Freya Stark (Paris 1893 - Asolo 1993) |
Elle voyage le plus simplement possible, parcourt le
Luristan, contrée de bandits détrousseurs, éprouve l'inflexible
loi de l'hospitalité qui a parfois des aspects poignants,
entreprend une chasse au trésor, par la suite à travers le
Mazanderan
elle se met à la recherche des sites de la secte des assassins,
Alamut, Lamiasar, même
malade elle poursuit sa route, le plus souvent accompagné
de son guide Aziz.
Le Luristan
p64 - Le camp de l'homme à la barbe rousse se dressait au milieu du lit large et
rocailleux du Giza Rud. Nous y fûmes accueillis par le kadkhuda et une douzaine
d'hommes. Ils nous préparèrent une omelette tandis que nous nous asseyions et
parlions bronzes. Mais toute l'autorité de leur chef ne put les persuader de
prendre la pelle et la pioche. Comme les hommes de Sar-i-Kashti, ils refusaient
de croire que j'étais une femme. De plus, ils préféraient opérer à l'abri des
regards indiscrets et vendre leur butin aux marchands de leur choix.
Comme nous déjeunions, deux bohémiennes passèrent. Elles ressemblaient à des
Hindoues, marchaient pieds nus et venaient de la jungle. On les appelle les
Cauali et elles parcourent tout le pays, traitées avec un mépris amical par
les Lurs qui les mettent au nombre des infidèles et affirment que cette tribu
mange du porc, bien qu'elle ne touche jamais à un coq. Les Lurs prétendent aussi
— ce qui est tout de même assez piquant de leur part — que les bohémiens sont de
fieffés voleurs.
L'oncle à la barbe rousse et moi nous séparâmes, mutuellement déçus l'un de
l'autre. Comme il n'avait pu me trouver une tombe, je me cramponnai à mon
manteau de fourrure. Cependant, je lui fis cadeau d'un porte-mine en argent,
malgré l'opposition de Keram qui ne pouvait souffrir ce gaspillage en faveur
d'un Ittivend et faisait de son mieux pour intercepter le cadeau. Il retrouva sa
bonne humeur dès que, abandonnant la contrée rivale, nous remontâmes le Giza
Rud, nous dirigeant vers le territoire d'une tribu amie. Keram m'apprit que
nous n'avions cessé d'être en danger. Il reconnut que cela ne l'avait pas
inquiété — et je suis persuadée qu'il était de bonne foi —, «mais que c'était
quand même désagréable de n'avoir pas de fusil».
Un peu avant le coucher du soleil, avant d'atteindre le défilé de Tang-i-Charash,
nous obliquâmes à l'ouest et découvrîmes un petit campement de Kakavend
en un lieu appelé Tarazak, sur la pente méridionale du Chia Dozdan. Nous étions
à nouveau en territoire ami. Ils firent cercle autour de Keram en ponctuant de
Bah, bah ! ya Abbas ! ya Husein ! le récit de ses aventures, frappés surtout par
l'extraordinaire phénomène qu'il avait amené sur les sentiers inviolés du
Luristan. Entre deux pipes d'opium, Keram se donnait des airs de montreur
d'ours. Nous nous assîmes autour d'un feu de racines entassées en notre honneur,
puis nous endormîmes avec une agréable impression de sécurité, à peine troublée
par l'effondrement de la tente au milieu de la nuit, un cheval ayant arraché un
des piquets.
Le lendemain devait être ma dernière journée au Luristan et je laissai le reste
de mes provisions (un peu de thé et de sucre ainsi que quelques biscuits) au
chef de tribu de Tarazak. Il était toujours difficile de faire accepter, même à
des tribus tout à fait inamicales, un cadeau de cette sorte après avoir été
hébergé une nuit; pour les Lurs, l'hospitalité est toujours gratuite, et on ne
la rationne pas.
J'étais au regret de quitter les nomades et leur montagne, malgré leur mauvaise
réputation. Sans doute n'hésitent-ils pas à dépouiller un voyageur dans un
défilé, sans se soucier des conséquences de leur acte. Ils ont une manière
pittoresque de sucer leur index et de l'élever en l'air pour exprimer le complet
dépouillement du malheureux en cette occasion. Mais une fois dans leur tente,
ils sont pour la plupart accueillants et amicaux, grands amateurs de
plaisanteries et excellents causeurs. Il est agréable de temps à autre de
fréquenter des gens qui prennent la vie légèrement, n'accordent pas trop
d'importance à ce monde éphémère et ne sont pas absorbés par les soucis
matériels au point de n'avoir plus le temps de jouir de l'existence.
Nous mîmes environ trois heures et demie pour arriver à Harsin, notre
dernière étape, et nous dûmes franchir l'épaulement sud-ouest du Chia Dozdan. Il
faisait bon chevaucher sur les pentes douces qui aboutissaient à des cols
d'accès facile. De-ci, de-là, des groupes d'arbres apparaissaient dans les
cuvettes où s'abritaient les tentes. Par larges ondulations successives, le
paysage se fondait dans le lointain bleu du sud.
Soudain, le terrain se mit à descendre brusquement et nous découvrîmes la
profonde vallée de Harsin dominée par des montagnes escarpées. La ville et ses
jardins se distinguaient au loin, au-dessous de nous. Keram me demanda de
l'excuser de ne pas aller plus avant. S'ils s'emparaient de lui, les Harsini
seraient capables de le tuer. Un jour, déjà, il avait failli être pris par un
groupe de Harsini en train de chasser. Il se trouvait dans une grotte et la
fumée de son feu l'avait trahi. Curieux de découvrir qui se cachait en ce lieu,
ses ennemis allaient entrer lorsque l'un d'entre eux se mit à éternuer. Aucun
d'entre eux ne voulut pénétrer dans un endroit inconnu après un si mauvais
présage, et Keram eut la vie sauve.
Je lui demandai l'origine de sa querelle avec la population de toute une ville.
— C'est à cause d'une rixe qui s'est produite il y a deux ans, me confia-t-il.
Je vivais alors à Harsin, car j'avais épousé une femme harsini et possédais une
maison en ville. Un soir, à la chaïkhana, une discussion s'est élevée et j'ai
tué quelqu'un. J'étais dans mon droit, mais peut-être n'ai-je pas réfléchi avant
de tirer. Quoi qu'il en soit, une fois rentré chez moi, ces maudits Harsini
s'attroupèrent devant ma porte en criant qu'ils ne voulaient pas de nomades dans
leur ville et que je devais m'en aller. Je grimpai sur le toit et déclarai que
je ne m'en irais pas. Là-dessus, ils se mirent à tirer; je fis feu à mon tour et
atteignis quelques-uns des leurs. Puis ils encerclèrent la maison. Je me
réfugiai au premier étage où se trouvait une petite fenêtre, d'où il était
facile de tirer et nous continuâmes à nous canarder jusqu'au matin et tout le
jour suivant. Les murs de la maison étaient élevés, de sorte qu'on ne pouvait y
pénétrer de nulle part. Comme j'avais un ami parmi les assaillants, il profita
de l'obscurité pour grimper jusqu'à moi et venir me parler. Je lui demandai de
se rendre dans la montagne et d'appeler ma tribu à l'aide. Cependant, les
Harsini savaient que je fumais tous les soirs ma pipe d'opium et ils comptaient
donner l'assaut lorsque je m'arrêterais de tirer. Mais mon épouse était une
femme courageuse ; je l'installai à la fenêtre avec le fusil, elle continua à
tirer tandis que je fumais, et elle prétendit même avoir atteint un homme. En
tout cas, nous avons tenu bon toute la nuit et, le lendemain matin, à l'aube,
tik tak, nous entendîmes des coups de feu partout dans la montagne. Les Kakavend
arrivaient. Avant les batailles de cette dernière année, notre tribu comptait
huit mille hommes aptes à combattre. Dès que les Harsini apprirent que ma tribu
s'avançait contre eux, ils se dispersèrent comme des lièvres. Ma femme sella mon
cheval, je m'en allai seul à la rencontre des miens et revins vivre avec eux
dans les montagnes. Et je ne suis jamais retourné à Harsin depuis.
— Et qu'avez-vous fait de votre femme ? lui demandai-je. J'espère que vous
l'avez emmenée. Elle me paraît être une personne fort précieuse.
— Je l'ai envoyée chercher par la suite, dit Keram.
Elle est encore avec moi, ajouta-t-il, comme si c'eût été un fait remarquable.
Je l'aime bien, elle vaut un homme.
Après quoi nous nous séparâmes. Je donnai à Keram mon manteau de fourrure que
n'avait pas mérité le chef duliskani et j'y ajoutai le peu d'argent liquide qui
me restait. Puis je descendis au pays des automobiles d'où je commandai par
téléphone une voiture pour Kermenshah. Quant à Keram, il retourna à Tudaru où, à
n'en pas douter, il continue à regretter les jours heureux où chaque habitant du
Luristan avait son fusil.
L'hospitalité
p92 - Le Pir Muhammad nous aurait menés tout droit au pied de la Grande
Montagne, mais la plupart des défilés creusés par ces torrents sont trop
impraticables, même pour des sentiers de Lurs. Bientôt il nous fallut contourner
le canyon et grimper à même les pentes. Elles étaient formées de couches
stratifiées, plus chaotiques que toutes celles que nous avions vues auparavant,
mais elles montraient un ordre singulier comme si des titans avaient posé en
assises régulières les blocs de pierre déformés et inclinés suivant un
invraisemblable plan architectural. Des arbres prêtaient leur beauté aux
rochers. Cependant, quittant le chaos inférieur, nous atteignîmes une pente plus
douce où des chênes clairsemés se dressaient, chacun sur son ombre, au-dessus du
sol nu, parsemé de gravier blanc. Nulle habitation mais une paix amicale.
Quelques bûcherons en tuniques blanches, poussant leurs ânes, passaient de temps
à autre sur la route. Comme le soir tombait et que nous descendions d'un talus à
l'autre, nous aperçûmes une plaine au-dessous de nous et, au-delà, la Grande
Montagne comme un rideau dans le crépuscule.
Nous distinguions en bas, dans de petits espaces cultivés, des tentes noires par
groupes de deux ou trois, minuscules et solitaires. Nous ne devions pas aller
aussi loin car, en approchant d'une petite source à flanc de coteau, nous y
trouvâmes trois jolies jeunes femmes penchées sur leurs outres en peau de chèvre
qu'elles remplissaient d'eau. Lorsqu'elles virent que nous étions des étrangers,
elles s'empressèrent de nous inviter à partager l'hospitalité de leurs modestes
habitations.
Le petit campement comportait seulement quatre tentes, les premières du pays des
Arkwaz, et nul chef de clan ne vint nous y recevoir. Les habitants en étaient si
misérables qu'ils n'avaient ni viande, ni volaille, ni oeufs, ni lait, ni riz,
ni thé, ni sucre. En fait, ils ne possédaient que l'indispensable sac de farine
et une maigre plantation de tomates et de concombres qu'ils dépouillèrent
entièrement avec le noble esprit qui fait loi chez eux.
Ces trois jeunes femmes étaient charmantes. Les hommes étant restés au-dehors de
la tente, je m'assis avec elles à l'intérieur, auprès du feu, à l'abri du vent
de la nuit. La maîtresse de maison était une femme plus âgée au doux et gai
visage. Nous lui avions été amenés par sa fille, sa bru et une amie, et toutes
trois nous exhibèrent comme une trouvaille précieuse due à une chance rare. Je
découvris bientôt que j'étais entourée d'une sorte de halo magique qui ne
m'appartenait pas en propre, mais qui était dû au prestige de Bagdad d'où je
venais et qui rejaillissait sur moi. Deux des jeunes femmes y avaient passé
quelques mois pendant que leurs maris y travaillaient comme portefaix; elles en
gardaient un souvenir radieux. Elles caressaient mes vêtements de citadine avec
une expression d'ardente convoitise.
Kahraba, électricité ! J'allumai ma lampe de poche, et elles répétèrent le mot à
plusieurs reprises comme s'il eût suffi à faire naître une foule de désirs
intenses. Le culte oriental pour la mécanique nous paraît déplorable et
superficiel. Mais vu d'ici, dans un cadre aussi dépouillé, et dans ce coin perdu
où la satisfaction des besoins les plus essentiels reste précaire et où tout
moment de bien-être semble une bénédiction et un miracle, le rayonnement de la
machine, de cet objet qui procure sans peine le confort, prend un autre aspect.
Auprès du foyer, dans la tente vacillant sous le vent nocturne, la lumière qui
jaillissait à volonté entre mes paumes tenait du divin, c'était véritablement le
feu arraché au ciel par Prométhée et qui se soumettait humblement aux besoins de
l'homme. C'est ainsi que leurs yeux voyaient ma torche avec plus de vérité
peut-être que nous, qui n'achetons qu'un morceau de verre et un filament de
tungstène sans âme.
J'admirais la beauté des deux jeunes femmes, beauté noble d'une vieille race,
leurs mains menues, leurs lèvres minces et leurs longs visages ovales. Elles
portaient sur la tête de petites calottes brodées de perles autour desquelles
elles enroulaient de volumineux turbans aux couleurs sombres. Les bracelets de
perles entourant leurs chevilles serraient étroitement leurs pantalons écarlates
qui se terminaient par une frange de laine au-dessus de leurs petits talons nus.
C'est un costume commode et décent pour des femmes qui sont sans cesse assises
par terre. Par-dessus leurs pantalons, elles portaient des tuniques flottantes
en cotonnade imprimée, semblable au vêtement fleuri que je transportais dans la
sacoche de ma selle. La fille de la maîtresse de maison était vêtue d'un long
manteau de velours ouvert sur le devant. Son nez était percé par un anneau d'or,
orné d'une turquoise, qui pendait au-dessus du tatouage marquant sa lèvre. Ses
mains et ses pieds étaient tatoués d'un assez joli dessin bleu représentant de
fines branches de palmier, et à son poignet de lourds anneaux d'argent
étincelaient à la lueur du feu pendant qu'elle pétrissait la pâte pour notre
dîner.
Je me demandais si, parmi leurs poètes qui continuent à chanter à l'ancienne les
choses qui les entourent, il n'y en aurait pas un qui aurait vanté la beauté des
mains de sa bien-aimée, ornées de lourds bracelets, tandis qu'elle jette la pâte
d'une paume dans l'autre avec un mouvement vif et gracieux en accomplissant
cette tâche domestique, la plus noble de toutes. Lorsque la farine fut pétrie,
on posa sur la flamme une sorte de bouclier convexe en métal appelé saj,
on jeta dessus des galettes de pâte, et, en un clin d'oeil, on en retira du pain
chaud et plutôt mal cuit.
Mais ce ne fut pas tout notre souper. Des tomates cuisaient dans une marmite,
tandis que nous apaisions notre faim avec des concombres crus. Évidemment, le
repas qu'on nous servait là représentait un festin pour nos hôtes. De temps en
temps, la mère de famille remuait les tomates, y goûtait et hochait la tête d'un
air d'approbation indescriptible.
Quatre petits garçons, frémissants de curiosité, étaient assis en silence l'un à
côté de l'autre, tandis qu'un enfant plus jeune s'amusait avec deux agneaux
attachés dans la tente près du feu, hors d'atteinte des loups; ces bêtes, de
toute évidence, étaient traitées comme des membres de la famille. Une petite
fille, l'aînée des enfants de la plus jolie des trois femmes, s'occupait à des
travaux ménagers, sachant qu'elle n'aurait point part au festin.
Le dîner était prêt. On servit dans un plat les tomates bouillantes; hélas,
elles avaient diminué de moitié et suffirent à peine à remplir trois petites
assiettes d'étain, une pour moi, une pour le Philosophe et une pour les deux
muletiers. On nous les présenta telles quelles, tandis que la famille nous
considérait dans un admirable silence. Seul un petit garçon, encore incapable de
maîtriser ses sentiments, suivait les assiettes du regard. Des larmes montèrent
lentement à ses yeux, les coins de sa petite bouche s'abaissèrent. Sa mère,
toute honteuse, lui administra une petite tape, puis, en cachette, lui donna à
sucer ses doigts qui gardaient un peu du goût des tomates.
Pour ma part, mon appétit était tel que j'aurais aisément fait un sort aux trois
assiettes à la fois. Mais qui donc aurait pu résister à ce spectacle qui vous
brisait le cœur ? Impossible de rien dire ; notre hôtesse se serait sentie
gravement offensée, mais j'avais la ressource de laisser une partie de mon repas
dans mon assiette. Je n'avais pas absorbé la moitié de mon dîner microscopique
que je prétendis être rassasiée. Les quatre petits garçons léchèrent ce qui
restait ; quant à la fille, elle connaissait déjà les lois qui régissent ce
monde. Elle ne s'était attendue à rien et n'eut pas une miette.
Les bandits
p163 - Nous remontâmes la vallée, parcourant le trajet déjà suivi lors de notre
arrivée, jusqu'au moment où, à peu près une demi-heure plus tard, nous aboutîmes
à un sentier qui serpentait sur le versant de la montagne entre des
affleurements de calcaire pareil à du sel. Ma monture avançait péniblement. La
roche blanche s'effritait sous ses sabots et la pente du sentier était très
inclinée. En d'autres circonstances, je ne serais pas montée à cheval, mais je
voulais fatiguer mon escorte tout en restant moi-même alerte et dispose. Je
demeurai donc sur ma selle, regardant devant moi les hommes grimper de leur pas
élastique de montagnards. La matinée s'avançait et le soleil tapait fort.
Émaillée de genêts et autres arbustes, la pente blanche étincelait à la lumière.
A nouveau nous entrions dans la joyeuse solitude des hauteurs. Venant d'un
imamzadeh sur les rives du Saidmarreh, une piste importante longeait le sommet
de la longue crête bombée et descendait dans la plaine de Shirwan au nord-ouest.
La piste se maintenait un peu au nord de la crête, puis s'enfonçait pour
escalader ensuite une pente parallèle plus élevée et tout aussi longue. Pendant
un temps, la voie passait donc par une sorte de hamac entre deux chaînes
montagneuses, invisible de partout sauf de quelques sommets solitaires. Sa'id
Ja'far m'expliqua que cet endroit était toujours infesté de brigands. Comme nous
descendions, un homme
sauta hors d'une petite ravine située en contrebas e bondit sur les rochers. Le
gendarme épaula son fusil et fit feu.
C'était la première fois de ma vie que je voyais un brigand, et je dois avouer
que j'éprouvai une agréable surprise. Une petite troupe de bandits se tenait en
dessous de la route, et le gendarme, Sa'id Ja'far et Ali se dirigèrent vers eux
d'un pas rapide, mais avec maintes précautions, comme s'ils s'attendaient à ce
qu'on tirât sur eux. Plus loin, deux hommes avec quelques chèvres couraient à
toutes jambes vers le fond de la vallée, et je songeais que c'était là faire
trop de cas d'une troupe de malfaiteurs; mais j'étais trop absorbée par notre
petit groupe pour en tirer des conclusions. J'arrêtai mon cheval sous un petit
arbre épineux et, telle une damoiselle d'un roman de chevalerie, j'observai la
marche des opérations, en souhaitant qu'une bataille éclatât.
Après quelques instants d'hésitation, les brigands décidèrent de ne pas nous
attendre et descendirent la pente à une allure de gazelles. Sa'id Ja'far et le
gendarme m'appelèrent, je me hâtai de les rejoindre, descendis de cheval et
détachai l'outre de la selle pour en alléger le poids. Le gendarme sauta sur ma
monture et poursuivit les fuyards par-delà un long épaulement herbeux. Husein le
suivit au pas de course ; mes deux autres compagnons et moi restâmes à les
regarder jusqu'à ce qu'ils fussent hors de vue.
Leur absence dura environ quarante minutes, et nous retrouvâmes à nouveau un
merveilleux silence, une solitude totale. Je commençais cependant à craindre que
notre gendarme n'eût été tué. Sa'id Ja'far, lui, n'était pas inquiet. Les
fuyards étaient des amateurs. Les bandits professionnels portent des vêtements
blancs, de sorte qu'on ne les distingue pas des rochers, mais plus d'un honnête
indigène peut se livrer à quelque brigandage sur une route aussi isolée et mal
famée, surtout s'il risque peu de rencontrer des adversaires armés.
— Une attaque en force est tout à fait improbable, m'expliqua Sa'id Ja'far. En
grimpant vers le col, il peut vous arriver de voir quelqu'un surgir d'une
ravine, comme l'homme de tout à l'heure, et vous demander la permission de vous
dévaliser. Si vous y consentez, vous pourrez repartir, dépouillé de vos biens
mais sans autre dommage. Si vous résistez, le voleur fera le plus souvent
demi-tour et disparaîtra dans ce terrain accidenté. Vous et votre escorte
poursuivrez votre route, apparemment en sécurité jusqu'au col. Là se trouve un
passage étroit entre des rochers, vous y serez accueillis par un tir d'enfilade
et ce sera la fin de votre entêtement et de vous-même.
Sa'id Ja'far finissait de m'exposer la technique du sport favori au Luristan,
lorsque deux voyageurs apparurent sur la piste déserte. L'un d'eux était déjà
vieux, l'autre un jeune homme; tous deux portaient une canne à lourd pommeau
métallique. Sa'id Ja'far et Ali se dirigèrent vers eux avant qu'ils ne fussent
trop près de moi. Je m'amusais à observer les mouvements d'approche des deux
groupes, dont chacun nourrissait évidemment les plus noirs soupçons sur le
compte de l'autre. A bonne distance, ils se saluèrent puis, avançant avec
précaution, les cannes prêtes à entrer en action, ils s'interrogèrent sur le nom
respectif de leur tribu, et le but de leur voyage. Les explications paraissant
suffisantes, ils tinrent leurs cannes de façon plus pacifique, se rapprochèrent
et j'eus la permission de venir m'intégrer à la conversation.
Les deux voyageurs nous informèrent qu'ils avaient vu les fauteurs de trouble.
Ce n'étaient nullement des brigands, mais des membres de la tribu des Hindimini.
— Pourquoi se sont-ils précipités vers nous ? demandai-je.
Les inconnus semblèrent trouver cette attitude tout à fait naturelle.
— Ou bien ils ont cru que nous étions des brigands, et ont voulu dès le début
occuper la meilleure position, expliqua Sa'id Ja'far, ou bien ils ont cru que
nous étions sans armes et, en ce cas, ils nous auraient dévalisés.
— Cela prouve, fis-je, que lorsqu'on circule escorté d'un représentant de
l'ordre, on rencontre toujours quelqu'un sur qui tirer. Heureusement que nous
avons raté cet homme !
— Il l'a bien cherché, rétorqua Sa'id Ja'far. Il aurait dû s'arrêter en voyant
le gendarme, et ne pas le faire galoper ainsi pendant des kilomètres. Mais les
voilà qui reviennent.
Le pandore venait vers nous au trot, tandis que Husein courait à son côté en
s'agrippant à ses étriers de cuir et que la vieille jument secouait sa crinière
comme si elle venait de passer un bon moment.
Le gendarme était furieux contre les Hindimini qui l'avaient fait courir jusqu'à
mi-chemin du sommet avant qu'il réussît à les rattraper, et à découvrir qu'il
s'agissait de gens tout ce qu'il y a de plus respectables et paisibles.
— Et le Naib (lieutenant) me dira que j'ai gaspillé une balle pour rien !
ajouta-t-il.
— Peu importe, fis-je, c'était un excellent spectacle.
Nous fûmes tous d'accord sur ce point et, pleins d'entrain, nous reprîmes notre
expédition interrompue.
Le trésor
p215 - Fin de l'expédition à Bagdad
Lorsque je me trouvai à Bagdad, mes autres expériences avaient un peu effacé
dans mon souvenir l'histoire du trésor. Je passai une journée dans un état
euphorique, toute à la joie de m'habiller convenablement et de me baigner,
après un mois de privations, puis je téléphonai à mon ami M. pour lui annoncer
mon retour et lui demander, sans attendre avec beaucoup d'impatience sa
réponse, pourquoi donc mon complice, le Lur Hasan, avait manqué au rendez-vous.
A ma vive surprise, j'entendis une sorte de cri étouffé à l'autre bout du fil.
M. s'exclama : «Dieu merci, vous êtes saine et sauve !» et m'annonça qu'il
devait me voir immédiatement. Et il vint en effet me raconter une série
d'événements abracadabrants dont, pour la plupart, nous ne pûmes distinguer la
part de vérité. Je vais les relater brièvement en guise d'épilogue.
Le Lur Hasan n'avait pu venir me retrouver car on l'avait jeté en prison.
(Personnellement, je suis convaincue qu'il n'avait jamais eu l'intention de
venir me rejoindre.) Son ennemi, l'ex-vizir, n'eut pas plus tôt entendu parler
de notre projet, par les vagues rumeurs qui couraient dans les bazars, qu'il
accusa le jeune homme d'avoir volé un coffret à bijoux, et le fit mettre sous
les verrous. Et, en effet, il apparut que le coffret avait été volé. Hasan
déclara que les bijoux lui appartenaient. Ils provenaient de sa première
trouvaille dans la grotte au trésor et avaient été confiés à la garde du vizir,
qui refusait de les rendre. En tout cas, l'accusation de vol ne put être
confirmée, mais l'influence des délateurs suffit à maintenir Hasan en détention
à Bagdad.
M. apprit la nouvelle deux jours après mon départ. Il entreprit aussitôt un
certain nombre de démarches et réussit à faire mettre Hasan en liberté sous
caution. Quant à moi, il ne pouvait plus me joindre pour me
prévenir. Hasan n'avait pas le droit de quitter la ville et tout ce qu'ils
purent faire, ce fut d'envoyer à ma recherche un cousin d'Hasan avec une lettre
que je ne reçus jamais, car le messager fut arrêté près de la frontière par la
police persane et emprisonné comme agitateur.
Un beau matin, Hasan arriva, surexcité, dans le cabinet de M. Il raconta que le
vizir avait appris mon départ. Supposant que je reviendrais avec le trésor, il
avait envoyé six hommes choisis parmi les coolies des bazars pour m'arrêter
avant mon retour. On avait donné (ou promis) 400 roupies à chaque coolie — prix
alléchant mais invraisemblable — avec l'ordre de surveiller séparément les
différents sentiers entre Arkwaz et Zurbatiyah, voie la plus courte et la plus
normale pour quiconque voudrait rapporter un chargement précieux. Hasan
craignait avec raison que, dans cette région complètement inhabitée, un meurtre
ne fût commis sans que l'assassin pût jamais être découvert. Mon sort semblait
définitivement fixé, à moins que je ne choisisse de rentrer par un autre
itinéraire.
Malgré cette affreuse certitude, M. ne pouvait rien tenter. Aucun avertissement
ne me parviendrait à temps. Les autorités britanniques et irakiennes ne
pouvaient en aucun cas intervenir sur le territoire persan. Les représentants
britanniques auxquels M. fit part des faits, loin de se montrer disposés à venir
à mon secours, ne firent qu'ajouter à l'angoisse de M. Ces messieurs affirmèrent
qu'il aurait dû, dès le début de l'histoire, prévoir un semblable dénouement et
ils ajoutèrent que, à l'avenir, l'armée britannique ferait bien de décourager
les voyageuses plutôt que de les inciter à se lancer dans ce genre de
randonnées.
«Vous ne pouvez vous imaginer, me confia mon ami, dans quelle anxiété j'ai vécu
pendant tout ce temps. »
Pour aggraver son inquiétude, j'étais revenue plus tard que prévu. Si Hasan
avait pu me rejoindre comme
convenu, et que nous ayons trouvé le trésor, il était en effet prévu que nous
reviendrions immédiatement avec notre butin. Dans ce cas, nous aurions pu être
de retour en Irak environ quinze jours après notre départ. Mais comme je n'avais
pas découvert de trésor, je n'avais nulle intention de hâter mon retour. De
plus, sans l'intervention du lieutenant de gendarmerie qui m'empêcha de franchir
le fleuve, j'aurais passé encore deux semaines supplémentaires sur sa rive
orientale. Pendant les dix derniers jours, M. était près de croire que l'on
m'avait assassinée.
Mais ses ennuis ne prirent pas fin lorsque j'arrivai à Bagdad. Très vite, le
bruit se répandit que le trésor se trouvait en ma possession. Le vizir était
convaincu que Hasan en avait eu sa part, et Hasan, lui, croyait que j'avais
gardé le tout. Même Shah Riza insinua que l'on m'avait vue sur une montagne avec
un sac que je pouvais à peine porter ! D'après la rumeur qui parvint à la police
persane, puis retourna graduellement à la tribu au milieu de laquelle j'avais
séjourné, j'avais fouillé des tombes et découvert des crânes d'infidèles enrobés
d'or massif ! A la suite de toutes ces rumeurs et de cette agitation, M. dut se
rendre au tribunal de police de Bagdad pour répondre à diverses questions. Il
faillit être impliqué dans les inextricables méandres des affaires d'Hasan.
Ce dernier perdit complètement la tête, se mit à boire de l'arak et essaya de se
suicider en se jetant dans le Tigre ; puis il attaqua les fils du vizir qui se
promenaient dans High Street et proposa d'acheter vingt témoins et d'intenter un
recours en justice. On ne cessait de me dire sans aménité que mes amis étaient
tous en prison ou sur le point d'y être jetés. Et lorsqu'en fin de compte nous
apprîmes qu'Hasan avait été à nouveau arrêté et placé en sûreté entre les quatre
murs d'une prison gouvernementale, nous éprouvâmes un réel soulagement.
Quant au trésor, je ne puis affirmer qu'il existe... ou qu'il n'existe pas. La
montagne et la caverne sont restées inexplorées jusqu'à ce jour.
Alamut
p235 - Il nous fallut escalader un ravin abrupt vers le col de Chala, et l'air
devenait plus vif au fur et à mesure que nous montions. Les replis de terrain
s'amoncelaient entre nous et la plaine méridionale. Sur les pentes schisteuses,
la fine couche de terre se couvrait d'herbes épineuses et de fleurs :
pieds-d'alouette, lavande, mignonnettes, pédiculaires, scabieuses aux
collerettes délicates et une fleur cruciforme rose, l'æthionema, qui poussait en
touffes si épaisses sur les saillies rocheuses qu'elle donnait un peu de couleur
à la vallée blanchie par le soleil et la neige. Nous n'apercevions pas un seul
champ labouré, pas la moindre
habitation, à part quelques tentes noires de nomades sur un cirque éloigné où
les bergers itinérants gardaient les bêtes du village en été.
— Mon troupeau se trouve là-bas, m'informa Aziz, en indiquant une colline
éloignée. En automne, on me le ramène.
Le pauvre Aziz haletait derrière moi car, ravie d'escalader à nouveau les pentes
raides de la montagne, j'avançais en sautillant.
Nous commencions à croiser les marchands de riz en provenance de la Caspienne
qui franchissaient les cols pour venir vendre leur précieuse denrée. Une
chronique chinoise du IIème siècle fait déjà mention du riz et celui-ci était
toujours acheminé par les anciennes voies.
Les habitants d'Alamut descendaient le versant à grandes enjambées, suivis de
leurs mules chargées. Ils étaient bien emmitouflés dans leurs manteaux en ratine
blanche, fermés sur le côté pour se protéger du froid. Ils avaient enfoncé dans
leur ceinture la pipe droite des Kurdes. Rougie au henné, leur barbe était
coupée court à la façon musulmane. Dans leurs visages, plus carrés que ceux des
citadins, les sourcils étaient écartés et le nez long, droit ou légèrement
recourbé, mais jamais aquilin. Ils nous saluèrent joyeusement et amicalement, et
me regardèrent avec curiosité en me souhaitant la bienvenue dans leur région.
Les petites clochettes attachées à l'arrière-train des mules tintaient gaiement
dans l'air calme du matin, tandis que de longues caravanes descendaient le
sentier en zigzag.
Au bout de trois heures et demie, nous atteignîmes la source d'une rivière, puis
du haut de la chaîne de montagnes qui évoquait un dos de baleine, nous vîmes
s'étendre à nos pieds tout le pays d'Alamut.
Le moment où l'on aperçoit, même de loin, le but de son voyage, est un instant
solennel. N'existant
jusque-là que dans l'imagination, il devient tout à coup tangible, accessible.
Le nombre de chaînes de montagnes, de rivières, de sentiers poudreux ou
desséchés
qui restent à franchir importe peu. Le but est dorénavant atteint.
Ce fut sans doute le sentiment éprouvé par les anciens Barbares qui, du haut de
la muraille alpine, découvrirent les premiers la plaine lombarde, Vérone et ses
tours, ainsi que le lit blanc du fleuve au-dessous d'eux. De même Xénophon,
Cortez et tous les voyageurs, tous les pèlerins, si humbles fussent-ils, qui
vécurent avant ou après eux. Et moi aussi j'ai ressenti pareille émotion devant
le vaste paysage coupé de chaînes de montagnes rouges et noires. Les montagnards
à mon côté, ravis de mon émerveillement, me désignèrent le chemin du Rocher dans
une faille vert clair que la distance faisait paraître étroite.
Là-bas se trouvait la vallée des Assassins, orientée au nord-est, et devant
elle, entre des crêtes moins élevées, la courbe étincelante du Shah Rud.
Au-delà, et dominant tout le reste, dressé comme un autel au milieu des arêtes
noires qui montent vers lui entre les champs de neige, le Takht-i-Suleiman, le
«Trône de Salomon», avait vraiment l'air d'un trône entouré par ses pairs moins
élevés que lui. La neige fondue semblait l'envelopper d'une draperie amidonnée
et aplanie qui luisait à distance. Et les bras rocheux du siège se détachaient
nettement contre le ciel.
Plus bas et plus près, mais toujours au-dessus de la limite des neiges
éternelles, nous distinguions les cols : le Salambar que nous espérions
traverser et le Syalan, encore bloqué par la neige. Les sommets de l'Elbourz
nous étaient cachés par la chaîne même sur laquelle nous nous trouvions. Mais
nous pouvions voir l'orientation générale des sols qui, partant des régions
inhabitées du nord-est, descendaient de chaque côté de la vallée d'Alamut,
enclose entre des pentes abruptes, jusqu'au point où ils s'enfonçaient, au nord,
dans le
dédale des coteaux du Rudbar, au-delà du Shah Rud, à nos pieds, région
maintenant verte et herbeuse mais habituellement aride et stérile, où plusieurs
cols d'accès facile mènent aux rivages de la mer Caspienne.
Lamasiar
p270 - Les brumes du soir voilaient déjà les taches vertes des villages et les
ravins creusés par des rivières invisibles. Ce qui nous frappa, ce fut, dans la
nuit tombante, le silence de cette étendue immense et grise, où l'on n'entendait
pas le moindre son, la moindre voix.
J'aperçus à nos pieds, à bonne distance, une petite baraque en bois que l'on
nous avait dit être une auberge, et je demandai à Ismaïl de s'y rendre et de
commander un plat de pilau, tandis que je restais en arrière à prendre quelques
repères. Cela me demanda plus de temps que je ne pensais, et lorsque j'entrepris
enfin la descente dans la pénombre du crépuscule, je me sentis étrangement
abandonnée sur cette vaste crête solitaire. J'arrivai bientôt aux premiers
champs de blé situés très haut, ils n'étaient pas encore moissonnés. Nulle
trace d'Ismaïl et de ses mules. La solitude qui m'oppressait me parut plus
inquiétante encore lorsque je vis trois hommes armés de faucilles dévaler la
pente et se mettre en travers de la route. Une faucille est toujours un outil
menaçant s'il est. tenu par quelqu'un dont les intentions sont douteuses. Les
trois inconnus s'arrêtèrent pour attendre en silence que je les rejoigne. Jadis,
un guide druze m'avait conseillé, si je me promenais seule dans la nature et que
je rencontrais des inconnus, de toujours leur lancer un salut amical d'aussi
loin que possible.
Aussi je criai : «La paix soit avec vous» et «Suis-je encore loin de l'hôtel ? »
ou quelque chose de ce genre.
Les deux hommes répondirent en chœur : «La paix soit avec vous» et s'avancèrent
de l'air le plus cordial du monde. A l'auberge, me dirent-ils, le patron ne
servait aux âniers que du thé pendant la journée, car le soir il allait dormir
dans un village situé bien plus bas. Mais ils pouvaient me conduire dans leur
propre village.
— Où se trouve-t-il? fis-je.
— Juste là.
Et ils m'indiquèrent, en dessous de nous, sur un éperon de notre montagne
presque perpendiculaire à l'endroit où nous nous trouvions, un petit tas de
maisons et d'arbres entourés d'un cercle d'aires de battage, qui dominaient
deux précipices : c'était Mirg.
Je repris :
— Fort bien, mais il faut que vous appeliez Ismaïl.
J'apercevais d'ailleurs un petit point noir, sur le flanc de la montagne
voisine, et ce devait être mon compagnon. Le plus grand des trois hommes mit ses
mains en porte-voix et cria dans la nuit :
— Ya Ismail, ya Ismaïl, heh !
Une faible réponse nous parvint.
— Prends le sentier de gauche, à gauche, heh ! De nouveau Ismaïl acquiesça d'une
voix étouffée par la distance.
— Au-delà du torrent, du torrent, heh !
Une fois de plus une réponse lointaine.
— Vers le village, le village, heh !
Ismaïl fit rebrousser chemin à ses mules.
Mes nouveaux amis étaient des Kurdes. Un siècle plus tôt environ, le Shah de
l'époque avait établi leurs
ascendants dans la région et, depuis, la tribu avait vécu à Mirg, conservant sa
propre langue mais parlant aussi le persan. Des Anglais qui avaient effectué
des levés topographiques en Iran quelques années auparavant avaient séjourné
dans leur village.
— Et vous, pourquoi venez-vous ? demandèrent-ils après avoir répondu à mes
questions.
— Je cherche une ruine du nom de Lamiasar.
— Lamiasar, fit un vieux paysan qui venait de nous rejoindre, perché sur un âne
et portant de l'herbe sous le bras. Voilà Lamiasar, et de sa faucille il indiqua
un repli de la montagne, très loin, au-delà du Shah Rud. Vous pouvez y arriver
en une journée.
La fortune est clémente à qui lui accorde sa confiance.
Rustum Khan, le seigneur de Mirg, était un Kurde au visage allongé, aux manières
plaisantes. Il était assis dans une pièce blanchie à la chaux, meublée de tapis,
de couvertures et de quelques bahuts ornés de fer-blanc peint, de dorures et de
clous qui formaient des dessins. Dans les niches des murs, se trouvaient quatre
lampes aux globes en verre, deux verts et deux roses. De petits plateaux de
cuivre, destinés aux verres de thé, étaient suspendus, deux par deux, sur les
murs entre les niches. Le samovar de cuivre occupait le centre de la salle. Tout
cela appartenait à sa jeune épouse, blonde, fraîche et grassouillette comme une
Allemande. Elle parlait le dialecte tout à fait incompréhensible de Muhammadabad,
la vallée inférieure.
Quel aimable village ! Il ne se composait que d'une vingtaine d'habitations. Les
enfants qui avaient envie de fréquenter l'école étaient obligés de marcher
plusieurs heures en aval de la rivière. Le village cependant possédait une
maison de bains. On me raconta que les hivers étaient si froids que les loups
eux-mêmes ne se risquaient guère à sortir de leurs
tanières. Rustum Khan était assis devant son kursi, brûlant le charbon de la
jungle caspienne, qui mettait quatre jours pour lui arriver.
Ce Rustum Khan, homme cultivé, avait passé une année à Téhéran et été l'ami de
l'émir Sipahsalar à Tunakabun, personnage important dans la région : les démêlés
financiers de ce dernier avec le gouvernement l'avaient amené à se suicider à
l'âge de quatre-vingts ans. Rustum en parlait avec affection. Il parlait aussi
amicalement des Anglais qui avaient été ses hôtes, et il me raconta que l'un
d'eux avait amené avec lui une femme persane. Mais, pendant son séjour à Mirg,
ce voyageur avait reçu un chèque de son père accompagné d'une lettre exigeant
son prompt retour — sans la dame. Il semblait qu'il eût laissé celle-ci à
Qazvin, procédé jugé amusant par les Kurdes, mais très compréhensible.
Ceux-ci croyaient que l'arabe était aussi la langue des Anglais; ils furent très
surpris lorsque je leur expliquai que nous avions notre propre langue.
La maladie
p298 - Le lendemain, je me sentis si faible qu'il me fut peine possible de
traverser la terrasse pour me rendre dans ma chambre; je doutais être en mesure
de voyager. M'habiller et emballer mes affaires me demanda un effort
surhumain. Je m'évanouis deux fois en faisant mes bagages et, lorsque je finis
par boucler mes sacoches, j'appréhendais fort les cinq heures de cheval qui
m'attendaient. Mais si je manquais d'entrain, le docteur en avait de reste. Il
me hissa sur ma mule et, me mit en main mon ombrelle. Les aimables sujets de
Shutur Khan me firent des signes d'adieu, et je fus emmenée, chancelante et
passive, en amont de la vallée, qui devenait pour un temps désertique et chaude,
un peu après la sortie du village.
Nous traversâmes la rivière Alamut et restâmes sur la rive méridionale. Le
sentier de l'an dernier, d'une étroitesse surprenante, montait sur l'autre
versant vers les falaises rouges abruptes. Mais j'avais du mal à prêter
attention au paysage. A demi couchée sur ma plate-forme cahotante, je ne voyais
guère au premier plan que le médecin, dont les pieds se balançaient au-dessous
de sa selle et dont le chapeau pahlevi, posé sur le coin de l'oeil, couvrait un
mouchoir destiné à protéger sa tête du soleil. Il fredonnait des chansons
d'amour persanes, tout en brandissant sa canne, tandis que les longues oreilles
de sa mule pendillaient devant lui.
Au bout de trois heures, nous nous trouvions de nouveau dans une partie verte de
la vallée et arrivions à Zavarak, le plus joli de ses villages, niché à l'ombre
des arbres. C'est l'agglomération la plus importante de la vallée d'Alamut. Le
frère de Nasir-ud-Din Shah
s'en empara comme s'il s'agissait d'une prérogative royale, y construisit un
château et s'y maintint pendant vingt-cinq ans, en dépit des protestations des
paysans qui n'avaient plus jamais eu de maître depuis le temps des Assassins.
Lorsque l'on détrôna le dernier Shah, les habitants de Zavarak prirent la
forteresse, la rasèrent et retrouvèrent ainsi leur indépendance. Ils sont, comme
on peut se le figurer, les soutiens dévoués du nouveau régime.
La population entière se trouvait dans les prés, battant et vannant le grain —
tableau de prospérité toute arcadienne.
On me souleva de ma selle pour me coucher dans une petite pièce, sur un tapis de
feutre mazanderani. Là, on m'offrit du thé, on me fit une injection de camphre
et on me couvrit d'un drap pour me protéger des mouches. Pendant ce temps, le
docteur bavardait avec la famille de mon hôte et écoutait les nouvelles locales.
Environ trois heures plus tard, nous repartîmes.
A présent, nous avancions vers le sud sur la pente de l'Elbourz qui, en cet
endroit, forme une immense terrasse en surplomb, parallèle à la vallée mais 300
mètres au-dessus ; elle est coupée à intervalles plus ou moins réguliers par des
crevasses profondes, presque perpendiculaires. Trois villages s'élèvent sur
cette terrasse, Painrud, Balarud, Verkh. Chacun d'eux séparé de ses voisins par
ces crevasses, chacun d'eux adossé aux contreforts de l'Elbourz. Ils font face
au demi-cercle formé par Alamut et à toutes les montagnes orientales jusqu'au
Takht-i-Suleiman lui-même, qui se dresse, souverain, à l'horizon.
Notre ascension se poursuivit pendant une heure et demie : d'abord en zigzaguant
le long de la muraille qui part de la vallée d'Alamut, puis sur une pente plus
douce mais encore fort raide, en traversant les champs du replat. Enfin, nous
atteignîmes Balarud, incliné vers le nord et entouré de jardins clôturés. Un
ruisseau
coulait entre ses maisons dispersées et tous les arbres fruitiers possibles
l'abritaient sous leurs ombrages : noyers, cerisiers, pommiers, poiriers,
néfliers, ainsi que des peupliers et des saules.
Aziz, qui avait, pour me servir, laissé en plan ses affaires au village de
Garmrud, donna de l'éperon à sa mule.
— Quelle maison vous plairait-il d'habiter? me demanda-t-il.
Je choisis une haute bâtisse avec deux pièces sur le toit et dont trois côtés
donnaient sur des espaces découverts. Aziz s'occupa d'en faire sortir les
occupants.
Obéissant aux lois inconditionnelles de l'hospitalité en Orient, ils
déménagèrent en un quart d'heure la plus grande partie de leurs affaires,
balayèrent les nattes de roseaux étalées sur le sol avec un balai de feuilles
fort peu efficace, et me permirent de m'installer chez eux, alors qu'ils
allaient loger dans une baraque située plus bas et qui ressemblait à un
poulailler. Aziz et Ismaïl me cherchèrent des meubles, pendant que, debout à la
fenêtre, je contemplais le Takht-i-Suleiman, ses bras noirs dressés haut et net
dans le ciel lointain. Je n'aurais jamais cru le revoir d'aussi près.
Aziz
p309 - La femme d'Aziz vint à notre rencontre entourée de beaucoup d'autres
villageoises, vêtues de rouge et de jaune. Elles formaient un joli tableau entre
les peupliers et les rochers de la rivière. La femme d'Aziz accourut vers moi
pour s'emparer de la bride de ma mule et me conduire en triomphe, tandis que les
habitants, assis sur les toits de leurs maisons, me souhaitaient la bienvenue.
Il régnait une atmosphère de fête, car on devait célébrer le lendemain trois
mariages, dont l'un d'eux était en quelque sorte une affaire «internationale»
entre ce village et celui de Pichiban, situé sur la route du col.
Dans ces circonstances, il fallait bien que le Takhti-Suleiman nous attendît
encore, car rien n'aurait pu décider Aziz à manquer les festivités.
Sa femme était plus jolie que jamais, mais la désunion régnait dans le ménage.
Aziz s'était remarié et passait la majeure partie de son temps avec sa nouvelle
épouse qui habitait de l'autre côté de la rivière. Je dois admettre, à sa
décharge, que la vie n'était pas très agréable pour lui lorsqu'il regagnait son
ancien foyer. Sa mère, une vieille femme au visage d'aigle, le défendait
loyalement, mais l'épouse offensée ne voulait pas entendre parler d'un
compromis. Telle Médée, et bien d'autres personnages de moindre importance, elle
dressait devant son mari, avec une insistance dénuée de tact, le miroir du passé
accompagné de la liste de tous ses manquements depuis leur mariage, seize ans
plus tôt, alors qu'elle était âgée de quatorze ans et lui de seize. On n'aurait
pu attendre du meilleur des hommes qu'il réagît favorablement devant une
attitude pareille mais, le chagrin de la pauvre femme étant si profond, il
semblait inutile de lui expliquer que ses griefs ne faisaient qu'empirer la
situation.
L'amour, comme la porcelaine brisée, devrait être enterré et pleuré, car seul un
miracle peut le ressusciter. Mais qui donc en ce monde n'a pas, en des instants
de désespoir, pensé qu'il ferait renaître par des paroles ce qui a
irrémédiablement disparu ?
Dans ces circonstances, Aziz adoptait un air penaud : ses amis le taquinaient en
le qualifiant de joyeux drille.
Il était fort amoureux de sa nouvelle épouse, une belle femme déterminée, aux
cheveux noirs et aux muscles de fer, qui aurait été capable de pulvériser ce
petit homme d'une seule main, et qui sans nul doute s'y résoudra un de ces
quatre matins.
— Qu'en pensez-vous ? me demanda-t-il d'un ton confidentiel.
Il prit un air plutôt maussade lorsque je répondis :
— A mon avis, lorsqu'un homme se marie avec deux femmes simultanément, il
renonce à vivre en paix.
Devant les explosions de colère de ma jolie amie, tout le monde compatissait
dans la vieille maison, comme devant une maladie regrettable mais naturelle, une
femme devait s'attendre à un triste épisode de ce genre au cours de sa
douloureuse vie en ce monde. Mais lorsqu'elle tenait des propos trop violents,
le père, un doux vieillard assis dans un coin avec sa longue pipe, l'arrêtait
net, lui rappelant qu'elle n'avait pas de raisons valables de se plaindre, car
l'opinion générale reconnaissait à Aziz le droit de prendre une seconde femme,
si tel était son désir.
Dans ces moments-là, la seule consolation à laquelle on pouvait recourir
consistait à parler du petit Muhammad. Sa mère l'embrassait en sanglotant,
traitement auquel il se soumettait avec un air ennuyé et condescendant —
étonnant chez un aussi jeune mâle, mais fort alarmant.
Muhammad, à huit ans, venait d'être fiancé à une petite camarade de jeux de cinq
ans, friponne rousse aux yeux bleus, que tout le monde gâtait et qui profitait
au maximum des brèves années durant lesquelles elle pouvait exercer sa
souveraineté, comme si elle eût compris à quel point son règne était éphémère.
Le petit Muhammad était content lorsqu'on mentionnait sa namzad et s'en montrait
très fier. Tous deux formaient un couple charmant, jouaient ensemble et
grandissaient dans une liberté qu'auraient pu envier les Persanes de la ville.
Le soldat
p66 - Le gouvernement de Mukalla se montra consterné devant mon désir de voyager
sans serviteur ni escorte. L'explication que j'en donnai - pour être en paix et
heureux avec les bédouins, il faut voyager seul avec eux - n'emporta pas son
adhésion. J'étais la troisième Européenne à pénétrer dans l'intérieur du pays,
et la première à m'y rendre seule : toutes les excentricités étaient possibles
et même probables mais, étant donné l'absence de précédents, il était difficile
d'y faire face. En ce qui concernait l'escorte, en revanche, je ne pus agir à ma
guise : ils me confièrent à un soldat noir nizami, un esclave, qu'ils rendirent
responsable de ma vie, de ma sécurité et de mon bien-être en général.
Il nourrissait les mêmes doutes que moi sur l'efficacité de sa mission, tout en
étant plus tatillon. Il avait de petits yeux légèrement saillants, rouges à
chaque coin, et des pommettes hautes sur un visage plat. Au moment du départ, il
apparut vêtu d'une fouta de coton couleur magenta, d'un maillot de corps et d'un
turban rouge que, dans les grandes occasions, il remplaçait par un bonnet en
tricot blanc semblable à ceux que l'on utilise aux sports d'hiver. Il n'avait de
militaire que sa cartouchière bien remplie qui pendait mollement sur ses
hanches.
Les nasara
p85 - Rash était le nom du lieu, de toute évidence très fréquenté, les cendres
d'anciens feux étant dispersées çà et là. Le soldat installa mon lit à l'abri
d'un rocher et, quand le souper fut prêt, je heurtai son sens des conventions en
rejoignant la petite troupe devant le feu. Les hommes recouvrirent la meilleure
pierre d'un sac et me firent fête, m'appelant Friya, un nom qu'ils adoptèrent
pour le reste du voyage. C'est alors qu'ils me parlèrent de l'orgueil des nasara,
qui leur était manifestement resté sur le cœur.
Nous avions fait un feu, dit Saïd, mais ce n'était pas assez bon pour eux : ils
en voulaient un autre à part, pour eux, afin d'y faire la cuisine, et ils nous
ont dit de nous asseoir très loin d'eux. Ils sont si fiers qu'ils insistent pour
chevaucher devant, et nous, qui appartenons à ce pays, devons passer après eux.
»
Je fis de mon mieux pour adoucir ces blessures, convaincue depuis toujours que
s'asseoir le soir auprès du feu avec ses compagnons de route, quand le travail
est fini et que commencent les échanges, est la seule façon de vivre en harmonie
et dans leur amitié. Je n'ai jamais connu de difficultés avec mes bédouins, je
n'ai jamais rencontré chez eux que gentillesse et désir de me servir de toutes
les façons possibles, et j'attribue cela principalement au fait que nous
prenions nos repas ensemble et que, à l'exception de ce soldat indigné dont les
sentiments ne furent partagés par personne pendant tout le voyage, je n'avais
pas de serviteur.
La rougeole
Le modernisme occidentale
p207 - « Tout le monde, me dit Hassan, a le téléphone à Tarim et l'on se parle
d'une maison à l'autre. Mais on ne peut communiquer d'une ville à l'autre car
les bédouins coupent les fils qui dépassent des murs. »
Hassan n'aimaient pas les bédouins parce qu'ils n'étaient pas modernes. S'il me
voyait en train de leur parler, eux qui ont si facilement tendance à se
considérer comme l'égal de n'importe qui, il serrait les mâchoires et regardait
droit devant lui jusqu'à ce que je juge opportun de me dégager d'une telle
familiarité et de regagner la voiture et l'attitude distante qui convenait.
Après quelque temps, nous allâmes en automobile près du lit de la crue. Il était
plein de pierres et de buissons à feuilles grises, appelés ya'bour, dont on fait
des fagots pour maintenir les toits faits de boue; le sultan en a le monopole,
ce qui représente une bonne source de revenu; leur fleur ressemble à un pois
rouge, pareil à une petite flamme.
Plus loin se trouvaient la nouvelle maison et le jardin du sayyid Abou Bakr
al-Kaf, que je visitai dès que j'en eu la force. Elle était encore en
construction. Le jardin, le premier de l'Hadramaout à être dessiné d'après un
modèle européen, n'avait encore que des corbeilles vides bordées de pierres, un
arbre au milieu de chacune d'elles et, en bordure, une haie de buissons de henné
taillés ; au centre, une fontaine. La maison était la première de Sayoun qui fût
construite en béton, « si bien que les pièces n'ont pas besoin de piliers » ; le
vieux bois travaillé de l'Hadramaout, avec ses clous à tête recouverts de plomb,
était écarté au profit des portes et des fenêtres européennes, moulées et
décorées à grands frais. Tout était cher : même la salle de bains -
traditionnellement un endroit délicieux au sol encaissé empli d'eau - avait un
motif doré au centre du plafond. Et, comme les hôtels de Singapour, le hall
serait couvert d'un toit en verre. Quel châtiment plus terrible peut-on imaginer
pour les décorateurs du milieu de l'époque victorienne que de les mettre - leur
cœur maintenant purifié par la contemplation de la divine Beauté - dans un
endroit où, d'un simple regard pardessus les parapets éternels, ils voient leurs
inventions se répandre comme un cancer sur le monde non corrompu!
Qu'est-ce qui ne va pas dans l'humanité pour que, ayant acquis à un prix si
élevé le fruit de l'arbre de la connaissance, elle ne puisse s'en servir pour
discerner ce qu'elle aime de ce qu'elle n'aime pas ? Ce n'est pas l'ignorance
mais la paresse et la lâcheté qui nous empêchent de savoir ce que nous aimons.
Livré à lui-même, un homme sans instruction fabrique des choses ravissantes;
mais quand nous commençons à penser à ce que nous devrions admirer ou mépriser,
alors le diable s'empare de l'esprit des industriels des Midlands, et nous
acceptons les choses qu'ils nous livrent en bloc, comme l'Orient accepte
l'Occident; nous empruntons les pensées des autres, trop indolents, ou trop
craintifs, pour connaître les nôtres; et le cher vieux sayyid, qui aime ses
portes sculptées quand il les regarde et trouve le bonheur dans son antique cité
- la seule ville que j'aie jamais vue dont aucune note discordante n'altère la
dignité et la beauté - se considère obligé d'y introduire notre laideur
occidentale pour la défigurer à jamais.
J'essayai de dire cela. Mais qu'est-ce que la voix d'une femme ? Un simple
bruit, agréable ou non, selon l'heure et le lieu. Quand j'exprimai mes
sentiments, sayyid Abou Bakr sourit, pensant que je parlais de la beauté des
maisons de l'Hadramaout par pure politesse. Ne vivions-nous pas parmi ces
objets, et ne les produisions-nous pas ? Et pourquoi les fabriquerions-nous si
nous ne les aimions pas ? Il m'emmena dans la tour où sa famille vivait encore
dans le style traditionnel.
La guerre
p234 - Je quittai Sayoun le 22 février. Des journées plus chaudes annonçaient
déjà le printemps : il faisait 31°C à l'ombre, à midi.
Les taches jaunes s'étaient élargies dans les champs de blé et, ici et là, des
hommes étaient accroupis, une faucille à la main, occupés à leur moisson. La
faucille, un couteau recourbé avec quelques centimètres de bord dentelé au
milieu, paraissait un bien pauvre outil; les hommes travaillaient par rangées de
trois ou quatre, assis sur leurs talons. Ils laissaient quelques centimètres de
chaume que l'on arracherait quand il serait sec pour le mélanger à de la boue et
faire des briques. Les femmes aussi s'activaient, plantant des oignons; on
aurait dit des rangées de sorcières,
la couronne pointue de leurs chapeaux
orientée dans toutes les directions, le visage voilé de noir avec deux fentes
pour les yeux. Un homme labourait un champ avec des boeufs, les seuls que j'ai
vus car ce travail est principalement fait à la main. Le versant sud de la
vallée était fertile et ses villes en paix. Les paysans trottinaient sur des
ânes qui allaient et venaient, chargés de la récolte. De temps en temps montait
la délicieuse odeur du blé. Dans le vert poussiéreux de la palmeraie, des
maisons lion fortifiées avaient été construites récemment en un lieu découvert.
Car ces petites villes, qui se présentent toujours comme des forteresses carrées
sous leurs falaises, étaient maintenant en paix depuis cinq ans. Le sayyid Abou
Bakr et le sultan Ali de Sayoun les pacifièrent au prix de sept ou huit mille
thalers, créant ainsi cette atmosphère détendue de cité-jardin. Les hommes
pouvaient maintenant construire des maisons en toute sécurité au milieu des
palmiers de la plaine.
Quant aux villes, comme Ghourfa, elles portaient encore les stigmates de la
guerre - leurs maisons étaient vierges de toutes traces jusqu'au deuxième étage,
puis les trous laissés par les balles commençaient à apparaître. Chacune d'elles
était une véritable citadelle : un chemin couvert, creusé dans le sol et protégé
par une série d'arches, partait de leur centre ; il avait permis aux habitants
de gagner leur palmeraie dans la plaine sans être atteints par le feu de
l'ennemi. L'assaillant situé à l'est de Ghourfa creusa une tranchée jusqu'à une
distance de deux cents mètres environ de leurs maisons ; là, il construisit un
petit fort d'où une garnison de dix soldats harcelait la ville. Les soldats
étaient abandonnés à eux-mêmes le jour, mais ravitaillés ou relevés la nuit. La
guerre, dans ces conditions, avait duré dix ans.
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