Yves Courrière |
Raoul Barnouin
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- Je m'entends fort bien avec mes interlocuteurs ivoiriens, qu'ils soient
fournisseurs ou clients, membres de l'Administration ou directeurs de bureaux
importants.
Mais il est exact que j'aie dû abandonner mes dépôts de quartiers et surtout
toutes les boutiques que nous possédions dans les villes de l'intérieur. J'avais
même des succursales à Bobo-Dioulasso et à Ouagadougou en Haute-Volta devenue le
Burkina-Faso. Pour ces dernières c'est le régime marxiste qui est la cause de
mon retrait. Le gouvernement nous doit des commandes de trois cents à quatre
cents millions CFA qui ont été livrées et jamais payées.
Ils n'ont pas d'argent. Alors je n'allais pas continuer à en perdre...
- Mais pour l'intérieur, la brousse ivoirienne... le régime est le même qu'à
Abidjan et il y a de l'argent. Vous ne faites donc pas confiance aux Africains
pour gérer vos succursales ?
- J'ai essayé et j'ai dû abandonner. Non faute d'intelligence ou de capacités de
leur part mais pour une question de moeurs tribales. Je me suis toujours fait
rouler par nies dépositaires gérants africains. Pas forcément par malhonnêteté
mais il faut savoir que dès qu'un Africain travaille il doit subvenir aux
besoins de toute sa famille. Non seulement de sa femme et de ses enfants mais
des parents et collatéraux. Dans les petits centres de l'intérieur une famille
c'est au bas mot trente personnes. Alors le malheureux gérant ne peut résister à
leur pression. Leur faire comprendre que tout ce qui figure dans son magasin ne
lui appartient pas est impossible! Avec un gérant ivoirien j'étais obligé de
procéder à un inventaire mensuel et il y avait toujours des trous. Vous vous
rendez compte du travail et du coût! En revanche je n'ai aucun problème avec les
employés d'Abidjan dont certains ont des responsabilités importantes mais sont
toujours contrôlés par un Barnouin, que ce soit moi, ma fille ou mon neveu. Tant
qu'ils ont une fonction bien définie et limitée, ils sont parfaits.
Leur laisser la bride sur le cou en leur donnant une gérance dont la bonne
marche ne se vérifie qu'à l'occasion d'un inventaire annuel et c'est la
catastrophe! Pour eux comme pour moi. J'ai préféré mettre fin à une expérience
d'où naissaient forcément des conflits entre l'Européen-patron et l'Africain qui
se disait « exploité » pour justifier le manque de rigueur de ses comptes. Je
n'allais pas me laisser entraîner dans cet engrenage à mon âge. Je me suis ainsi
transformé en sédentaire aux prises avec les problèmes de gestion d'une
entreprise importante. Pour moi c'en était fini de l'aventure! Je rentrais dans
le rang.
J'avais été acteur et témoin d'une époque fabuleuse, aujourd'hui révolue : celle
des forestiers. Il y en a toujours mais moins nombreux, moins riches, moins fous
aussi. Ils sont devenus des industriels avec bureaux à Abidjan et ont laissé
leurs pouvoirs locaux aux contremaîtres de brousse.
André Carayon
p330 - Sur la galerie ombragée de palmiers, de filaos et de cailcédrats
vigoureux, tandis que Khadi s'affairait à préparer son cheval de bataille - le
poulet mariné au curry accompagné de tomates en dés, de noix de coco et de
bananes - nous nous efforçâmes d'oublier les conditions de vie misérables que le
sous-développement imposait aux pêcheurs de M'Bour, et dont la saleté du marché
était le lamentable reflet. Comment en vouloir à ces malheureux sans éducation
lorsque l'on savait que dans la villa voisine, dont les nombreuses femmes qui
l'occupaient jetaient sous nos yeux leurs ordures sur le chemin commun où des
gosses déféquaient en s'essuyant de la main, habitait le médecin responsable de
l'hygiène de la région! Ces femmes étaient ses épouses et ses tantes, et ces
enfants les siens...
- Quand on connaît l'état d'esprit d'une grande partie de la population, même
dans les couches les plus évoluées, les efforts accomplis - un peu par les
autorités beaucoup par les organisations caritatives - en faveur des lépreux
n'en sont que plus admirables, dit André Carayon, car les mœurs encore
moyenâgeuses ne leur simplifient par le travail.
J'appris ainsi que dans ce pays à peine plus grand qu'un tiers de la France et
deux fois moins peuplé que l'agglomération parisienne, existaient quatorze
villages de lépreux disséminés dans sept secteurs de grandes endémies. A chaque
secteur était affecté un médecin léprologue assisté de cinq infirmiers
spécialisés, chacun d'entre eux ayant sous ses ordres quatre infirmiers
contrôleurs itinérants qui parcouraient la brousse à vélo ou en voiture.
- Ce sont eux qui, dans les villages isolés, dépistent les malades et qui,
lorsque ceux-ci ont déjà été soignés, leur donnent les médicaments nécessaires à
la guérison.
Mais tu as vu comment vivent les gens - bien-portants - de M'Bour. Va faire
comprendre aux lépreux encore plus misérables et pourtant sur la voie de la
guérison, qu'il faut poursuivre le traitement. Leur confier des médicaments -
dont je t'ai dit le prix - pour qu'ils les prennent chez eux est illusoire. Ils
les vendent à d'autres Africains comme étant de l'aspirine. Le mieux est de les
leur donner lorsqu'ils sont hospitalisés, ou, après leur sortie de l'Institut,
que les infirmiers distributeurs les leur fassent ingurgiter devant eux. Mais
ils ne peuvent passer tous les jours. Nous nous heurtons également, lorsque le
dépistage a porté ses fruits, au refus qu'opposent certains malades à se
soigner. Détectés par les infirmiers, et rejetés par leur village dès que la
nouvelle se sait, ils s'enfuient.
C'est dire si nos collaborateurs itinérants ont du mal à accomplir leur mission.
Du temps de la colonie les gendarmes encerclaient un village et, bon gré mal
gré, obligeaient les habitants à se déshabiller. Les femmes sous une tente, les
hommes sous une autre, étaient examinés par un spécialiste.
- Je ne dis pas que, selon nos conceptions des droits de l'homme, c'était bien,
poursuivit André Carayon, mais c'était efficace. Depuis l'indépendance en
Afrique il n'en est plus question. Au Mali où il y avait un zoo magnifique la
population a bouffé les lions et les éléphants dans la semaine où la République
est née. Seuls les crocodiles ont échappé à sa voracité! Comment dans ces
conditions faire preuve d'autorité ? - encore qu'au Sénégal le gouvernement
s'essaye à une certaine fermeté. Mais que faire contre le malade dépisté qui
fuit les soins en se réfugiant dans les favellas dakaroises ? C'est là que
réside le plus grand problème. A l'époque où le ministre de l'Intérieur était un
technicien européen prêté au gouvernement sénégalais, j'ai proposé d'effectuer
des raids contre ces bidonvilles où les lépromateux faisaient les plus grands
ravages.
Il m'a répondu tout de go: « Vous n'y pensez pas, malheureux! Quel scandale ne
déclencherions-nous pas.
Venant de vous, médecin blanc, et de moi, ministre blanc, une telle mesure
serait assimilée par les " intellectuels " à du fascisme pur et simple! » Et les
malades ont continué de mourir, non sans avoir transmis leurs milliards de
bacilles à tous ceux qu'ils approchaient. Aujourd'hui le fléau régresse grâce
aux recherches et à notre action mais se propage par les gens qui refusent de
consulter et se marginalisent.
- Pourquoi se soustraient-ils à un traitement gratuit et qui, administré à
temps, peut les sauver?
- Il faut les comprendre. Pour la majorité c'est un drame épouvantable. Ces
pauvres gens ne veulent pas que leur famille sache. Le bonhomme qui apprend que
sa femme est atteinte va la répudier illico. Elle devra se débrouiller toute
seule avec ses gosses sans un centime.
J'ai connu au bas mot quinze cas semblables. Heureusement, quand il s'agit d'un
village quelque peu évolué, les hommes se montrent plus compréhensifs à l'égard
de leur femme malade. Ils savent qu'il existe des médicaments très puissants et
qu'elles seront blanchies en quelques semaines. Mais ils sont encore trop rares.
En gros on peut dire que lorsqu'on détecte un cas de lèpre, si c'est un homme il
s'enfuira du clan, si c'est une femme elle se fera soigner.
- Et les enfants qui pullulent, comment les protéger ?
- Sauf dans le cas de lépromateux - mais je te l'ai dit ils sont relativement
rares - la contagion ne se fait pas entre parents et enfants car si l'on est
sérieux on protège le bébé dès qu'il naît. Mais le grand problème est de
convaincre la mère que ce n'est pas parce que son gamin n'a apparemment rien
qu'il ne faut pas aller lui chercher des médicaments. Dans les villages comme
celui où je t'emmène c'est plus facile car la population y est sous
surveillance.
[...]
p340 -
- Ce n'est pas le cas de tes confrères africains qui ont amputé ta protégée par
convenance personnelle, remarquai-je.
- Oh, ceux-là! Par bonheur ils ne sont pas tous ainsi et nombre d'entre les
chirurgiens spécialisés dans la lèpre appliquent à la lettre les méthodes que
j'ai mises au point.
Au début je pratiquais une neurochirurgie d'une extrême finesse, je l'ai
simplifiée pour la mettre à la portée de praticiens moins habiles. J'ai essayé -
parfois en vain, souvent avec succès - de leur inculquer ce principe : la
chirurgie est servante de la médecine et l'on doit étudier avec attention les
cas où il faut opérer et ceux où il ne le faut pas.
- Depuis que tu as mis au point cette méthode dont les résultats sont reconnus
dans le monde entier, as-tu des élèves, des adeptes ?
- Oui, il y a toute une école. Une école française, une indienne, une
brésilienne. C'est pourquoi je voyage car les chirurgiens à qui je l'ai
enseignée oublient vite...
- N'as-tu pas de successeurs africains, toi qui as fait la majeure partie de
ta carrière sur ce continent ?
- Si, bien sûr. Et d'excellents. Mais, tout comme aux Indes ou au Brésil, ceux
qui sont capables d'effectuer les douze types d'opérations de ma méthode, tous
praticiens de haut niveau, préfèrent rapidement faire de la chirurgie plus
générale, plus orthopédique, sur des gens moins lamentables que les lépreux. La
lèpre, je ne le répéterai jamais assez, est une maladie de la misère, et ceux
qui en sont atteints sont de pitoyables paysans dont on ne peut rien tirer
financièrement. Dans le tiers monde comme en Europe, quand on est intelligent et
que l'on a réussi de longues études on cherche un métier qui augmente le
standing de la famille. Au Maroc où je vais depuis plus de cinq ans, j'ai formé
deux remarquables chirurgiens qui m'ont quitté pour faire de la chirurgie
générale plus rémunératrice. J'en forme à nouveau deux autres mais sans
illusions. Eux aussi ficheront le camp pour faire de l'argent. Ne crois pas
qu'il en aille autrement avec les Français, ajouta-t-il avec vivacité. Seulement
je forme des chirurgiens militaires. Alors ils resteront deux ou quatre ans,
puis s'en iront vers d'autres horizons car il faut bien vivre. Et quand on a
entre les mains de quoi faire fortune dans le privé! Il y a la femme, les
enfants, la carrière qui vous poussent...
- Au fond, soigner les lépreux comme tu l'as fait et le fais encore, c'est plus
qu'une aventure, c'est un sacerdoce.
- D'abord une aventure, et que je trouve magnifique compte tenu des résultats
obtenus et de la vie que j'ai menée. Peut-être n'ai-je pu la réussir que grâce à
ma mère qui m'a élevé dans le mépris de l'argent. La famille que j'ai fondée
n'en a jamais manqué mais quand on est militaire et qu'on a sept enfants on
n'est jamais riche. Tous aujourd'hui me disent : « Tu nous as donné une
situation, nous n'avons pas besoin d'héritage. » Alors moi, à soixante-dix ans,
pourvu que je vive... Cela me permet d'aider les lépreux et d'assumer les
missions de l'O.M.S. sans être payé. On assure mon voyage. Je suis logé parfois
superbement, d'autrefois miteusement, mais je peux dans tous les cas transmettre
mon savoir et mes expériences.
Contrairement à certains experts étrangers du tiers monde, bénéficiaires de
salaires extravagants alloués par les administrations internationales, je
n'accepte pas d'argent. Améliorer l'état des lépreux, parfois, les blanchir
totalement, souvent, lorsque la maladie est détectée à temps, cela seul importe.
Si, en prime, on peut influer comme à M'Bour sur les conditions de leur vie
quotidienne...
L'ombre s'infiltrait entre les filaos et les palmiers du parc. En contrebas
l'Atlantique se parait pour quelques minutes des couleurs chatoyantes du
couchant. Sur le ruban infini et désert de la plage dorée par les derniers
rayons du soleil, deux jeunes filles blanches en bikini venues d'un club de
vacances voisin marchaient sur le sable, se tenant par la main.
- Des petites touristes bien mignonnes qui n'ont aucune idée de l'existence des
autochtones, protégées qu'elles sont par les organisateurs de leurs vacances,
grommela André. Des Africains elles ne connaissent que les serveurs de leur
hôtel et les petits vendeurs de coquillages de Fadiouth. Si je descendais et
leur disais de prendre garde elles me considéreraient comme un vieux satyre.
Et pourtant... Pour les Noirs misérables de cette région, deux Européennes à
demi nues ne peuvent à cette heure que chercher une bonne fortune. Ils
tenteraient leur chance sans penser au viol. Si ces petites savaient que dans le
village que tu as vu il y a des hommes qui, en toute connaissance de cause mais
poussés par leur instinct de mâle, font des enfants à des lépreuses... On croit
toujours atteindre le fond de la misère mais je sais maintenant, à mon âge et
après tant de voyages sur tous les continents, qu'elle est insondable.
- Découragé ?
- Ah! ça non. Il y a toujours quelque chose à faire.
Dans les techniques de pointe comme celles que je pratique ou dans la plus
prosaïque des aides quotidiennes comme celle qu'apporte Sissi W... Je me doute
que ce que tu as constaté aujourd'hui ne t'incline pas à la rigolade mais je
voudrais tout de même te faire sourire à la fin de ton voyage. Sais-tu que
lorsque Raki a été amputée, je l'ai fait appareiller à deux reprises à
l'Institut de léprologie qui dispose d'un centre d'orthopédie. On m'a dit :
« Général, ça coûte très cher pour... », sous-entendu ces misérables. J'ai payé
de ma poche cent quarante mille francs CFA pour que Raki puisse marcher. Et tu
l'as vue se traîner sur ses moignons. Elle a deux prothèses devenues
inutilisables par la faute de Mme W... Mon ange autrichien l'a trop bien nourrie
et elle a grossi! L'amaigrissement lui serait indispensable. Me vois-tu imposer
le jeûne à cette pauvre femme?
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