Les livres de voyage


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Yves Courrière

 

Le démon de l’aventure
Pas vraiment un livre de voyage, plutôt un livre témoignage, rencontre avec des hommes qui arrivés en Afrique dans les années 30-40 vont vivre, chacun à leur manière des aventures pittoresques. Ainsi, Henri qui débarque en Afrique avec quelques sous en poche, après avoir exercé divers petits métiers il devient éleveur puis guide de grande chasse.
Raoul, qui a commencé à faire du porte à porte auprès des colons européens pour vendre des encyclopédies Larousse, traversant l’Afrique occidentale française de part en part avant d’ouvrir à Abidjan ce qui deviendra la plus grande librairie d’Afrique.
Eric, médecin de brousse, ne possédant même pas le strict nécessaire pour soigner les peuplades indigènes, obligé de lutter contre les tabous familiaux, les interdits et même les «médecines» des guérisseurs locaux, Victor, une figure légendaire, André qui combat la lèpre et bien d’autres personnages encore...

Il ne s’agit pas de porter un jugement sur cette période que certains appellent encore «le temps béni des colonies» mais simplement de découvrir des tranches de vie d’hommes ordinaires au destin parfois extraordinaire.

 

Raoul Barnouin
p136
- Je m'entends fort bien avec mes interlocuteurs ivoiriens, qu'ils soient fournisseurs ou clients, membres de l'Administration ou directeurs de bureaux importants.
Mais il est exact que j'aie dû abandonner mes dépôts de quartiers et surtout toutes les boutiques que nous possédions dans les villes de l'intérieur. J'avais même des succursales à Bobo-Dioulasso et à Ouagadougou en Haute-Volta devenue le Burkina-Faso. Pour ces dernières c'est le régime marxiste qui est la cause de mon retrait. Le gouvernement nous doit des commandes de trois cents à quatre cents millions CFA qui ont été livrées et jamais payées.
Ils n'ont pas d'argent. Alors je n'allais pas continuer à en perdre...

- Mais pour l'intérieur, la brousse ivoirienne... le régime est le même qu'à Abidjan et il y a de l'argent. Vous ne faites donc pas confiance aux Africains pour gérer vos succursales ?

- J'ai essayé et j'ai dû abandonner. Non faute d'intelligence ou de capacités de leur part mais pour une question de moeurs tribales. Je me suis toujours fait rouler par nies dépositaires gérants africains. Pas forcément par malhonnêteté mais il faut savoir que dès qu'un Africain travaille il doit subvenir aux besoins de toute sa famille. Non seulement de sa femme et de ses enfants mais des parents et collatéraux. Dans les petits centres de l'intérieur une famille c'est au bas mot trente personnes. Alors le malheureux gérant ne peut résister à leur pression. Leur faire comprendre que tout ce qui figure dans son magasin ne lui appartient pas est impossible! Avec un gérant ivoirien j'étais obligé de procéder à un inventaire mensuel et il y avait toujours des trous. Vous vous rendez compte du travail et du coût! En revanche je n'ai aucun problème avec les employés d'Abidjan dont certains ont des responsabilités importantes mais sont toujours contrôlés par un Barnouin, que ce soit moi, ma fille ou mon neveu. Tant qu'ils ont une fonction bien définie et limitée, ils sont parfaits.
Leur laisser la bride sur le cou en leur donnant une gérance dont la bonne marche ne se vérifie qu'à l'occasion d'un inventaire annuel et c'est la catastrophe! Pour eux comme pour moi. J'ai préféré mettre fin à une expérience d'où naissaient forcément des conflits entre l'Européen-patron et l'Africain qui se disait « exploité » pour justifier le manque de rigueur de ses comptes. Je n'allais pas me laisser entraîner dans cet engrenage à mon âge. Je me suis ainsi transformé en sédentaire aux prises avec les problèmes de gestion d'une entreprise importante. Pour moi c'en était fini de l'aventure! Je rentrais dans le rang.
J'avais été acteur et témoin d'une époque fabuleuse, aujourd'hui révolue : celle des forestiers. Il y en a toujours mais moins nombreux, moins riches, moins fous aussi. Ils sont devenus des industriels avec bureaux à Abidjan et ont laissé leurs pouvoirs locaux aux contremaîtres de brousse.
 

 

Victor Balet
p169 - Le travail forcé... survivance de l'esclavage? Quelle que soit l'exagération à laquelle se livrèrent certains anticolonialistes avant la lettre dans leurs diatribes contre les exploitants européens, il est certain que, sans cette pratique, billes d'acajou au bois rouge, d'aboudikro à reflets dorés ou d'avodiré à la belle couleur crème moirée, dont les fûts culminaient à des hauteurs vertigineuses - entre trente-cinq et soixante mètres - seraient restées sur pied dans la grande forêt tropicale plutôt que de finir en armoire à glace, salle à manger ou cosy-corner aux quatre coins de la vieille Europe en faisant la fortune des forestiers. C'était le temps où il n'y avait ni routes ni pistes autres que des sentiers, ni bulldozers ni tronçonneuses à moteur. On abattait à la scie et à la hache, on élaguait à la main, on débardait à la corde jusqu'à la voie fluviale qui permettait aux trains de billes de parvenir à la côte. Pour trouver le nombreux personnel nécessaire à ces opérations épuisantes sous un climat malsain, les premiers colons seulement riches d'une concession de deux mille cinq cents hectares de forêt - cinq kilomètres sur cinq - se heurtèrent à mille difficultés dont la plus importante était que les populations autochtones n'avaient aucun désir de travailler. Les Africains des villages vivaient de cueillette, de braconnage, de petites plantations coutumières, de l'élevage de trois poules et d'un cochon. C'était assez pour subsister et même, dans les régions où l'organisation tribale était assez élaborée, pour payer la redevance au chef ou au roi local. Rien n'avait changé depuis des siècles.
Puis le développement de la colonisation - « mal nécessaire », selon Senghor et Houphouët-Boigny, pour éveiller les gens, les former, leur donner les moyens de progresser - apporta les écoles, les routes, les services de santé et de lutte contre les grandes endémies, les travaux portuaires de la côte... et aussi les impôts qui n'existaient pas pour les Africains de la forêt. Pour les payer ils durent travailler dans les grandes plantations européennes et les chantiers d'abattage. Comme on ne se bousculait pas à l'embauche les forestiers s'adressèrent à des recruteurs, souvent « gros bras » sans scrupules, qui s'engagèrent à leur fournir la main-d'oeuvre nécessaire à « tant par tête », avec la complicité de chefs de village avides, souvent soucieux de se débarrasser de mauvais sujets ou d'ennemis personnels. Les négriers de la traite ne procédaient pas autrement. Le travail forcé était né avec la bénédiction des autorités coloniales. Dans les régions du Nord et surtout en Haute-Volta, réservoir humain tant la misère y était grande, les rabatteurs n'avaient pas grand mal à trouver des volontaires car ils offraient une prime d'engagement - il y a quarante ans elle était de mille francs - une couverture, une natte et un sac de riz.
Le terme péjoratif de travail forcé était dû à la façon dont les sergents recruteurs, qui avançaient eux-mêmes les fonds nécessaires à leur entreprise et n'étaient payés par les colons que lors de la « livraison », traitaient les manoeuvres durant le voyage. Pour éviter les évasions ils n'arrêtaient leurs camions que dans les lieux les plus reculés et surveillaient leur cargaison humaine avec la plus grande sévérité. Arrivés sur les lieux de travail, on triait le personnel - les plus forts étaient destinés à l'abattage, les moins résistants aux plantations - et l'employeur donnait à chacun le salaire fixé par le gouvernement. Les conditions de vie de ces travailleurs, la plupart coupés de tout lien familial, étaient ce qu'était le patron. Souvent bon, parfois féroce.
M. Balet junior avait rejoint Victor Balet en 1955 dans la région d'Agbobille dont le vieux forestier avait fait son fief. Il en gardait le souvenir précis de ses vingt ans. `
- Le travail forcé sous la menace de la chicote avait cessé au lendemain de la guerre à laquelle nombre d'Africains avaient participé. Les rabatteurs avaient fait place à un organisme quasi officiel qui fournissait le personnel. Si un manoeuvre ne voulait pas travailler on le renvoyait chez lui mais le cas se présentait rarement. Bien mieux, la train-d'œuvre jadis importée grâce à la pratique du travail forcé faisait maintenant venir famille et amis du village d'origine. Cela a continué après l'indépendance des pays africains. Au travail forcé succédait l'immigration étrangère. Ce qui explique aujourd'hui le nombre considérable de Voltaïques qui vivent en Côte-d'Ivoire dans les zones forestières. Sur la côte ce sont les Libériens et surtout les Ghanéens. On a beaucoup attaqué les forestiers à propos de leurs méthodes de travail mais les pays européens ont-ils fait autre chose en favorisant l'immigration africaine pour accomplir les tâches que leurs ressortissants ne voulaient plus effectuer?

Le but de mon voyage n'était pas de dresser un réquisitoire politique ni de juger des responsabilités de chacun - États ou personnes privées - mais de recueillir des témoignages sur une époque où l'aventure offrait à certains hommes déterminés et peu chiches de leurs efforts des débouchés extraordinaires.

- Quand je suis arrivé cela faisait trente ans que Victor Balet exploitait cette région de la Comoë, poursuivit le forestier. J'ai assisté aux deux dernières descentes de bois par le fleuve. C'était un travail considérable et si les manoeuvres avaient une vie difficile, les forestiers la partageaient. Solitude, climat pénible, confort réduit, travail réglé sur la saison des pluies... Tout cela a changé avec l'amélioration des routes et le transport des billes par camions grumiers. A l'époque du flottage on transformait les acajous centenaires aux troncs d'un mètre de diamètre en billes courtes de quatre à cinq mètres cubes car on devait les tirer à bras d'hommes, les charrier sur rail jusqu'au fleuve où on les assemblait en trains de bois flottables. C'est pourquoi l'on n'exploitait que la famille des acajous. Les non flottables comme l'azopé et le badi étaient dédaignés. Aujourd'hui on taille long pour ne rien perdre. Grâce aux grumiers, on transporte trois ou quatre arbres à la fois, soit vingt-quatre tonnes! Et l'on se soucie moins des impératifs des saisons. La vie a changé. Victor Balet a pris sa retraite en France et ses successeurs ne mènent plus l'existence aventureuse qu'il a connue. En revanche ils se sont éloignés des populations africaines avec lesquelles lui, le colon, entretenait des rapports d'amitié et de confiance rares. A tel point qu'il partageait sans doute certains de leurs secrets. J'ai été témoin de deux événements dont je ne pense pas qu'ils pourraient se reproduire alors que ces rapports sont devenus quasiment inexistants. Lequel d'entre les forestiers d'aujourd'hui reste-t-il assez longtemps en brousse pour parler le douala, le moussi, l'abé et bien d'autres dialectes, ainsi qu'il le faisait?

Un soir des années 50 Victor Balet revenait d'une coupe par une piste extrêmement vallonnée. Le reflet des phares sur le feuillage produisait des ombres fantomatiques. La circulation automobile était encore exceptionnelle, aussi une femme attardée qui portait son bébé prit-elle peur devant ces apparitions magiques. Elle voulut s'enfuir, tomba et, dans sa chute, blessa l'enfant. Balet s'arrêta, transporta la mère et le bébé jusqu'à un dispensaire de brousse où un infirmier d'occasion fit une piqûre au nourrisson à l'aide d'une seringue destinée à soigner les moutons! Le malheureux ne pouvait y survivre et mourut dans la nuit. L'affaire était grave. Victor Balet se retrouva devant un tribunal, accusé d'avoir provoqué la mort d'un enfant au cours d'un accident de la route!
Appelée à la barre la villageoise expliqua le drame dans un dialecte que le juge se fit traduire par l'interprète local.
D'après ce témoignage la responsabilité du forestier était indéniable. Néanmoins, grâce à sa connaissance de la langue, Victor Balet put rétablir la vérité et apporter la preuve de sa bonne foi. Si dans son récit la femme n'avait pas menti, le traducteur, pour extorquer de l'argent au Blanc et toucher sa commission, avait falsifié la vérité!

- Sans une pratique quotidienne de ce dialecte Victor était marron! conclut Balet junior. Il avait un contact exceptionnel avec les populations alentour et leurs chefs coutumiers, au point de savoir, mieux qu'un griot, tout ce qui se passait dans la région. A fortiori dans son entreprise qui était considérable - aujourd'hui encore nous exploitons quarante-cinq chantiers de deux mille cinq cents hectares chacun. D'où tenait-il ses informations ? Pour jouer un rôle à ses côtés je savais qu'il ne s'agissait ni de mouchards ni de délateurs soucieux de se faire bien voir.
Devant son mutisme je voulus en avoir le cœur net. Un jour, en compagnie de quatre contremaîtres européens, je reçus sur un chantier éloigné un tracteur-pelle mécanique du dernier modèle, événement considérable à une époque où presque tous les travaux se faisaient à la main. Nous l'examinâmes puis, devant les commis africains, nous assurâmes que le magnifique engin était défectueux. Sitôt après nous partîmes en camionnette jusqu'aux bureaux centraux d'Agboville éloignés d'une trentaine de kilomètres. Durant ce bref voyage, aucun véhicule ne nous dépassa et il n'existait ni radio ni téléphone entre le chantier et la ville. Pourtant Victor Balet nous attendait, furieux : « Alors qu'est-ce que vous avez fichu pour m'avoir bousillé un tracteur neuf? » Il était déjà au courant d'une fausse information lancée dans le seul but de vérifier la réalité des bruits qui couraient sur ses mystérieux pouvoirs, partagés avec certains indigènes! Tam-tam, téléphone arabe? Jamais il ne voulut s'expliquer!
Aujourd'hui encore je reste sur ma faim. Et je n'ai connu que les derniers temps de la grande aventure!
 

 

André Carayon
p330 - Sur la galerie ombragée de palmiers, de filaos et de cailcédrats vigoureux, tandis que Khadi s'affairait à préparer son cheval de bataille - le poulet mariné au curry accompagné de tomates en dés, de noix de coco et de bananes - nous nous efforçâmes d'oublier les conditions de vie misérables que le sous-développement imposait aux pêcheurs de M'Bour, et dont la saleté du marché était le lamentable reflet. Comment en vouloir à ces malheureux sans éducation lorsque l'on savait que dans la villa voisine, dont les nombreuses femmes qui l'occupaient jetaient sous nos yeux leurs ordures sur le chemin commun où des gosses déféquaient en s'essuyant de la main, habitait le médecin responsable de l'hygiène de la région! Ces femmes étaient ses épouses et ses tantes, et ces enfants les siens...

- Quand on connaît l'état d'esprit d'une grande partie de la population, même dans les couches les plus évoluées, les efforts accomplis - un peu par les autorités beaucoup par les organisations caritatives - en faveur des lépreux n'en sont que plus admirables, dit André Carayon, car les mœurs encore moyenâgeuses ne leur simplifient par le travail.

J'appris ainsi que dans ce pays à peine plus grand qu'un tiers de la France et deux fois moins peuplé que l'agglomération parisienne, existaient quatorze villages de lépreux disséminés dans sept secteurs de grandes endémies. A chaque secteur était affecté un médecin léprologue assisté de cinq infirmiers spécialisés, chacun d'entre eux ayant sous ses ordres quatre infirmiers contrôleurs itinérants qui parcouraient la brousse à vélo ou en voiture.

- Ce sont eux qui, dans les villages isolés, dépistent les malades et qui, lorsque ceux-ci ont déjà été soignés, leur donnent les médicaments nécessaires à la guérison.
Mais tu as vu comment vivent les gens - bien-portants - de M'Bour. Va faire comprendre aux lépreux encore plus misérables et pourtant sur la voie de la guérison, qu'il faut poursuivre le traitement. Leur confier des médicaments - dont je t'ai dit le prix - pour qu'ils les prennent chez eux est illusoire. Ils les vendent à d'autres Africains comme étant de l'aspirine. Le mieux est de les leur donner lorsqu'ils sont hospitalisés, ou, après leur sortie de l'Institut, que les infirmiers distributeurs les leur fassent ingurgiter devant eux. Mais ils ne peuvent passer tous les jours. Nous nous heurtons également, lorsque le dépistage a porté ses fruits, au refus qu'opposent certains malades à se soigner. Détectés par les infirmiers, et rejetés par leur village dès que la nouvelle se sait, ils s'enfuient.
C'est dire si nos collaborateurs itinérants ont du mal à accomplir leur mission.

Du temps de la colonie les gendarmes encerclaient un village et, bon gré mal gré, obligeaient les habitants à se déshabiller. Les femmes sous une tente, les hommes sous une autre, étaient examinés par un spécialiste.

- Je ne dis pas que, selon nos conceptions des droits de l'homme, c'était bien, poursuivit André Carayon, mais c'était efficace. Depuis l'indépendance en Afrique il n'en est plus question. Au Mali où il y avait un zoo magnifique la population a bouffé les lions et les éléphants dans la semaine où la République est née. Seuls les crocodiles ont échappé à sa voracité! Comment dans ces conditions faire preuve d'autorité ? - encore qu'au Sénégal le gouvernement s'essaye à une certaine fermeté. Mais que faire contre le malade dépisté qui fuit les soins en se réfugiant dans les favellas dakaroises ? C'est là que réside le plus grand problème. A l'époque où le ministre de l'Intérieur était un technicien européen prêté au gouvernement sénégalais, j'ai proposé d'effectuer des raids contre ces bidonvilles où les lépromateux faisaient les plus grands ravages.
Il m'a répondu tout de go: « Vous n'y pensez pas, malheureux! Quel scandale ne déclencherions-nous pas.
Venant de vous, médecin blanc, et de moi, ministre blanc, une telle mesure serait assimilée par les " intellectuels " à du fascisme pur et simple! » Et les malades ont continué de mourir, non sans avoir transmis leurs milliards de bacilles à tous ceux qu'ils approchaient. Aujourd'hui le fléau régresse grâce aux recherches et à notre action mais se propage par les gens qui refusent de consulter et se marginalisent.

- Pourquoi se soustraient-ils à un traitement gratuit et qui, administré à temps, peut les sauver?

- Il faut les comprendre. Pour la majorité c'est un drame épouvantable. Ces pauvres gens ne veulent pas que leur famille sache. Le bonhomme qui apprend que sa femme est atteinte va la répudier illico. Elle devra se débrouiller toute seule avec ses gosses sans un centime.
J'ai connu au bas mot quinze cas semblables. Heureusement, quand il s'agit d'un village quelque peu évolué, les hommes se montrent plus compréhensifs à l'égard de leur femme malade. Ils savent qu'il existe des médicaments très puissants et qu'elles seront blanchies en quelques semaines. Mais ils sont encore trop rares. En gros on peut dire que lorsqu'on détecte un cas de lèpre, si c'est un homme il s'enfuira du clan, si c'est une femme elle se fera soigner.

- Et les enfants qui pullulent, comment les protéger ?
- Sauf dans le cas de lépromateux - mais je te l'ai dit ils sont relativement rares - la contagion ne se fait pas entre parents et enfants car si l'on est sérieux on protège le bébé dès qu'il naît. Mais le grand problème est de convaincre la mère que ce n'est pas parce que son gamin n'a apparemment rien qu'il ne faut pas aller lui chercher des médicaments. Dans les villages comme celui où je t'emmène c'est plus facile car la population y est sous surveillance.
[...]
p340 -
- Ce n'est pas le cas de tes confrères africains qui ont amputé ta protégée par convenance personnelle, remarquai-je.

- Oh, ceux-là! Par bonheur ils ne sont pas tous ainsi et nombre d'entre les chirurgiens spécialisés dans la lèpre appliquent à la lettre les méthodes que j'ai mises au point.
Au début je pratiquais une neurochirurgie d'une extrême finesse, je l'ai simplifiée pour la mettre à la portée de praticiens moins habiles. J'ai essayé - parfois en vain, souvent avec succès - de leur inculquer ce principe : la chirurgie est servante de la médecine et l'on doit étudier avec attention les cas où il faut opérer et ceux où il ne le faut pas.

- Depuis que tu as mis au point cette méthode dont les résultats sont reconnus dans le monde entier, as-tu des élèves, des adeptes ?

- Oui, il y a toute une école. Une école française, une indienne, une brésilienne. C'est pourquoi je voyage car les chirurgiens à qui je l'ai enseignée oublient vite...

- N'as-tu pas de successeurs africains, toi qui as fait la majeure partie de ta carrière sur ce continent ?

- Si, bien sûr. Et d'excellents. Mais, tout comme aux Indes ou au Brésil, ceux qui sont capables d'effectuer les douze types d'opérations de ma méthode, tous praticiens de haut niveau, préfèrent rapidement faire de la chirurgie plus générale, plus orthopédique, sur des gens moins lamentables que les lépreux. La lèpre, je ne le répéterai jamais assez, est une maladie de la misère, et ceux qui en sont atteints sont de pitoyables paysans dont on ne peut rien tirer financièrement. Dans le tiers monde comme en Europe, quand on est intelligent et que l'on a réussi de longues études on cherche un métier qui augmente le standing de la famille. Au Maroc où je vais depuis plus de cinq ans, j'ai formé deux remarquables chirurgiens qui m'ont quitté pour faire de la chirurgie générale plus rémunératrice. J'en forme à nouveau deux autres mais sans illusions. Eux aussi ficheront le camp pour faire de l'argent. Ne crois pas qu'il en aille autrement avec les Français, ajouta-t-il avec vivacité. Seulement je forme des chirurgiens militaires. Alors ils resteront deux ou quatre ans, puis s'en iront vers d'autres horizons car il faut bien vivre. Et quand on a entre les mains de quoi faire fortune dans le privé! Il y a la femme, les enfants, la carrière qui vous poussent...

- Au fond, soigner les lépreux comme tu l'as fait et le fais encore, c'est plus qu'une aventure, c'est un sacerdoce.
- D'abord une aventure, et que je trouve magnifique compte tenu des résultats obtenus et de la vie que j'ai menée. Peut-être n'ai-je pu la réussir que grâce à ma mère qui m'a élevé dans le mépris de l'argent. La famille que j'ai fondée n'en a jamais manqué mais quand on est militaire et qu'on a sept enfants on n'est jamais riche. Tous aujourd'hui me disent : « Tu nous as donné une situation, nous n'avons pas besoin d'héritage. » Alors moi, à soixante-dix ans, pourvu que je vive... Cela me permet d'aider les lépreux et d'assumer les missions de l'O.M.S. sans être payé. On assure mon voyage. Je suis logé parfois superbement, d'autrefois miteusement, mais je peux dans tous les cas transmettre mon savoir et mes expériences.
Contrairement à certains experts étrangers du tiers monde, bénéficiaires de salaires extravagants alloués par les administrations internationales, je n'accepte pas d'argent. Améliorer l'état des lépreux, parfois, les blanchir totalement, souvent, lorsque la maladie est détectée à temps, cela seul importe. Si, en prime, on peut influer comme à M'Bour sur les conditions de leur vie quotidienne...

L'ombre s'infiltrait entre les filaos et les palmiers du parc. En contrebas l'Atlantique se parait pour quelques minutes des couleurs chatoyantes du couchant. Sur le ruban infini et désert de la plage dorée par les derniers rayons du soleil, deux jeunes filles blanches en bikini venues d'un club de vacances voisin marchaient sur le sable, se tenant par la main.

- Des petites touristes bien mignonnes qui n'ont aucune idée de l'existence des autochtones, protégées qu'elles sont par les organisateurs de leurs vacances, grommela André. Des Africains elles ne connaissent que les serveurs de leur hôtel et les petits vendeurs de coquillages de Fadiouth. Si je descendais et leur disais de prendre garde elles me considéreraient comme un vieux satyre.
Et pourtant... Pour les Noirs misérables de cette région, deux Européennes à demi nues ne peuvent à cette heure que chercher une bonne fortune. Ils tenteraient leur chance sans penser au viol. Si ces petites savaient que dans le village que tu as vu il y a des hommes qui, en toute connaissance de cause mais poussés par leur instinct de mâle, font des enfants à des lépreuses... On croit toujours atteindre le fond de la misère mais je sais maintenant, à mon âge et après tant de voyages sur tous les continents, qu'elle est insondable.

- Découragé ?

- Ah! ça non. Il y a toujours quelque chose à faire.
Dans les techniques de pointe comme celles que je pratique ou dans la plus prosaïque des aides quotidiennes comme celle qu'apporte Sissi W... Je me doute que ce que tu as constaté aujourd'hui ne t'incline pas à la rigolade mais je voudrais tout de même te faire sourire à la fin de ton voyage. Sais-tu que lorsque Raki a été amputée, je l'ai fait appareiller à deux reprises à l'Institut de léprologie qui dispose d'un centre d'orthopédie. On m'a dit :
« Général, ça coûte très cher pour... », sous-entendu ces misérables. J'ai payé de ma poche cent quarante mille francs CFA pour que Raki puisse marcher. Et tu l'as vue se traîner sur ses moignons. Elle a deux prothèses devenues inutilisables par la faute de Mme W... Mon ange autrichien l'a trop bien nourrie et elle a grossi! L'amaigrissement lui serait indispensable. Me vois-tu imposer le jeûne à cette pauvre femme?
 

 

 

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