Les livres de voyage


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Freya Stark (Paris 1893 - Asolo 1993)


Journaliste anglaise née en 1893 rue Mouffetard à Paris, elle fut une voyageuse "naturelle", involontairement intrépide et ne mettant pas la distance de la différence des cultures entre elle et les autochtones. Pour expliquer ses voyages en Perse elle déclarait :

“Laissez-moi d’abord vous faire un aveu : je ne m’étais jamais demandé pourquoi j’avais décidé de me rendre dans cette région, et encore moins pourquoi j’y étais venue seule. Quant à ce que j’allais faire, je ne voyais pas pourquoi m’inquiéter à l’avance d’une question aussi abstraite. Je ne me sentais aucune responsabilité particulière et je ne m’étais fixé aucun objectif précis. ... J’ai voyagé tout simplement pour me divertir. J’ai appris le peu d’arabe que je sais et quelques mots persans pour m’amuser, et c’est pour la même raison que j’ai voulu découvrir les châteaux des Assassins et les bronzes du Luristan.”

La vallée des Assassins

La route de l'encens

 

 

 

La vallée des Assassins
"A peine arrivée à Bagdad en 1930 comme journaliste, voilà que déjà Freya Stark s'esquive : elle s'enfonce seule dans le Luristan presque inexploré, à la recherche de mystérieux trésors cachés dans la montagne, traverse les déserts, se glisse parmi les muletiers, les contrebandiers et les bandits. Dix fois on la croit morte, violée ou retenue captive, mais chaque fois elle réapparaît, bien décidée à repartir au plus vite. En quête de la vallée d'Alamut, elle aura le rare privilège de découvrir les châteaux forts de la terrible secte des Assassins."

Elle voyage le plus simplement possible, parcourt le Luristan, contrée de bandits détrousseurs, éprouve l'inflexible loi de l'hospitalité qui a parfois des aspects poignants, entreprend une chasse au trésor, par la suite à travers le Mazanderan elle se met à la recherche des sites de la secte des assassins, Alamut, Lamiasar, même malade elle poursuit sa route, le plus souvent accompagné de son guide Aziz.

 

Le Luristan

p64 - Le camp de l'homme à la barbe rousse se dressait au milieu du lit large et rocailleux du Giza Rud. Nous y fûmes accueillis par le kadkhuda et une douzaine d'hommes. Ils nous préparèrent une omelette tandis que nous nous asseyions et parlions bronzes. Mais toute l'autorité de leur chef ne put les persuader de prendre la pelle et la pioche. Comme les hommes de Sar-i-Kashti, ils refusaient de croire que j'étais une femme. De plus, ils préféraient opérer à l'abri des regards indiscrets et vendre leur butin aux marchands de leur choix.

Comme nous déjeunions, deux bohémiennes passèrent. Elles ressemblaient à des Hindoues, marchaient pieds nus et venaient de la jungle. On les appelle les Cauali et elles parcourent tout le pays, traitées avec un mépris amical par les Lurs qui les mettent au nombre des infidèles et affirment que cette tribu mange du porc, bien qu'elle ne touche jamais à un coq. Les Lurs prétendent aussi — ce qui est tout de même assez piquant de leur part — que les bohémiens sont de fieffés voleurs.

L'oncle à la barbe rousse et moi nous séparâmes, mutuellement déçus l'un de l'autre. Comme il n'avait pu me trouver une tombe, je me cramponnai à mon manteau de fourrure. Cependant, je lui fis cadeau d'un porte-mine en argent, malgré l'opposition de Keram qui ne pouvait souffrir ce gaspillage en faveur d'un Ittivend et faisait de son mieux pour intercepter le cadeau. Il retrouva sa bonne humeur dès que, abandonnant la contrée rivale, nous remontâmes le Giza Rud, nous dirigeant vers le territoire d'une tribu amie. Keram m'apprit que nous n'avions cessé d'être en danger. Il reconnut que cela ne l'avait pas inquiété — et je suis persuadée qu'il était de bonne foi —, «mais que c'était quand même désagréable de n'avoir pas de fusil».

Un peu avant le coucher du soleil, avant d'atteindre le défilé de Tang-i-Charash, nous obliquâmes à l'ouest et découvrîmes un petit campement de Kakavend en un lieu appelé Tarazak, sur la pente méridionale du Chia Dozdan. Nous étions à nouveau en territoire ami. Ils firent cercle autour de Keram en ponctuant de Bah, bah ! ya Abbas ! ya Husein ! le récit de ses aventures, frappés surtout par l'extraordinaire phénomène qu'il avait amené sur les sentiers inviolés du Luristan. Entre deux pipes d'opium, Keram se donnait des airs de montreur d'ours. Nous nous assîmes autour d'un feu de racines entassées en notre honneur, puis nous endormîmes avec une agréable impression de sécurité, à peine troublée par l'effondrement de la tente au milieu de la nuit, un cheval ayant arraché un des piquets.

Le lendemain devait être ma dernière journée au Luristan et je laissai le reste de mes provisions (un peu de thé et de sucre ainsi que quelques biscuits) au chef de tribu de Tarazak. Il était toujours difficile de faire accepter, même à des tribus tout à fait inamicales, un cadeau de cette sorte après avoir été hébergé une nuit; pour les Lurs, l'hospitalité est toujours gratuite, et on ne la rationne pas.

J'étais au regret de quitter les nomades et leur montagne, malgré leur mauvaise réputation. Sans doute n'hésitent-ils pas à dépouiller un voyageur dans un défilé, sans se soucier des conséquences de leur acte. Ils ont une manière pittoresque de sucer leur index et de l'élever en l'air pour exprimer le complet dépouillement du malheureux en cette occasion. Mais une fois dans leur tente, ils sont pour la plupart accueillants et amicaux, grands amateurs de plaisanteries et excellents causeurs. Il est agréable de temps à autre de fréquenter des gens qui prennent la vie légèrement, n'accordent pas trop d'importance à ce monde éphémère et ne sont pas absorbés par les soucis matériels au point de n'avoir plus le temps de jouir de l'existence.

Nous mîmes environ trois heures et demie pour arriver à Harsin, notre dernière étape, et nous dûmes franchir l'épaulement sud-ouest du Chia Dozdan. Il faisait bon chevaucher sur les pentes douces qui aboutissaient à des cols d'accès facile. De-ci, de-là, des groupes d'arbres apparaissaient dans les cuvettes où s'abritaient les tentes. Par larges ondulations successives, le paysage se fondait dans le lointain bleu du sud.

Soudain, le terrain se mit à descendre brusquement et nous découvrîmes la profonde vallée de Harsin dominée par des montagnes escarpées. La ville et ses jardins se distinguaient au loin, au-dessous de nous. Keram me demanda de l'excuser de ne pas aller plus avant. S'ils s'emparaient de lui, les Harsini seraient capables de le tuer. Un jour, déjà, il avait failli être pris par un groupe de Harsini en train de chasser. Il se trouvait dans une grotte et la fumée de son feu l'avait trahi. Curieux de découvrir qui se cachait en ce lieu, ses ennemis allaient entrer lorsque l'un d'entre eux se mit à éternuer. Aucun d'entre eux ne voulut pénétrer dans un endroit inconnu après un si mauvais présage, et Keram eut la vie sauve.

Je lui demandai l'origine de sa querelle avec la population de toute une ville.
— C'est à cause d'une rixe qui s'est produite il y a deux ans, me confia-t-il. Je vivais alors à Harsin, car j'avais épousé une femme harsini et possédais une maison en ville. Un soir, à la chaïkhana, une discussion s'est élevée et j'ai tué quelqu'un. J'étais dans mon droit, mais peut-être n'ai-je pas réfléchi avant de tirer. Quoi qu'il en soit, une fois rentré chez moi, ces maudits Harsini s'attroupèrent devant ma porte en criant qu'ils ne voulaient pas de nomades dans leur ville et que je devais m'en aller. Je grimpai sur le toit et déclarai que je ne m'en irais pas. Là-dessus, ils se mirent à tirer; je fis feu à mon tour et atteignis quelques-uns des leurs. Puis ils encerclèrent la maison. Je me réfugiai au premier étage où se trouvait une petite fenêtre, d'où il était facile de tirer et nous continuâmes à nous canarder jusqu'au matin et tout le jour suivant. Les murs de la maison étaient élevés, de sorte qu'on ne pouvait y pénétrer de nulle part. Comme j'avais un ami parmi les assaillants, il profita de l'obscurité pour grimper jusqu'à moi et venir me parler. Je lui demandai de se rendre dans la montagne et d'appeler ma tribu à l'aide. Cependant, les Harsini savaient que je fumais tous les soirs ma pipe d'opium et ils comptaient donner l'assaut lorsque je m'arrêterais de tirer. Mais mon épouse était une femme courageuse ; je l'installai à la fenêtre avec le fusil, elle continua à tirer tandis que je fumais, et elle prétendit même avoir atteint un homme. En tout cas, nous avons tenu bon toute la nuit et, le lendemain matin, à l'aube, tik tak, nous entendîmes des coups de feu partout dans la montagne. Les Kakavend arrivaient. Avant les batailles de cette dernière année, notre tribu comptait huit mille hommes aptes à combattre. Dès que les Harsini apprirent que ma tribu s'avançait contre eux, ils se dispersèrent comme des lièvres. Ma femme sella mon cheval, je m'en allai seul à la rencontre des miens et revins vivre avec eux dans les montagnes. Et je ne suis jamais retourné à Harsin depuis.
— Et qu'avez-vous fait de votre femme ? lui demandai-je. J'espère que vous l'avez emmenée. Elle me paraît être une personne fort précieuse.
— Je l'ai envoyée chercher par la suite, dit Keram.
Elle est encore avec moi, ajouta-t-il, comme si c'eût été un fait remarquable. Je l'aime bien, elle vaut un homme.

Après quoi nous nous séparâmes. Je donnai à Keram mon manteau de fourrure que n'avait pas mérité le chef duliskani et j'y ajoutai le peu d'argent liquide qui me restait. Puis je descendis au pays des automobiles d'où je commandai par téléphone une voiture pour Kermenshah. Quant à Keram, il retourna à Tudaru où, à n'en pas douter, il continue à regretter les jours heureux où chaque habitant du Luristan avait son fusil.

 

L'hospitalité

p92 - Le Pir Muhammad nous aurait menés tout droit au pied de la Grande Montagne, mais la plupart des défilés creusés par ces torrents sont trop impraticables, même pour des sentiers de Lurs. Bientôt il nous fallut contourner le canyon et grimper à même les pentes. Elles étaient formées de couches stratifiées, plus chaotiques que toutes celles que nous avions vues auparavant, mais elles montraient un ordre singulier comme si des titans avaient posé en assises régulières les blocs de pierre déformés et inclinés suivant un invraisemblable plan architectural. Des arbres prêtaient leur beauté aux rochers. Cependant, quittant le chaos inférieur, nous atteignîmes une pente plus douce où des chênes clairsemés se dressaient, chacun sur son ombre, au-dessus du sol nu, parsemé de gravier blanc. Nulle habitation mais une paix amicale. Quelques bûcherons en tuniques blanches, poussant leurs ânes, passaient de temps à autre sur la route. Comme le soir tombait et que nous descendions d'un talus à l'autre, nous aperçûmes une plaine au-dessous de nous et, au-delà, la Grande Montagne comme un rideau dans le crépuscule.

Nous distinguions en bas, dans de petits espaces cultivés, des tentes noires par groupes de deux ou trois, minuscules et solitaires. Nous ne devions pas aller aussi loin car, en approchant d'une petite source à flanc de coteau, nous y trouvâmes trois jolies jeunes femmes penchées sur leurs outres en peau de chèvre qu'elles remplissaient d'eau. Lorsqu'elles virent que nous étions des étrangers, elles s'empressèrent de nous inviter à partager l'hospitalité de leurs modestes habitations.

Le petit campement comportait seulement quatre tentes, les premières du pays des Arkwaz, et nul chef de clan ne vint nous y recevoir. Les habitants en étaient si misérables qu'ils n'avaient ni viande, ni volaille, ni oeufs, ni lait, ni riz, ni thé, ni sucre. En fait, ils ne possédaient que l'indispensable sac de farine et une maigre plantation de tomates et de concombres qu'ils dépouillèrent entièrement avec le noble esprit qui fait loi chez eux.

Ces trois jeunes femmes étaient charmantes. Les hommes étant restés au-dehors de la tente, je m'assis avec elles à l'intérieur, auprès du feu, à l'abri du vent de la nuit. La maîtresse de maison était une femme plus âgée au doux et gai visage. Nous lui avions été amenés par sa fille, sa bru et une amie, et toutes trois nous exhibèrent comme une trouvaille précieuse due à une chance rare. Je découvris bientôt que j'étais entourée d'une sorte de halo magique qui ne m'appartenait pas en propre, mais qui était dû au prestige de Bagdad d'où je venais et qui rejaillissait sur moi. Deux des jeunes femmes y avaient passé quelques mois pendant que leurs maris y travaillaient comme portefaix; elles en gardaient un souvenir radieux. Elles caressaient mes vêtements de citadine avec une expression d'ardente convoitise.

Kahraba, électricité ! J'allumai ma lampe de poche, et elles répétèrent le mot à plusieurs reprises comme s'il eût suffi à faire naître une foule de désirs intenses. Le culte oriental pour la mécanique nous paraît déplorable et superficiel. Mais vu d'ici, dans un cadre aussi dépouillé, et dans ce coin perdu où la satisfaction des besoins les plus essentiels reste précaire et où tout moment de bien-être semble une bénédiction et un miracle, le rayonnement de la machine, de cet objet qui procure sans peine le confort, prend un autre aspect. Auprès du foyer, dans la tente vacillant sous le vent nocturne, la lumière qui jaillissait à volonté entre mes paumes tenait du divin, c'était véritablement le feu arraché au ciel par Prométhée et qui se soumettait humblement aux besoins de l'homme. C'est ainsi que leurs yeux voyaient ma torche avec plus de vérité peut-être que nous, qui n'achetons qu'un morceau de verre et un filament de tungstène sans âme.

J'admirais la beauté des deux jeunes femmes, beauté noble d'une vieille race, leurs mains menues, leurs lèvres minces et leurs longs visages ovales. Elles portaient sur la tête de petites calottes brodées de perles autour desquelles elles enroulaient de volumineux turbans aux couleurs sombres. Les bracelets de perles entourant leurs chevilles serraient étroitement leurs pantalons écarlates qui se terminaient par une frange de laine au-dessus de leurs petits talons nus. C'est un costume commode et décent pour des femmes qui sont sans cesse assises par terre. Par-dessus leurs pantalons, elles portaient des tuniques flottantes en cotonnade imprimée, semblable au vêtement fleuri que je transportais dans la sacoche de ma selle. La fille de la maîtresse de maison était vêtue d'un long manteau de velours ouvert sur le devant. Son nez était percé par un anneau d'or, orné d'une turquoise, qui pendait au-dessus du tatouage marquant sa lèvre. Ses mains et ses pieds étaient tatoués d'un assez joli dessin bleu représentant de fines branches de palmier, et à son poignet de lourds anneaux d'argent étincelaient à la lueur du feu pendant qu'elle pétrissait la pâte pour notre dîner.

Je me demandais si, parmi leurs poètes qui continuent à chanter à l'ancienne les choses qui les entourent, il n'y en aurait pas un qui aurait vanté la beauté des mains de sa bien-aimée, ornées de lourds bracelets, tandis qu'elle jette la pâte d'une paume dans l'autre avec un mouvement vif et gracieux en accomplissant cette tâche domestique, la plus noble de toutes. Lorsque la farine fut pétrie, on posa sur la flamme une sorte de bouclier convexe en métal appelé saj, on jeta dessus des galettes de pâte, et, en un clin d'oeil, on en retira du pain chaud et plutôt mal cuit.
Mais ce ne fut pas tout notre souper. Des tomates cuisaient dans une marmite, tandis que nous apaisions notre faim avec des concombres crus. Évidemment, le repas qu'on nous servait là représentait un festin pour nos hôtes. De temps en temps, la mère de famille remuait les tomates, y goûtait et hochait la tête d'un air d'approbation indescriptible.

Quatre petits garçons, frémissants de curiosité, étaient assis en silence l'un à côté de l'autre, tandis qu'un enfant plus jeune s'amusait avec deux agneaux attachés dans la tente près du feu, hors d'atteinte des loups; ces bêtes, de toute évidence, étaient traitées comme des membres de la famille. Une petite fille, l'aînée des enfants de la plus jolie des trois femmes, s'occupait à des travaux ménagers, sachant qu'elle n'aurait point part au festin.

Le dîner était prêt. On servit dans un plat les tomates bouillantes; hélas, elles avaient diminué de moitié et suffirent à peine à remplir trois petites assiettes d'étain, une pour moi, une pour le Philosophe et une pour les deux muletiers. On nous les présenta telles quelles, tandis que la famille nous considérait dans un admirable silence. Seul un petit garçon, encore incapable de maîtriser ses sentiments, suivait les assiettes du regard. Des larmes montèrent lentement à ses yeux, les coins de sa petite bouche s'abaissèrent. Sa mère, toute honteuse, lui administra une petite tape, puis, en cachette, lui donna à sucer ses doigts qui gardaient un peu du goût des tomates.

Pour ma part, mon appétit était tel que j'aurais aisément fait un sort aux trois assiettes à la fois. Mais qui donc aurait pu résister à ce spectacle qui vous brisait le cœur ? Impossible de rien dire ; notre hôtesse se serait sentie gravement offensée, mais j'avais la ressource de laisser une partie de mon repas dans mon assiette. Je n'avais pas absorbé la moitié de mon dîner microscopique que je prétendis être rassasiée. Les quatre petits garçons léchèrent ce qui restait ; quant à la fille, elle connaissait déjà les lois qui régissent ce monde. Elle ne s'était attendue à rien et n'eut pas une miette.

 

Les bandits

p163 - Nous remontâmes la vallée, parcourant le trajet déjà suivi lors de notre arrivée, jusqu'au moment où, à peu près une demi-heure plus tard, nous aboutîmes à un sentier qui serpentait sur le versant de la montagne entre des affleurements de calcaire pareil à du sel. Ma monture avançait péniblement. La roche blanche s'effritait sous ses sabots et la pente du sentier était très inclinée. En d'autres circonstances, je ne serais pas montée à cheval, mais je voulais fatiguer mon escorte tout en restant moi-même alerte et dispose. Je demeurai donc sur ma selle, regardant devant moi les hommes grimper de leur pas élastique de montagnards. La matinée s'avançait et le soleil tapait fort. Émaillée de genêts et autres arbustes, la pente blanche étincelait à la lumière. A nouveau nous entrions dans la joyeuse solitude des hauteurs. Venant d'un imamzadeh sur les rives du Saidmarreh, une piste importante longeait le sommet de la longue crête bombée et descendait dans la plaine de Shirwan au nord-ouest. La piste se maintenait un peu au nord de la crête, puis s'enfonçait pour escalader ensuite une pente parallèle plus élevée et tout aussi longue. Pendant un temps, la voie passait donc par une sorte de hamac entre deux chaînes montagneuses, invisible de partout sauf de quelques sommets solitaires. Sa'id Ja'far m'expliqua que cet endroit était toujours infesté de brigands. Comme nous descendions, un homme sauta hors d'une petite ravine située en contrebas e bondit sur les rochers. Le gendarme épaula son fusil et fit feu.
C'était la première fois de ma vie que je voyais un brigand, et je dois avouer que j'éprouvai une agréable surprise. Une petite troupe de bandits se tenait en dessous de la route, et le gendarme, Sa'id Ja'far et Ali se dirigèrent vers eux d'un pas rapide, mais avec maintes précautions, comme s'ils s'attendaient à ce qu'on tirât sur eux. Plus loin, deux hommes avec quelques chèvres couraient à toutes jambes vers le fond de la vallée, et je songeais que c'était là faire trop de cas d'une troupe de malfaiteurs; mais j'étais trop absorbée par notre petit groupe pour en tirer des conclusions. J'arrêtai mon cheval sous un petit arbre épineux et, telle une damoiselle d'un roman de chevalerie, j'observai la marche des opérations, en souhaitant qu'une bataille éclatât.

Après quelques instants d'hésitation, les brigands décidèrent de ne pas nous attendre et descendirent la pente à une allure de gazelles. Sa'id Ja'far et le gendarme m'appelèrent, je me hâtai de les rejoindre, descendis de cheval et détachai l'outre de la selle pour en alléger le poids. Le gendarme sauta sur ma monture et poursuivit les fuyards par-delà un long épaulement herbeux. Husein le suivit au pas de course ; mes deux autres compagnons et moi restâmes à les regarder jusqu'à ce qu'ils fussent hors de vue.

Leur absence dura environ quarante minutes, et nous retrouvâmes à nouveau un merveilleux silence, une solitude totale. Je commençais cependant à craindre que notre gendarme n'eût été tué. Sa'id Ja'far, lui, n'était pas inquiet. Les fuyards étaient des amateurs. Les bandits professionnels portent des vêtements blancs, de sorte qu'on ne les distingue pas des rochers, mais plus d'un honnête indigène peut se livrer à quelque brigandage sur une route aussi isolée et mal famée, surtout s'il risque peu de rencontrer des adversaires armés.
— Une attaque en force est tout à fait improbable, m'expliqua Sa'id Ja'far. En grimpant vers le col, il peut vous arriver de voir quelqu'un surgir d'une ravine, comme l'homme de tout à l'heure, et vous demander la permission de vous dévaliser. Si vous y consentez, vous pourrez repartir, dépouillé de vos biens mais sans autre dommage. Si vous résistez, le voleur fera le plus souvent demi-tour et disparaîtra dans ce terrain accidenté. Vous et votre escorte poursuivrez votre route, apparemment en sécurité jusqu'au col. Là se trouve un passage étroit entre des rochers, vous y serez accueillis par un tir d'enfilade et ce sera la fin de votre entêtement et de vous-même.

Sa'id Ja'far finissait de m'exposer la technique du sport favori au Luristan, lorsque deux voyageurs apparurent sur la piste déserte. L'un d'eux était déjà vieux, l'autre un jeune homme; tous deux portaient une canne à lourd pommeau métallique. Sa'id Ja'far et Ali se dirigèrent vers eux avant qu'ils ne fussent trop près de moi. Je m'amusais à observer les mouvements d'approche des deux groupes, dont chacun nourrissait évidemment les plus noirs soupçons sur le compte de l'autre. A bonne distance, ils se saluèrent puis, avançant avec précaution, les cannes prêtes à entrer en action, ils s'interrogèrent sur le nom respectif de leur tribu, et le but de leur voyage. Les explications paraissant suffisantes, ils tinrent leurs cannes de façon plus pacifique, se rapprochèrent et j'eus la permission de venir m'intégrer à la conversation.

Les deux voyageurs nous informèrent qu'ils avaient vu les fauteurs de trouble. Ce n'étaient nullement des brigands, mais des membres de la tribu des Hindimini.
— Pourquoi se sont-ils précipités vers nous ? demandai-je.
Les inconnus semblèrent trouver cette attitude tout à fait naturelle.
— Ou bien ils ont cru que nous étions des brigands, et ont voulu dès le début occuper la meilleure position, expliqua Sa'id Ja'far, ou bien ils ont cru que nous étions sans armes et, en ce cas, ils nous auraient dévalisés.
— Cela prouve, fis-je, que lorsqu'on circule escorté d'un représentant de l'ordre, on rencontre toujours quelqu'un sur qui tirer. Heureusement que nous avons raté cet homme !
— Il l'a bien cherché, rétorqua Sa'id Ja'far. Il aurait dû s'arrêter en voyant le gendarme, et ne pas le faire galoper ainsi pendant des kilomètres. Mais les voilà qui reviennent.

Le pandore venait vers nous au trot, tandis que Husein courait à son côté en s'agrippant à ses étriers de cuir et que la vieille jument secouait sa crinière comme si elle venait de passer un bon moment.

Le gendarme était furieux contre les Hindimini qui l'avaient fait courir jusqu'à mi-chemin du sommet avant qu'il réussît à les rattraper, et à découvrir qu'il s'agissait de gens tout ce qu'il y a de plus respectables et paisibles.
— Et le Naib (lieutenant) me dira que j'ai gaspillé une balle pour rien ! ajouta-t-il.
— Peu importe, fis-je, c'était un excellent spectacle.
Nous fûmes tous d'accord sur ce point et, pleins d'entrain, nous reprîmes notre expédition interrompue.

 

Le trésor

p215 - Fin de l'expédition à Bagdad

Lorsque je me trouvai à Bagdad, mes autres expériences avaient un peu effacé dans mon souvenir l'histoire du trésor. Je passai une journée dans un état euphorique, toute à la joie de m'habiller convenablement et de me baigner, après un mois de privations, puis je téléphonai à mon ami M. pour lui annoncer mon retour et lui demander, sans attendre avec beaucoup d'impatience sa réponse, pourquoi donc mon complice, le Lur Hasan, avait manqué au rendez-vous.

A ma vive surprise, j'entendis une sorte de cri étouffé à l'autre bout du fil. M. s'exclama : «Dieu merci, vous êtes saine et sauve !» et m'annonça qu'il devait me voir immédiatement. Et il vint en effet me raconter une série d'événements abracadabrants dont, pour la plupart, nous ne pûmes distinguer la part de vérité. Je vais les relater brièvement en guise d'épilogue.

Le Lur Hasan n'avait pu venir me retrouver car on l'avait jeté en prison. (Personnellement, je suis convaincue qu'il n'avait jamais eu l'intention de venir me rejoindre.) Son ennemi, l'ex-vizir, n'eut pas plus tôt entendu parler de notre projet, par les vagues rumeurs qui couraient dans les bazars, qu'il accusa le jeune homme d'avoir volé un coffret à bijoux, et le fit mettre sous les verrous. Et, en effet, il apparut que le coffret avait été volé. Hasan déclara que les bijoux lui appartenaient. Ils provenaient de sa première trouvaille dans la grotte au trésor et avaient été confiés à la garde du vizir, qui refusait de les rendre. En tout cas, l'accusation de vol ne put être confirmée, mais l'influence des délateurs suffit à maintenir Hasan en détention à Bagdad.

M. apprit la nouvelle deux jours après mon départ. Il entreprit aussitôt un certain nombre de démarches et réussit à faire mettre Hasan en liberté sous caution. Quant à moi, il ne pouvait plus me joindre pour me prévenir. Hasan n'avait pas le droit de quitter la ville et tout ce qu'ils purent faire, ce fut d'envoyer à ma recherche un cousin d'Hasan avec une lettre que je ne reçus jamais, car le messager fut arrêté près de la frontière par la police persane et emprisonné comme agitateur.

Un beau matin, Hasan arriva, surexcité, dans le cabinet de M. Il raconta que le vizir avait appris mon départ. Supposant que je reviendrais avec le trésor, il avait envoyé six hommes choisis parmi les coolies des bazars pour m'arrêter avant mon retour. On avait donné (ou promis) 400 roupies à chaque coolie — prix alléchant mais invraisemblable — avec l'ordre de surveiller séparément les différents sentiers entre Arkwaz et Zurbatiyah, voie la plus courte et la plus normale pour quiconque voudrait rapporter un chargement précieux. Hasan craignait avec raison que, dans cette région complètement inhabitée, un meurtre ne fût commis sans que l'assassin pût jamais être découvert. Mon sort semblait définitivement fixé, à moins que je ne choisisse de rentrer par un autre itinéraire.

Malgré cette affreuse certitude, M. ne pouvait rien tenter. Aucun avertissement ne me parviendrait à temps. Les autorités britanniques et irakiennes ne pouvaient en aucun cas intervenir sur le territoire persan. Les représentants britanniques auxquels M. fit part des faits, loin de se montrer disposés à venir à mon secours, ne firent qu'ajouter à l'angoisse de M. Ces messieurs affirmèrent qu'il aurait dû, dès le début de l'histoire, prévoir un semblable dénouement et ils ajoutèrent que, à l'avenir, l'armée britannique ferait bien de décourager les voyageuses plutôt que de les inciter à se lancer dans ce genre de randonnées.

«Vous ne pouvez vous imaginer, me confia mon ami, dans quelle anxiété j'ai vécu pendant tout ce temps. »

Pour aggraver son inquiétude, j'étais revenue plus tard que prévu. Si Hasan avait pu me rejoindre comme convenu, et que nous ayons trouvé le trésor, il était en effet prévu que nous reviendrions immédiatement avec notre butin. Dans ce cas, nous aurions pu être de retour en Irak environ quinze jours après notre départ. Mais comme je n'avais pas découvert de trésor, je n'avais nulle intention de hâter mon retour. De plus, sans l'intervention du lieutenant de gendarmerie qui m'empêcha de franchir le fleuve, j'aurais passé encore deux semaines supplémentaires sur sa rive orientale. Pendant les dix derniers jours, M. était près de croire que l'on m'avait assassinée.

Mais ses ennuis ne prirent pas fin lorsque j'arrivai à Bagdad. Très vite, le bruit se répandit que le trésor se trouvait en ma possession. Le vizir était convaincu que Hasan en avait eu sa part, et Hasan, lui, croyait que j'avais gardé le tout. Même Shah Riza insinua que l'on m'avait vue sur une montagne avec un sac que je pouvais à peine porter ! D'après la rumeur qui parvint à la police persane, puis retourna graduellement à la tribu au milieu de laquelle j'avais séjourné, j'avais fouillé des tombes et découvert des crânes d'infidèles enrobés d'or massif ! A la suite de toutes ces rumeurs et de cette agitation, M. dut se rendre au tribunal de police de Bagdad pour répondre à diverses questions. Il faillit être impliqué dans les inextricables méandres des affaires d'Hasan.

Ce dernier perdit complètement la tête, se mit à boire de l'arak et essaya de se suicider en se jetant dans le Tigre ; puis il attaqua les fils du vizir qui se promenaient dans High Street et proposa d'acheter vingt témoins et d'intenter un recours en justice. On ne cessait de me dire sans aménité que mes amis étaient tous en prison ou sur le point d'y être jetés. Et lorsqu'en fin de compte nous apprîmes qu'Hasan avait été à nouveau arrêté et placé en sûreté entre les quatre murs d'une prison gouvernementale, nous éprouvâmes un réel soulagement.

Quant au trésor, je ne puis affirmer qu'il existe... ou qu'il n'existe pas. La montagne et la caverne sont restées inexplorées jusqu'à ce jour.

 

Alamut

p235 - Il nous fallut escalader un ravin abrupt vers le col de Chala, et l'air devenait plus vif au fur et à mesure que nous montions. Les replis de terrain s'amoncelaient entre nous et la plaine méridionale. Sur les pentes schisteuses, la fine couche de terre se couvrait d'herbes épineuses et de fleurs : pieds-d'alouette, lavande, mignonnettes, pédiculaires, scabieuses aux collerettes délicates et une fleur cruciforme rose, l'æthionema, qui poussait en touffes si épaisses sur les saillies rocheuses qu'elle donnait un peu de couleur à la vallée blanchie par le soleil et la neige. Nous n'apercevions pas un seul champ labouré, pas la moindre habitation, à part quelques tentes noires de nomades sur un cirque éloigné où les bergers itinérants gardaient les bêtes du village en été.

— Mon troupeau se trouve là-bas, m'informa Aziz, en indiquant une colline éloignée. En automne, on me le ramène.

Le pauvre Aziz haletait derrière moi car, ravie d'escalader à nouveau les pentes raides de la montagne, j'avançais en sautillant.
Nous commencions à croiser les marchands de riz en provenance de la Caspienne qui franchissaient les cols pour venir vendre leur précieuse denrée. Une chronique chinoise du IIème siècle fait déjà mention du riz et celui-ci était toujours acheminé par les anciennes voies.
Les habitants d'Alamut descendaient le versant à grandes enjambées, suivis de leurs mules chargées. Ils étaient bien emmitouflés dans leurs manteaux en ratine blanche, fermés sur le côté pour se protéger du froid. Ils avaient enfoncé dans leur ceinture la pipe droite des Kurdes. Rougie au henné, leur barbe était coupée court à la façon musulmane. Dans leurs visages, plus carrés que ceux des citadins, les sourcils étaient écartés et le nez long, droit ou légèrement recourbé, mais jamais aquilin. Ils nous saluèrent joyeusement et amicalement, et me regardèrent avec curiosité en me souhaitant la bienvenue dans leur région.

Les petites clochettes attachées à l'arrière-train des mules tintaient gaiement dans l'air calme du matin, tandis que de longues caravanes descendaient le sentier en zigzag.

Au bout de trois heures et demie, nous atteignîmes la source d'une rivière, puis du haut de la chaîne de montagnes qui évoquait un dos de baleine, nous vîmes s'étendre à nos pieds tout le pays d'Alamut.

Le moment où l'on aperçoit, même de loin, le but de son voyage, est un instant solennel. N'existant jusque-là que dans l'imagination, il devient tout à coup tangible, accessible. Le nombre de chaînes de montagnes, de rivières, de sentiers poudreux ou desséchés qui restent à franchir importe peu. Le but est dorénavant atteint.

Ce fut sans doute le sentiment éprouvé par les anciens Barbares qui, du haut de la muraille alpine, découvrirent les premiers la plaine lombarde, Vérone et ses tours, ainsi que le lit blanc du fleuve au-dessous d'eux. De même Xénophon, Cortez et tous les voyageurs, tous les pèlerins, si humbles fussent-ils, qui vécurent avant ou après eux. Et moi aussi j'ai ressenti pareille émotion devant le vaste paysage coupé de chaînes de montagnes rouges et noires. Les montagnards à mon côté, ravis de mon émerveillement, me désignèrent le chemin du Rocher dans une faille vert clair que la distance faisait paraître étroite.

Là-bas se trouvait la vallée des Assassins, orientée au nord-est, et devant elle, entre des crêtes moins élevées, la courbe étincelante du Shah Rud.

Au-delà, et dominant tout le reste, dressé comme un autel au milieu des arêtes noires qui montent vers lui entre les champs de neige, le Takht-i-Suleiman, le «Trône de Salomon», avait vraiment l'air d'un trône entouré par ses pairs moins élevés que lui. La neige fondue semblait l'envelopper d'une draperie amidonnée et aplanie qui luisait à distance. Et les bras rocheux du siège se détachaient nettement contre le ciel.
Plus bas et plus près, mais toujours au-dessus de la limite des neiges éternelles, nous distinguions les cols : le Salambar que nous espérions traverser et le Syalan, encore bloqué par la neige. Les sommets de l'Elbourz nous étaient cachés par la chaîne même sur laquelle nous nous trouvions. Mais nous pouvions voir l'orientation générale des sols qui, partant des régions inhabitées du nord-est, descendaient de chaque côté de la vallée d'Alamut, enclose entre des pentes abruptes, jusqu'au point où ils s'enfonçaient, au nord, dans le dédale des coteaux du Rudbar, au-delà du Shah Rud, à nos pieds, région maintenant verte et herbeuse mais habituellement aride et stérile, où plusieurs cols d'accès facile mènent aux rivages de la mer Caspienne.

 

Lamasiar

p270 - Les brumes du soir voilaient déjà les taches vertes des villages et les ravins creusés par des rivières invisibles. Ce qui nous frappa, ce fut, dans la nuit tombante, le silence de cette étendue immense et grise, où l'on n'entendait pas le moindre son, la moindre voix.

J'aperçus à nos pieds, à bonne distance, une petite baraque en bois que l'on nous avait dit être une auberge, et je demandai à Ismaïl de s'y rendre et de commander un plat de pilau, tandis que je restais en arrière à prendre quelques repères. Cela me demanda plus de temps que je ne pensais, et lorsque j'entrepris enfin la descente dans la pénombre du crépuscule, je me sentis étrangement abandonnée sur cette vaste crête solitaire. J'arrivai bientôt aux premiers champs de blé situés très haut, ils n'étaient pas encore moissonnés. Nulle trace d'Ismaïl et de ses mules. La solitude qui m'oppressait me parut plus inquiétante encore lorsque je vis trois hommes armés de faucilles dévaler la pente et se mettre en travers de la route. Une faucille est toujours un outil menaçant s'il est. tenu par quelqu'un dont les intentions sont douteuses. Les trois inconnus s'arrêtèrent pour attendre en silence que je les rejoigne. Jadis, un guide druze m'avait conseillé, si je me promenais seule dans la nature et que je rencontrais des inconnus, de toujours leur lancer un salut amical d'aussi loin que possible.

Aussi je criai : «La paix soit avec vous» et «Suis-je encore loin de l'hôtel ? » ou quelque chose de ce genre.

Les deux hommes répondirent en chœur : «La paix soit avec vous» et s'avancèrent de l'air le plus cordial du monde. A l'auberge, me dirent-ils, le patron ne servait aux âniers que du thé pendant la journée, car le soir il allait dormir dans un village situé bien plus bas. Mais ils pouvaient me conduire dans leur propre village.
— Où se trouve-t-il? fis-je.
— Juste là.
Et ils m'indiquèrent, en dessous de nous, sur un éperon de notre montagne presque perpendiculaire à l'endroit où nous nous trouvions, un petit tas de maisons et d'arbres entourés d'un cercle d'aires de battage, qui dominaient deux précipices : c'était Mirg.
Je repris :
— Fort bien, mais il faut que vous appeliez Ismaïl.

J'apercevais d'ailleurs un petit point noir, sur le flanc de la montagne voisine, et ce devait être mon compagnon. Le plus grand des trois hommes mit ses mains en porte-voix et cria dans la nuit :
— Ya Ismail, ya Ismaïl, heh !

Une faible réponse nous parvint.
— Prends le sentier de gauche, à gauche, heh ! De nouveau Ismaïl acquiesça d'une voix étouffée par la distance.
— Au-delà du torrent, du torrent, heh !

Une fois de plus une réponse lointaine.
— Vers le village, le village, heh !

Ismaïl fit rebrousser chemin à ses mules.

Mes nouveaux amis étaient des Kurdes. Un siècle plus tôt environ, le Shah de l'époque avait établi leurs ascendants dans la région et, depuis, la tribu avait vécu à Mirg, conservant sa propre langue mais parlant aussi le persan. Des Anglais qui avaient effectué des levés topographiques en Iran quelques années auparavant avaient séjourné dans leur village.

— Et vous, pourquoi venez-vous ? demandèrent-ils après avoir répondu à mes questions.
— Je cherche une ruine du nom de Lamiasar.
— Lamiasar, fit un vieux paysan qui venait de nous rejoindre, perché sur un âne et portant de l'herbe sous le bras. Voilà Lamiasar, et de sa faucille il indiqua un repli de la montagne, très loin, au-delà du Shah Rud. Vous pouvez y arriver en une journée.
La fortune est clémente à qui lui accorde sa confiance.

Rustum Khan, le seigneur de Mirg, était un Kurde au visage allongé, aux manières plaisantes. Il était assis dans une pièce blanchie à la chaux, meublée de tapis, de couvertures et de quelques bahuts ornés de fer-blanc peint, de dorures et de clous qui formaient des dessins. Dans les niches des murs, se trouvaient quatre lampes aux globes en verre, deux verts et deux roses. De petits plateaux de cuivre, destinés aux verres de thé, étaient suspendus, deux par deux, sur les murs entre les niches. Le samovar de cuivre occupait le centre de la salle. Tout cela appartenait à sa jeune épouse, blonde, fraîche et grassouillette comme une Allemande. Elle parlait le dialecte tout à fait incompréhensible de Muhammadabad, la vallée inférieure.

Quel aimable village ! Il ne se composait que d'une vingtaine d'habitations. Les enfants qui avaient envie de fréquenter l'école étaient obligés de marcher plusieurs heures en aval de la rivière. Le village cependant possédait une maison de bains. On me raconta que les hivers étaient si froids que les loups eux-mêmes ne se risquaient guère à sortir de leurs tanières. Rustum Khan était assis devant son kursi, brûlant le charbon de la jungle caspienne, qui mettait quatre jours pour lui arriver.

Ce Rustum Khan, homme cultivé, avait passé une année à Téhéran et été l'ami de l'émir Sipahsalar à Tunakabun, personnage important dans la région : les démêlés financiers de ce dernier avec le gouvernement l'avaient amené à se suicider à l'âge de quatre-vingts ans. Rustum en parlait avec affection. Il parlait aussi amicalement des Anglais qui avaient été ses hôtes, et il me raconta que l'un d'eux avait amené avec lui une femme persane. Mais, pendant son séjour à Mirg, ce voyageur avait reçu un chèque de son père accompagné d'une lettre exigeant son prompt retour — sans la dame. Il semblait qu'il eût laissé celle-ci à Qazvin, procédé jugé amusant par les Kurdes, mais très compréhensible.
Ceux-ci croyaient que l'arabe était aussi la langue des Anglais; ils furent très surpris lorsque je leur expliquai que nous avions notre propre langue.

 

La maladie

p298 - Le lendemain, je me sentis si faible qu'il me fut peine possible de traverser la terrasse pour me rendre dans ma chambre; je doutais être en mesure de voyager. M'habiller et emballer mes affaires me demanda un effort surhumain. Je m'évanouis deux fois en faisant mes bagages et, lorsque je finis par boucler mes sacoches, j'appréhendais fort les cinq heures de cheval qui m'attendaient. Mais si je manquais d'entrain, le docteur en avait de reste. Il me hissa sur ma mule et, me mit en main mon ombrelle. Les aimables sujets de Shutur Khan me firent des signes d'adieu, et je fus emmenée, chancelante et passive, en amont de la vallée, qui devenait pour un temps désertique et chaude, un peu après la sortie du village.

Nous traversâmes la rivière Alamut et restâmes sur la rive méridionale. Le sentier de l'an dernier, d'une étroitesse surprenante, montait sur l'autre versant vers les falaises rouges abruptes. Mais j'avais du mal à prêter attention au paysage. A demi couchée sur ma plate-forme cahotante, je ne voyais guère au premier plan que le médecin, dont les pieds se balançaient au-dessous de sa selle et dont le chapeau pahlevi, posé sur le coin de l'oeil, couvrait un mouchoir destiné à protéger sa tête du soleil. Il fredonnait des chansons d'amour persanes, tout en brandissant sa canne, tandis que les longues oreilles de sa mule pendillaient devant lui.

Au bout de trois heures, nous nous trouvions de nouveau dans une partie verte de la vallée et arrivions à Zavarak, le plus joli de ses villages, niché à l'ombre des arbres. C'est l'agglomération la plus importante de la vallée d'Alamut. Le frère de Nasir-ud-Din Shah s'en empara comme s'il s'agissait d'une prérogative royale, y construisit un château et s'y maintint pendant vingt-cinq ans, en dépit des protestations des paysans qui n'avaient plus jamais eu de maître depuis le temps des Assassins. Lorsque l'on détrôna le dernier Shah, les habitants de Zavarak prirent la forteresse, la rasèrent et retrouvèrent ainsi leur indépendance. Ils sont, comme on peut se le figurer, les soutiens dévoués du nouveau régime.

La population entière se trouvait dans les prés, battant et vannant le grain — tableau de prospérité toute arcadienne.
On me souleva de ma selle pour me coucher dans une petite pièce, sur un tapis de feutre mazanderani. Là, on m'offrit du thé, on me fit une injection de camphre et on me couvrit d'un drap pour me protéger des mouches. Pendant ce temps, le docteur bavardait avec la famille de mon hôte et écoutait les nouvelles locales. Environ trois heures plus tard, nous repartîmes.

A présent, nous avancions vers le sud sur la pente de l'Elbourz qui, en cet endroit, forme une immense terrasse en surplomb, parallèle à la vallée mais 300 mètres au-dessus ; elle est coupée à intervalles plus ou moins réguliers par des crevasses profondes, presque perpendiculaires. Trois villages s'élèvent sur cette terrasse, Painrud, Balarud, Verkh. Chacun d'eux séparé de ses voisins par ces crevasses, chacun d'eux adossé aux contreforts de l'Elbourz. Ils font face au demi-cercle formé par Alamut et à toutes les montagnes orientales jusqu'au Takht-i-Suleiman lui-même, qui se dresse, souverain, à l'horizon.

Notre ascension se poursuivit pendant une heure et demie : d'abord en zigzaguant le long de la muraille qui part de la vallée d'Alamut, puis sur une pente plus douce mais encore fort raide, en traversant les champs du replat. Enfin, nous atteignîmes Balarud, incliné vers le nord et entouré de jardins clôturés. Un ruisseau coulait entre ses maisons dispersées et tous les arbres fruitiers possibles l'abritaient sous leurs ombrages : noyers, cerisiers, pommiers, poiriers, néfliers, ainsi que des peupliers et des saules.

Aziz, qui avait, pour me servir, laissé en plan ses affaires au village de Garmrud, donna de l'éperon à sa mule.
— Quelle maison vous plairait-il d'habiter? me demanda-t-il.
Je choisis une haute bâtisse avec deux pièces sur le toit et dont trois côtés donnaient sur des espaces découverts. Aziz s'occupa d'en faire sortir les occupants.

Obéissant aux lois inconditionnelles de l'hospitalité en Orient, ils déménagèrent en un quart d'heure la plus grande partie de leurs affaires, balayèrent les nattes de roseaux étalées sur le sol avec un balai de feuilles fort peu efficace, et me permirent de m'installer chez eux, alors qu'ils allaient loger dans une baraque située plus bas et qui ressemblait à un poulailler. Aziz et Ismaïl me cherchèrent des meubles, pendant que, debout à la fenêtre, je contemplais le Takht-i-Suleiman, ses bras noirs dressés haut et net dans le ciel lointain. Je n'aurais jamais cru le revoir d'aussi près.

 

Aziz

p309 - La femme d'Aziz vint à notre rencontre entourée de beaucoup d'autres villageoises, vêtues de rouge et de jaune. Elles formaient un joli tableau entre les peupliers et les rochers de la rivière. La femme d'Aziz accourut vers moi pour s'emparer de la bride de ma mule et me conduire en triomphe, tandis que les habitants, assis sur les toits de leurs maisons, me souhaitaient la bienvenue. Il régnait une atmosphère de fête, car on devait célébrer le lendemain trois mariages, dont l'un d'eux était en quelque sorte une affaire «internationale» entre ce village et celui de Pichiban, situé sur la route du col.

Dans ces circonstances, il fallait bien que le Takhti-Suleiman nous attendît encore, car rien n'aurait pu décider Aziz à manquer les festivités.
Sa femme était plus jolie que jamais, mais la désunion régnait dans le ménage. Aziz s'était remarié et passait la majeure partie de son temps avec sa nouvelle épouse qui habitait de l'autre côté de la rivière. Je dois admettre, à sa décharge, que la vie n'était pas très agréable pour lui lorsqu'il regagnait son ancien foyer. Sa mère, une vieille femme au visage d'aigle, le défendait loyalement, mais l'épouse offensée ne voulait pas entendre parler d'un compromis. Telle Médée, et bien d'autres personnages de moindre importance, elle dressait devant son mari, avec une insistance dénuée de tact, le miroir du passé accompagné de la liste de tous ses manquements depuis leur mariage, seize ans plus tôt, alors qu'elle était âgée de quatorze ans et lui de seize. On n'aurait pu attendre du meilleur des hommes qu'il réagît favorablement devant une attitude pareille mais, le chagrin de la pauvre femme étant si profond, il semblait inutile de lui expliquer que ses griefs ne faisaient qu'empirer la situation.

L'amour, comme la porcelaine brisée, devrait être enterré et pleuré, car seul un miracle peut le ressusciter. Mais qui donc en ce monde n'a pas, en des instants de désespoir, pensé qu'il ferait renaître par des paroles ce qui a irrémédiablement disparu ?

Dans ces circonstances, Aziz adoptait un air penaud : ses amis le taquinaient en le qualifiant de joyeux drille.
Il était fort amoureux de sa nouvelle épouse, une belle femme déterminée, aux cheveux noirs et aux muscles de fer, qui aurait été capable de pulvériser ce petit homme d'une seule main, et qui sans nul doute s'y résoudra un de ces quatre matins.

— Qu'en pensez-vous ? me demanda-t-il d'un ton confidentiel.
Il prit un air plutôt maussade lorsque je répondis :
— A mon avis, lorsqu'un homme se marie avec deux femmes simultanément, il renonce à vivre en paix.

Devant les explosions de colère de ma jolie amie, tout le monde compatissait dans la vieille maison, comme devant une maladie regrettable mais naturelle, une femme devait s'attendre à un triste épisode de ce genre au cours de sa douloureuse vie en ce monde. Mais lorsqu'elle tenait des propos trop violents, le père, un doux vieillard assis dans un coin avec sa longue pipe, l'arrêtait net, lui rappelant qu'elle n'avait pas de raisons valables de se plaindre, car l'opinion générale reconnaissait à Aziz le droit de prendre une seconde femme, si tel était son désir.
Dans ces moments-là, la seule consolation à laquelle on pouvait recourir consistait à parler du petit Muhammad. Sa mère l'embrassait en sanglotant, traitement auquel il se soumettait avec un air ennuyé et condescendant — étonnant chez un aussi jeune mâle, mais fort alarmant.
Muhammad, à huit ans, venait d'être fiancé à une petite camarade de jeux de cinq ans, friponne rousse aux yeux bleus, que tout le monde gâtait et qui profitait au maximum des brèves années durant lesquelles elle pouvait exercer sa souveraineté, comme si elle eût compris à quel point son règne était éphémère. Le petit Muhammad était content lorsqu'on mentionnait sa namzad et s'en montrait très fier. Tous deux formaient un couple charmant, jouaient ensemble et grandissaient dans une liberté qu'auraient pu envier les Persanes de la ville.

 

 

 

La route de l'encens
Au Yemen, un voyage dans l'Hadramaout
Son premier voyage en 1935 se termine par la maladie et le rapatriement. Elle repart en 1937. Elle n'arrivera pas au but qu'elle s'était fixé. Il n'empêche qu'il se dégage de ce livre une atmosphère sereine pourtant antinomique avec la guerre et les violences habituelles de l'Hadramaout. Car Freya Stark est attentive à son entourage, toujours à l'écoute, humble, par exemple elle refuse au départ de Mukalla serviteur et escorte, on lui impose un soldat. Son comportement est à l'opposé de celui des nasara, hautains et distants, qui l'ont précédée. Quand elle contracte la rougeole elle constate combien est différente la théorie locale sur la contamination. Elle regrette que les beautés architecturales des maisons de terre des villes comme Shibam la “Manhattan du désert” soient déjà menacées par le modernisme occidentale.

"Le but du voyage, c'est le voyage lui-même, non son terme. Dès lors, qu'importe l'échec ?"
 

Le soldat
p66 - Le gouvernement de Mukalla se montra consterné devant mon désir de voyager sans serviteur ni escorte. L'explication que j'en donnai - pour être en paix et heureux avec les bédouins, il faut voyager seul avec eux - n'emporta pas son adhésion. J'étais la troisième Européenne à pénétrer dans l'intérieur du pays, et la première à m'y rendre seule : toutes les excentricités étaient possibles et même probables mais, étant donné l'absence de précédents, il était difficile d'y faire face. En ce qui concernait l'escorte, en revanche, je ne pus agir à ma guise : ils me confièrent à un soldat noir nizami, un esclave, qu'ils rendirent responsable de ma vie, de ma sécurité et de mon bien-être en général.

Il nourrissait les mêmes doutes que moi sur l'efficacité de sa mission, tout en étant plus tatillon. Il avait de petits yeux légèrement saillants, rouges à chaque coin, et des pommettes hautes sur un visage plat. Au moment du départ, il apparut vêtu d'une fouta de coton couleur magenta, d'un maillot de corps et d'un turban rouge que, dans les grandes occasions, il remplaçait par un bonnet en tricot blanc semblable à ceux que l'on utilise aux sports d'hiver. Il n'avait de militaire que sa cartouchière bien remplie qui pendait mollement sur ses hanches.

Les nasara
p85 - Rash était le nom du lieu, de toute évidence très fréquenté, les cendres d'anciens feux étant dispersées çà et là. Le soldat installa mon lit à l'abri d'un rocher et, quand le souper fut prêt, je heurtai son sens des conventions en rejoignant la petite troupe devant le feu. Les hommes recouvrirent la meilleure pierre d'un sac et me firent fête, m'appelant Friya, un nom qu'ils adoptèrent pour le reste du voyage. C'est alors qu'ils me parlèrent de l'orgueil des nasara, qui leur était manifestement resté sur le cœur.

Nous avions fait un feu, dit Saïd, mais ce n'était pas assez bon pour eux : ils en voulaient un autre à part, pour eux, afin d'y faire la cuisine, et ils nous ont dit de nous asseoir très loin d'eux. Ils sont si fiers qu'ils insistent pour chevaucher devant, et nous, qui appartenons à ce pays, devons passer après eux. »

Je fis de mon mieux pour adoucir ces blessures, convaincue depuis toujours que s'asseoir le soir auprès du feu avec ses compagnons de route, quand le travail est fini et que commencent les échanges, est la seule façon de vivre en harmonie et dans leur amitié. Je n'ai jamais connu de difficultés avec mes bédouins, je n'ai jamais rencontré chez eux que gentillesse et désir de me servir de toutes les façons possibles, et j'attribue cela principalement au fait que nous prenions nos repas ensemble et que, à l'exception de ce soldat indigné dont les sentiments ne furent partagés par personne pendant tout le voyage, je n'avais pas de serviteur.
 

 

La rougeole
p143 - Le premier jour de mon arrivée à Do'an, tandis que nous étions assises en train de prendre le café, la mère de Nour me dit que le petit bout de chou qui vagissait sur ses genoux avait la rougeole. Elle releva l'unique vêtement en satin vert et les nombreuses amulettes que portait le bébé et me montra les taches. Je sus alors, n'ayant jamais eu la rougeole auparavant, ce qui m'attendait. Tous les trois ou quatre ans, me dirent-elles, ces épidémies se répandaient à travers le pays et, malheureusement pour moi, j'étais tombée au milieu de l'une d'elles. Presque chaque petit enfant qui venait se blottir avec tant de confiance et que j'examinais avait des taches sur le visage. Ils n'attrapent pas la maladie entre eux, me dit-on, mais de choses parfumées comme le savon. Tavernier mentionne, au cours de ses voyages, que « les Abyssins et les habitants du royaume de Saba » n'utilisent pas de savon, et peut-être était-ce pour cette raison; même l'onguent que j'avais l'habitude de donner aux gens qui se plaignaient de rhumatismes m'était souvent refusé à cause de son odeur.
Avec une divergence si profonde dans nos théories médicales, je ne pouvais pas grand-chose pour détourner l'imminence de mon destin : tous les objets que je prenais avaient été touchés avant moi par quelqu'un qui avait la rougeole.
Ce fut presque un soulagement quand, me sentant très malade, je pris ma température et découvris que j'avais quarante. Je décidai alors que toute autre mesure préventive était inutile.

Je fus, pendant une semaine, en proie au délire. Durant trois nuits je délirai complètement, poursuivant dans des rêves décousus et pitoyables ma quête de quelque objet vague, ondulant et vivant, qui m'avait été donné et dont dépendait ma félicité. Il représentait, pensai-je, le secret du bonheur, un objet simple mais insaisissable, comme on pouvait s'en douter, et j'aurais voulu simplement pouvoir me souvenir de ce que c'était, car je le trouvais habituellement au petit matin, quand la fièvre tombait, et je dormais alors paisiblement jusqu'au moment où Nour - qui m'apportait mon petit déjeuner, toute de noir et d'or vêtue, bruissante de bracelets, ses jolis yeux brillants de khôl sous un triangle de cheveux huilés et plaqués - apparaissait à mes sens qui s'éveillaient comme une étrange continuation des rêves nocturnes.

« Qoumi, lève-toi », disait-elle sans égard pour mon état; et quand je lui objectais que j'avais la fièvre : « Nous avons tous la fièvre », répondait-elle joyeusement; et elle me donnait à tâter son pouls qui, de fait, battait très vite. Elle aussi toussait, comme presque tout le monde. J'en vins rapidement à considérer la salubrité de la vie patriarcale citadine comme un mythe car jamais je n'avais vu autant de malades. Mais personne ne se couchait, à moins d'être véritablement incapable de se lever. Les dames se rassemblaient autour de moi, surprises de voir que je m'étais traînée jusqu'à mon lit après mon petit déjeuner pris par terre.

« Ma shi sharr », disaient-elles ; ce qui, en d'autres termes, signifie que tout va aussi bien que possible. Mais il n'y a rien d'aussi irritant que l'optimisme des autres à vos propres dépens, et j'en vins finalement à prendre ma revanche en déclarant, quand elles demandaient des guérisons impossibles, que toutes les maladies venaient d'Allah. Après quoi j'avais honte car elles disaient simplement : « Que Dieu soit béni », avec une résignation totale. Une invocation qu'elles répétaient même en me parlant de la mort de leurs enfants, soumises qu'elles étaient à un destin sur lequel elles avaient si peu de prise. « On laisse à Dieu une tâche terriblement lourde », écrivais-je alors dans mon journal.

Elles me dirent que les maladies viennent avec le vent chaud qui souffle de la mer. Il faisait battre les volets et se précipitait dans les tuyaux d'orgue de la vallée; et je regardais dehors, m'étonnant d'entendre un tel bruit et de ne voir que la silhouette pure et nette des falaises immobiles, l'ombre qui tombait et remontait le long de leurs parois au fur et à mesure de la marche du soleil, seau dans un puits et mesure des jours. Entre ces contreforts perpendiculaires, une sensation d'emprisonnement me saisissait, tant ils semblaient aussi inévitables que le délire de la nuit.

Le modernisme occidentale
p207 - « Tout le monde, me dit Hassan, a le téléphone à Tarim et l'on se parle d'une maison à l'autre. Mais on ne peut communiquer d'une ville à l'autre car les bédouins coupent les fils qui dépassent des murs. »

Hassan n'aimaient pas les bédouins parce qu'ils n'étaient pas modernes. S'il me voyait en train de leur parler, eux qui ont si facilement tendance à se considérer comme l'égal de n'importe qui, il serrait les mâchoires et regardait droit devant lui jusqu'à ce que je juge opportun de me dégager d'une telle familiarité et de regagner la voiture et l'attitude distante qui convenait.

Après quelque temps, nous allâmes en automobile près du lit de la crue. Il était plein de pierres et de buissons à feuilles grises, appelés ya'bour, dont on fait des fagots pour maintenir les toits faits de boue; le sultan en a le monopole, ce qui représente une bonne source de revenu; leur fleur ressemble à un pois rouge, pareil à une petite flamme.

Plus loin se trouvaient la nouvelle maison et le jardin du sayyid Abou Bakr al-Kaf, que je visitai dès que j'en eu la force. Elle était encore en construction. Le jardin, le premier de l'Hadramaout à être dessiné d'après un modèle européen, n'avait encore que des corbeilles vides bordées de pierres, un arbre au milieu de chacune d'elles et, en bordure, une haie de buissons de henné taillés ; au centre, une fontaine. La maison était la première de Sayoun qui fût construite en béton, « si bien que les pièces n'ont pas besoin de piliers » ; le vieux bois travaillé de l'Hadramaout, avec ses clous à tête recouverts de plomb, était écarté au profit des portes et des fenêtres européennes, moulées et décorées à grands frais. Tout était cher : même la salle de bains - traditionnellement un endroit délicieux au sol encaissé empli d'eau - avait un motif doré au centre du plafond. Et, comme les hôtels de Singapour, le hall serait couvert d'un toit en verre. Quel châtiment plus terrible peut-on imaginer pour les décorateurs du milieu de l'époque victorienne que de les mettre - leur cœur maintenant purifié par la contemplation de la divine Beauté - dans un endroit où, d'un simple regard pardessus les parapets éternels, ils voient leurs inventions se répandre comme un cancer sur le monde non corrompu!

Qu'est-ce qui ne va pas dans l'humanité pour que, ayant acquis à un prix si élevé le fruit de l'arbre de la connaissance, elle ne puisse s'en servir pour discerner ce qu'elle aime de ce qu'elle n'aime pas ? Ce n'est pas l'ignorance mais la paresse et la lâcheté qui nous empêchent de savoir ce que nous aimons. Livré à lui-même, un homme sans instruction fabrique des choses ravissantes; mais quand nous commençons à penser à ce que nous devrions admirer ou mépriser, alors le diable s'empare de l'esprit des industriels des Midlands, et nous acceptons les choses qu'ils nous livrent en bloc, comme l'Orient accepte l'Occident; nous empruntons les pensées des autres, trop indolents, ou trop craintifs, pour connaître les nôtres; et le cher vieux sayyid, qui aime ses portes sculptées quand il les regarde et trouve le bonheur dans son antique cité - la seule ville que j'aie jamais vue dont aucune note discordante n'altère la dignité et la beauté - se considère obligé d'y introduire notre laideur occidentale pour la défigurer à jamais.

J'essayai de dire cela. Mais qu'est-ce que la voix d'une femme ? Un simple bruit, agréable ou non, selon l'heure et le lieu. Quand j'exprimai mes sentiments, sayyid Abou Bakr sourit, pensant que je parlais de la beauté des maisons de l'Hadramaout par pure politesse. Ne vivions-nous pas parmi ces objets, et ne les produisions-nous pas ? Et pourquoi les fabriquerions-nous si nous ne les aimions pas ? Il m'emmena dans la tour où sa famille vivait encore dans le style traditionnel.

 

La guerre
p234 - Je quittai Sayoun le 22 février. Des journées plus chaudes annonçaient déjà le printemps : il faisait 31°C à l'ombre, à midi.

Les taches jaunes s'étaient élargies dans les champs de blé et, ici et là, des hommes étaient accroupis, une faucille à la main, occupés à leur moisson. La faucille, un couteau recourbé avec quelques centimètres de bord dentelé au milieu, paraissait un bien pauvre outil; les hommes travaillaient par rangées de trois ou quatre, assis sur leurs talons. Ils laissaient quelques centimètres de chaume que l'on arracherait quand il serait sec pour le mélanger à de la boue et faire des briques. Les femmes aussi s'activaient, plantant des oignons; on aurait dit des rangées de sorcières, la couronne pointue de leurs chapeaux orientée dans toutes les directions, le visage voilé de noir avec deux fentes pour les yeux. Un homme labourait un champ avec des boeufs, les seuls que j'ai vus car ce travail est principalement fait à la main. Le versant sud de la vallée était fertile et ses villes en paix. Les paysans trottinaient sur des ânes qui allaient et venaient, chargés de la récolte. De temps en temps montait la délicieuse odeur du blé. Dans le vert poussiéreux de la palmeraie, des maisons lion fortifiées avaient été construites récemment en un lieu découvert. Car ces petites villes, qui se présentent toujours comme des forteresses carrées sous leurs falaises, étaient maintenant en paix depuis cinq ans. Le sayyid Abou Bakr et le sultan Ali de Sayoun les pacifièrent au prix de sept ou huit mille thalers, créant ainsi cette atmosphère détendue de cité-jardin. Les hommes pouvaient maintenant construire des maisons en toute sécurité au milieu des palmiers de la plaine.

Quant aux villes, comme Ghourfa, elles portaient encore les stigmates de la guerre - leurs maisons étaient vierges de toutes traces jusqu'au deuxième étage, puis les trous laissés par les balles commençaient à apparaître. Chacune d'elles était une véritable citadelle : un chemin couvert, creusé dans le sol et protégé par une série d'arches, partait de leur centre ; il avait permis aux habitants de gagner leur palmeraie dans la plaine sans être atteints par le feu de l'ennemi. L'assaillant situé à l'est de Ghourfa creusa une tranchée jusqu'à une distance de deux cents mètres environ de leurs maisons ; là, il construisit un petit fort d'où une garnison de dix soldats harcelait la ville. Les soldats étaient abandonnés à eux-mêmes le jour, mais ravitaillés ou relevés la nuit. La guerre, dans ces conditions, avait duré dix ans.
 

 

 

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