Jean Lescuyer |
Après une attaque à Vauvert qui faillit le faire renoncer, Lescuyer rythma sa marche à l'aide de la prière, il fit des rencontres chaleureuses ou poignantes, Hassan, Théodora, Ali Askar, les Syriens.
Vauvert
p41 - A l'angle d'un carrefour, à l'entrée de Vauvert, une voiture
s'arrêta devant moi. Deux jeunes gens bien habillés s'approchèrent comme pour me
demander un renseignement. Mais, au lieu de m'adresser la parole, ils me
saisirent chacun un bras et me projetèrent à terre avec un savoir-faire qui
trahissait l'habitude. Et tandis que l'un d'entre eux m'immobilisait le bras,
son compère tordait une de mes chevilles jusqu'à ce que j'entende un craquement
sec tel celui d'une branche qui rompt. Puis, une volée de coups de pied et de
poing s'abattit sur mon corps que je tentais tant bien que mal de protéger en me
repliant sur moi-même.
Toute cette scène se déroulait en pleine journée, vers trois ou quatre heures de
l'après-midi. Incapable de bouger, je vis ces deux garçons prendre mon sac à dos
et ma panetière — ma musette de pèlerin — et les jeter dans le coffre de leur
voiture avant de démarrer en trombe. Sous le choc, je n'eus même pas l'idée de
noter le numéro d'immatriculation. J'étais anéanti. Lorsque je compris la
gravité de ma blessure et l'étendue de mon dénuement, le désespoir commença à
m'envahir. Mon corps et plus spécialement ma cheville me faisaient horriblement
souffrir et je venais en un instant de perdre tout mon équipement de pèlerin.
[...]
Avaient aussi disparu dans l'affaire tous mes vêtements, pantalons, pull-overs
en laine, une veste épatante en Goretex, mon passeport et ma carte d'identité ;
il ne me restait rien à l'exception de mon bourdon, le bâton des pèlerins. Quant
à ma cheville, elle commençait à enfler dangereusement.
Debout à côté d'une brouette, un homme à l'allure sportive s'était remis à
tailler sa haie. Depuis le début, il avait été témoin de l'agression mais cela
n'avait pas eu l'air de l'émouvoir outre mesure.
Je lui demandai :
— Vous avez vu ce qui s'est passé, pourriez-vous m'aider, s'il vous plaît ?
— Passez votre chemin, lâcha-t-il sur un ton méprisant. Ce ne sont pas mes
affaires, passez votre chemin.
Le premier homme que j'appelais à l'aide me rejetait sans ménagement. Au lieu de
me tendre la main ou d'appeler une ambulance, il me laissait dans le désarroi.
C'était un moment d'extrême déception et sans doute un des épisodes les plus
décourageants de mon pèlerinage. Reprenant avec difficulté ma route en direction
de Vauvert, je ne parvenais pas à enlever de mon esprit son expression
dédaigneuse. Si le Petit Prince de Saint-Exupéry était tombé de son astéroïde
sous ses yeux, je crois qu'il ne lui aurait pas accordé plus d'intérêt qu'il ne
m'en témoigna. Cet homme agissait comme s'il souhaitait ne pas avoir la moindre
implication avec ses semblables.
[...]
Il faisait nuit lorsque je quittai la gendarmerie pour me rendre à l'église de
Vauvert afin d'y trouver un peu de soutien. Malgré la pénombre, son architecture
me parut originale. Au milieu du chœur, le prêtre vêtu d'une aube blanche
célébrait un baptême entouré par un groupe d'où émergeaient quelques femmes
élégantes. Cette cérémonie se déroulait dans une atmosphère joyeuse et
insouciante. Les lumières vibrantes des cierges éclairaient la pierre tombale de Louis-Joseph de Montcalm, le découvreur du Québec, originaire du village voisin.
De haute taille et bien bâti, le curé avait une faconde toute méridionale.
Pourtant, lorsque je lui demandai de m'aider, il me sourit seulement tout en me
signalant l'adresse du Secours populaire.
L'intérieur du Secours populaire de Vauvert ressemblait à un drugstore du Far
West. Dans une pièce s'empilait un bric-à-brac de produits divers : piles de
boîtes de conserve, paquets de pâtes, sacs de pommes de terre qui n'avaient pas
l'air d'être de première fraîcheur; tous ces objets étaient entreposés dans une
anarchie que l'on soupçonnait ordonnée. Les produits périssables servaient à la
préparation des repas distribués quotidiennement aux familles pauvres des
environs ; les autres étaient stockés dans des caisses. Dans une pièce, où
régnait un parfum de naphtaline, d'innombrables vêtements défraîchis pendaient
sur de longues barres.
Dans cette institution, je rencontrai une équipe particulièrement dévouée.
Lumineuse, une femme d'une quarantaine d'années s'activait sans relâche pour
trouver ce qui me manquait : une paire de chaussettes en laine, une veste
chaude, un nouveau sac à dos... Elle était habitée d'un désir inépuisable de
secourir.
Dans les piles d'habits, elle cherchait quelque chose à ma taille. Certes, si
j'avais été un peu moins corpulent, un peu moins large, j'aurais rapidement
trouvé. Mais on dut me faire essayer de nombreux vêtements, le plus souvent trop
étroits. Il faisait très froid en ce 29 novembre et cette dame avait à cœur de
m'équiper pour marcher dans l'hiver.
— Ne vous inquiétez pas, on va finir par mettre la main sur quelque chose qui
vous conviendra, assurait-elle. Attendez, essayez cette paire de gants de ski et
ces gants de cuir, peut-être qu'ils vous iront.
Finalement, elle réussit à dénicher une paire de gants en laine à ma taille.
Elle était tellement contente de me les donner. Ces gants avaient déjà
probablement beaucoup servi mais ils me protégeraient du froid.
La bénévole ne parvenait pas à mettre la main sur un sac de couchage mais
continuait à s'obstiner.
— On ne va pas vous laisser partir avec une couverture tout de même,
disait-elle. Restez ici, je vais en parler au directeur.
Le responsable du Secours populaire de Vauvert entra dans la pièce. C'était un
homme d'âge mûr aux manières affables. Il réfléchissait à mon problème quand il
s'exclama tout à coup : « Ah, mais j'ai une idée ! » Un moment plus tard, il
redescendit du grenier avec un sac de couchage tout neuf qui leur avait été
offert quelques années plus tôt par un fabricant. Oh, ce n'était pas un sac de
couchage aussi formidable que celui qui m'avait été volé, mais il me rendit
d'inappréciables services tout au long de mon pèlerinage.
Ces braves gens me rééquipèrent de pied en cap et tinrent même à
m'approvisionner : un paquet de biscuits, une boîte de corned-beef, et des
dattes... Tout cela dans un climat de gentillesse qui contrastait avec
l'attitude des gendarmes. Là, je trouvai une équipe qui souhaitait vraiment
faire l'impossible pour m'être utile.
J'étais étonné de constater que la charité d'une institution agnostique comme le
Secours populaire pouvait dépasser aujourd'hui celle de l'Église de Dieu. L'Eglise
semble avoir oublié certains de ses principes fondamentaux et ressemble à une
entreprise en cessation de paiement. La plupart des paroisses par lesquelles je
suis passé étaient en rupture de charité. Au cours de mon voyage, je pus
malheureusement constater qu'en ce domaine les autres pays n'avaient rien à
envier à la France.
Un volontaire chargé d'acheminer des repas aux familles nécessiteuses me déposa
au centre d'accueil de la police municipale lors de sa tournée.
Ce foyer était constitué par une pièce dans laquelle trônaient six ou sept lits
de fer superposés. Un gros radiateur ronflait en dessous de la fenêtre et
dissipait une chaleur étouffante. Trois clochards au teint terreux — une femme
et deux hommes — occupaient la pièce en compagnie de plusieurs chiens
terrifiants. Ces vagabonds étaient dans un état de délabrement avancé. Aucun
n'avait passé trente ans et, pourtant, ils ressemblaient déjà à des vieillards,
tellement le désespoir et l'alcool les avaient abîmés. Leur dérive semblait
inéluctable. Assis par terre, nous parlâmes des petits riens qui font le
quotidien des clochards. Je leur révélai mon projet d'atteindre Jérusalem. Ils
ne montrèrent pas d'hostilité à ma démarche. Dans leur état de précarité, vivant
la vie non pas au jour le jour mais littéralement de seconde en seconde, ils
comprenaient à peine mes propos. J'eus le sentiment que rien ne les intéressait.
Ils m'expliquèrent comment récupérer de l'argent et les choses dont ils avaient
besoin. Dans une ville, ils rendaient visite au pharmacien qui leur délivrait
gratuitement des médicaments. Dans une autre, ils allaient voir le brave maire
qui leur donnait régulièrement quelques billets. Pour autant, ils n'étaient
nullement reconnaissants et s'ingéniaient à abuser de ces personnes magnanimes.
Se déplaçant sans cesse, ce trio vivait dans un monde d'astuces et de petites
rapines.
Cette singulière rencontre m'aida à relativiser mes problèmes ; je commençais à
prendre moins au sérieux ma situation pourtant guère florissante. Bien que je
fusse en très mauvaise forme, à côté de ces gens j'étais incomparablement
chanceux, leur état était infiniment plus grave que le mien. Ces êtres avinés
attendaient tout de la société et plus rien d'eux-mêmes. Ils avaient oublié
toute idée d'épanouissement, seule leur survie à court terme les intéressait.
Leur ressort interne cassé, ces compagnons d'infortune étaient dans une impasse
totale. À côté d'eux, boiteux, dépossédé et solitaire, j'étais en excellente
forme.
La prière
p116 - Après une nuit réparatrice dans le lit épiscopal, je pris la route qui
longe le golfe de Corinthe. Le parfum frais des citronniers accompagnait ma
marche. Il bruinait quand je quittai Patras mais, au cours de la journée, le
soleil surgit, donnant à l'étape un air de; randonnée estivale. La répétition
incessante d'une même prière comme le Pater crée une discipline mentale. Quand
je marchais, le rythme de mes pas s'accordait à celui de ma respiration et la
prière revenait incessamment, comme un refrain. La dispersion habituelle de mon
esprit s'apaisait peu à peu. C'était comme si j'avais fait le ménage de mes
pensées, ma tête et mon cœur devenaient comme une belle pièce, claire,
lumineuse et en ordre. Si au départ le travail que représentait cette récitation
permanente m'absorbait un peu, dès que mon esprit se clarifiait, la beauté de la
création devenait manifeste. Un peu comme si des couleurs, des dimensions, des
formes ou des odeurs supplémentaires se rajoutaient au monde que. je voyais. Les
sons, même les plus désagréables, comme le bruit du trafic routier, se
rassemblaient comme la plus belle des symphonies. Chaque chose apparaissait
cohérente avec tout le reste. Je voyais tel arbre, tel rocher, telle maison et
chacun avait sa raison d'être et m'apparaissait aussi éblouissant que les
châteaux magiques que l'on voit parfois en rêve.
D'après le peu que j'en connais, j'ai l'impression que les autres traditions
utilisent aussi le pouvoir de la prière répétée : récitation des
quatre-vingt-dix-neuf noms d'Allah chez les musulmans, accumulation des mantra
chez les bouddhistes.... Bien sûr, je crois fermement aux vertus de ma propre
tradition mais l'Esprit saint est partout et j'imagine qu'il est toujours prêt à
faire naître la grâce dans le cœur de chaque homme de bonne volonté.
Hassan
p206 - Dans la soirée de samedi, j'atteignis le port de Kuşadasi
surnommé « l'Île aux Oiseaux ». Je comptais bien embarquer, dès mon arrivée, sur
un bateau pour Patmos mais comme nous étions toujours en période hivernale, il
n'y avait pas de service quotidien pour les îles. Je devais donc attendre deux
ou trois jours dans cette ville bondée de touristes.
Après avoir visité plusieurs agences maritimes sans guère de succès, je me
rendis sur le port. Aucun des pêcheurs turcs avec qui je discutai n'allait même
pas à Samos que l'on pouvait apercevoir de la côte. Je devais prendre mon mal en
patience.
Au cours de mes démarches pour trouver un ticket gratuit pour Patmos, j'entrai
dans une agence de voyages. Une jeune Turque d'une trentaine d'années aux
cheveux ambrés pianotait sur son ordinateur.
— Bonjour, mademoiselle.
— Bonjour, monsieur, vous êtes français, n'est-ce pas, dit-elle avec un sourire
qui illuminait ses traits. Que puis-je faire pour vous ?
— Voilà, je suis un pèlerin et je n'ai pas d'argent; je voudrais aller à Patmos
car je désire visiter la grotte de Saint-Jean.
— Vous n'avez pas d'argent mais vous voulez prendre le bateau, n'est-ce pas ?
— Oui, cela me gêne de vous demander de m'aider mais je n'ai guère le choix.
— Voyons ce que je peux faire.
Tout en réfléchissant, elle commença à taper sur son clavier avec dextérité.
— Voilà, l'agence vous offre un billet gratuit pour Patmos via Samos. C'est un
billet de pont mais la traversée n'est pas longue. Cela ne vous gêne pas trop ?
— Vous êtes trop aimable.
— Mais dites-moi, si vous ne pouvez pas payer votre ticket, vous n'avez pas
d'argent non plus pour vous loger et vous nourrir.
— C'est exact...
— Écoutez, je vais appeler un ami. Il se nomme Hassan Degirmenci et il possède
une pension. Inutile de vous indiquer où il habite, c'est trop compliqué et vous
risquez de vous perdre. Je vais lui dire de passer.
Elle donna un coup de fil et, dix minutes plus tard, un jeune homme débarqua
dans l'agence. Hassan était doté d'un entrain débordant. Il me prit en sympathie
et nous montâmes ensemble à travers de tortueuses ruelles blanchies à la chaux.
On n'était encore qu'au début du mois d'avril, mais une certaine activité
s'emparait déjà de la cité balnéaire. Si, dans la journée, le soleil vidait les
rues, la ville se réveillait dès le soir tombé. Après les heures de silence à
Éphèse, ce contraste me surprenait. J'étais un peu déboussolé par tant
d'agitation.
L'hôtel d'Hassan, le Golden Bed Pension, était caché au fond d'une ruelle sur
les hauteurs de la ville. Il me présenta sur le chemin aux commerçants de son
quartier. « Si tu as besoin de quoi que ce soit, de la nourriture, des
vêtements, tu ne te gênes pas, je me suis arrangé avec eux, je payerai plus
tard. » Pendant les deux jours que je passai dans son hôtel, il partagea la
plupart de ses repas avec moi. Hassan était comme cela : insouciant, généreux et
plein d'assurance.
Le lendemain matin, il n'y avait plus d'eau dans la pension ; personne ne
pouvait prendre de douche ni même tirer la chasse des toilettes. Le système
d'alimentation fonctionnait grâce à une pompe souterraine qui remplissait un
ballon sur le toit. Hassan, toujours souriant, tentait de réparer la fuite avec
un de ses amis. « Décidément, ce garçon est toujours de bonne humeur »,
pensai-je.
— Est-ce que je peux vous donner un coup de main ?
— Bien sûr, Jean, viens ici et dis-nous si tu vois une jauge ?
— Oui.
— Dis-moi quand tu vois l'aiguille bouger.
— Rien pour l'instant.
— Bon, ce n'est pas grave, tout cela n'est pas grave.
Il se mit à marmonner une chanson, bientôt accompagné par son ami. Au bout de
quelques minutes, ils scandaient en riant les airs langoureux d'une chanteuse
turque à la mode. « Ce type n'est pas tout à fait comme tout le monde, me
suis-je dit. Il est anormalement heureux de vivre. » Je m'émerveillais de ce que
certains semblent réaliser par une sorte de grâce particulière ce qu'il me
fallait apprendre au prix de ces longs mois d'errance.
Je me joignis à eux pour dévisser le ballon et, à force de contorsions et
d'acrobaties, nous découvrîmes la panne. En fin de matinée, le système
fonctionnait de nouveau à la satisfaction de tout le monde.
— Jean, bravissimo. Tu es le meilleur pèlerin-plombier français que j'ai
accueilli jusqu'à ce jour. Il nous faut fêter cela tout de suite.
Nous descendîmes au café en bas de l'impasse. Hassan était tellement volubile
qu'il mélangeait toutes les langues qu'il parlait. Il commanda au patron une
tournée de raki, puis une deuxième. Nous dégustâmes enfin des mezze d'aubergine
à l'huile d'olive, du yaourt au concombre et des beignets de crevettes, un régal
!
Le lundi, le jour de l'embarquement, arriva. Il bruinait ce matin-là dans les
rues de Kuşadasi mais Hassan voulait à tout prix
m'accompagner jusqu'au bateau et porter mon sac. Et après qu'il eut inscrit un
message d'amitié éternelle sur mon bâton de pèlerin, nous échangeâmes une
vigoureuse accolade.
— Merci, Hassan, pour ton aide et ta joie de vivre.
— Ce n'est rien du tout, Jean, je t'assure. La prochaine fois que tu fais un
pèlerinage, repasse me dire bonjour.
— Je n'y manquerai sous aucun prétexte. Dis-moi tout de même, pourquoi as-tu
fait tout cela pour moi ?
— Allah nous commande d'aider les pauvres, les fous et les saints.
— Et d'après toi, Hassan, à quelle catégorie est-ce que j'appartiens ?
— Aux trois naturellement.
Théodora
p214 - Je fis sur le ferry la connaissance d'une personne dont l'histoire me
bouleversa. J'étais assis sur le pont supérieur contemplant la mer en silence,
quand une jeune femme, presque une adolescente, se tourna vers moi. D'une beauté
exceptionnelle, le teint doré par le soleil de la mer Égée, elle avait un petit
nez ravissant et des cheveux châtains tombant en boucles sur ses épaules.
— Excusez-moi, monsieur, vous êtes bien le pèlerin français qui est passé à
Samos hier ?
— Oui.
— J'étais dans l'église, j'ai entendu votre conversation avec le pope Joachim.
— Vous êtes de Samos ?
— Non, de Chypre mais je voulais m'imprégner des senteurs et des chuchotements
de Samos. Je suis venue dire adieu à cette île où j'ai passé une partie de mon
enfance.
— Dire adieu, mais pourquoi, vous ne voulez plus y revenir ?
Elle regardait les vagues en silence, sans répondre.
Je pouvais voir ses fins sourcils se froncer et des rides se former sur ses
traits juvéniles.
— Je suis désolé, je ne voulais pas être indiscret.
— Comment vous appelez-vous ?
— Jean, Jean Lescuyer.
— C'est un nom de mousquetaire, dit-elle en riant. Vous êtes sûr que vous ne
l'avez pas volé dans un roman d'Alexandre Dumas ?
— C'est mon nom de pèlerin.
— Je me disais aussi.
— Puis-je savoir comment vous vous appelez, chère demoiselle ?
— Théodora. Ne vous vexez pas, j'adore taquiner les gens que je rencontre.
— Vous allez rester longtemps à Patmos ?
— Non, je prends un bateau pour Chypre dans la soirée.
Elle marqua un temps comme si elle hésitait à continuer.
... Je dois entrer à l'hôpital dans deux jours. Je lui demandai doucement,
presque à voix basse.
— Vous avez un cancer, n'est ce pas ?
— Comment le savez vous ?
— Je le sais parce que j'ai moi-même été victime de cette maladie.
— Oh et vous avez survécu, vous n'avez plus rien, c'est cela ?
Sa voix chargée d'espoir résonnait comme une plainte.
— Les médecins disent que j'ai une leucémie. Je dois commencer une
chimiothérapie intensive dans une semaine. Il paraît que l'on souffre beaucoup,
que je vais perdre tous mes cheveux. Réconfortez-moi, dites-moi ce qui va se
passer.
— Théodora, je ne sais pas ce qui va se passer.
— Qu'aviez-vous, que s'est-il passé pour vous, dites-le moi !
— Je ne suis pas sûr que cela soit une très bonne idée.
— Si, c'est même une excellente idée ! s'enflamma-t-elle. Tout le monde dit que
je vais mourir dans un an. J'ai vingt ans et j'ai le droit de savoir que l'on
peut survivre.
— Oui, vous avez probablement raison.
Je réfléchis un instant avant de poursuivre.
— J'avais quarante ans et j'avais depuis des mois des maux de tête et des
évanouissements incompréhensibles. Quand je me suis rendu à l'hôpital pour faire
des analyses, les médecins ont décelé une tumeur dans le cerveau.
— Une tumeur...
— Oui, elle avait déjà la taille d'une orange.
Alors, ils se sont décidés à m'opérer. On m'a ouvert la boîte crânienne et
extrait ma tumeur. L'intervention a duré douze heures. Mais les dommages sur mes
fonctions psychomotrices et intellectuelles étaient très graves ; j'étais
redevenu un nouveau-né, incapable de faire un mouvement ou de parler. Tout le
côté droit de mon corps était paralysé. Mon épouse ne put me reconnaître
tellement j'étais abîmé. Il m'a fallu des années de rééducation pour me remettre
à faire des gestes quotidiens. Je croyais être en voie de guérison mais le
cancer avait eu le temps d'essaimer dans mon corps. Trois ans après l'opération,
les analyses médicales ont montré qu'il s'était développé dans ma mâchoire. Ma
chance a été de tomber sur un chirurgien catalan hors du commun devenu depuis
mon ami ; il m'a opéré, et a réussi à enlever tous les kystes de mes maxillaires
me sauvant la vie du même coup. Cela a été une sorte de pèlerinage vers ma mort,
une marche qui a échoué. Tout ce que je sais c'est qu'il m'a donné un sens
profond d'appréciation de la vie et de reconnaissance envers Dieu.
— Mais vous êtes totalement guéri désormais ?
— Je l'espère, du moins il n'y a pas trace de cancer dans mon corps depuis
quinze ans.
Théodora se tut à nouveau, elle paraissait perdue dans de sombres pensées. La
maladie était comme un mur infranchissable dressée entre elle et la vie. Voyant
son visage crispé, je pouvais presque deviner quelles pensées elle ruminait, les
mêmes m'avaient accompagné durant des années.
— Ne vous laissez pas vaincre, Théodora, ne vous laissez pas vaincre sans
combattre.
— Quel choix ai-je de toutes les façons ? J'ai tellement peur de souffrir.
Dites-moi les mots qui m'aideront.
— Théodora, je n'ai pas de recette miracle. Elle restait silencieuse, me
regardant.
— Bon, je vais vous dire des mots difficiles à entendre mais, si vous les
comprenez, ils pourront vous apporter un soulagement. Ne vous crispez pas sur la
douleur, vous ne ferez que l'accentuer. Essayez au contraire de l'accepter avec
la plus grande honnêteté, la plus grande ouverture possible. La souffrance
elle-même peut devenir une clef. Dites à Dieu : "Fais que ma souffrance absorbe
celle des autres personnes qui traversent les mêmes épreuves que moi. Fais que
ma souffrance consume celle des autres et que par là même elle me purifie." Non
seulement vous donnerez un sens à votre épreuve mais vous en diminuerez l'aspect
claustrophobique. Vous devez vous battre, mais ne soyez pas trop tournée sur
vous-même : vous seriez obnubilée par votre maladie. Elle envahirait votre champ
de vision sans vous laisser de répit. Penser aux autres vous donnera de
l'espace. Cela vous aidera à guérir.
Des larmes commençaient à couler de ses yeux. Elle prit un mouchoir dans son
sac.
— Si vous adoptez cette disposition d'esprit, ajoutai-je, l'intensité de votre
mal sera moins forte et les traitements médicaux plus efficaces. J'ai pu m'en
sortir parce que j'ai changé d'état d'esprit, le traitement ne fait pas tout.
Votre maladie ne doit pas non plus vous empêcher d'apprécier les joies
quotidiennes. Il faut aimer la vie si l'on veut guérir.
— Oui, merci, dit elle, vous avez raison.
C'était une situation terrible. Voir cette fille si jeune dans cet état me
fendait le cœur. Je me sentais désemparé, impuissant. Elle se leva, les yeux
rougis. Elle me serra la main ; puis elle s'éloigna en titubant légèrement.
Je ne l'ai jamais revue. Puisse-t-elle découvrir la force de l'abandon et guérir
de sa maladie.
Ali Askar
p242 - La marche était redevenue éprouvante. La fatigue et l'ensoleillement me
forcèrent à m'arrêter au croisement de deux routes peu fréquentées. Dans toutes
les directions, je ne voyais que des étendues vides qui s'étiraient jusqu'à
l'horizon. Un marchand de pastèques avait établi là son modeste étal sous une
bâche rouge. Ses traits burinés étaient pleins de noblesse. Épuisé par ma course
sous le soleil, je lui demandai si je pouvais m'abriter dans sa boutique de
fortune. Il me fit asseoir sur un banc recouvert de tapis. Ma tête bourdonnait,
je regardai ce vieux Turc me préparer en silence un thé à la menthe. Puis, il
découpa une pastèque et me tendit une part juteuse en souriant. Le temps
s'écoulait sans qu'un mot fût échangé. Voyant que je tombais de fatigue, le
vieux marchand me fit signe de m'allonger sur le banc et, une minute plus tard,
je m'endormis à l'ombre de la toile vermillon qui claquait dans la brise.
Il était près de dix-sept heures lorsque je me réveillai. Le marchand n'avait
pas bougé de sa place. Immobile et silencieux, il attendit que je me relève en
me frottant les yeux pour m'apporter un autre thé sucré. La lumière baissait et
il me fallait trouver un endroit pour passer la nuit. Le vieillard m'indiqua de
la main une direction, un peu vers le sud, le village de Yakapinar. Je n'oublie
pas sa gentillesse muette, que Dieu veuille bien le bénir.
Perdu au milieu de l'immense plaine alluvionnaire courant jusqu'au littoral, ce
hameau était entouré de toutes parts par des vergers d'arbres fruitiers et
d'oliviers. Un tracteur bulgare hors d'âge labourait les terrains sur les rives
de la rivière Ceyhan.
J'aperçus sur la gauche une mosquée et son minaret émergeant des pins parasols.
Ce n'était pas la Mosquée Bleue d'Istanbul mais une jolie mosquée de campagne.
Un berger surveillait un troupeau de moutons sous la futaie, tranquille ; de
temps à autre, il rappelait à l'ordre ses bêtes avec une canne en bambou. Après
lui avoir demandé si je pouvais poser mon sac sous l'auvent de la mosquée, je
m'arrêtai pour souffler un peu. Bien que ce ne fût pas une étape très longue —
seulement trente-deux kilomètres — je n'avais plus aucune force. En faisant le
tour de la mosquée, je découvris une petite cour et des fontaines pour les
ablutions des fidèles avant la prière. C'était la halte idéale.
Tandis que je continuais ma prière, un homme en costume gris à la barbe
soigneusement taillée s'avança vers moi et m'observa pendant quelques secondes
avec un mélange de suspicion et de curiosité. Il s'adressa à moi mais s'arrêta
en se rendant compte que je n'entendais rien à ses paroles. Le barbu me fit
comprendre de l'attendre et, quelques minutes plus tard, revint avec un autre
Turc parlant anglais.
Le traducteur m'expliqua que l'imam Ali Askar voulait savoir qui j'étais et ce
que je faisais là. L'atmosphère se détendit au cours de la discussion et,
lorsque l'imam apprit mon état de pèlerin, il devint très amical. Désormais très
souriant, Ali Askar m'ouvrit la mosquée et me la fit visiter. Mon bourdon et mon
sac déposés à l'intérieur, il m'invita à le suivre dans le village.
Nous nous rendîmes dans une sorte de petit bazar à environ deux cents mètres. A
l'intérieur, les étagères abritaient un joyeux capharnaüm : sacs de riz, tabac
en sachet, livres pour enfants, aspirines, pioches, chéchias rouges, pipes à
eau, cartes postales des années soixante-dix... La femme du propriétaire me
prépara un repas tandis que les clients m'entouraient, curieux de voir un
étranger dans leur ville si peu touristique.
Il faisait nuit lorsque l'imam, toujours accompagné de notre traducteur, me
reconduisit à la mosquée. Nous montâmes à l'étage surplombant la grande salle de
prière. Çà et là, des empilements de tapis roulés gisaient pêle-mêle. Ali Askar
choisit les plus épais d'entre eux pour préparer ma couche. « L'interrupteur
électrique pour éteindre la lumière de la mosquée se trouve là. J'espère que
vous dormirez bien, je viendrai vous chercher demain à sept heures. » Par le
truchement de notre ami, j'indiquai à l'imam que, s'il n'y voyait pas
d'inconvénient, j'allais finir ma prière dans sa mosquée. Ali Askar fit un signe
de la main pour indiquer son approbation. « Dieu voit la prière dans le cœur
des hommes, et Il connaît toutes les louanges qui Lui sont faites. »
Peu après, je descendis à pas lents l'escalier qui menait dans la grande salle
au plafond voûté. Un croissant d'argent dessinait des motifs sur le sol
d'étoffes. La lumière bleue. La quiétude. Seul dans cette mosquée déserte, je me
mis en oraison. « L'infinie présence de Dieu se manifeste partout, pensais-je,
elle n'est jamais séparée de nous. » Priant avec ferveur selon ma propre
tradition, je saisissais une fois de plus Sa profonde universalité. Je
ressentais un immense respect pour les autres voies spirituelles. « Dieu rayonne
d'amour, un amour absolu qui ignore l'exclusion et chérit la bonne volonté
humaine. »
Il devait être quatre heures du matin quand le premier appel à la prière me
réveilla : « Allah ou Akbar, Allah ou Akbar... » J'entendis la mosquée se
remplir de fidèles, puis je replongeai dans un profond sommeil.
Ali apporta du café et des fruits au matin. Le petit déjeuner en face de la
mosquée fut un magnifique moment de communion. Rien ne nous pressait, le temps
s'écoulait au rythme de l'eau arrosant le verger. Quand nous eûmes fini, je
sortis ma feuille de pèlerinage de mon sac et je lui demandai de bien vouloir y
apposer le tampon de sa mosquée pour marquer mon passage à Yakapinar. C'était
une habitude que j'avais prise peu après mon départ six mois auparavant. Mon
carnet de route portait déjà les tampons de nombreuses institutions religieuses
ou laïques.
Un peu étonné par ma requête, Ali me fit comprendre qu'il allait trouver une
solution. Après s'être absenté, il revint en traînant une vieille motocyclette.
Une fois raccordés quelques fils électriques, il tenta de mettre en marche le
moteur à grands coups de pédalier. La mobylette consentit à démarrer dans une
pétarade. Ali ajusta une grosse paire de lunettes de course et me fit signe de
monter derrière. Nous voilà partis dans la campagne turque traçant notre route
au beau milieu des champs de pamplemoussiers. C'était une équipée merveilleuse
dans la fraîcheur de la matinée. Ali, la tête enfoncée dans les épaules, était
courbé en avant sur son guidon à la manière d'un pilote professionnel. Parfois,
il se retournait dans ma direction arborant un large sourire pour voir si tout
allait bien. Puis, d'un coup de manette experte, il poussait le petit moteur au
maximum de ses performances. Au bout d'une quinzaine de kilomètres, il stoppa
devant un poste de police perdu en rase campagne.
Ali remonta ses lunettes en cuir sur son front et descendit de son engin. Un peu
secoué par cette course folle, je le suivis à l'intérieur du bâtiment. L'imam
expliqua la situation au commissaire. Il fallut échanger nombre de formules de
politesse pour que l'officier accepte de fouiller dans son tiroir afin de
trouver le tampon du poste. Après avoir soufflé dessus, il marqua d'un coup sec
ma feuille de route.
Nous repartîmes, chevauchant la motocyclette, dans le sens inverse. Sur le
chemin du retour, nous fîmes halte dans une exploitation de pamplemousses dans
laquelle je discutai avec un ingénieur agronome.
Cet homme me raconta sa joie de faire profiter son pays de ses connaissances
récemment acquises en Allemagne. « La Turquie est un endroit merveilleux, un
paradis pour les paysans comme nous. On ne peut rêver une terre plus fertile ;
l'eau ne manque pas contrairement à la plupart des pays du Proche-Orient. Il
faut juste mieux rationaliser les exploitations. » La halte au milieu des
pamplemoussiers dura une bonne heure. L'imam reçut du propriétaire du domaine un
bidon de lait caillé, puis nous repartîmes vers Yakapinar.
Pour Ali, il n'était pas question de me laisser repartir sans m'avoir présenté
sa famille et invité chez lui. Au milieu de la cour regorgeant d'arbres
fruitiers et de fleurs, je m'installai sous un figuier tandis qu'il allait
chercher sa famille. Sa femme et ses deux jeunes garçons me saluèrent
timidement, peut-être un peu surpris par ma présence. Nous passâmes ainsi la fin
de la matinée à déguster des nèfles cueillies dans son jardin. Vint le temps de
nous séparer. Je lui confiai que je prierais pour lui, sa famille et ses fidèles
durant le reste de mon pèlerinage. Ali me fit comprendre qu'il prierait de même
pour moi.
Si je ne devais garder qu'un seul souvenir de mon passage en Turquie, je
conserverais sans hésiter ces quelques heures passées à Yakapinar. Elles
résument magnifiquement l'accueil du peuple turc. Aujourd'hui encore, j'ignore
pour quelle raison je me sentis si épuisé en arrivant en ce lieu. Peut-être,
tout simplement, afin d'y rencontrer l'imam Ali Askar ?
Les Syriens
p259 - Quittant Alep, le 25 mai, je me dirigeai vers Hama situé à trois jours de
marche. La route plongeait plein sud, en ligne droite dans le désert. C'était un
décor fantastique d'oueds asséchés et de rochers polis par l'érosion ; des
millénaires de ruissellements et de bourrasques avaient transformé le relief en
plaine monochrome.
A la sortie d'une agglomération, devant un institut professionnel, je m'arrêtai
pour demander de l'eau. A cette époque, ma consommation journalière atteignait
plus de dix litres. Mes bouteilles vides à la main, je m'adressai à un groupe
d'étudiant devant la porte.
— Pourriez-vous m'aider, je voudrais de l'eau.
— Bien sûr, me répondit l'un d'eux, mais d'où venez-vous ? Ah, vous êtes
français. Venez donc dans la cour, il y a une fontaine.
Ils appelèrent leurs camarades et tous me questionnèrent. Certains voulurent
remplir mes bouteilles. Puis, une vingtaine d'étudiants m'accompagnèrent à
travers tous les étages du bâtiment pour me présenter les professeurs et le
directeur de l'institut. Dans chaque pièce, on me proposait du thé à la
cannelle. J'avais le projet de m'arrêter trois minutes, je restai deux bonnes
heures en leur compagnie. Ce n'est qu'après moult palabres que je réussis à
repartir.
Les Syriens déploient en toute circonstance une telle amabilité. Sans abri,
affamé ou fatigué, vous trouverez toujours une personne pour vous soutenir.
Malgré un régime oppressif et brutal, les gens semblaient paisibles et heureux ;
c'est du moins l'impression qu'ils m'ont donnée durant ces trois semaines de
pérégrination en Syrie.
À mon sens, il n'y pas de bonheur réel sans générosité et sans ouverture aux
autres. Chaque fois que j'acceptais de lâcher un peu sur moi-même, je sentais
s'alléger la texture de mon être. Chacun vit le bonheur de l'abandon avec ses
amis ; en leur présence, nous sommes moins centrés sur nous-mêmes. C'est une
réalisation que je ressens au contact de tous ceux que j'aime ; l'emprise de mon
ego se desserre, une détente apparaît et laisse place à une allégresse
naturelle. Lorsqu'on n'est pas continuellement obsédé par le souci de soi, il y
a toute la place pour découvrir simultanément une réelle amitié avec soi-même et
une complète ouverture aux autres. Le souci de ma personne avait occulté une
grande part de mon potentiel. En progressant un peu dans l'indifférence
positive, je découvrais une énergie, une créativité nouvelle.
Je réalisais que le bonheur est aussi une question d'habitude, une rééducation
de notre esprit. Je pouvais certes essayer de me fixer un idéal, mais
l'essentiel résidait dans le fait de s'efforcer, plutôt que dans celui de
l'atteindre. L'important n'est pas d'être arrivé mais d'être sur le chemin.
Quand je me sentais réellement intégré au sens profond de mon pèlerinage, je
vivais un bonheur simple, une joie de chaque instant. La confiance se nourrit du
sentiment que notre attitude est en accord avec Dieu, avec le monde. Par
moments, cet état s'exaltait encore et j'avais l'impression de respirer pour la
première fois, de goûter ma première bouffée d'oxygène.
Malgré la chaleur de plus en plus torride, je traversai à bonne allure la longue
plaine bordant le mont Liban. Des troupeaux de moutons et de chèvres paissaient
au milieu de vastes étendues arides.
Dès que je m'arrêtais pour faire une halte, des gens venaient discuter avec moi.
Il s'agissait le plus souvent de personnes très humbles : paysans, bergers ou
petits fonctionnaires. Au moment du repas, ils partageaient de bon cœur avec moi
leur assiette de foui, des fèves assaisonnées d'huile d'olive. Puis on me
proposait l'hospitalité traditionnelle pour la nuit. C'était une façon de
découvrir ce pays et ses habitants que nul tour-operator n'aurait pu m'offrir.
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