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Mircea Eliade (1907-1986)


Éminent historien des religions, spécialiste incontesté de tout ce qui se rapporte aux symboles, aux mythes et aux rituels magiques, il fit pendant ses années d'étude un séjour en Inde, entre 1929 et 1932, d'où sont issus deux livres tirés de son journal.

 

L'Inde

Le journal de Indes

 

 

L'Inde
Relate en de cours chapitres des faits marquants de son périple, rencontres (Tagore, Shivanananda ou Sivananda), le Temple d'or, Durga, la Kumbh Mela (1930), Bénarès, Jaïpur... Il a gardé le caractère fragmentaire et spontané des pages écrites tout en évitant le plus possible l'élément personnel.
 

Durga, déesse des orgies
p229- Elle habite les hauteurs de Vindhya, et, ses débauches de chair, de vin et de sang, je les ai apprises dans le passage du Mababbarata où elle, Durga, la déesse vierge, tue Mahesha, le dragon de la peur. Durga, déesse au corps noir, reflet du bleu sombre de Krishna : plumes de paon autour du front, long sourire, symbole des orgies tantriques. J'ai épuisé des semaines de dur labeur à suivre ses progrès et sa victoire tout au long des effusions syncrétistes du Bengale médiéval. L'histoire de Durga, les pandits qui ont appris à ne pas se perdre dans l'océan des manuscrits la connaissent et la racontent avec un enthousiasme dévot. Sœur de Krishna, épouse de Siva, d'abord vierge cruelle, plus tard appelée Uma, identifiée à ce que l'Inde a de plus cher - les Veda et Brahma -, sa virginité envahie par des pulsions orgiaques, et puis tous ces noms, toutes ces légendes, tous ces épisodes sanglants et sauvages... Qui peut pénétrer, maîtriser, son histoire obscure et sacrée, hormis les fidèles érudits dont l'adoration s'exprime dans le sang et les fleurs?

...Octobre. Il y a eu des orages. Les vapeurs des compagnies de java et de Hongkong ont du retard. Longues pluies, comme en pleine mousson. Puis, tout à coup, le ciel bleu des tropiques, la touffeur parfumée de la jungle. Une brise fraîche, vivifiante, balaye les saletés de la ville à la veille de la Puja.

La semaine a été riche. Riche en samkirtan, chœurs mystiques, monotones, plaintifs ou excitants, louant le nom de Krishna et s'achevant en pleurs et en perte de soi. Riche en visites chez les nobles bengalis qui, bien élevés, vous apportent une chaise pour que vous ôtiez vos souliers et que, en chaussettes, vous puissiez vous approcher de l'image de Durga, chargée de joyaux et enivrée d'offrandes végétales. Une semaine pendant laquelle, bienheureux Européen, vous pouvez vous régaler de singara brûlants, au dud-pede ou épicés, ou encore de rasa-gula, ces incomparables et minuscules boulettes de riz pilé au miel. Et, encore une fois, de thé au lait que la jeune fille de la famille vous sert sans rougir, puisqu'elle sait que vous êtes le disciple d'une des gloires du Bengale - et elle vous propose des mangues, et elle vous invite à prendre des pêches, et elle vous demande poliment si vous avez appris à lire le bengali, et elle se laisse poser des questions auxquelles seule une kumari passée par les écoles anglaises pourrait répondre. Si vous avez de la chance, elle amène des amies, drapées de soie, qui froufroutent sur leurs chaises, qui s'agglutinent sur un coin de divan, qui jasent en chalitbhashya. Pendant ce temps là, son père vous montre des manuscrits sanskrits - que vous déchiffrez en suivant les lignes du doigt - et un oncle riche s'aventure dans des sujets politiques. Ils sont tous rajeunis, grisés par la Puja, la fête de Durga.

... En cette nuit d'octobre, la « mère » m'a préparé un épais matelas et des châles légers sur la terrasse. « Mère » n'est pas seulement un terme de respect. C'est le seul mot qui convienne pour nommer l'amour et la bonté dont l'épouse du Maître fait preuve, comme le veulent les Écritures, à l'égard des disciples. Ceux ci, d'autant plus appliqués qu'ils ont tout à apprendre, habitent dans la maison ou dans le jardin. Ils ne payent pas, mais ils aident aux tâches du ménage. En échange, le gourou leur explique les arcanes de la grammaire, de la rhétorique et de la métaphysique, tandis que la « mère » prend soin d'eux et leur tisse des vêtements blancs.

On dort bien sur la terrasse. Couché entre les châles, je ne vois qu'un minaret tout blanc au loin et, plus près, l'ombre d'un balcon et des silhouettes élancées le palmiers, deux comme toujours.

Un jour, las de poursuivre mes souvenirs, je chanterai les Louanges de mes sommeils indiens car, après la métaphysique, le sommeil est ce que l'Inde a de plus spécifique. Je n'ai oublié ni l'hystérie des chacals ni l'incertitude des sons de la jungle - résurrection fantastique, inimaginable, de l'esprit de la végétation, qui sourit et qui s'amuse, infirmant nos préjugés sur sa torpeur. Mais, pour un esprit amateur de nuances - minimes, grotesques, éphémères -, le spasme du feuillage au sommet des palmiers jumeaux est un trésor. On s'y habitue difficilement. Au début, il vous réveille, pour cesser dès que vous avez ouvert les yeux. Il est capricieux: animé uniquement par le sommeil de celui qui dort sur la terrasse, supprimé uniquement par les yeux pourchassant le cauchemar. Il est imperceptible, voilà pourquoi il vous assourdit, dilaté dans le pseudodélire de la veille. Il est monotone, voilà pourquoi vous ne pouvez jamais en surprendre le rythme. Quelquefois semblable au cri d'un oiseau blessé qui s'éteint dans les flots gris. C'est une manifestation isolée, qui vous embarrasse et vous ravit, qui trouble votre sommeil et vous remplit de désirs.

Comment dormir? Qui connaît l'heure où les gitâni épuisent le chant d'amour de Krishna et Rada, les jeux du héros avec les vierges de Vrindavanam? L'orgue et les violons (vina), l'ersaj et le mridangam aux sonorités de long tambour, la mélopée du Rama Vanasya, qui pourrait les oublier pour dormir d'un long sommeil?...

A l'aube, des symptômes de rhume réveillent le pauvre Européen enveloppé dans ses châles. Il lui reste une heure. Avant six heures du matin, il est dans la cour, à moitié nu, et se lave en tirant de l'eau d'un bac de pierre étroit comme un cercueil. On se baigne dans tout le quartier, chaque pompe dans les rues est une source pour les familles pauvres. Le thé, et encore l'agitation des jeunes filles, et les prières des croyants et, parce que c'est Puja, des jeux, des danses et des rires, partout, à côté des offrandes.

Le temple de Kali, célèbre dans l'Inde tout entière, est le plus recherché des autels dédiés à Durga. J'y ai un ami chez les brahmanes qui le dirigent et vivent de ses revenus. Il me guide parmi les milliers de pèlerins, certains venus de l'Orissa - les femmes sont anguleuses, sombres de peau, l'œil vif -, d'autres des frontières du Népal, d'autres de l'Assam. Je suis bousculé par des files serrées de fidèles et de pauvres qui attendent depuis des jours et des jours de pouvoir s'offrir du puja sur une feuille de palmier. L'autel de Siva et son puits sacré (où un regard pénétrant peut apercevoir le lingam du dieu) sont pris d'assaut par les femmes. Elles y versent de l'eau du Gange et murmurent des mantra, adorant avec une incroyable dévotion le dieu présidant à leur fécondité. On m'autorise à observer par-dessus l'autel et je vois des femmes de l'aristocratie de Calcutta, couvertes de soieries, auprès de paysannes de l'Aoudh, de vieilles femmes pieuses, de jeunes filles nu-pieds, les cheveux défaits. Je reconnais des visages et je me rappelle des noms rencontrés lors de festivals artistiques. Du haut de l'escalier, le jeune brahmane à mes côtés, je regarde les rangées d'épouses dont Siva a exaucé la prière et je comprends le sens du cactus voisin, aux piquants chargés de bagues en fer, leurs offrandes.

Dans le grouillement des rues menant au grand temple, un même cri, un même appel: « Duurga!... Duurga!... » Les gens attendent au soleil, avec leurs présents de fleurs et d'huiles, et il en vient, il en vient, et les offrandes s'amassent, écrasées, aux pieds de la déesse que les fidèles ne peuvent pas voir dans l'obscurité du temple assiégé. Impossible de me frayer un chemin fût-ce seulement jusqu'au mur. Je contourne la foule et j'arrive devant le portique sous lequel on sacrifie les boucs. Deux mille par jour, parce que c'est Puja. Là aussi, il y a énormément de curieux et de fidèles. Je suis le seul blanc, mais en compagnie d'un brahmane du temple. Des boucs, des boucs, le sacrificateur s'active avec une prodigieuse dextérité et le sang éclabousse tout autour. Les têtes et les membres sont ramassés par d'habiles serviteurs. Encore chauds, les boucs égorgés passent de l'un à l'autre, on les écorche, on les découpe, on les vide, on les désosse. Je ne vois pas ce qui suit, mais la fumée qui monte me renseigne. On ne peut pas rester longtemps : les animaux hypnotisés par la peur et par l'odeur du sang s'abandonnent, pantelants, entre les mains exercées de l'immolateur. Les vapeurs de sang vous excitent, réveillent des instincts refoulés. Le soleil est brûlant, les gens vous bousculent, tous criant: « Duurga!... Duurga!... »

Je me dirige vers le fleuve, car pour tout Hindou le rite s'achève par des ablutions dans le Gange sacré - d'une saleté repoussante, aux eaux grasses et fétides. Dans la rue, chaque boutique est aussi un autel : Ganesa, Lakshmi, Krishna, Siva. On vend des idoles et des images rouges : Durga. A chaque pas, des mendiants estropiés, des lépreux incurables, des brahmanes escrocs, des yogis et des fakirs de foire à la chevelure de saddhu grise de cendre. Au bord du chemin, des charlatans la tête enterrée, pendant que leurs compères ramassent les pièces de cuivre des femmes de l'Aoudh. Ou bien de faux fakirs bavardant sur des planches à clous, ou encore des vaches à cinq pattes et toutes sortes d'autres exhibitions grotesques, odieuses, répugnantes, que les pèlerins admirent et que les femmes rétribuent de leurs aumônes.

Au début, le spectacle amuse, surtout si l'on comprend que c'en est un d'hindouisme dégénéré, l'hindouisme qui a produit les sacrifices humains à la même Durga et la prostitution orgiaque que peu de gens connaissent et que personne ne peut dévoiler. Ensuite, la lassitude aidant, on est pris de dégoût, d'une sorte de colère désespérée contre ce mélange de piété et de barbarie. Seule consolation : la sérénité des femmes de l'élite, qui accomplissent leur devoir détachées de la cohue, des passions, du sang, des hurlements. Je me réfugie dans l'allée conduisant, le long du fleuve, vers le ghat où l'on brûle les cadavres. Une mère attend le fagot pour son enfant mort, enveloppé, dans un linge sale. Un bûcher vient de dévorer le corps d'un riche commerçant de Shambazar. Un membre de la famille fouille sous les tisons et découvre des os à moitié blancs. On rapporte du petit bois et des bûches. Tout doit disparaître, jusqu'à la dernière trace. Quand la braise refroidit, un corbeau vient se poser sur la cendre qui sent encore la chair brûlée. Il picore désespérément le bois - mais rien, il ne trouve rien, car le corps est désormais dans le ciel de Durga.

Devant le ghat, un jardin, des arbustes parfumés, des cyprès. Tant d'amis m'attendaient. Et chacun me disait que... Mais à quoi bon le répéter ici? En Inde, le sublime se mêle aux atrocités, au dégoût, aux superstitions. C'est pourquoi elle fascine, et ne pardonne pas.

Calcutta, le 3 décembre 1929

 

Le journal de Indes
Beaucoup plus personnel, il est intéressant de le comparer au précédent, on oublie souvent qu'un auteur ne raconte pas tout, il y a toujours une face obscure, secrète en chacun de nous, dans cette ouvrage Eliade se révèle plus que dans aucun de ses écrits.

 

 

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