René Flinois |
Parmi tous les pays qui sont traversés voici quelques passages sur la Turquie, le sud Liban, le Yemen, l'Afghanistan, sur la marche afghane et la Chine.
p44 - Souvent, à l'intérieur des terres, dans des endroits non envahis par les
touristes, car sans aucun intérêt pour eux, je découvre des petits villages,
comme Camilliorëme, où les paysans s'arrêtent de travailler pour me regarder
passer, ou bien se précipitent en courant pour me serrer la main, me toucher.
Quelquefois aussi je travaille dans les champs avec eux, et ça les amuse
beaucoup.
Les enfants se bousculent pour me voir, les vieux sourient et m'offrent le thé
(çay). J'ai parfois l'impression que la vie s'est arrêtée, d'avoir changé de
civilisation, de ne plus être rien qu'un témoin d'un passé depuis longtemps
oublié.
Je me déchausse pour entrer dans les maisons, ainsi que dans les mosquées où
parfois je me mêle aux fidèles au moment de la prière. On ne m'a jamais rejeté.
Les Turcs ne sont pas très pratiquants, mais en revanche très croyants, presque
fanatiques, et ils crient très haut, car leur appartenance à l'islam est le
coeur même de leur raison de vivre.
Après Egridir et son lac merveilleux aux eaux chaudes, je visite Pamukkale (Hierapolis)
en passant par Isparta, et le grand lac salé, puis Denizli. Pamukkale, c'est
féerique, magique, des cascades figées dans la pierre blanche et des tas de
petits canaux d'eau chaude, merveilleusement douce. Une seule ombre au tableau :
des centaines de touristes. Il me faudrait un carnet de huit cents pages rien
que pour noter les adresses que les Turcs me donnent! Je ne peux pas toutes les
conserver. Il suffit de parler cinq minutes avec un Turc, et vous avez son
adresse, le thé, etc. Quelquefois, c'est même un peu trop.
Je termine mon périple en bus, et je reprends ma marche de Denizli à Izmir en
passant par Sarigôl, Ala§ehir, Salihli, Turgutlu et Bornova, ce qui me prend 5
jours et me fait arriver le 9 août au soir à Izmir. Les villes se ressemblent
beaucoup, les maisons, les marchés, les ruelles, les mosquées, au début, c'est
déroutant, mais je m'y suis fait très vite et je ne visite même pas les petites
villes où je passe maintenant. La chaleur est toujours aussi accablante, mais je
m'y fais très bien. Je suis armé d'un grand chapeau de paille et n'ai pas encore
eu d'insolation, comme la plupart des touristes rencontrés, qui ont des
problèmes multiples dus au soleil, à la nourriture et à l'eau (diarrhées,
constipation, coups de chaleur, etc.).
Izmir. Ville touristique par excellence, trop moderne, chère, ça ne ressemble
pas à la Turquie. Ici, pas de femmes voilées, ou seulement dans les quartiers
pauvres ou au bazar à Konak. Je n'aime pas Izmir. Mehmet, que je rencontre au
restaurant, m'explique que la vie est très dure pour les Turcs, que le salaire
moyen d'un professeur, par exemple, est de 120 000 livres, soit un peu moins de
900 francs, que le loyer d'un appartement pour deux personnes qui travaillent
est de 40 000 livres, plus l'eau et l'électricité, 15 000 livres, restent 15 000
livres pour les légumes, très bon marché, et qu'on trouve toute l'année à Izmir,
et 20 000 livres pour la viande, qui est chère et qu'on ne mange pas tous les
jours. Il reste 20000 livres pour les vêtements et les loisirs. Et c'est encore
pire dans les campagnes, où la misère sévit durement. Les Turcs ne sont pas
contents de leur politique. Une télé coûte de 850 000 à 1200 000 livres, un
réfrigérateur de 450 000 à 750 000 livres, une voiture plus de 7 millions de
livres... Un mariage revient à plus de 6 millions de livres... Les invités
paient le mobilier de la maison. Dans les villes, la mère de la mariée peut
demander jusqu'à 20 bracelets en or, à 150000 livres pièce, dans les campagnes
de 30 à 300 moutons! Je trouve ça tellement incroyable!
Je me fais griffer par un chat au restaurant et me casse une dent en mangeant...
du riz! Faut l'faire, non? Je fais donc la douce et divine expérience du
dentiste turc. Tout d'abord on me demande si je préfère un dentiste ambulant,
dans la rue, ou un docteur avec cabinet. J'opte pour le second. Je ne le
conseille à personne, vraiment. Il a l'intention de m'arracher la dent. Je
refuse. Pas d'anesthésie. Il décide de m'enlever le nerf, qu'il attrape avec une
petite pince.
Je hurle! Les dents c'est tellement sensible et douloureux! Je m'enfuis avant
qu'il ait terminé de me charcuter, préférant me débrouiller tout seul. Tant pis
pour ma dent, elle tombera plus tard, mais pas dans une boucherie.
La Turquie est le pays du bruit. Impossible de dormir avant 2 heures du matin,
et réveil en fanfare à 6 heures. Je dors en moyenne trois ou quatre heures par
nuit. Je suis crevé! Plus le soleil, la journée et l'alimentation tellement peu
variée et grasse. Tout baigne... dans l'huile! De temps en temps, un peu de
poisson et des fruits frais, pour changer des kebab et des salades mixtes,
tomates, concombres et oignons. Comme les kebab d'aubergines, bonnes à la
première bouchée, puis rapidement écoeurantes tellement il y a d'huile. Par
contre, j'aime à boire de temps en temps mon ayran, sorte de yaourt liquide,
très désaltérant quand il est bien frais et pas trop acide. Il faut reconnaître
que la nourriture n'est vraiment pas chère, un énorme repas revient à 4 000
livres, soit environ 25 francs. Comme les pansiyon où le prix des chambres varie
de 2 000 à 6000 livres (15 à 45 francs). Seuls les hôtels pour touristes restent
chers...
Je parcours Izmir dans tous les sens, de Konak à Alsançak en passant sur le mont
Pagos, où, du château d'Alexandre le Grand, j'admire la ville illuminée, comme
une myriade d'étoiles. C'est vraiment très beau. Parfois je m'habitue tellement
que je n'en remarque plus sa beauté. Et puis, tout d'un coup, j'ouvre les yeux,
j'atterris et je me dis: « C'est fou comme c'est beau! » Je ne pensais pas
pouvoir m'habituer à la beauté au point de ne plus la voir!
p52 - À la pension, il y a deux militaires français des Nations unies, cantonnés
au Sud-Liban. Je ne peux pas donner leur nom, car ils auraient des problèmes
après.
Appelons-les « Marmotte » et « Trafic », car un dort toujours et l'autre
trafique pas mal... Ils me parlent longuement de la situation réelle au Liban. «
Trafic » me dit que les Népalais, les Fidjiens, les Suédois, les Irlandais et
les Français (au nombre de cinq cents) vivent en bonne entente, chacun ayant son
travail à fournir. Les Fidjiens, les plus costauds et les plus durs, tiennent
les places les plus dangereuses. II me raconte que deux soldats fidjiens ont
même été décorés par les Français pour avoir sauvé une section entière de
Français pris sous le feu! Les Népalais, eux, ne sortent jamais, ils ont
toujours des tas de problèmes.
Les Irlandais sont sortis une fois, et sont revenus complètement à poil, nus
comme des vers, sans vêtement et sans arme, à la risée générale! Le peuple est
pauvre, la nourriture souvent avariée, les enfants armés de kalachnikov, et leur
regard ne souffre pas d'être soutenu... Quelques balles traçantes passent
au-dessus du camp certaines nuits, un hélicoptère israélien le survole de temps
en temps pour voir ce qu'il s'y passe, sans plus. Les Français, eux, gardent le
quartier général, où logent quatre généraux, un Français, un Finlandais, et deux
autres dont j'ai oublié la nationalité. Quelques soldats enregistrent les tirs
d'exercices et parlent par-dessus, avant d'envoyer la cassette à leurs parents,
histoire de passer pour des héros dans leur village natal... Les chasseurs
alpins cantonnés au Liban passent leurs loisirs en planche à voile, ou à faire
de la plongée, ou bien à s'initier au trafic local d'appareils photos, de
cigarettes, de hi-fi, de vidéo, trafic avec Israël et même la France, puisque
avec la carte des Nations unies, ils ne sont pas inquiétés par la douane... Ce
n'est pas, évidemment, un trafic organisé, ni très important, mais chacun agit
en franc-tireur et pour son compte ou ses amis. Tout ce matériel étant volé, et
revendu avec des nouveaux numéros et certificats en règle émanant de certaines
administrations libanaises (paraît-il). Comme les voitures qui arrivent par
bateaux entiers, d'Europe, mais surtout d'Allemagne (où le trafic semble le plus
important) et qui sont parquées sur le port avant d'être réimmatriculées et
revendues à Beyrouth, pour un prix plus que dérisoire (8000 dollars une Mercedes
dernier modèle, neuve, par exemple). Les armes aussi, gros trafic...
Enfin, ils étaient bien contents de leur sort, mes deux bidasses, ils gagnent
une bonne solde, passent de bonnes vacances et apprennent beaucoup de choses.
Ils trouvent le Liban plus propre qu'Israël et préfèrent la mentalité du peuple
libanais. Ils ne se sentent pas du tout concernés par les otages! J'étais sidéré
de l'entendre. D'après eux, Israël est une des meilleures armées du monde, et
leur frontière est infranchissable.
p108 - À Khamis Bani Sa'd en bordure du djebel Masar, je stoppe acheter de
l'eau, et m'ayant aperçu venir à pied, naturellement intrigué, on m'offre l'eau,
des galettes et des fruits du nom de doo, comme des petites cerises jaunes. Je
commence à trouver un Yémen normal. En tout cas, le paysage est merveilleux, des
montagnes partout, une route sinueuse, de laquelle part une multitude de pistes
conduisant sûrement à des villages, au fond des ouadis (wadi)... On me dit
d'aller au nord,de visiter le Tihama du Nord, Souk el-Khamis, Hajjah, où l'on
trouve du qat shami... Sa'da, où le souk est rempli d'armes... Ce n'est pas ma
route, pas le temps.
J'arrive le lendemain à al-Maghrabah, où il y a encore un check point. Je
l'évite en remontant les 6 kilomètres qui me séparent de Manakah. De Bajil à
Manakah, ça n'a pas arrêté de grimper. Une route en lacet qui m'a hissé jusqu'à
2 700 mètres d'altitude. Je ne le regrette pas, même si je suis un peu fatigué,
parce que ce paysage est merveilleux. Des tas de petits villages dont les
maisons toutes décorées sont faites en pierre, toutes taillées à la main, avec
des fenêtres rehaussées de vitraux, c'est magnifique! Ces villages sont souvent
perchés sur des pitons rocheux entre 2 000 et 3 000 mètres. Je n'ai jamais vu de
montagnes si peuplées. On ne risque pas de se perdre, il y a des villages
partout. Au funduk de Manakah, je rencontre un Djiboutien sympa, avec qui je
qate un peu. Il accompagne trois touristes italiens, de Piacenza. Arrivent
ensuite Éric et Virginie, un couple de Suisses adorables, avec qui je pars
visiter El-Hadjarah et Ismaelia.
Tous ces villages forteresses, ces maisons hautes comme des immeubles, toutes en
pierre de taille avec des broderies boisées autour des fenêtres, des décors
blancs à la chaux, des fenêtres de verre coloré comme des vitraux, des vieilles
portes en bois ou en fer, peintes de mille couleurs. Des ruelles étroites et
sales, une vue plongeante sur une vallée merveilleuse ceinturée de pics et de
pitons en dentelles, des escaliers naturels, formés de terrasses où autrefois
l'on cultivait le café, et qui maintenant sont remplies de qat, descendant
jusqu'au ouadi très loin, tout au fond, où serpente, sinueuse, la route grise.
Plus on avance, pensant être au plus haut, plus on trouve d'autres villages sur
d'autres pitons rocheux encore plus hauts, qui semblent crever le ciel azuré, où
planent encore quelques aigles et quelques faucons... Le funduk est lui aussi un
endroit merveilleux, et si l'on dort à même le sol, le soleil matinal vous
réveille de ses rayons colorés, filtrant à travers le vitrail des fenêtres;
alors s'étend sous vos yeux toute la vision fantastique de la vallée qui déroule
ses couleurs, tandis que le soleil monte toujours plus haut.
Au Yémen, il ne faut pas trop regarder par terre, car il n'y a que des ordures.
À Manakah, des tas de détritus bordent la piste, et l'on y voit se côtoyer des
hordes de chiens, de chats et de corbeaux, tous fouillant, pour trouver à
manger. Je change mon argent au marché noir, fait des photocopies du tasrir
(permis de voyager) et redémarre en direction de San'a'. Une route qui escalade
un immense plateau désertique baigné d'un vent frais très agréable.
Mafhaq, Khamis, Madhyul, Matnah, Al Masajid. Comment décrire ce paysage
merveilleux, cette immense impression d'espace, comme si l'on pouvait toucher le
ciel... ? Éric et Virginie m'accompagnent, bons marcheurs, agréables. Éric a
déjà bien bourlingué et me parle de ses nombreux voyages. Nous passons à près de
3 500 mètres, à côté du mont Gohaib, dans le djebel an Nabi Shuayb à 3 760
mètres d'altitude. Un immense plateau qui semble déboucher sur un vide infini,
le néant. Des cultures de qat, en escaliers, en terrasses, comme des cirques
romains naturels, en gradins, construits par les fils des djebels, depuis des
siècles et des siècles, pour y faire pousser ce café si célèbre qui, partant de
Moka, devait parcourir le monde entier. Aujourd'hui les caféiers sont rares, le
qat les a supplantés et Moka (al-Mukha) n'est plus qu'un lieu de désolation,
abandonné des dieux... Même pour qui a abondamment voyagé, cette montée de plus
de 3 000 mètres, du désert de la Tihama, jusqu'au plateau de Sana' (Sanaa), est
une merveille, sublimant l'harmonie qui fait surgir dans nos cceurs, dans notre
âme, la réalité d'une terre sensitive du commencement des temps à l'Éternité...
Ça y est, je repars dans mes envolées lyriques! Comme le disait si bien Kessel
qui m'a précédé dans ces lieux : « Un jour sans doute, on tracera une route dans
les monts du Yémen, on trouvera des hôtels confortables à Hodeïda, à Oussel, à
Manakah, à Souk-el-Khamis, l'agence Cook offrira des billets pour le tour de
l'Arabie Heureuse, et toute sa noblesse, toute sa sauvage poésie seront
déshonorées... » Merci Joseph, de me faire regretter ce temps-là, car c'est ce
nouveau visage du Yémen que je découvre, quoique encore très emprunt de ses
traditions antiques, mais parfois tellement décevant...
Je me souviens qu'à Hodeïda, l'accueil le plus chaleureux fut celui d'un jeune
professeur soudanais, Anrab Gaber, qui voulait que je reste plus longtemps et
proposait de m'héberger chez lui. Je revenais de son pays et il me considérait
comme un Soudanais, un étranger, comme lui. Que cet accueil m'a fait du bien par
rapport à la totale indifférence du Yéménite!
Le Yéménite a l'air attachant au prime abord, mais lorsqu'il devient votre ami,
c'est pour mieux vous surveiller car souvent il travaille pour la « sécurité ».
J'en aurai la preuve plus tard, malheureusement. Du reste, pendant le qat on
n'arrête pas de vous questionner, mine de rien, mais eux ne se dévoilent jamais,
comme leurs femmes... Enfin!
p160 - Ce matin-là, depuis notre lever à 6 heures, pendant que nous buvions le
thé, nous étions suspendus à la radio pour connaître les dernières nouvelles des
combats de la nuit: trois cents morts. Les Russes font semblant de se retirer,
ce n'est en fait qu'une rotation de troupes, une manceuvre politique largement
médiatisée.
Sur le terrain, c'est une tout autre histoire! La radio crache ses flots de
paroles, et moi je suis à Paris, près de mon petit Pierre, je pense si fort à
lui que je ne réponds même pas à une question posée, tout près de moi. Je prends
conscience que s'il m'arrivait quelque chose, je ne reverrais pas les miens,
ceux que j'aime.
Nous étions partis pour dix jours, mais on ne parle déjà plus du retour, car ici
on ne peut rien prévoir pour ce qui est du temps. Je n'ai vraiment pas peur,
mais je suis un peu mélancolique.
Déjà les tirs reprennent et il nous faut nous préparer à repartir. Ils ont entre
quatorze et soixante-cinq ans, sont plein d'une ferveur combattive, presque
naïve, plein de courage. Ils s'appellent Zabiollah, Khaled, Mir Abdelahin,
Mohammad, Barbour, Ehsan Nouristani, Talibuden Nasary, Yusuf Dildar, Azif... Qui
se souciera d'eux, après? Peut-être qu'à l'heure où j'écris, ils ne sont déjà
plus? Oubliés, sauf dans le coeur de leurs frères de combat, Shehid, martyrs...
Un moudjahid rentre sur Peshawar et nous saisissons l'opportunité pour expédier
quelques lettres à nos familles. Je trouve ça très romantique ces messagers qui
parcourent à pied le chemin pour aller remettre nos missives. D'autant plus
qu'on le connaît ce chemin et qu'il n'est pas facile. Souvent Omar nous parle de
la poésie afghane (et l'auriez-vous deviné, j'adore la poésie), notamment de ce
fameux poète, traduit en Europe, célèbre en Afghanistan il y a trois cents ans,
Bedel. Nous l'écoutons, silencieux, buvant ses paroles: « L'amoureux divin [au
sens universel] pour atteindre sa destinée, n'a pas besoin de guide, comme le
papillon qui se brûle au feu a une lettre de lumière sous ses ailes... »
Le soir, Anwar est de retour avec le ravitaillement. Il nous rapporte du henné,
du khol, des ceintures cartouchières (pratiques sur le terrain) pour mettre nos
pellicules, cinq films pour moi et deux cassettes vidéo. « Il est hors de
question de payer, nous prévient-il, vous êtes mes invités. » C'est sans
réplique. Il y a même des pastèques, et pour Émilien... du café! Séance henné
avant de dormir.
C'est Taleb qui officie et nous y passons à tour de rôle. Le henné a la
propriété de protéger les pieds contre les ampoules, les mycoses, les
échauffements dus à la marche forcée et durcit les pieds, sans les abîmer ou les
déformer. En plus, ça adoucit la peau. Ça ne dessèche pas les pieds, ni
n'empêche la transpiration.
J'ai pu observer les pieds de bon nombre de moudjahidin qui marchent depuis dix
ans, ils ne portent pas de signes d'usure, c'est à peine croyable! Le fait aussi
qu'en plus du henné, ils se lavent les pieds cinq fois par jour, aux moments des
prières, et ça aide beaucoup de tremper ses pieds dans l'eau fraîche des
torrents, habitude que nous adoptons à l'unanimité.
Les commandants Sher Khan et Gulroz font partie de notre groupe, ce dernier
étant responsable de la région de Jekdalik. Ils sont 25 commandants sous les
ordres d'Anwar, soit environ 5 000 hommes.
Une activité incessante précède notre départ pour Jekdalik : chargement du
matériel, vérification des armes, puis un grand calme dû au retrait de chacun
dans un coin de la montagne. Chaque moudjahid se retire en silence pour écrire à
ses proches parents ou amis. Ils ne savent pas s'ils reviendront. Cette attitude
n'est pas sans provoquer une petite inquiétude en chacun de nous, et nous
mesurons alors l'étendue des risques auxquels nous allons exposer nos vies. Mais
ça ne change en rien notre décision, et c'est sans aucune hésitation que nous
partons. Les moudjahidin nous exposent leur notion de la mort: « Nous n'avons
pas peur de la mort. Celui qui a peur d'elle meurt plusieurs fois, celui qui n'a
pas peur ne meurt qu'une fois! » « Un soldat qui meurt pour la Jihad (guerre
sainte) ne meurt pas dans nos coeurs, et sitôt son départ, plusieurs de nos
frères le rejoignent. » « Il n'est pas mort pour nous, mais les autres ne le
savent pas.
Ce sont nos martyrs. »
Nous roulons près de 3 heures et demie, entassés à quinze dans un pick-up Toyota
4 x 4. Je suis assis derrière, à cheval sur un stinger (roquette antihélico et
bombardiers), ce qui n'est pas des plus confortables, mais fait bien rire
Émilien.
Nous serons finalement pris en pitié et trouverons des places « normales ». Au
second camp (korargarh) du commandant Anwar, nous sommes accueillis par des
salves de kalachnikov, de mitailleuses lourdes et de RPG-7 (bazookas). N'étant
pas prévenus, nous sommes assez surpris et au début nous baissions la tête par
réflexe. Ces salves saluent l'arrivée d'un grand commandant, en l'occurrence
Anwar. Tout le long des pistes caillouteuses, nous croisons des dizaines de
caravanes koutchis, mais ne nous arrêtons pas. Certains marchent nu-pieds,
d'autres avec des chaussures en plastique ou des sandalettes de cuir. Tous ont
la taille ceinte d'un long foulard, comme pour se protéger les reins; ils sont
vêtus très pauvrement, et portent des turbans et de très beaux gilets brodés de
mille couleurs (qu'ils fabriquent). Les chameaux portent de lourds madriers
équarris par les Koutchis. Ils ont le cou orné d'un collier en tapisserie
afghane multicolore et souvent naïve. Les Koutchis ont l'air sombre, dur,
farouche. Leur peau est très foncée, tannée par le soleil et le froid. Ils
marchent toujours avec un bâton.
Nous évoluons dans un paysage magique, fait de profondes vallées, où coulent des
torrents, des cascades, des sapins partout, des fleurs... Qui pourrait croire
que nous sommes dans un pays en guerre? Des troupeaux de moutons paissent au
bord d'une rivière, une caravane koutchi, des marchands (sans doute des Maldars)
nous croisent. Nous traversons des torrents, roulons dans leurs lits
rebondissant sur les sentiers caillouteux, jusqu'à ce que la nuit tombe. La
piste est barrée, nous stoppons notre convoi. Nous avons roulé 70 kilomètres en
7 heures et demie. Nous continuons à pied dans la nuit avec pour instruction de
ne pas nous écarter du chemin, à cause des mines. La marche est rapide,
régulière, nous buttons souvent sur les pierres et sans lampe électrique, la
traversée des torrents est assez épique! Je me paye un magnifique soleil avec la
caméra! Nous nous relayons avec Émilien pour la porter, elle est vraiment
gênante pour la marche. Et c'est au tour d'Émilien de se ramasser une magnifique
gamelle, ce qui fait que je reprends la caméra, qui finira dans les mains
d'Omar.
Anwar ferme la marche, pour récupérer les égarés. La marche stoppe brutalement,
les lampes s'éteignent, tous scrutent le ciel, où vrombissent les moteurs
d'avions.
Le grondement sourd des avions russes résonne, menaçant dans un beau ciel
étoilé. Nous continuons dans le noir. Il est 22 heures quand nous arrivons à
Azrow, dans une « maison de thé ». Les lumières s'éteignent à nouveau. Cette
fois-ci, nous entendons très nettement les bombardements, trop. Ce qui ne nous
empêche pas de dormir. Gelés, car pas de sacs de couchage, et à l'extérieur
enroulés dans nos patous. Merci patou! Ce sont encore les avions qui nous
réveillent.
Le thé à 5 heures, les mules s'en vont, d'autres commandants rejoignent Anwar.
Certains proposent des constructions de nouveaux postes. On écoute RFI (Radio-France
Internationale) à 6 heures et ils annoncent le record du monde du saut à la
perche par un Russe. Je glisse furtivement à l'oreille du commandant Anwar: «
S'il continue ainsi, vous pourrez l'avoir au stinger... » Fou rire général.
Les Afghans sont gais et le moindre prétexte déclenche un rire. Avec nous, ils
ne sont pas trop mal tombés, car on déconne 24 heures sur 24, taquinant les
moudjahidin, leur faisant des farces, jusqu'au commandant Anwar qui nous rend la
pareille et joue beaucoup avec nous, nous affublant de divers surnoms...
Les crêtes dominent trois vallées, carrefour entre les régions du Lowgar, du
Nangahar et de Kaboul. Six cents familles y vivent. Omar trouve particulièrement
intéressant les nouvelles relations qui se nouent entre les partis, offrant leur
confiance à des commandants de partis différents, faisant naître une solidarité
issue du même combat.
Trois heures d'une marche rapide, encore un survol de Mig, une carcasse
d'hélicoptère, des mines, un col à 2 200 mètres, des torrents, cela devient
routinier.
On s'abreuve à une source avant de nous arrêter au korargarh du commandant Madji,
à Spendo Kac, qui, pour l'occasion, a fait tuer un mouton. On se régale.
J'étais arrivé le premier, avec un moudjahid, Atik, ayant largement distancé la
colonne. Au cours du repas, Omar me dit :
«René, savez-vous que les moudjahidin vous ont déjà donné un nom?
- Quel nom?
- Koutchi.
- pourquoi Koutchi? Parce que je parle trop d'eux, sans doute, je n'arrête pas
de les questionner.
- Non, parce que vous marchez comme un Koutchi. »
J'ai souri, amusé, mais Omar ne pouvait pas savoir à quel point j'étais ému, et
combien ce surnom me plaisait. Il m'allait comme un gant, comme une récompense
aux 10 500 kilomètres d'efforts en marche afghane, une confirmation d'une
technique dont je pensais que personne ne pouvait la reconnaître.
Émilien passe sa commande au commandant Anwar : « Vous m'apporterez des
prisonniers russes, vous devrez abattre un Sukoi-25 au stinger, attaquer des
postes, et je veux aussi des Milan français! » Ce à quoi le commandant réplique
avec beaucoup d'humour, jouant le jeu, comme d'habitude: «Pas de problèmes.
II nous suffit de prévenir Kaboul de votre présence et ils enverront hélico et
avion pour nous bombarder, mais il vous faudra rester plus longtemps... »
Je promets de revenir en Afghanistan, faire une migration complète avec les
Koutchis, ce en quoi le commandant promet à son tour de m'aider, le contact avec
les Koutchis étant vraiment très difficile. Il veut m'offrir une ceinture russe
à Peshawar, et me laisse son adresse. Chaque matin il nous salue d'un « Bonjour,
ça va? » en français et nous répondons par: «As salaam wa aleikum » et la
journée commence par un sourire. Il n'a jamais rencontré un type faisant ma
démarche, et ça lui plaît bien à Anwar, il s'amuse, ça change des journalistes.
C'est du reste la première fois qu'il vient avec des journalistes, d'habitude,
il les envoie et ne les voit pas. On est chanceux... On rattaque l'après-midi
directement par le col d'Alisher à 2 000 mètres, plus difficile, parce que plus
raide que le col de Ashoq Salay à 2 500 mètres au matin. Ashoq Salay veut dire «
Col de l'homme amoureux». Et je le suis, de la vie, de Lucia, de
l'Afghanistan...
Nous avions déjà franchi le col de Lakalay à 4 000 mètres (le plus haut où je
sois allé dans ma petite vie). Au col d'Alisher, Emilien souffre: ampoules,
épuisement.
Après 5 minutes de repos, son pouls était encore à 128. Nakamura à 108 après 10
minutes, et Omar à 100; quant à moi, en plein effort au milieu du sol, j'étais à
160 pulsations (sans doute les quatre cigarettes après le déjeuner...) et après
5 minutes de repos, 108. À la descente sur Khowaguiza, nous croisons encore des
Koutchis. Je reste à l'arrière de la colonne, à traînasser afin d'avoir plus de
temps pour les observer, et essayer d'établir un contact. Salutations d'usage,
puis un vieux Koutchi me prend les mains et me parle longuement, m'expliquant
par gestes qu'il s'était blessé au genou. Il veut des cachets. Un moudjahid,
retourné sur ses pas, revient l'air agacé, car je traîne à l'arrière. Le vieux a
l'air de comprendre, il prend à nouveau mes mains dans les siennes et me dit:
Manda na baasM. As salaam wa aleikum. («Ne sois pas fatigué. Que la paix soit
avec toi! ») Je rejoins le groupe en courant, toujours en glissade dans les
descentes, à cause de mes semelles ultralisses, j'invente un nouveau sport: le «
shuss afghan » et cela fait rire, croyez-moi!
Arrivés à Khowaguiza, les moudjahidin sont beaucoup plus nombreux. Les hommes
cuisent le pain et nous apportent de grands plats où débordent des mûres
fraîches que nous dégustons à l'ombre d'un BM-1 (canon antichar). Repas
gargantuesque sous la tente, avec même des grillades! Les mules sont arrivées,
nous récupérons nos affaires. Encore des fous rires avec Émilien au cours de nos
séances « massages » par Nakamura et le commandant Anwar. La troupe grossit.
D'autres commandants et leurs hommes. Ils partirent cinq cents...
A 4 h 15, une voix plaintive psalmodie quelques versets du Coran, tandis que
nous nous ébrouons. On apprend par la BBC que les moudjahidin ont attaqué
l'aéroport de Kaboul et détruit huit avions, dont cinq avec des pilotes près à
décoller (avions chargés). Bonjour les dégâts! L'aéroport est fermé. Les
attaques ont eu lieu à moins de 2 kilomètres de Kaboul. Il va sûrement y avoir
quelques représailles dans le genre bombardements. « Le Front n'a jamais été
aussi actif, et les attaques de la résistance sont lancées ensemble, tous
azimuts, la guérilla est la plus intensive depuis le début de la guerre », nous
précise Omar Sherdil.
Décidément, avec ma chance légendaire, j'arrive encore au bon moment. Espérons
que j'en repartirai aussi au bon moment!
Quatre heures de marche, un paysage à faire rêver les randonneurs et une sieste
d'enfer sous les noyers du korargarh du commandant Alamgul, d'Hisarak (Hesarake
Pa'in). Comme les moudjahidin, nous nous brossons les dents avec des écorces de
noyer et nous les blanchissons avec les feuilles du même spécimen.
Les abricotiers abondent, mais comme les abricots en consommation abusive font
mal à l'estomac, nous cassons leurs noyaux pour en déguster l'amande fraîche,
qui annule ainsi tous les effets désagréables. On en apprend des choses, hein!
On va se laver dans la rivière avec les moudjahidin et nous lavons nos vêtements
par la même occasion, puisque tout sèche en moins d'une heure.
Après quoi nous attrapons des grenouilles qu'on leur glisse discrètement dans le
caleçon. Nakamura s'en prend comme les autres, lesquels disent en riant : Baqa,
baga ! ce qui veut dire en farcy, « grenouille » mais « con » en japonais. Les
rires n'étaient donc pas réciproques... Une petite sieste ponctuée de
plaisanteries, comme à l'accoutumée, puis les nouvelles de Radio Kaboul où des
députés nous déversent un peu de propagande communiste.
yussuf demande à Nakamura de lui enseigner quelques trucs de karaté. Il pratique
déjà le taekwondo. Et notre après-midi transforme la clairière en dojo entouré
de spectateurs afghans. Émilien prend un groupe en judo, Nakamura en karaté, le
commandant Anwar en lutte gréco-romaine et moi en kung-fu et aïkido, sous l'ceil
surpris et intéressé des autres moudjahidin et des commandants. Pendant, les
quatre jours restés à Hesarake, nous passerons nos après-midi à nous «bagarrer»
en des jeux olympiques, allant jusqu'au lancé du poids, en passant par le tir au
kalach, au pistolet, russe ou chinois, et les passages de sentiers en roulades,
kalach dans les mains. Ces jeunes moudjahidin sont assoiffés de savoir;
attentifs, observateurs, ils apprennent très vite. Un seul, Zabiullah discute
tout le temps. Nous avons eu du mal à les assouplir. Ils sont assez raides et
brutaux (mis à part Yusuf Dildar) et ne savent pas contrôler les coups, c'est
pourquoi nous étions prudents...
Les soirs, pendant la prière de groupe, Nakamura et moi nous recueillons dans
des méditations zen (qui intriguent beaucoup nos amis). Les soirées s'écoulent
identiques, toujours avec nos visites nocturnes de grosses araignées dont la
piqûre équivaut à celle d'un scorpion dangereux. Le train-train des lumières
qu'on éteint quand le bruit des avions s'approche. Notre « sorcier » qui
entourait nos couvertures d'un peu de terre, en récitant des passages spéciaux
du Coran, devant éloigner araignées et scorpions de notre sommeil. Est-ce un
hasard, mais ça marchait très bien et c'était très rassurant. Lui seul pouvait
toucher les araignées, ça ne lui faisait rien.
Les bombardements continuent, c'est une vallée à côté... Le henné est efficace.
Après 8 jours de marche quotidienne, je m'attendais à déguster un maximum avec
mes chaussures sans semelles, mais non. On visite la ville d'Hesarake en ruine,
entièrement détruite; il y avait là six cents familles, soit six mille personnes
environ. Tristesse, désolation. Les 2 heures de marche du retour sont ponctuées
par un arrêt repas dans une ferme, où il y a même des enfants et des champs
cultivés. On ne manque jamais de bouffe; il y a des relais partout. Je suis
tombé amoureux de ce pays, j'ai attrapé le virus afghan, comme dit Juliette
Fournot.
p186 - Je sais maintenant que si la marche afghane existe, elle existe seulement
parce qu'elle est pratiquée quotidiennement et depuis toujours par les Afghans,
les Koutchis et maintenant les moudjahidin. En ce qui concerne les observations
d'Édouard G. Stiegler, moi je veux bien, mais la marche afghane que nous
connaissons par son livre n'est que pure invention. Les Afghans marchent depuis
toujours, mais ils n'ont inventé aucune technique. Ils marchent vite, courent,
sautent de pierre en pierre, traversent les torrents, montent très lentement les
cols (3 à 4 kilomètres à l'heure) et les descendent en courant. La respiration
par le nez est rare, surtout en altitude, où l'oxygène vous brûle les narines;
ils soufflent beaucoup par la bouche, et leur respiration est plus souvent
abdominale que pulmonaire. Quand aux rythmes, c'est bien sur route, monsieur
Stiegler, mais pas en montagne, ni dans les lits des torrents.! Il y a une
différence à faire entre les muletiers qui marchent rapidement et les caravanes
de chameaux très lentes, vous ne ferez pas faire 7 à 8 kilomètres en une heure à
un chameau, croyez-moi! Pour marcher beaucoup, ils marchent beaucoup, c'est
vrai. Les hommes ne portent aucune charge et de ce fait peuvent aller très vite,
mais ils s'arrêtent souvent, 10 à 15 minutes pour prendre quelque repos ou boire
du thé.
p228 - Notre train part de nuit et notre hard-sleeper est toujours aussi rempli
et bruyant, mais plus propre. On s'endort très vite, car la nuit tombe tôt. On
est réveillé par un arrêt presque en rase campagne, à côté d'une petite gare.
Sur le quai, des flics, mais pas de passagers. On reste bloqué là au moins deux
heures, dans un remue-ménage pas possible. Il est presque 1 heure du matin. Des
flics traversent notre compartiment suivis d'une touriste de je ne sais quelle
nationalité. Lucia demande ce qui se passe, et la fille lui répond qu'elle
s'était plainte au chef du train, car on lui avait volé sa caméra (appareil
photo). De là le train a stoppé dès l'arrêt suivant (non prévu) et la police
fouille le train. « Ils sont malades », dis-je. Sur le quai ils traînent un
Chinois au milieu d'un attroupement et quelqu'un crie dans un mégaphone quelque
chose en chinois. What happend ? demandé-je à un Chinois près de moi. What did
he say ? Le Chinois à moitié réveillé me dit :
In China, no thiefs! (En Chine, pas de voleurs...) Un coup sec résonne sur le
quai, je vois un Chinois s'écrouler, la tête en sang. Lucia me dit terrifiée : «
C'est une exécution! » Puis elle se tait, sidérée, pâle, le regard dans le
vide... Je demande au Chinois : What's happening? Le Chinois me répond gêné :
Nothing, I dont know... Puis il s'enferme dans un mutisme total et fait semblant
de dormir. Je questionne la Chinoise près de Lucia, une prof d'anglais qui a
tout vu, et avec qui Lucia parlait juste avant. What's happening? Elle me répond
l'air apeuré Nothing, nothing... Puis son visage redevient sans expression. Plus
personne ne nous reparlera avant Pékin. Je prends la main de Lucia, nous ne nous
rendormons pas... Ce n'est pas possible! Une exécution pour un simple vol, sans
jugement?
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