et fila avec son camarade. Cette
fois nous étions seules, sans armes et loin de tout secours.
Un cri rauque, sinistre, retentit sourdement du côté des buissons ; puis un
autre, plus proche ; et, lorsque les deux grandes hyènes mouchetées atteignirent
la dépouille de l'âne, les chacals avaient déjà battu en retraite avec des
glapissements plaintifs, car le gaboun est le maître incontesté des
agapes nocturnes.
Au petit jour, les trois lascars se faufilèrent sous leur faro, en tapinois.
Ce fut une belle algarade. Je leur octroyai à chacun plusieurs pères, et le
premier chien pour ancêtre commun. Deux semaines de rages impuissantes
trouvaient là leur épanouissement. On ne pouvait songer, dans cette brousse
perdue, à les congédier tous les trois, mais Aroya fut sacrifié pour l'exemple
et pour notre tranquillité. On verrait à remplacer les deux autres à Kaëdi.
Attiré par le bruit, le marabout en chef montra sa figure de carême et Marion
lui enjoignit de faire amener nos bêtes au plus vite, puisque la politesse
saharienne exige que les voyageurs, en signe de confiance, abandonnent leurs
montures aux serviteurs du campement. Sans surprise, nous entendîmes, parmi ses
protestations de dévouement, la phrase quasi rituelle :
— Je ne possède pas de chameaux mais, au prochain campement, si c'est la volonté
de Moulanah...
Ce n'était pas la volonté de Moulanah, et au prochain campement il n'y eut qu'un
guide avec un méchant petit chameau maigre qui prit sa part de bagages jusqu'à
Kaëdi. Il y eut aussi un marabout, noir et triste comme un corbeau et deux
jeunes disciples pas beaucoup plus réjouis qui s'en allaient quêter au Chemama
et se firent un plaisir de nous accompagner, nous et notre thé.
Et le triste Aroya, malgré ses supplications, reprit le chemin d'Aleg.
La disgrâce d'un partisan suggère toujours de sages réflexions à ses camarades,
et le chef qu'ils ont à servir y trouve un regain de confort et de paix.
De Mal à Kaëdi, nous fûmes soudain entourées des soins les plus délicats. Au
grand marigot de Mal, peuplé comme l'Aleg de troupeaux et d'oiseaux, on remplit
soigneusement les outres au large, et non plus entre les pattes des bêtes.
C'était le dernier point d'eau avant le Chemama où rentrerions le lendemain
soir.
Le long de la piste, un tebbous attentif se levait toujours pour écarter devant
nous les longues branches épineuses.
Le soir, à la halte champêtre où nous allions dormir avec des esclaves de Lobbat
qui récoltaient la gomme, les bagages furent posés, et non jetés par terre. Cela
n'avait, d'ailleurs, plus grande importance, car les objets fragiles avaient
depuis longtemps cessé de l'être. De la paille fraîche fut étendue sur le sol ;
le thé fut préparé en hâte ; et, comme nous n'avions plus de cigarettes, nos
chevaliers servants nous offrirent des petites pipes de fer où l'âcre tabac
maure était adouci de mocouaressa, un lichen gris au parfum d'encens.
A l'aube, les chameaux se trouvèrent prêts comme par enchantement, et la
fraîcheur du petit matin se doubla pour nous de celle des grands arbres qui
ombrageaient la piste. A Dielouar, cette piste s'élargit en avenue au bout de
laquelle il eût semblé tout simple d'apercevoir la grille d'un parc seigneurial.
Nous n'avions encore jamais vu tant d'ombre au Sahara occidental, ni une telle
qualité d'ombre tantôt épaisse et tantôt légère, intime et silencieuse, faite
d'humble brousse épineuse et de grands arbres majestueux, une ombre douce pleine
de nids, d'insectes et d'oiseaux.
Parfois, nous croisions un cueilleur de gomme, antique de bronze vivant et
parfait, drapé d'un chiffon bleu. Il marchait vite, dans un cliquetis
d'amulettes, et nous jetait au passage le nom de Moulanah. Derrière lui, le
silence se renouait, rompu seulement par la fuite d'un lièvre ou l'envol d'une
pintade.
Mais, soudain, les derniers ombrages nous livrèrent au soleil implacable de la
méridienne, et la piste se brouilla dans une vaste clairière chaotique, bosselée
de termitières géantes et crevée d'entonnoirs profonds : les puits de Moussouden.
Des captifs semblaient nous y attendre pour abreuver nos chameaux, nous vendre
un mouton et laver nos hardes. Un fromager gigantesque, entortillé de lianes et
de racines aériennes, nous offrit une ombre assez large pour abriter toute une
tribu. Suprême luxe : un tronc d'arbre creux nous servit de baignoire !
Ainsi, vêtues de tuniques propres et entourées d'une escorte respectueuse, nous
pûmes accueillir avec sérénité les hommages inattendus des esclaves qui
cultivent le mil, le riz et le sorgho au sud du Gorgol.
C'était le soir, sous la tente que des baratine de marabouts brakna nous avaient
dressée près de leur campement. Après le thé et la bouillie de mil, ils
restèrent là, silencieux, car une pensée importante tourmentait leurs âmes
simples. Le plus âgé, surtout, nous regardait fixement, le menton aux genoux et
le front soucieux. Il marmottait des choses pour lui-même, en hochant sa tête
chauve. Enfin, il parla, non pas en hassani, mais dans cette ancienne langue
zénaga qu'emploient encore les vieux paysans. M'Hammed s'empressa de faire la
traduction.
— Le captif-là, Malek, dit qu'il a été berger pour les chameaux de Coppolani au
Brakna et au Tagant. Il y a très, très longtemps mais Malek a toujours gardé
Coppolani dans sa tête, parce que Coppolani, c'était très fort et bon
complètement... Malek dit aussi : « Les deux femmes l'Européen, c'est filles de
Coppolani qui sont venues voir le pays de leur père. »
Chaque fois que M'Hammed prononçait le nom du conquérant pacifique, Malek
portait la main à sa poitrine, grognant ou claquant la langue en signe
d'approbation. Les autres écoutaient, les yeux brillants, ces mots inconnus qui
libéraient leurs pensées anxieuses. En vain, M'Hammed leur assura qu'ils se
trompaient : plutôt que de renoncer à leur rêve, ils auraient trouvé des
ressemblances ! Lorsque M'Hammed eut fini de parler, Malek se pencha brusquement
vers nous, criant : Ate ! Menti Coppolani ! Menti Coppolani ! («
Parfaitement ! Filles de Coppolani ! ») et prit nos mains entre les siennes
qu'il passa ensuite passionnément sur son visage. Puis, il s'élança dehors, et
nous le vîmes s'éloigner en hâte, par grandes enjambées de ses longues pattes
maigres, à travers les lougans argentés de lune.
La grande plaine triste, nivelée chaque été par les pluies et les inondations du
fleuve qui la borde, s'étendait à perte de vue, grise sous les chaumes blonds de
sorgho, de maïs et de mil. La moisson était faite. Le temps du repos était venu.
Avant que les hommes puissent préparer la prochaine récolte, il faudra que les
eaux limoneuses aient recouvert cette vieille terre crevasse de sécheresse,
qu'elles soient remontées par les oueds, les marigots et les aftouts jusqu'à
Aleg et Guimi et Moudjeria, qu'elles aient rencontré d'autres eaux descendues du
Tagant et de l'Adrar, qu'elles aient chassé les hommes et leurs troupeaux vers
le pays des grandes dunes, et, jusqu'aux montagnes de l'Assaba, les lions et les
éléphants qui, en saison sèche, viennent s'abreuver au fleuve. Il faudra que
tout l'immense pays calciné soit devenu un marécage sillonné de torrents. Alors,
chaque année, la vie retourne à ses racines et la terre en travail se reforme
dans l'eau, seule avec ses bêtes et ses plantes, libre et inaccessible comme au
cinquième jour du monde.
Nous cheminions depuis le matin, accablées par la soif et la chaleur. Les
chameaux n'avançaient plus qu'à force de cris et de coups. Des appels, derrière
nous, nous tirèrent de notre torpeur : quelques captifs de Maures couraient sur
nos traces. A notre grande surprise, nous reconnûmes le vieux Malek, à bout de
souffle, qui nous faisait signe de l'attendre. Le pauvre bonhomme avait fait le
tour des campements, cette nuit, pour avertir là son frère, là-bas son cousin,
ici un frère de lait, ou bien, simplement, un compagnon d'autrefois, tous ceux
qui avaient gardé avec lui les troupeaux du maître, du protecteur des marabouts
et des petites gens. Menant ses camarades, il nous avait rejointes, sans souci
de la chaleur et de la fatigue. Maintenant, ils avaient leur récompense ; ils
appuyaient, l'un après l'autre, leurs fronts en sueur sur nos mains, en
murmurant :
— Essalam alik, ment-Coppolani !
Émues, nous les laissions faire... Pourquoi les détromper ? A quoi bon ruiner
dans leurs vieux cœurs fidèles cette illusion de retrouver, à travers nous, un
peu de leur chef vénéré ? Ses filles ! Qu'importait que ce fût nous ou d'autres
L'essentiel était que leur joie, elle, fût vraie.
Marion leur fit distribuer du tabac, du thé, un pain de sucre, (il l'aurait
fait, sûrement !) et, debout, immobiles, il nous regardèrent disparaître dans le
crépuscule, comme le dernier reflet de leur lointaine jeunesse.
Dans la grande paix du soir, nous pensions à cet homme qui avait donné au
Trab-el-Beïdane son nom français de Mauritanie, qui avait aimé ce pays, qui
avait fait confiance à ses nomades, et qui était mort de cette confiance par un
crépuscule doré pareil à celui-ci.
Combien d'efforts, combien de sacrifices pour que tout fût si calme ce soir,
trente ans après ?
Et, à travers cette paix, ce calme, ce silence, nous avancions lentement,
rassurées, comme si quelque chose de ce dur pays nous avait secrètement
adoptées.
Incision et fable
p239 - Au réveil, il fallut bien se rendre à l'évidence : j'avais des ganglions
à l'aisselle et un anthrax à la cuisse. C'eût été folie de rester là ou de
prendre une autre direction que celle de Kiffa.
Mokhtar-Saloum fut envoyé en éclaireur avec le meilleur chameau et une lettre
pour le commandant de cercle, le priant d'envoyer sa camionnette au-devant de
nous sur la piste du Soudan.
Il fallut se séparer du gentil Dumbo, de sa bonne figure noire toujours éclairée
d'un sourire blanc : son petit âne ne pouvait porter les bagages si loin. Après
des palabres et des difficultés infinies, M'Hammed décida un misérable berger,
presque idiot mais propriétaire d'un boeuf porteur, à nous suivre.
Et, lorsque nous nous fûmes péniblement hissées sur nos chameaux, la phrase
rituelle des adieux « Ouaddatek l'Moulanah !... Je te confie à Dieu, ton
refuge est en Moulanah ! » prit toute sa valeur.
Décidément, un panaris n'interrompt pas un voyage ; il en détourne seulement le
cours. Celui-ci devait me conduire au Soudan, à l'ambulance de Kayes, puis au
Sénégal, sur la table d'opération de l'hôpital militaire de Dakar.
La première intervention chirurgicale eut lieu deux heures plus tard, à l'ombre
d'un grand arbre. Près de nous, un aïn pleurait dans un petit bassin
naturel peuplé de silures noirs, qui s'écoulait vers un long marigot. Perchés
sur les éboulis de la montagne, les singes et les charognards surveillaient
l'opération.
La douleur de mon pouce était devenue si intolérable que je cédai aux offres de
M'Hammed. Vanité ou cruauté raciale, m'ouvrir le pouce semblait être pour lui un
plaisir de choix ; ou bien avait-il l'espoir d'un cadeau ? En tout cas, la pitié
n'était pour rien dans cet empressement. Il sortit de sa cartouchière son vieux
petit couteau pointu avec lequel, tant de fois, je l'avais vu égorger un mouton
et nettoyer les pieds des chameaux. Il l'aiguisa méticuleusement sur une pierre,
puis sur le fer de son briquet, et, après que Marion eut passé à la flamme ce
bistouri improvisé, il saisit ma main et entailla fort proprement le bout du
doigt malade. Du sang mêlé de pus jaillit et je m'évanouis comme une héroïne de
feuilleton.
Après la sieste, M'Hammed me demanda une belle calebasse en bois de dembaïe,
rouge à veines noires, polie comme un marbre, que j'avais achetée près de
Tak-Tak. C'était le prix de mon sang.
Je protestai pour la forme.
— C'est toi, au contraire, qui me dois une dia pour m'avoir blessée.
— Non, non ! Si je fais couler ton sang pour le mal, je paie la dia ; si c'est
pour le bien, c'est toi qui donnes un cadeau. C'est même chose avec ma mère ou
ma soeur. A N'Dio, j'ai donné mon pipe à mon petit frère qui m'avait coupé un
peu ici — il montrait une cicatrice sur sa tempe — parce que j'avais trop mal
mon tête. Autrement, le malheur y a venir !
Assez de malheurs comme ça ! M'Hammed eut sa calebasse.
La passe de Soufa que nous traversâmes l'après-midi est un chaos de blocs
fracassés, une sorte d'énorme tas de cailloux dont la beauté n'est pas en
rapport avec la peine que nous eûmes à le franchir.
Marion souffrait beaucoup et chaque saut de Boulilima avait son contrecoup dans
sa nuque. Pour ma part, incapable de guider Boudaïl, je ne pouvais que lui faire
confiance et j'avais accroché ma bride et mon bâton inutiles au pommeau de ma
selle. Boudâil était un bon camarade, bien docile à ma voix ; j'admirais la
sagesse avec laquelle il cherchait le meilleur pas-sage, éprouvant l'équilibre
des pierres roulantes avant de s'y appuyer. Merveilleux instinct des bêtes !
Boudaïl, né aux pays des sables, n'avait pourtant jamais vu de montagnes, et la
sole de ses pieds était douce comme la paume d'une main.
M'Hammed marchait loin en avant, traînant Boukhzeima le chômeur, et seulement
soucieux de ne pas abîmer les pattes de ses propres méhara. Le guide fermait la
marche avec son ridicule petit taureau acajou aux pieds fermes et sûrs dont
l'approche faisait faire à nos chameaux de brusques écarts de frayeur. Or, une
chute dans ce raidillon semé de pierres à cassures vives eût été mortelle.
Lorsque les échos de la triste montagne répercutèrent les cris lugubres des
fauves, les montures refusèrent d'avancer.
Bientôt, tout le monde fut à l'abri, bêtes et gens côte à côte, sur une aire de
roche lisse où les hommes avaient allumé de grands feux de broussailles. Les
flammes projetaient les ombres fantastiques des chameaux sur une haute paroi
verticale. De l'autre côté, la montagne s'effondrait à pic dans une gorge où
deux hyènes se battaient.
C'était un beau décor pour écouter la Rouaiet Sbah ou Gaboun, la fable du
Lion et de l'Hyène, que M'Hammed me raconta près du feu en fumant sa petite
pipe, pour distraire mon insomnie.
Ce lion-là, étant vieux et malade, n'aimait pas rester seul et s'était associé
avec une hyène. Le lion tuait le gibier et l'hyène faisait la corvée d'eau.
Un matin, l'hyène, regardant le lion endormi et le voyant si maigre, si vieilli,
pensa qu'elle serait bien sotte d'aller chercher de l'eau pour un compagnon qui,
bientôt, ne lui serait plus d'aucun secours. Puis, elle se recoucha.
Le soleil était déjà haut lorsque le lion s'éveilla. Il paraît, du moins M'Hammed
me l'affirma, que les lions, comme les hommes, cherchent à boire dès qu'ils
s'éveillent. Le lion, trouvant sa compagne endormie et l'outre vide, devina ce
qui s'était passé et partit à la chasse sans rien dire, car il avait encore de
la force et de la ruse. Il tua une grande hyène, vint la déposer près de sa
compagne et attendit tranquillement.
C'est une assez désagréable surprise pour une hyène que de trouver, à son
réveil, le cadavre d'une de ses sœurs bien plus grosse et forte qu'elle-même. Du
coup, la nôtre reprit quelque respect pour son vieux lion, ou du moins quelque
prudence.
— Ouallahi ! Ouallahi ! Où est l'outre que je coure puiser de l'eau ?
s'écria-t-elle. Folle que je suis, de dormir quand le soleil est brûlant et que
mon pauvre père le lion n'a pas encore bu !
Celui qui veut être le maître de sa tente ne doit montrer sa faiblesse qu'à
Dieu...
Les fables maures donnent toujours raison au plus fort ou au plus rusé,
reflétant ainsi la loi cruelle, la loi sans justice du désert où le plus faible
ne peut vaincre que s'il possède assez d'astuce pour mettre les rieurs de son
côté.
Ces quatre jours et demi, du mercredi 11 avril au dimanche matin, de chez les
Tadjakant à Kiffa, sont restés dans mon souvenir comme un vaste cauchemar
mouvant, diffus, avec des alternatives de brousse aveuglante où il fallait
marcher coûte que coûte, et de longues nuits obscures où, assise près de mes
compagnons endormis, je regardais la Croix du Sud virer lentement sur elle-même.
Jour et nuit, il y avait l'atroce douleur qui me tenaillait la main et le bras,
une grande chaleur qui était peut-être le soleil, peut-être la fièvre, et une
étrange faiblesse qui me faisait baraquer souvent, par crainte de tomber
évanouie du dos de Boudaïl.
Parfois, nous longions des fleuves de sable clair, bordés de roseaux et de
lougans fauchés, oueds qui, en juin, seraient des torrents. De rares oglats y
étaient creusés, de loin en loin, au fond desquels stagnait encore un peu d'eau
noirâtre. M'Hammed, n'ayant jamais voulu emporter un delou, de crainte d'avoir à
faire ce travail lui-même, hélait quelque esclave de hasard occupé dans les
lougans. Le nègre descendait dans le trou et, entre ses pieds écartés, il
battait l'eau qui lui montait aux chevilles, pour la faire entrer dans la guerba.
Nous nous arrêtions à l'ombre de quelques palmiers douros, près de marigots
presque taris — El-Hadj, Sani, Moïla — dont nous buvions avidement l'eau
épaissie de vase.
Un jour, des bergers qui abreuvaient un troupeau de zébus me volèrent un tricot
de laine dont j'avais rembourré ma selle pour protéger un nouvel anthrax.
Vais-je assurer pour cela, comme beaucoup d'Européens, que les Maures sont
voleurs ? De Port-Étienne à Kiffa, en cinq mois, nous avons eu des compagnons de
route de diverses tribus ; nous avons dormi sous bien des tentes pauvres ou
riches ; des boys nous ont servies dans les postes. Un de nos partisans, Cheikh,
Aluneddou, M'Hammed, avait les clefs des sacs éparpillés sur le sable ; nos
cartouchières contenant les portefeuilles gisaient près de nous pendant notre
sommeil ; et chaque nuit, sauf au royaume des lions et des bandits montagnards,
les chameaux s'en allaient à l'aventure. Nous avions rejeté le fardeau de la
méfiance. Toujours, les ciseaux, les sandales ou la bride enfouis dans le sable,
le bracelet oublié dans une sacoche, le couteau filé au fond d'une tassoufra, se
sont retrouvés. Chaque matin, les chameaux sont revenus au complet. Cette
confiance nous a coûté une petite bague d'argent récupérée par le gosse du
mâllem qui nous l'avait vendue, et ce lainage usé qui tenta un captif d'El-Hadj.
Non, en toute bonne foi, je ne peux pas dire que les Maures soient voleurs !
Pourtant, toute l'histoire de leur race est une suite de rezzou... Tant pis, je
renonce à comprendre !
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