Les livres de voyage


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Odette du PUIGAUDEAU (1894-1991)

 

Pieds nus à travers la Mauritanie

Fille unique d'une vieille famille d'armateurs de Nantes et de marins Dunkerkois, son père, Ferdinand du Puigaudeau, est un peintre impressionniste de l'école de Pont-Aven, ami de Gauguin, sa mère Henriette Van den Broucke est portraitiste. C'est sa mère qui lui enseigna les matières scolaires, son père le dessin. Cette éducation peu conventionnelle (elle obtient le brevet de navigation) lui donna le goût de l'aventure. En 1933 avec son amie Marion Senones elle va parcourir le désert mauritanien, en toute simplicité, pieds nus.

Elles font le voyage sur un langoustier de Douarnenez, la Belle-Hirondelle, et découvre les côtes africaines début décembre 1933. Les premiers contacts ont lieu le lendemain au cours d'une pêche. Et commença les pérégrinations, rencontres, la beauté du désert, une merveilleuse promenade, le départ d'une caravane, Guimi, incision et fable.

 

 

La découverte de l'Afrique
p32 - Cette brume légère était trop fragile pour résister à la brûlure du soleil tropical et, soudain, vers dix heures, l'Afrique parut.
Elle était plate, uniforme et comme usée, rongée de rouille et de vert-de-gris. Elle avait l'air très vieille et pas trop jolie. Il n'y avait rien dessus. Mais, telle quelle, elle nous sembla magnifique parce qu'elle était le visage de notre rêve vers lequel nous étions venues lentement, sur ce petit voilier. Un rêve enfin réalisé d'où naissaient déjà d'autres rêves ! Une grande joie s'élançait vers nous de cette mince ligne de sable enchâssée entre le bleu-verdâtre très clair du ciel et l'outremer brutal de l'eau, joie des choses longtemps désirées et enfin obtenues.
Et puis, nous disions :
— Oui, c'est comme ça sur le bord, mais à l'intérieur !...
A l'intérieur, ce serait pareil, sauf que les sables plus roses se couvriraient d'euphorbes au lait vénéneux et, ensuite, de buissons aux épines féroces.


Le Rio de Oro et sa sœur, la Mauritanie, étaient devant nous : le Trab-el-Beïdane, le « Sable (ou encore le Pays) des hommes blancs », des Maures. Un million de kilomètres carrés de sable qui s'étendent, d'une seule nappe ondulée de dunes et de vallées étroites, coupée, du nord au sud, par des chaînes de montagnes tabulaires — Adrar, Tagant, Assaba — entre les douteux confins marocains et la ligne précise du Sénégal, entre l'Atlantique et les grands déserts soudanais.
Pour la connaissance de ces sables, des hommes avaient donné leur force, leur jeunesse, leur science, parfois leur vie.
Pour des richesses de jadis, la gomme, les esclaves, l'or qui venait du Soudan au pas lent des chameaux à travers les solitudes brûlantes, Portugais, Anglais, Hollandais, Français, Espagnols, pendant des siècles, s'étaient disputés les comptoirs de la côte, aujourd'hui monceaux de ruines entourés de tombes.
Pour sa conquête, les colonnes françaises montant du Sénégal vers le nord avaient marqué leurs traces du sang des héros, car il fallait ouvrir la route qui unirait l'Algérie et le Maroc aux colonies du sud.
Dans ses repaires du Rio de Oro, le fanatisme grondait encore sous son étendard vert, et les pillards rôdaient au creux des dunes, aux défilés des montagnes.
Sur ces sables, cinq cent mille nomades, tantôt soumis, tan-tôt rebelles, également forts par le fusil et le chapelet musulman, voilaient leur énigme sous les plis du litham bleu de nuit.
C'était à ces sables que, leur dédiant une année de nos vies, nous allions demander de nous apprendre l'aventure.


Le lendemain, la Belle-Hirondelle tira ses bords le long de la côte du Rio de Oro, piège tendu sous le vol fragile des aviateurs de la « Ligne ». Une panne, et ils avaient le choix : l'Atlantique où Lécrivain et Ducaud s'engloutirent en 1929 ; les sables qui représentaient l'affreuse captivité ou le martyre mortel. C'était là, tout près de nous, que, le 11 novembre 1929, Érable et Pintado furent massacrés ; de là que leur compagnon Gourp partit, sanglant, ligoté sur un chameau, pour s'en aller mourir à Casablanca.
En de pareils lieux, le regard se porte instinctivement vers le ciel. Marion s'écria :
— Regarde... En voilà un !...
Un avion s'avançait, oiseau de lumière où s'accrochaient les derniers feux du soleil couchant, dans ce ciel ou sacrifiés et rescapés — Ville et Rozès, Reine et Serres, Mermoz et tant d'autres, illustres ou obscurs — avaient tracé leur voie de douleur et de gloire.
Et combien d'autres héros mutilés la jalonneraient encore ?

 

Premiers contacts
p35 - Nous fûmes invitées à embarquer chacune dans un canot « pour porter chance ».
A mesure que la Belle-Hirondelle, au mouillage, diminuait vers l'ouest, la côte grandissait devant nous. Une étrange côte, triste, aplatie sous un ciel gris et mauve. Des plages claires se creusaient entre les roches gréseuses striées horizontalement de soufre orangé verdâtre, avec des ondulations crayeuses et noires. Des dunes massives avançaient comme des bastions. Le jusant découvrait des îles de sable, aussitôt envahies d'oiseaux. Sur les plages, des chacals, pêcheurs nocturnes, avaient inscrit leurs traces.

Les couleurs du paysage formaient une harmonie inattendue de lavis japonais, à peine rehaussé de jaune pour la terre et les cirés, de vert sombre pour la mer, et d'une gouache vive, seule note blanche : l'écume à l'étrave des canots.

Nédélec tendit le bras au nord où l'on apercevait le poste militaire et les pêcheries de Villa-Cisneros.
— C'est là, derrière la pointe Durford, que Lanvoc'h a embarqué les prisonniers espagnols qu'on avait mis à Villa-Cisneros après la révolution de 1931. Vingt-sept qu'ils étaient, des rois et des reines... Il y a juste un an. Même que, la nuit de Noël, j'ai croisé son bateau qui descendait au sud, pour donner le change, avant de remonter je ne sais trop où... au Portugal, qu'on dit... Une belle pêche qu'il a faite là, oui-donc ! Ça doit mieux rapporter de pêcher des rois que des langoustes ! Y a `core deux reines de reste, qu'ont pas osé embarquer. On dit ça, toujours !

On dit bien des choses au banc de quart des dundees et, en bas, pendant les longues soirées de ramendage. C'était beau à imaginer, cette légende des « reines d'Espagne » attendant leur délivrance au fond de leur donjon africain.

Voici ce qu'on nous raconta plus tard. La veille de Noël 1932, le Gobernador avait invité les déportés politiques qui étaient libres d'aller et venir dans la presqu'île. L'heure du dîner passa : personne ne vint. Les exilés avaient préféré l'invitation de Lanvoc'h. La radio alerta Las Palmas. Belle nouvelle à recevoir au milieu du réveillon ! A bord du seul navire de guerre susceptible de courir après les fuyards, il n'y avait pas de charbon, faute d'argent. Vous pensez bien qu'il n'y en eut pas davantage le lendemain, jour de Noël ! Et, lorsque tout fut enfin paré, Lanvoc'h était loin, avec sa cargaison.

Pour notre part, ce ne furent ni rois ni reines que nous trouvâmes sur la côte fâcheusement réputée du Rio de Oro, mais nos premiers Maures.
Ils nous épiaient du haut de la vieille dune érodée par le vent, nobles statues de bronze érigées en plein ciel, drapées de tuniques blanches et bleues. On voyait mal leurs visages, entre les plis des turbans noirs.
Les premiers nomades, les premiers du peuple errant avec lequel nous allions vivre ! Et ils semblaient nous faire des signes de bienvenue, agitant leurs fusils !
Mais, au lieu de nous conduire vers eux, les marins virèrent rapidement, cap au large. Il était temps : des balles sifflèrent, égratignant l'eau autour des canots.
— Quand j'vous dis que c'est des sauvages que vous allez chercher dans leur pourriture de désert ! hurla l'homme de barre, furieux. Jamais ils ne ratent de tirer sur les canots ! Au phare du Cap-Blanc, trois ans passés, ils ont assassiné le gardien Panduff. Ah ! les canailles !
Heureusement, tous les filets étaient dans les chaloupes, grouillants de poissons, de crabes, de bêtes multicolores ; les langoustes étaient rares : on ne ferait pas long feu ici.
— Toujours ça a été même chose, à se demander si ça finira jamais ! C'est dans eux de faire le mal. Et faudrait pas que vous croyiez que c'est rien que sur la côte espagnole que les Maures sont comme ça ! En Mauritanie, dans la « campagne », c'est pareil. Moi, j'sais bien ! Y a des gars du pays qui sont marsouins ; c'est plein d'Bretons dans les postes français. Ils le disent tous : c'est toujours des coups d'chien, et des rezzou, et
des histoires à n'en plus finir... J'vous jure bien que, si je s'rais vous, des demoiselles qui sont pas forcées, j'irais pas mettre mon nez là-dedans !
Seulement, voilà, ce sable hostile avait pour lui l'attrait de l'inconnu, trop fort pour que le premier salut des nomades nous en détachât par quelques coups de fusil.


Nédélec nous emmena à Villa-Cisneros par une matinée douce comme une perle.
L'accueil de l'Afrique fut alors plus cordial : le gouverneur espagnol et les aviateurs français s'en chargèrent de bonne grâce.
Devant leurs tentes déguenillées, les Maures nous saluèrent avec de grands sourires, mais quelque chose brillait dans leurs yeux qui n'était pas très rassurant.

Les constructions blanches crénelées de bleu donnaient l'impression, par leur groupement et leur unité, d'être tout un village. Il n'y avait en réalité que la caserne, l'Aviation espagnole, la base d'Air-France, la pêcherie, une factorerie, l'école hispano-arabe et quelques baraquements. Après, rien que le sol nivelé comme de main d'homme, sec et roussi comme une poterie recuite.

Assez loin, un épais barrage de barbelés fermait la presqu'île en reliant des fortins.

Au delà, c'était l'immense liberté, l'aventure, l'attirance d'un horizon fluide. C'était le désert !

Et, derrière la barricade, une caravane attendait, comme une invite mystérieuse...
  

Rencontres
p100 - Les Beïdane surnommaient l'administrateur : « le Rusé », ce qui en disait long sur sa connaissance de leurs intrigues. Les deux marabouts avaient grandi près de leur père, ami des Français, et de Coppolani, protecteur des Berbères. Entre ces trois hommes, la politique d'amitié franco-maure reposait en sécurité.


Fort peu de temps après notre arrivée, Abdallahi-ould-Cheikh-Sidia nous invita sous sa tente que l'on apercevait, de la terrasse du poste, au sommet de la dune voisine.
Une fois de plus, nous traversâmes la vallée d'argile grise et les pâturages de tilimit, la longue graminée qui a donné son nom au pays.

La montée était rude, dans le sable mou, piédestal d'or où s'accrochaient quelques tentes, à l'ombre des acacias en fleurs. Tout en haut, en plein ciel, se profila le campement d'Abdallahi, avec sa grande khaïma à la mode marocaine, la seule de ce genre que nous verrions en Mauritanie.


Assis à droite, selon le protocole, Abdallahi nous attendait au milieu d'une cour respectueuse.
Sous le dais de soierie multicolore qui doublait la tente maure de lame brune, il avait une sorte de majesté, bien différente de celle de Sidi et de son fils. Ils n'étaient pas de même race, et la majesté d'Abdallahi était celle qui rayonne d'un noble esprit et d'un cœur plein de bonté.
Aucun gris-gris n'était suspendu sur son drâa de basin blanc ; sa religion était dans son âme. Seul, un chapelet noir s'enroulait à son bras nu. Entre ses cheveux tondus et sa courte barbe de Berbère, son visage était large, souriant et calme. Aucune trace de chandorah ne l'assombrissait, non plus que ses belles mains doucement jointes sur ses genoux.
Tel était le fils de l'homme que Mgr Jalabert, évêque de Dakar, considérait comme un saint.

Paternellement, Abdallahi nous fit asseoir près de lui, sur tapis du Nord en épaisse laine rouge, les coussins et les fourrures qui recouvraient les nattes.
Ould-Aïda, héritier des émirs de l'Adrar, s'approcha pour 'servir d'interprète. En attendant d'être émir à son tour, il occupait le poste modeste de commis expéditionnaire, après des études à Saint-Louis où il avait appris un français rigoureusement pédagogique. Il ne disait jamais « oui », mais « certainement », qui faisait plus distingué.
— Abdallahi vous salue parfaitement... Celui-ci est son poète préféré, Boumediane. Cet autre homme est son frère, le cadi Ismaïl, et tous ces jeunes gens sont ses plus remarquables élèves, ses télamid. Ils sont fils de chefs, marabouts ou guerriers, appartenant à différentes tribus de notre pays. Certains sont même des noirs, comme vous pouvez vous en rendre compte, car il y a, sur l'autre rive du Sénégal, des tribus nobles et musulmanes et l'influence d'Abdallahi s'étend jusqu'en Guinée. Il possède la plus riche bibliothèque de toute la Mauritanie et c'est, pour un père, un honneur recherché que d'envoyer son fils s'instruire auprès de lui.

Abdallahi, pendant ce discours, nous regardait d'un air amusé.
— Le mechbour des femmes françaises ! La France est bien forte puisqu'elle peut laisser, à présent, voyager ses femmes à travers cette brousse qui a connu, jadis, des temps si troublés... Et voilà que ces femmes françaises écrivent comme des marabouts et voyagent comme des guerriers ! La illah ill Allah !...
 

La beauté du désert
p136 - Pour ces enfants, ma visite était un grand jour : celui de leur premier boubou. Ce n'était qu'une largeur de percale blanche pliée en deux, percée d'une fente pour passer la tête et nouée par les angles à hauteur du genou ; ce qui en faisait la beauté, c'étaient les marques de fabrique inscrites en bleu sur la poitrine. Baba, âgé de sept ans, avait bénéficié du lion britannique, et son jeune frère, Ahmed-Saloum, d'un poisson fort décoratif entouré de caractères japonais.

Premier boubou, boubou exceptionnel, boubou de faveur, car les petits Maures, fussent-ils de naissance royale, vont nus, en toute simplicité, jusqu'à leur circoncision, et ce malheur ne leur survient que vers leur dixième année. Baba et Ahmed-Saloum en étaient très fiers, bien qu'un peu embarrassés, et le portaient généralement roulé à poignées sur leur estomac.

Ils étaient très jolis. Une hardiesse ingénue, jointe à une gravité précoce, les parait d'un irrésistible charme. Le dur visage de leur père s'éclairait de tendresse lorsqu'il les regardait. Tous les Maures aiment les petits enfants.

Baba et Ahmed-Saloum témoignaient beaucoup d'amitié et de confiance à l'étrangère qui leur permettait de jouer avec son revolver vide, son stylo, de grandes feuilles de papier blanc, et tant d'objets merveilleux qu'ils n'avaient jamais vus.

Si bien qu'Ahmed-Saloum, entendant son père ordonner qu'un homme partît avec moi le lendemain, déclara qu'il m'accompagnerait lui-même au poste de Méderdra. Je n'aurais pas mieux demandé, mais il faut convenir que le vieux hartani Méimoun me rendit plus de services qu'un petit page de cinq ans.


Les premières ombres du soir me trouvèrent écoeurée de nourritures étranges, dévorée de vermine, la tête endolorie de musiques assourdissantes, les jambes rompues d'avoir été si longtemps repliées. Profitant d'une accalmie, à l'heure de la prière, je sortis dans le campement avec l'espoir de trouver un peu de silence et de fraîcheur.

C'était l'heure où, en France, les angélus s'égrènent sur les campagnes recueillies, où les fumées s'élèvent des humbles toits, où les moineaux se querellent dans les grands arbres, près des paillets.

L'heure où l'étranger songe à son pays...
Dans le grand silence où s'endormaient les dunes, la voix du marabout lançait son appel impérieux : Allah hou akhbar ! Allah hou akhbar !... Un nègre cassait les branches pour le feu du méchoui. Des marmites bouillaient devant les tentes. Une femme jetait, à intervalles réguliers, un long cri qui était le nom de sa petite fille. Et tous ces bruits ne faisaient que souligner le silence, sans parvenir à rompre son recueillement. Il y avait tant d'espace ! Et, au coeur de cet espace, c'était si peu de chose que ce campement fragile éphémère dont, bientôt, le vent disperserait les cendres et effacerait les traces !


Devant une tente, Mme Émir, sa belle-sœur et Toutou me firent signe de venir m'asseoir près d'elles sur le sable.
Au moins, là, il n'y avait plus de cérémonies. Elles pourraient, loin de l'émir, se laisser aller à leur curiosité ! Tripotant de leurs petites mains poisseuses mes vêtements, mes bras, mes cheveux, elles nie posèrent des questions volubiles que traduisait Bendir, venu s'accroupir derrière moi.

— Lalia demande si les femmes françaises ne mettent jamais le noir sur leurs yeux et le henné sur leurs mains ?
Pourquoi tu ne fais pas la belle coiffure avec le beurre et les perles ?... Pourquoi es-tu venue ?... Elle demande si tu es contente pour le Trab-el-Beïdane ? C'est vrai qu'en France les femmes donnent de l'argent pour se marier ?... Où est ton mari ?...

C'était une chose inouïe qu'une femme de mon âge n'eut pas encore « gagné » cinq ou six maris ! Une chose impolie, même, à supposer. En apprenant mon célibat, elles restèrent comme frappées de stupeur et puis elles éclatèrent de rire, en ramenant leurs voiles sur leurs bouches.
— Elles disent que, peut-être, tu es trop petite (ce qui signifiait trop maigre). Tu as vu Toutou, elle est grande ! Ça, mon vieux, c'est belle femme complète, akh ! Pour marier avec elle, y a moyen donner plus de cinquante chameaux, avec beaucoup les cadeaux à tous les types du campement !
Par politesse, je complimentai la jeune fille :
— Zeïn, zeïn ate !
Alors, sans plus de façons, Lalia fit tomber les voiles de sa fille, dénudant son torse bourrelé de graisse, et montrant avec orgueil les épaules et les flancs où la peau distendue était fendillée de minces gerçures roses.

Mieux que toute description, les chiffres donneront une idée de la beauté de Toutou : de la taille d'une enfant de dix à onze ans, elle pesait bien quatre-vingts kilos. Un homme, sans doute quelque vieux chef bien riche, pourrait être fier de l'épouser, car l'obésité d'une femme est le signe de la fortune de son mari.

Il fallut examiner, palper, me récrier d'admiration. Veau gras du désert, holocauste à la coquetterie féminine et à la vanité des hommes, Toutou, impassible, se laissait faire. Elle savait de quel supplice les fillettes paient la gloire d'être un animal de luxe.
J'allais bientôt le savoir aussi.

La lune ronde disait qu'il était plus de minuit. Sous ma tente, mes trois partisans et quelques volontaires ronflaient paisiblement. Les fusils servaient de traversins et les cartouchières, d'oreillers. Une demi-douzaine de seraouil pendaient aux deux perches croisées qui soutiennent les tentes. J'écoutais le ruminement monotone d'une vache couchée contre le lourd tissu qui formait notre abri. Des agneaux dormaient à mes pieds. Tout était paisible et coutumier.

Je songeais confusément à l'imprévu de l'existence et à l'indiscutable originalité de ma situation, reposant, sous un baldaquin de pantalons sales, entre ces hommes presque inconnus et ce bétail, lorsqu'un hurlement de douleur me tira de ma rêverie.

Une voix d'homme, grondeuse, alternait avec une voix d'enfant qui balbutiait des mots entrecoupés de pleurs. Les cris redoublèrent, étranglés, suppliants. Dans les paroles de l'homme, revenait sans cesse le mot Charbi ! (« Tu bois ! »)

Intriguée, je me glissai dehors, doucement, de crainte d'alerter les dormeurs qui m'auraient peut-être empêchée d'éclaircir ce mystère.
A peu de distance, une faible lumière vacillait au seuil d'une petite tente. Les plaintes lamentables venaient de là. Évitant les bêtes mussées dans l'ombre, les brasiers éteints, les cordes enchevêtrées et tous les obstacles qu'un campement oppose à une rôdeuse nocturne, j'atteignis un buisson entre les branches duquel je pouvais voir sans être vue.

Et ce que j'aperçus me remplit d'horreur.
Maintenue par une vieille servante, l'infortunée Toutou se débattait sur un faro en désordre.
Que faisait donc cet homme agenouillé à ses pieds ?... Rampant vers le côté de la tente, je m'aperçus qu'il serrait les orteils de la pauvre petite entre deux bâtons à chameaux. Cela devait être une cruelle torture ! Chaque fois que la victime ouvrait la bouche pour protester, l'homme, lâchant ses tebbous, saisissait une grande calebasse et faisait boire de force la pauvre Toutou. Elle bavait, pleurait, serrait les dents ; son tortionnaire recommençait à la battre, à lui broyer les pieds et les mains.

Or, tout à coup, comme il se retourne vers sa complice, je reconnais Meïmoun !
Quoi, Meïmoun ? L'homme de confiance, la nounou des enfants d'Ould-Deïd ? Ah ! si Lalia voyait sa fille, dont elle est si fière, martyrisée par cette brute !
Que faire ?... Prévenir Ould-Deïd ? La nuit, comment retrouver le chemin de sa tente ?... Appeler au secours ? Les misérables s'enfuiront avant que les gens soient réveillés... Mieux vaut me montrer et meure fm tout de suite à ce supplice.

Mais lorsqu'il me vit surgir en pleine lumière, Meïmoun, loin d'en être troublé, eut un grand sourire d'homme surpris dans l'accomplissement de son devoir. Toutou, un instant délivrée, rajusta sa robe et murmura :

— Alik essalam !

La vieille hartania, d'un air désespéré, me confia que Toutou n'était vraiment pas sage, que Meïmoun et elle avaient déjà engraissé bien des demoiselles à marier, mais qu'aucune ne leur avait donné autant de peine que Toutou. Pourtant, elle commençait à être belle et un résultat si satisfaisant, qui montrait les intentions favorables de Moulanah, aurait dû l'encourager à boire son lait.

— Toutou, ma joie, mon œil, bois pour être belle, belle comme la lune... Bois, ô ma tourterelle, ne déshonore pas ta vieille nourrice !...
Intimidée par ma présence, la « tourterelle » vida tant bien que mal la calebasse qui contenait deux à trois litres de lait. Il n'y fallut que cinq ou six coups de bâton, quelques compliments et force prières. Puis elle s'allongea péniblement sur la natte et s'endormit, tandis que la négresse allait traire ses meilleures vaches pour la prochaine ration.
Meïmoun, levant sa main droite aux doigts écartés, me fit comprendre que, du soir au matin, Toutou devait boire cinq calebasses, la production d'une demi-douzaine de vaches. Elle faisait tant d'histoires que ses parents ne pouvaient la garder sous leur tente et c'était lui, Meïmoun, qui en avait tout le tracas.
Il devait aussi la coiffer, la raser « partout », la débarrasser de la vermine, lui mettre ses voiles et ses bijoux. C'était Meïmoun qui avait aidé le mâllem à arracher ses canines toutes neuves, pour permettre aux incisives de s'écarter agréablement, alors qu'elle n'était qu'une petite fille heureuse et nue, mince comme une jeune gazelle. Lui encore qui, autrefois, avait affûté le couteau avec lequel le médecin du campement l'avait excisée, douze jours après sa naissance. Et Meïmoun dresserait bientôt la tente nuptiale de toile blanche où, chaque nuit, conduite par la griotte, Toutou rejoindrait son mari — petite épouse secrète et indifférente qui devrait, pendant un an, être rentrée avant le jour sous la tente paternelle.
Oui, Meïmoun aimait Toutou comme sa propre fille, mais c'était trop de soucis pour un homme de son âge, et il était bien content, certes, de partir demain avec l'étrangère, loin des exigences de Lalia et des caprices de Toutou !

Il n'était plus question d'appeler au secours ! Je rentrai sous ma tente. Un esclave m'apportait justement du « lait de mouton », qui me fit horreur. Et je m'endormis enfin, en pensant à toutes les petites filles des campements riches qui sont à l'engrais comme Toutou, qui souffrent pour être belles et qui, parfois, en meurent.
 

Une merveilleuse promenade
P149 - C'était un campement de marabouts et mes trois compagnons manifestèrent une grande vénération pour le vieux Moukhtar qui nous y accueillit.

Les femmes et leurs esclaves charmèrent mon repos d'un tam-tam bien différent de ceux des campements guerriers.

Une maîtresse de chant psalmodiait des strophes qu'elle rythmait sur un tambour ; deux chœurs de femmes alternaient les répons. La voix de la chanteuse était belle et grave ; celles des choristes avaient une indicible et sauvage tristesse. Leurs chants étaient des hymnes pieux, l'histoire des prophètes, de longs récits d'exodes. Autour du choeur agenouillé, d'autres femmes dansaient religieusement, déployant des voiles noirs contre la nuit bleue, lentes, silencieuses comme de grandes chauves-souris. Lorsqu'elles passaient dans le rayon du photophore, la lumière révélait un bras de suppliante dressé vers le ciel, un dos courbé, une nuque accablée entre des tresses alourdies de perles.

Je ne devais jamais revoir d'autre tam-tam de ce style, et jamais rien, mieux que ces musiciennes sacrées surgies de l'ombre et du passé, ne me donna la mesure du fatalisme, du total abandon de ce peuple en prière, prosterné sur ses sables.


Par une petite route blanche serpentant entre les halliers et les prairies couvertes de graminées hautes comme une moisson mûre, je gagnai le lendemain Méderdra.
A onze heures, j'entrai dans la cour du poste.
Quatre ou cinq maisons de pisé jaune contre lesquelles l'ombre des parkinsonias tissait une dentelle légère. Plates-bandes fleuries. Tennis. Fortins. Vol de pigeons. Village de tentes et de cases. En contrebas, un immense gond gris fuyant au sud-ouest vers le Kachim, le « bout de nez » des dernières dunes.

Le chef de poste était absent. Ce fut l'agent spécial qui m'accueillit.

Malgré de précédentes expériences, je n'étais pas encore accoutumée à l'hospitalité coloniale. Ici, elle allait se doubler d'une amitié durable.
L'agent spécial sembla un peu étonné de ce Beïdani qui était une Française et me demanda d'où je venais.
— Du mahssar.
A son offre de rafraîchissements et de repos, je répondis cérémonieusement que je ne voulais pas le déranger... Je ne restais qu'un instant, le temps de téléphoner à Boutilimit avant de repartir pour les salines.

Il se mit à rire, m'assurant que, dans le bled, on ne fait pas quatre-vingts kilomètres pour un coup de téléphone comme on fait, à Paris, un détour de cinq minutes pour entrer dans un bureau de poste, et il m'entraîna vers sa maison. Je pense aussi que ma vue lui suggéra l'utilité d'une douche et d'une lessive !

Une heure plus tard, rassurée sur le sort de Marion, débarbouillée, abreuvée, flottant dans une blouse et un siroual prêtés par mon hôte, j'étais assise devant un déjeuner réconfortant.

Je sentis alors toute ma fatigue. Après cette marche forcée, les chameaux avaient également besoin de repos. Ce ne fut donc que le surlendemain matin, après avoir goûté l'hospitalité du chef de poste et de sa femme, après avoir fait des provisions de thé, de sucre et de tabac chez les commerçants du village, que je pris la route du Dahar avec ma petite escorte.

En même temps que moi, mais en sens inverse, partait une autre caravane, celle d'un vétérinaire polonais qui s'en allait, de puits en puits, vaccinant les troupeaux contre la fièvre aphteuse. D'ailleurs, les Maures pratiquent depuis bien longtemps une manière de vaccination empirique, d'une incision aux museaux de leurs veaux.

Je vis là, non sans confusion, quelle allure doit avoir la caravane d'un Européen qui se respecte. Une bande de partisans arrimait des caisses et des bagages sur les chameaux de bât. Un boy noir s'affairait autour du lit Picot, des couvertures, de la table et du siège pliants, des cantines, du fourneau portatif et d'un stock de conserves. L'Européen vérifiait des armes de précision.

L'ensemble produisait une grande impression, certes, mais j'évaluai combien d'ordres exigeait, chaque jour, l'utilisation rationnelle de toutes ces choses et je frémis à l'idée des complications auxquelles tant de confort devait être lié.


Comme c'était facile, après tout, un voyage au Sahara ! Ce n'était donc qu'une merveilleuse promenade ?

A présent, je savais bien monter à chameau et être docile au bercement du grand pas souple et dansant. Mon bel azouzel était sensible au moindre murmure, à la plus légère pression de mon pied nu contre la laine chaude de son épaule. J'apprenais la douceur de cette entente secrète avec la bête qui vous porte. J'ignorais encore le souci de ménager sa monture, la quête de son pâturage et la patience de son repos.

A chaque étape, je trouvais l'abri d'une tente, le repas des nomades, et, lorsque nos bêtes entravées s'éloignaient à petits pas, cueillant leur nourriture aux branches épineuses, broutant çà et là une touffe de paille sèche, je ne savais pas m'inquiéter de leur sort.

Mes partisans, à l'aube de leurs espoirs et de leur zèle, me comblaient d'égards, filtraient soigneusement l'eau des guerbas à travers un pan de tunique, dépouillaient la viande de sa surface souillée de sable et de cendre avant de m'en offrir les meilleurs morceaux. Ma tassoufra avait moins de secrets pour M'Hammed que pour moi. Mon revolver dormait définitivement au fond, roulé dans un morceau de percale. Les Maures s'en étaient fort amusés. Les Européens en avaient souri, disant qu'en cas de malheur, il pourrait tout au plus servir à me suicider vertueusement. Comme, à mon point de vue, une esclave vivante vaut mieux qu'une femme libre morte, je m'en étais séparée sans regret.

Oui, cette vie était belle, sous le ciel invariablement bleu. Je la menais depuis cinq semaines, il me semblait l'avoir toujours vécue et je n'en souhaitais point d'autre.
Chaque soir, entourée de l'admiration naïve des marabouts, des louanges de Meïmoun, des flatteries des deux guerriers, je m'abandonnais ingénument au plaisir d'être la reine !
Et je n'imaginais pas de fin à la merveilleuse promenade, puisque j'ignorais encore l'épuisement, la faim, la soif, le vent de sable et les tornades, l'instabilité des Maures, la maladie qu'on traîne d'étape en étape sous un soleil chaque jour plus chaud, les grandes solitudes du Nord où, à travers les étendues stériles, les nomades s'éloignent des puits desséchés, et toutes les épreuves que nous réservait, à ma compagne et à moi, cet avenir que je croyais si beau.

Le départ d'une caravane
p 166 - Dans la cour du poste de Boutilimit, devant la porte de l'Est, M'Hammed et son neveu Mokhtar-Saloum s'appliquent à assujettir, autour des selles de quatre chameaux, les bagages qui, d'El-Memrhar au Trarza, étaient répartis sur un minimum de six montures. La solution de ce problème s'accompagne d'invocations à Moulanah, au Prophète et à sa famille, de malédictions, de soupirs et de coups. Depuis deux heures, plu-sieurs liasses de grosse corde de baobab et des mètres de courroies y ont disparu, et il reste encore à caser un grand faro d'agneau noir, deux bidons de soldat, un quart, une bouillotte, un appareil photographique et un enfant de chat sauvage qui hurle derrière le grillage de sa boîte.

Malgré tant de difficultés, il faut que les deux jeunes gens gardent des fronts sereins couronnés d'aouli décoratifs, l'aisance de leurs gestes et la belle ordonnance des plis de leurs doubles tuniques neuves, car ils accomplissent leur tâche sous les yeux d'une foule aux sentiments complexes de moquerie, d'admiration, d'envie et de pitié.

Au premier rang, il y a tout ce que le poste compte d'Européens : les nouveaux arrivés qui aimeraient bien partir en brousse ; les anciens qui rient sous cape en chuchotant : « Aucune importance ! cette caravane n'ira pas loin ! »

A droite, l'émir et sa suite. A gauche, Abdallahi-ould-Cheikh-Sidia et la sienne, l'interprète principal, l'interprète adjoint, l'instituteur, le commis expéditionnaire, fils des émirs de l'Adrar, Abdou-Galilar, les commerçants et les notables du village. Plus loin, quelques tirailleurs en rupture de service, les prisonniers grimpés, pour mieux voir, sur les matériaux de la case qu'ils sont occupés à construire, et le porteur d'eau avec ses ânes. Les petites gens comblent le reste de la cour, obstruent la porte monumentale et forment une frise bleue en haut du mur d'enceinte : partisans, mâllemin, bergers, hétaïres, concubines, esclaves et enfants, des hordes d'enfants, tous les enfants de Boutilimit, noirs, maures, et métis.

On se perd en pronostics et en commentaires, car chacun a fait le plus grand voyage et sait, mieux que personne, choisir un chameau, le charger et mener à bien une longue et difficile transhumance. On envie les boys qui, sous le plus futile prétexte, bousculent tout le monde et se donnent des airs d'importance autour des bagages.

Le départ d'une caravane d'Européens est toujours un événement, et, ce vendredi 2 mars, cet événement présente un caractère exceptionnel : pour la première fois, deux Européennes, Marion Sénones et moi, partent seules avec des Maures. De plus, il s'agit d'un très long voyage, les gens bien renseignés nomment les stations de notre itinéraire : Aleg, Kaëdi, M'Bout, Kiffa, Tidjikja, Moudjeria. Combien de lunes verra-t-on naître et mourir avant notre retour ? Comment des Infidèles sans armes et sans gris-gris échapperont-elles aux djenoun, aux pillards, aux lions, aux éléphants et aux vipères à cornes ? Sans compter les peuples noirs qui, chaque jour, grandissent leurs têtes, à mesure qu'ils oublient l'ancien joug des Arabes !

Les plus optimistes nous approuvent de partir en grande lune, un vendredi, jour favorable pour entreprendre un voyage, et calculent que nous avons encore le « deuxième mois après la Rupture du jeûne » et le mois de la « Fête du sacrifice » avant le mois d'achour coïncidant, cette année, avec le cinquième mois des Européens qui, par des chaleurs accablantes et une redoutable sécheresse, annonce la saison des tornades dans les provinces de l'est.

Oui, il y a beaucoup de monde ! Il ne manque qu'une personne, et c'est malheureusement le commandant de cercle, parti la veille en tournée, le seul qui nous aurait dit la vérité sur la valeur de nos chameaux, l'excès de nos bagages et l'incapacité des deux jeunes garçons sur lesquels notre sécurité, le ravitaillement et tout le succès du voyage vont reposer.

M'Hammed a bien dit en soupirant que, vraiment, il y a trop de bagages. Trop pour les bêtes ou pour sa peine à lui ?... Consultées, les autorités intérimaires, qui ne se souciaient pas d'avoir à réquisitionner un animal de bât, ont répondu que tout était très bien ainsi et qu'une monture pouvait trotter avec trois cents kilos de charge sur le dos...

Pour l'instant, M'Hammed et Mokhtar-Saloum sont descendus au village acheter du sel pour leur famille chez qui nous camperons dans deux jours, au puits de Dekhone. Les chameaux ruminent sous leurs charges. Les Maures, sachant combien il faut de temps pour marchander un moudd de sel et dire adieu à quelques petites cousines, se sont assis sur place, en groupes patients. Tout en tenant avec nos compatriotes de ces propos vagues que l'on échange sur les quais de gare, nous regardons le soleil décliner lentement derrière le poste. Depuis deux semaines, nous attendons ce départ : qu'importent quelques heures de plus ?


A mon retour de Méderdra, le commandant de cercle était absent. L'interprète nous prévint, Marion et moi, que nous n'avions pas à nous occuper de montures ni de harnachements, Abdallahi prenant tout à sa charge. Pour commencer, il nous envoya une fort belle tassoufra et un portefeuille contenant une lettre de recommandation pour les tribus maraboutiques que nous viendrions à rencontrer. Il veillerait au reste dès le retour du commandant.

Il n'y avait pas de lien avoué entre ce retour et notre départ, mais nous ne pouvions plus que remercier et nous résigner à attendre : après cette offre d'Abdallahi, louer ou acheter des chameaux eût été une grave offense envers lui, en même temps 'une entreprise ardue et ruineuse.

Puis Ould-Deïd arriva. Lui aussi avait écrit une belle lettre recommandation pour les tribus guerrières et tenait à fournir un chameau, mais lui aussi attendit le commandant retenu de jour en jour à Saint-Louis.

D'ailleurs, pourquoi la Seghira (c'était moi, la « Petite ») n'avait-elle pas gardé son azouzel ? Simplement parce que, revenant des salines, j'avais trouvé à Méderdra le grand hartani envoyé du mahssar pour récupérer Meïmoun et la bête donnée.

Chaque jour d'attente nous rapprochait de la saison chaude. Les divers partisans du chef-lieu protestèrent de leur dévouement à grand renfort de coups de poings dans la poitrine. Des intrigues se nouèrent ; des alliances furent conclues et trahies ; des rêves longuement mûris s'écroulèrent ; on en fit d'autres, ou l'on se résigna. Le tout pour cent sous par jour et l'honneur.

Finalement, M'Hammed nous fit engager son « petit frère », qui était son neveu ou son cousin, en faisant valoir que ce jeune homme au profil de prince persan et au maintien modeste lui obéissait aveuglément ; ainsi nous n'aurions à donner des ordres qu'à lui, M'Hammed, seul responsable, qui les transmettrait à Mokhtar-Saloum. Ils semblaient tendrement unis et se promenaient le petit doigt de l'un accroché au petit doigt de l'autre, ce qui était fort touchant de la part de garçons de vingt à vingt-cinq ans.

Le neuvième jour, l'auto du commandant apparut dans la cour d'honneur.

L'émir fit amener un grand carcan avec une plaie saignante sur le nez et une blessure à la jambe. Abdallahi présenta un
jeune azouzel, de belle apparence, acheté cent cinquante francs, plus une chamelle et son chamelon, à M'Hammed qui avait assuré que c'était ma monture de prédilection. Bien entendu, je n'avais encore jamais vu cette bête qui, à l'essai, révéla un caractère fantasque et un trot brutal à vous décrocher l'âme.

Je me plaignis à Abdallahi. Le marché fut annulé. M'Hammed, traité de menteur, éclata d'un rire innocent et proposa d'échanger le chameau dans la brousse — perspective dont je connaissais tous les agréments ! Après des recherches, des marchandages et des histoires sans fin, un des partisans évincés se vengea en cédant à prix d'or un grand méhari. Sa bonne mine excita l'émulation de l'émir qui remplaça au dernier moment son chameau blessé.

Ould-Deïd et Abdallahi se montrèrent désolés de n'avoir pas eu le temps (en douze jours !) de faire venir de leurs pâturages d'impeccables méhara.


Si notre caravane ne nous inspire qu'une médiocre confiance, du moins elle est enfin prête.

Nous devions partir après la sieste ; c'est dans les derniers rayons du crépuscule que les quatre méhara se dirigent vers le village en balançant leurs charges à l'amble de leurs pattes grêles. Il est tard, mais l'essentiel est de décoller du poste ; nous ferons l'étape à la lumière de la lune qui s'arrondit à l'horizon, toute blanche dans le ciel mauve, au-dessus des dunes que nous allons franchir.

Suivant à pied, sans gloire, nos bêtes énervées par les cris de la foule, nous marchons côte à côte, Marion et moi, silencieuses, car nous savons que les mêmes sentiments oppressent nos coeurs : nous ne sommes plus que deux étrangères s'avançant avec des inconnus sur une route incertaine.
 

 

Guimi
p190 - A dire le vrai, Guimi fut une déception.
Certes, les guerriers venus à notre rencontre gaspillèrent en notre honneur une grande quantité de poudre, et le tam-tam nous offrit un spectacle nouveau : celui de danseuses austères encapuchonnées dans leurs voiles qu'un chapelet ou une écharpe serrait autour du cou ; elles avançaient lentement, deux à deux, les pieds sur le rebord de leurs robes trop longues, comme une procession de figures tombales aux gestes accablés.

Certes, le méchoui fut abondant, le thé coula à flot et les esclaves ne ménagèrent pas le beurre rance sur les grosses galettes de mil. Nous eûmes une fort belle tente, avec un meuble nouveau pour nous : le techgal, qui est un lit fait de perches et de bambous entrecroisés sur lequel on peut dormir à l'abri des scorpions et autres vermines, et de l'humidité pendant la saison des pluies.

Au milieu de la nuit, un esclave nous réveilla pour nous remettre les présents de son maître, comme si Lobbat avait voulu nous montrer qu'il pensait à nous jusque dans ses songes.

Peut-être commencions-nous à être lasses des réceptions officielles du Trab-el-Beïdane, et préférions-nous moins de fêtes et plus de repos.
Peut-être aussi Lobbat, ce petit homme mielleux, manquait-il par trop d'allure. C'était le type même du candidat émir. Lui aussi avait été commis expéditionnaire, parlait un français prétentieux et employait cette deuxième personne du pluriel qui sonne si bizarrement faux sous une tente africaine.
Lobbat débordait de revendications. Lui, chef des Ouled-Normache, descendait de Barkani qui s'empara du Tagant et donna son nom au Brakna, tandis que son frère Terrouz prenait le Trarza, au XVIème siècle. Les deux branches ennemies devinrent rivales, bien entendu, comme l'étaient devenus les descendants des deux frères Oudeï et Delim. Lobbat, fils des anciens émirs du Tagant, était aussi noble, aussi riche qu'Ould-Deïd dont le sort l'emplissait d'amertume. Il voyait cependant ses cousins Trarza comblés par l'administration française, alors que les Brakna, déshérités, n'obtenaient ni subventions, ni armes, ni émir... Pas d'émir ! cela surtout était injuste, et incompréhensible puisque lui, Lobbat, était là, tout prêt à recevoir honneurs et pension.

S'il avait raison, cet homme, c'était affaire à discuter avec le Beït-el-Mal. Nous n'y pouvions rien, et ses chameaux nous intéressaient bien plus que sa couronne.

Un djinn avait dû passer, escamotant tous les beaux méhara que nous avions admirés avec convoitise le matin même. Lobbat n'en avait plus, ni à vendre ni à louer. Personne n'en avait au campement. D'ailleurs, pourquoi parler de vente ? Si Lobbat n'avait eu qu'un chameau, un seul, et qui fût digne de nous, il l'aurait offert avec joie aux voyageuses qui l'avaient honoré de leur visite. Plus heureux que lui, les marabouts chez qui nous coucherions à Mal en auraient sûrement, car leur chef, Cheikh-el-Nagi, était un saint homme, et Moulanah bénissait leurs troupeaux.
Non, vraiment, Guimi ne valait pas deux cents kilomètres !

De Guimi à Mal, il y a un jour et demi de distance. Malgré notre désir de rattraper le temps perdu, nous ne pouvions guère presser les chameaux dans les oueds desséchés qui ravinent les alentours de Guimi, ni dans l'aftout semé de quartzites et de latérites concassés.

Le premier campement rencontré le surlendemain fut celui de pauvres tributaires avec lesquels nous prîmes notre repos de midi. Il n'y avait là que des femmes, des gosses et des agneaux. Tout ce qu'on put nous offrir, ce fut du lait et une toute petite gazelle qu'une jeune femme allaitait au sein, côte à côte avec son propre bébé. Nous laissâmes la pauvre bête à sa mère nourricière, et repartîmes vers le campement de Cheikhel-Nagi, à travers de belles vagues de sable rose et des vallons boisés.

Cheikh-el-Nagi était en voyage. Son frère fit dresser, à l'écart du campement et de ses bruyants troupeaux, une grande tente où nous pourrions dormir en paix.

Devant nous, s'étendait un reg où des chiens jaunes et maigres taillaient leur repas dans un âne crevé.

En fait de paix, nous eûmes les trois griottes d'Aleg, en tournée artistique, qui attirèrent toute la tribu sous notre tente, mais nous débarrassèrent involontairement d'Aroya.

Il fut vite évident que Mokhtar-Saloum avait un penchant pour Aya, et qu'à Aleg, M'Hammed s'était lié fort tendrement avec Menina, ce qui ne regardait qu'eux et ces jeunes filles. Entre les deux couples, Aroya jouait le rôle de confident de comédie sentimentale.

Le thé et le méchoui se succédèrent ; la cohue se dispersa, emmenant les griottes suivies de Mokhtar-Saloum. Il nous restait deux défenseurs. Aroya partit en mission secrète. Restait encore M'Hammed qui, l'air sombre et absorbé, rangea la tente pour la nuit, acquiesça à notre désir de partir au petit jour, éteignit la bougie entre le pouce et l'index en murmurant « 'smillah », et se coucha à son rang habituel, la tête sur son fusil.

Au milieu du reg, les chacals avaient mis les chiens en fuite et se disputaient leur part de l'âne.

La nuit était avancée lorsqu'Aroya vint chuchoter quelque chose à l'oreille de M'Hammed qui se glissa dehors comme un voleur et fila avec son camarade. Cette fois nous étions seules, sans armes et loin de tout secours.

Un cri rauque, sinistre, retentit sourdement du côté des buissons ; puis un autre, plus proche ; et, lorsque les deux grandes hyènes mouchetées atteignirent la dépouille de l'âne, les chacals avaient déjà battu en retraite avec des glapissements plaintifs, car le gaboun est le maître incontesté des agapes nocturnes.

Au petit jour, les trois lascars se faufilèrent sous leur faro, en tapinois.

Ce fut une belle algarade. Je leur octroyai à chacun plusieurs pères, et le premier chien pour ancêtre commun. Deux semaines de rages impuissantes trouvaient là leur épanouissement. On ne pouvait songer, dans cette brousse perdue, à les congédier tous les trois, mais Aroya fut sacrifié pour l'exemple et pour notre tranquillité. On verrait à remplacer les deux autres à Kaëdi.

Attiré par le bruit, le marabout en chef montra sa figure de carême et Marion lui enjoignit de faire amener nos bêtes au plus vite, puisque la politesse saharienne exige que les voyageurs, en signe de confiance, abandonnent leurs montures aux serviteurs du campement. Sans surprise, nous entendîmes, parmi ses protestations de dévouement, la phrase quasi rituelle :
— Je ne possède pas de chameaux mais, au prochain campement, si c'est la volonté de Moulanah...

Ce n'était pas la volonté de Moulanah, et au prochain campement il n'y eut qu'un guide avec un méchant petit chameau maigre qui prit sa part de bagages jusqu'à Kaëdi. Il y eut aussi un marabout, noir et triste comme un corbeau et deux jeunes disciples pas beaucoup plus réjouis qui s'en allaient quêter au Chemama et se firent un plaisir de nous accompagner, nous et notre thé.

Et le triste Aroya, malgré ses supplications, reprit le chemin d'Aleg.


La disgrâce d'un partisan suggère toujours de sages réflexions à ses camarades, et le chef qu'ils ont à servir y trouve un regain de confort et de paix.

De Mal à Kaëdi, nous fûmes soudain entourées des soins les plus délicats. Au grand marigot de Mal, peuplé comme l'Aleg de troupeaux et d'oiseaux, on remplit soigneusement les outres au large, et non plus entre les pattes des bêtes. C'était le dernier point d'eau avant le Chemama où rentrerions le lendemain soir.

Le long de la piste, un tebbous attentif se levait toujours pour écarter devant nous les longues branches épineuses.

Le soir, à la halte champêtre où nous allions dormir avec des esclaves de Lobbat qui récoltaient la gomme, les bagages furent posés, et non jetés par terre. Cela n'avait, d'ailleurs, plus grande importance, car les objets fragiles avaient depuis longtemps cessé de l'être. De la paille fraîche fut étendue sur le sol ; le thé fut préparé en hâte ; et, comme nous n'avions plus de cigarettes, nos chevaliers servants nous offrirent des petites pipes de fer où l'âcre tabac maure était adouci de mocouaressa, un lichen gris au parfum d'encens.

A l'aube, les chameaux se trouvèrent prêts comme par enchantement, et la fraîcheur du petit matin se doubla pour nous de celle des grands arbres qui ombrageaient la piste. A Dielouar, cette piste s'élargit en avenue au bout de laquelle il eût semblé tout simple d'apercevoir la grille d'un parc seigneurial. Nous n'avions encore jamais vu tant d'ombre au Sahara occidental, ni une telle qualité d'ombre tantôt épaisse et tantôt légère, intime et silencieuse, faite d'humble brousse épineuse et de grands arbres majestueux, une ombre douce pleine de nids, d'insectes et d'oiseaux.

Parfois, nous croisions un cueilleur de gomme, antique de bronze vivant et parfait, drapé d'un chiffon bleu. Il marchait vite, dans un cliquetis d'amulettes, et nous jetait au passage le nom de Moulanah. Derrière lui, le silence se renouait, rompu seulement par la fuite d'un lièvre ou l'envol d'une pintade.

Mais, soudain, les derniers ombrages nous livrèrent au soleil implacable de la méridienne, et la piste se brouilla dans une vaste clairière chaotique, bosselée de termitières géantes et crevée d'entonnoirs profonds : les puits de Moussouden. Des captifs semblaient nous y attendre pour abreuver nos chameaux, nous vendre un mouton et laver nos hardes. Un fromager gigantesque, entortillé de lianes et de racines aériennes, nous offrit une ombre assez large pour abriter toute une tribu. Suprême luxe : un tronc d'arbre creux nous servit de baignoire !

Ainsi, vêtues de tuniques propres et entourées d'une escorte respectueuse, nous pûmes accueillir avec sérénité les hommages inattendus des esclaves qui cultivent le mil, le riz et le sorgho au sud du Gorgol.


C'était le soir, sous la tente que des baratine de marabouts brakna nous avaient dressée près de leur campement. Après le thé et la bouillie de mil, ils restèrent là, silencieux, car une pensée importante tourmentait leurs âmes simples. Le plus âgé, surtout, nous regardait fixement, le menton aux genoux et le front soucieux. Il marmottait des choses pour lui-même, en hochant sa tête chauve. Enfin, il parla, non pas en hassani, mais dans cette ancienne langue zénaga qu'emploient encore les vieux paysans. M'Hammed s'empressa de faire la traduction.

— Le captif-là, Malek, dit qu'il a été berger pour les chameaux de Coppolani au Brakna et au Tagant. Il y a très, très longtemps mais Malek a toujours gardé Coppolani dans sa tête, parce que Coppolani, c'était très fort et bon complètement... Malek dit aussi : « Les deux femmes l'Européen, c'est filles de Coppolani qui sont venues voir le pays de leur père. »

Chaque fois que M'Hammed prononçait le nom du conquérant pacifique, Malek portait la main à sa poitrine, grognant ou claquant la langue en signe d'approbation. Les autres écoutaient, les yeux brillants, ces mots inconnus qui libéraient leurs pensées anxieuses. En vain, M'Hammed leur assura qu'ils se trompaient : plutôt que de renoncer à leur rêve, ils auraient trouvé des ressemblances ! Lorsque M'Hammed eut fini de parler, Malek se pencha brusquement vers nous, criant : Ate ! Menti Coppolani ! Menti Coppolani ! (« Parfaitement ! Filles de Coppolani ! ») et prit nos mains entre les siennes qu'il passa ensuite passionnément sur son visage. Puis, il s'élança dehors, et nous le vîmes s'éloigner en hâte, par grandes enjambées de ses longues pattes maigres, à travers les lougans argentés de lune.

La grande plaine triste, nivelée chaque été par les pluies et les inondations du fleuve qui la borde, s'étendait à perte de vue, grise sous les chaumes blonds de sorgho, de maïs et de mil. La moisson était faite. Le temps du repos était venu. Avant que les hommes puissent préparer la prochaine récolte, il faudra que les eaux limoneuses aient recouvert cette vieille terre crevasse de sécheresse, qu'elles soient remontées par les oueds, les marigots et les aftouts jusqu'à Aleg et Guimi et Moudjeria, qu'elles aient rencontré d'autres eaux descendues du Tagant et de l'Adrar, qu'elles aient chassé les hommes et leurs troupeaux vers le pays des grandes dunes, et, jusqu'aux montagnes de l'Assaba, les lions et les éléphants qui, en saison sèche, viennent s'abreuver au fleuve. Il faudra que tout l'immense pays calciné soit devenu un marécage sillonné de torrents. Alors, chaque année, la vie retourne à ses racines et la terre en travail se reforme dans l'eau, seule avec ses bêtes et ses plantes, libre et inaccessible comme au cinquième jour du monde.

Nous cheminions depuis le matin, accablées par la soif et la chaleur. Les chameaux n'avançaient plus qu'à force de cris et de coups. Des appels, derrière nous, nous tirèrent de notre torpeur : quelques captifs de Maures couraient sur nos traces. A notre grande surprise, nous reconnûmes le vieux Malek, à bout de souffle, qui nous faisait signe de l'attendre. Le pauvre bonhomme avait fait le tour des campements, cette nuit, pour avertir là son frère, là-bas son cousin, ici un frère de lait, ou bien, simplement, un compagnon d'autrefois, tous ceux qui avaient gardé avec lui les troupeaux du maître, du protecteur des marabouts et des petites gens. Menant ses camarades, il nous avait rejointes, sans souci de la chaleur et de la fatigue. Maintenant, ils avaient leur récompense ; ils appuyaient, l'un après l'autre, leurs fronts en sueur sur nos mains, en murmurant :

Essalam alik, ment-Coppolani !

Émues, nous les laissions faire... Pourquoi les détromper ? A quoi bon ruiner dans leurs vieux cœurs fidèles cette illusion de retrouver, à travers nous, un peu de leur chef vénéré ? Ses filles ! Qu'importait que ce fût nous ou d'autres L'essentiel était que leur joie, elle, fût vraie.

Marion leur fit distribuer du tabac, du thé, un pain de sucre, (il l'aurait fait, sûrement !) et, debout, immobiles, il nous regardèrent disparaître dans le crépuscule, comme le dernier reflet de leur lointaine jeunesse.

Dans la grande paix du soir, nous pensions à cet homme qui avait donné au Trab-el-Beïdane son nom français de Mauritanie, qui avait aimé ce pays, qui avait fait confiance à ses nomades, et qui était mort de cette confiance par un crépuscule doré pareil à celui-ci.
Combien d'efforts, combien de sacrifices pour que tout fût si calme ce soir, trente ans après ?
Et, à travers cette paix, ce calme, ce silence, nous avancions lentement, rassurées, comme si quelque chose de ce dur pays nous avait secrètement adoptées.


 

Incision et fable
p239 - Au réveil, il fallut bien se rendre à l'évidence : j'avais des ganglions à l'aisselle et un anthrax à la cuisse. C'eût été folie de rester là ou de prendre une autre direction que celle de Kiffa.

Mokhtar-Saloum fut envoyé en éclaireur avec le meilleur chameau et une lettre pour le commandant de cercle, le priant d'envoyer sa camionnette au-devant de nous sur la piste du Soudan.

Il fallut se séparer du gentil Dumbo, de sa bonne figure noire toujours éclairée d'un sourire blanc : son petit âne ne pouvait porter les bagages si loin. Après des palabres et des difficultés infinies, M'Hammed décida un misérable berger, presque idiot mais propriétaire d'un boeuf porteur, à nous suivre.
Et, lorsque nous nous fûmes péniblement hissées sur nos chameaux, la phrase rituelle des adieux « Ouaddatek l'Moulanah !... Je te confie à Dieu, ton refuge est en Moulanah ! » prit toute sa valeur.

Décidément, un panaris n'interrompt pas un voyage ; il en détourne seulement le cours. Celui-ci devait me conduire au Soudan, à l'ambulance de Kayes, puis au Sénégal, sur la table d'opération de l'hôpital militaire de Dakar.


La première intervention chirurgicale eut lieu deux heures plus tard, à l'ombre d'un grand arbre. Près de nous, un aïn pleurait dans un petit bassin naturel peuplé de silures noirs, qui s'écoulait vers un long marigot. Perchés sur les éboulis de la montagne, les singes et les charognards surveillaient l'opération.

La douleur de mon pouce était devenue si intolérable que je cédai aux offres de M'Hammed. Vanité ou cruauté raciale, m'ouvrir le pouce semblait être pour lui un plaisir de choix ; ou bien avait-il l'espoir d'un cadeau ? En tout cas, la pitié n'était pour rien dans cet empressement. Il sortit de sa cartouchière son vieux petit couteau pointu avec lequel, tant de fois, je l'avais vu égorger un mouton et nettoyer les pieds des chameaux. Il l'aiguisa méticuleusement sur une pierre, puis sur le fer de son briquet, et, après que Marion eut passé à la flamme ce bistouri improvisé, il saisit ma main et entailla fort proprement le bout du doigt malade. Du sang mêlé de pus jaillit et je m'évanouis comme une héroïne de feuilleton.

Après la sieste, M'Hammed me demanda une belle calebasse en bois de dembaïe, rouge à veines noires, polie comme un marbre, que j'avais achetée près de Tak-Tak. C'était le prix de mon sang.

Je protestai pour la forme.
— C'est toi, au contraire, qui me dois une dia pour m'avoir blessée.
— Non, non ! Si je fais couler ton sang pour le mal, je paie la dia ; si c'est pour le bien, c'est toi qui donnes un cadeau. C'est même chose avec ma mère ou ma soeur. A N'Dio, j'ai donné mon pipe à mon petit frère qui m'avait coupé un peu ici — il montrait une cicatrice sur sa tempe — parce que j'avais trop mal mon tête. Autrement, le malheur y a venir !
Assez de malheurs comme ça ! M'Hammed eut sa calebasse.


La passe de Soufa que nous traversâmes l'après-midi est un chaos de blocs fracassés, une sorte d'énorme tas de cailloux dont la beauté n'est pas en rapport avec la peine que nous eûmes à le franchir.

Marion souffrait beaucoup et chaque saut de Boulilima avait son contrecoup dans sa nuque. Pour ma part, incapable de guider Boudaïl, je ne pouvais que lui faire confiance et j'avais accroché ma bride et mon bâton inutiles au pommeau de ma selle. Boudâil était un bon camarade, bien docile à ma voix ; j'admirais la sagesse avec laquelle il cherchait le meilleur pas-sage, éprouvant l'équilibre des pierres roulantes avant de s'y appuyer. Merveilleux instinct des bêtes ! Boudaïl, né aux pays des sables, n'avait pourtant jamais vu de montagnes, et la sole de ses pieds était douce comme la paume d'une main.

M'Hammed marchait loin en avant, traînant Boukhzeima le chômeur, et seulement soucieux de ne pas abîmer les pattes de ses propres méhara. Le guide fermait la marche avec son ridicule petit taureau acajou aux pieds fermes et sûrs dont l'approche faisait faire à nos chameaux de brusques écarts de frayeur. Or, une chute dans ce raidillon semé de pierres à cassures vives eût été mortelle.

Lorsque les échos de la triste montagne répercutèrent les cris lugubres des fauves, les montures refusèrent d'avancer.
Bientôt, tout le monde fut à l'abri, bêtes et gens côte à côte, sur une aire de roche lisse où les hommes avaient allumé de grands feux de broussailles. Les flammes projetaient les ombres fantastiques des chameaux sur une haute paroi verticale. De l'autre côté, la montagne s'effondrait à pic dans une gorge où deux hyènes se battaient.


C'était un beau décor pour écouter la Rouaiet Sbah ou Gaboun, la fable du Lion et de l'Hyène, que M'Hammed me raconta près du feu en fumant sa petite pipe, pour distraire mon insomnie.

Ce lion-là, étant vieux et malade, n'aimait pas rester seul et s'était associé avec une hyène. Le lion tuait le gibier et l'hyène faisait la corvée d'eau.
Un matin, l'hyène, regardant le lion endormi et le voyant si maigre, si vieilli, pensa qu'elle serait bien sotte d'aller chercher de l'eau pour un compagnon qui, bientôt, ne lui serait plus d'aucun secours. Puis, elle se recoucha.

Le soleil était déjà haut lorsque le lion s'éveilla. Il paraît, du moins M'Hammed me l'affirma, que les lions, comme les hommes, cherchent à boire dès qu'ils s'éveillent. Le lion, trouvant sa compagne endormie et l'outre vide, devina ce qui s'était passé et partit à la chasse sans rien dire, car il avait encore de la force et de la ruse. Il tua une grande hyène, vint la déposer près de sa compagne et attendit tranquillement.

C'est une assez désagréable surprise pour une hyène que de trouver, à son réveil, le cadavre d'une de ses sœurs bien plus grosse et forte qu'elle-même. Du coup, la nôtre reprit quelque respect pour son vieux lion, ou du moins quelque prudence.

Ouallahi ! Ouallahi ! Où est l'outre que je coure puiser de l'eau ? s'écria-t-elle. Folle que je suis, de dormir quand le soleil est brûlant et que mon pauvre père le lion n'a pas encore bu !

Celui qui veut être le maître de sa tente ne doit montrer sa faiblesse qu'à Dieu...

Les fables maures donnent toujours raison au plus fort ou au plus rusé, reflétant ainsi la loi cruelle, la loi sans justice du désert où le plus faible ne peut vaincre que s'il possède assez d'astuce pour mettre les rieurs de son côté.

Ces quatre jours et demi, du mercredi 11 avril au dimanche matin, de chez les Tadjakant à Kiffa, sont restés dans mon souvenir comme un vaste cauchemar mouvant, diffus, avec des alternatives de brousse aveuglante où il fallait marcher coûte que coûte, et de longues nuits obscures où, assise près de mes compagnons endormis, je regardais la Croix du Sud virer lentement sur elle-même. Jour et nuit, il y avait l'atroce douleur qui me tenaillait la main et le bras, une grande chaleur qui était peut-être le soleil, peut-être la fièvre, et une étrange faiblesse qui me faisait baraquer souvent, par crainte de tomber évanouie du dos de Boudaïl.

Parfois, nous longions des fleuves de sable clair, bordés de roseaux et de lougans fauchés, oueds qui, en juin, seraient des torrents. De rares oglats y étaient creusés, de loin en loin, au fond desquels stagnait encore un peu d'eau noirâtre. M'Hammed, n'ayant jamais voulu emporter un delou, de crainte d'avoir à faire ce travail lui-même, hélait quelque esclave de hasard occupé dans les lougans. Le nègre descendait dans le trou et, entre ses pieds écartés, il battait l'eau qui lui montait aux chevilles, pour la faire entrer dans la guerba.

Nous nous arrêtions à l'ombre de quelques palmiers douros, près de marigots presque taris — El-Hadj, Sani, Moïla — dont nous buvions avidement l'eau épaissie de vase.

Un jour, des bergers qui abreuvaient un troupeau de zébus me volèrent un tricot de laine dont j'avais rembourré ma selle pour protéger un nouvel anthrax.

Vais-je assurer pour cela, comme beaucoup d'Européens, que les Maures sont voleurs ? De Port-Étienne à Kiffa, en cinq mois, nous avons eu des compagnons de route de diverses tribus ; nous avons dormi sous bien des tentes pauvres ou riches ; des boys nous ont servies dans les postes. Un de nos partisans, Cheikh, Aluneddou, M'Hammed, avait les clefs des sacs éparpillés sur le sable ; nos cartouchières contenant les portefeuilles gisaient près de nous pendant notre sommeil ; et chaque nuit, sauf au royaume des lions et des bandits montagnards, les chameaux s'en allaient à l'aventure. Nous avions rejeté le fardeau de la méfiance. Toujours, les ciseaux, les sandales ou la bride enfouis dans le sable, le bracelet oublié dans une sacoche, le couteau filé au fond d'une tassoufra, se sont retrouvés. Chaque matin, les chameaux sont revenus au complet. Cette confiance nous a coûté une petite bague d'argent récupérée par le gosse du mâllem qui nous l'avait vendue, et ce lainage usé qui tenta un captif d'El-Hadj. Non, en toute bonne foi, je ne peux pas dire que les Maures soient voleurs !

Pourtant, toute l'histoire de leur race est une suite de rezzou... Tant pis, je renonce à comprendre !


 

 

 

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