Aron Gabor ( 1911 - 1982 ) |
Pour survivre aux interrogatoires, à la prison, puis au transport et enfin au
bagne sibérien il faut une résistance physique exceptionnelle et un mental
particulier. Gabor s'est en quelque sorte dissocié en plusieurs personnages (le
civil, le forçat, le journaliste), leur dialogue lui a permit d'affronter les
pires situations, telle celle subie dans un nouveau camp dans la région de Borzass, devenu médecin (il est docteur en droit) sous un terrible blizzard, une
épidémie de typhoïde se déclenche. Partout il recherche la compagnie de
compatriote comme Harry qu'il rencontre alors qu'il est hospitalisé.
Il essaie de s'intégrer, comme à Borzass, mais il ne le peut.
p89 - Premier réflexe du Civil : il a perdu son pain. Il aurait pourtant dû s'apercevoir qu'il perdait quelque chose de plus significatif. Par exemple il se retrouvait complètement nu et, en dehors du fait que cette situation est gênante, elle était également chargée de symboles, car ses vêtements confisqués étaient en ce moment la seule chose qui l'attachait à son passé.
Ayant été mené directement de l'interrogatoire à la maisonnette des condamnés à mort, ses compagnons de chambre apprirent qu'il avait fait l'objet de cette sentence. Un Russe qui travaillait dans la cour le leur fit savoir. Tout le monde était au courant, sauf lui.
Il a repassé mentalement ce qui s'était produit chez le nabot, mais jamais n'a cru, même pas une fraction de seconde, qu'il sortirait de là-bas avec une condamnation à mort. Le comportement même des soldats derrière lui semblait le confirmer. Souvent il avait entendu parler de la méthode expéditive des tribunaux militaires soviétiques, les troïka, quand, sans témoins ni preuves, en cinq minutes, ils prononçaient un verdict. Mais là, c'était autre chose. Son cas était spécial, de niveau international et il est plus que probable que l'ambassadeur russe à Budapest prendrait connaissance du procès-verbal ; mieux peut-être, on lui permettrait de prendre un avocat. Savitzki disait autre chose? Ridicule, du bavardage. Il était persuadé avoir gagné la première bataille et le procès-verbal qu'il avait signé était rédigé comme prévu avant l'interrogatoire. Non pas par Savitzki mais par lui seul. Il s'attribua la victoire, mais décida de se rétracter à l'audience devant le tribunal et de défendre sa vérité en se fondant sur les lois.
La théorie de Savitzki était restée avec ses vêtements de l'autre côté de la porte et il niait, même devant le Forçat, avoir vendu ses convictions. La seule chose qu'il concéda, c'est que son aveu avait été dicté par des circonstances spécifiques et effectué selon la méthode marxiste-matérialiste ! Le Forçat n'insista pas, content du comportement du Civil et prêt à ne rien revendiquer pour lui-même dans ce succès.
Le Civil croyait fermement, ce sur quoi personne n'aurait rien parié, qu'il ne
serait pas condamné à mort. Mais jamais il n'aurait soupçonné qu'il passerait un
an et demi, seul, dans une cellule de condamné à mort.
...
...
p96 - Chaque fois qu'il réceptionnait la soupe, les deux souris se présentaient.
La première fois, il a crié, puis il est devenu indifférent. Un jour, il leur a
lancé un petit pois. Elles ont eu peur et se sont sauvées. Puis la plus petite
est revenue et s'en est saisi. Ce fut le début de leur amitié et c'est comme ça
qu'elles sont devenues des membres de la famille. Quelques semaines plus tard,
elles venaient chercher les petits pois dans sa main. Plus tard encore, il a
récupéré quelques fils de la serpillière, y a attaché des pois et les a
suspendus au-dessus de leur tête. Élise, la première, s'est dressée sur ses
pattes arrière et a attrapé le pois avec ses pattes avant. Le lendemain, Pierrot
connaissait déjà les nouvelles habitudes. S'est ainsi établie l'étiquette
définitive des repas. Élise et Pierrot attendaient sagement assis que le Civil
termine sa soupe, puis se saisissaient de leur dû. Bientôt les fils sont devenus
superflus. La norme était trois petits pois chacune. Elles en mangeaient deux
sur place et emportaient le troisième.
Des mois plus tard, la famille s'est agrandie : Dani, Dodi et Dorka sont venues au monde. Désormais elles étaient cinq autour de la « table ». Elles ont toujours respecté les ordres. D'abord les enfants avec deux pois chacun, ensuite Élise puis Pierrot avec leur ancienne portion. Il arrivait que soit servie de la soupe à l'avoine. Elles la mangeaient avec nonchalance, sans cérémonie, directement sur le sol. C'était moins amusant et elles n'en raffolaient pas non plus. Pourtant la soupe d'avoine était plus nourrissante et plus copieuse que les pois et il en avait besoin, même en milligrammes. Un jour, Dorka a fait faux bond, puis les deux autres. Quand Élise a disparu à son tour, il est tombé en dépression et a mis des petits pois de côté. Il a vu Pierrot pour la dernière fois le jour de son départ à l'hôpital. Quand la porte s'est ouverte, celui-ci a disparu.
Dans la cellule numéro sept, il y avait encore deux autres personnages, Adolphe et Joseph, qui jouaient des rôles importants. Adolphe était une araignée suspendue à la grille de la fenêtre, qui ne descendait que rarement, mais jamais pour rien. Leur relation au début a été plutôt distante. Adolphe restait dans son univers de toile, en haut, le Civil la regardait d'en bas. Quelle était l'opinion d'Adolphe à propos du Civil, difficile à dire, mais en revanche l'araignée lui plaisait. Non seulement par ses pattes velues, mais aussi par son ventre gris et ses gros yeux. Adolphe est devenu un symbole. Il représentait la chance, sa chance. En tout cas, c'est comme ça qu'il le voyait.
Le matin, quand il se réveillait et pensait qu'un nouveau jour était arrivé, il jetait un coup d'oeil vers la grille. Si l'araignée se trouvait au milieu de sa toile, il était sûr que ce serait une bonne journée. Sinon, il devenait nerveux, ne comprenant pas la raison de sa disparition. On aurait dit qu'il y avait un passage vers l'extérieur, et même plusieurs. L'araignée disparaissait régulièrement, Élise et Pierrot traversaient les murs allégrement et il n'y avait que lui, l'homme, la couronne de la création, à être impuissant, abandonné.
C'est grâce aux mouches qu'il a tissé des relations plus intimes avec Adolphe. S'il en attrapait une, il la lançait en haut. À une vitesse incroyable, Adolphe se jetait sur la mouche. Au début c'était juste un divertissement et il chassait les mouches sans but précis. Un jour, il s'est remémoré un des romans de Jack London dont l'histoire se passait dans une prison. Que pouvait-il tirer de ce récit ? Il trouvait exagéré que le héros de London ait besoin d'un tas d'artifices – camisole de force et tortures – pour s'évader dans un monde imaginaire. C'était démodé. Ses personnages à lui n'avaient nul besoin de tout ce cirque, ils arrivaient quand bon leur semblait, discutaient des sujets à leur convenance. Le Civil était très fier de ce qu'il était beaucoup plus humain, plus démocrate que Jack London. Il avait construit autour de lui un monde libre où il n'y avait pas de privilèges, pas de barrières artificielles, où les contraintes morales et physiques étaient anticonstitutionnelles.
Dans ce roman, le héros dressait les mouches. Il a essayé, lui aussi. Leur a ordonné de ne se tenir sur le mur qu'au-dessus de deux mètres de haut. Celle qui descendait plus bas était condamnée à mort. Le nouvel ordre a été communiqué officiellement à Joseph. Qui est Joseph? C'était la plus grande, la plus grosse des mouches, leur roi ou leur président. Il appliquait la démocratie et les libertés selon des pratiques du XXèmè siècle. Donc Joseph et ses congénères étaient libres de faire ce qu'ils voulaient dans l'espace qui leur était assigné. Puisque le plafond avait au moins quatre mètres de haut, le Civil ne pouvait pas intervenir dans leur royaume. Il a respecté et accepté la convention. Que pouvait-il faire d'autre?
Avec un ongle, il a creusé un petit trou et y a déposé les mouches récalcitrantes. Au matin, elles avaient disparu. Le lendemain, Adolphe n'a pas attendu que le Civil s'endorme, et est descendu plus tôt pour prendre son dû. Un nouvel ordre était né : une mouche par jour, mais seulement dans le trou. Par la suite, Adolphe n'a plus attendu en haut, mais dans le trou. Toujours au même moment, quand les mouches se réveillaient. C'était une horloge très précise. Alors, la journée commençait. Quand Joseph était au-dessus du coin droit de la porte, la soirée débutait. Ces petits riens étaient plus sonnants que la trompette d'Orlando Furioso ou la distribution des repas.
Les mouches ont pris connaissance des nouvelles dispositions et sont restées dans leur zone assignée. Les conflits frontaliers ont cessé également, car Joseph maintenait une discipline de fer. Résultat : Adolphe jeûnait ; pire, il boudait dans le trou ; ne lui restaient que les mouches qui venaient du corridor, lors de la distribution des repas, et qui ne connaissaient pas les règlements. Puis il trouva que le Civil ne donnait pas assez pour ce qu'il représentait – le porte-bonheur – et il retourna dans son univers, la grille de la fenêtre, menant sa propre guerre contre les sujets de Joseph. Adolphe continua cependant de signaler fidèlement la venue du matin en descendant dans le trou, mais il repartait aussitôt. Si le Civil réussissait à tuer une mouche, il la déposait dans le trou, Adolphe descendait la prendre, l'emportait, mais ne voulait plus jouer un rôle dans la vie communautaire de la cellule.
Tout ça paraît un peu trop idyllique, une fable. C'était pourtant la réalité de cette vie colorée que le Civil avait créée autour de lui entre quatre murs lisses, tout nu, affamé, affaibli. Il a surmultiplié ces petites choses, ces faits insignifiants qui ne viennent même pas à l'idée d'un homme normal dans la vie normale. Il a découvert qu'en dehors des jugements de valeur de la vie extérieure, des milliers d'autres n'ont rien à voir avec le volume, le poids et ces caractéristiques qui rendent les gens heureux ou malheureux. Il a décelé que même des objets insignifiants ou tout petits font partie d'un ensemble et que, sans eux, la vie est impossible. Au fur et à mesure que son être biologique s'éloignait de la normalité et s'approchait de l'irréalité, son imagination est devenue de plus en plus fertile. Il n'a plus rien demandé au monde extérieur qui lui faisait peur, et il a préféré son monde à lui. Là, il était heureux.
Il avait peur du monde extérieur et avait peur de le rencontrer. Il savait qu'il ne mourrait pas dans la cellule numéro sept, qu'il faudrait bien retourner dans le monde réel. Il en était effrayé. Il regrettait Élise et Pierrot, Adolphe et Joseph et tous les êtres irrationnels de sa cellule de huit mètres carrés. C'était son univers, plus grand, plus heureux que celui de l'extérieur.
L'oncle Khon, brocanteur de la rue Visegràd et représentant terrestre de la Mort, était savant et bon. Pour le bonheur des jeunes, il rendait son commerce lucratif et payait de sa propre vie. Ékes, le banquier, était un être amusant et honnête parce qu'il acceptait le mariage de son fils avec une fille pauvre. Sa bonté lui venait par accident. Le boulanger qui l'approvisionnait, faisait son pain d'un blé en provenance de la région du mont Ararat et tous ceux qui mangeaient de son pain devenaient infailliblement bons. Au petit déjeuner, monsieur Ékes mangeait de ce pain et menait honnêtement ses affaires – pour un jour. Le lendemain, il s'abstenait d'en consommer. Et les autres, les centaines et les centaines qui jouaient leur rôle dans cet univers de la cellule numéro sept? Aucun n'était méchant. Il y en avait eu quelques-uns au début, mais soit ils avaient disparu, soit ils étaient devenus bons. Il craignait de ne pas pouvoir emmener ces personnages avec lui dans la vie réelle où, là-bas, des méchants, des moches allaient les remplacer.
Ça a duré combien de temps? Impossible à estimer en temps réel, car en dehors de Joseph et Adolphe, il ne possédait aucun repère pour se faire une idée en semaine, en mois ou en saison; la lumière brillait avec la même intensité au plafond, le chauffage ne s'est jamais arrêté. Une chose est sûre, le temps a passé très vite et les doutes sur sa situation juridique n'ont persisté que les premiers jours. Il menait avec le Forçat des discussions sur la théorie de Savitzki. La vie rigide du monde du dehors était mise à l'écart par les petits êtres réels ou imaginaires de son univers carcéral.
Orlando Furioso a perdu son pouvoir redoutable, a cessé de lui faire peur. Il est devenu un figurant, comme Adolphe ou Joseph; il est entré dans cet univers d'imagination et y a joué différents rôles. Il a été le mauvais, le méchant, le représentant du monde extérieur, mais pas en chair et en os, seulement comme symbole. Une figure avec laquelle on peut jouer à sa guise, que l'on peut manipuler, dont on peut rire. Orlando a joué à la perfection, essayant d'être aussi méchant que possible, de représenter aussi fidèlement le monde extérieur. Des fois, il a oublié de livrer le repas pendant deux jours; d'autres fois, il lui a donné des coups de pied ou lui a fait passer la nuit dans les W-C, en ayant préalablement inondé la pièce d'eau jusqu'aux chevilles. Comme il était dans son rôle, sa méchanceté n'avait aucun effet.
Ces rencontres avec le monde extérieur étaient toujours pénibles. D'abord il a
rencontré l'oncle Blum au bain. Le vieux lui ayant raconté son secret, le
Journaliste a préparé un article intitulé «L'or du mortel», pour 8 érai ujsàg.
La mort du vieux ne l'a pas surpris ; il l'avait prévue dans son article,
excepté les circonstances des adieux. Il a même composé un poème que, dans la
cellule, tout le monde a trouvé triste. La deuxième fois, il a vu Toth pendant
quelques instants, qui lui apprit que tous ses compagnons étaient condamnés.
...
...
p116 - Un sixième soldat est entré en action et a enfoncé la balle dans la
bouche de Sacha. Il ne s'est pas rendu, s'est démené entre les bras des soldats.
Ils ont à peine pu le soulever. Deux lui ont attrapé les bras, deux les pieds et
ils l'ont jeté au sol de toutes leurs forces. Ça a fait un bruit sourd et il
s'est tu. Sa tête penchait sur le côté. On l'a emporté.
Le capitaine a regardé Karpov et a quitté la pièce. La porte s'est refermée
derrière lui et le silence est revenu. Il s'est mis debout. Après tant de mois,
la peur revenait. Il a à peine reconnu sa voix quand il a interrogé Karpov.
– Où l'ont-ils emmené?
– À l'exécution, a-t-il répondu avec étonnement.
La Constitution de la cellule, adoptée le matin, n'a pas duré longtemps. Son existence de quelques heures était déjà obsolète. Le corps biologique du Civil, proclamé hors de l'espace, a repris sa place d'acteur principal. Pas dans une pièce, mais dans la réalité. La vie a fait une effraction dans la chambre et a anéanti cet univers étrange et heureux que le Civil avait bâti dans la solitude. L'oncle Khon, Monsieur Ékes et les autres ont disparu dans le néant, même chose pour les souris. Joseph est redevenu une mouche noire ordinaire et Adolphe une affreuse araignée. La peur, la douleur, la colère sont revenues de leur exil et ont enveloppé le Civil. Il s'est appuyé contre le mur, terrorisé. Il avait affreusement mal. Il s'est précipité avec une colère non contenue contre la porte en fer, l'a frappée et a crié : «Ouvrez, je suis innocent... »
Tout le monde l'a abandonné, excepté le Forçat qui a observé ces excès de colère sans mot dire et qui, à la fin, a remarqué : «Laisse, ça n'a aucun sens. Tu ne vois pas que tes mains enflées se blessent en frappant la porte, elles saignent ! » Il les a regardées. Elles lui étaient étrangères, il avait mal. Ce n'était pas cette tension engourdissante, mais une douleur intense. Comme il y a quelques mois, quand les menottes le blessaient. Des larmes ont coulé de ses yeux. Il a pleuré doucement, il respirait difficilement. Ça ne lui était encore jamais arrivé en prison, pourtant il y a longtemps qu'il était ici. Depuis quand? Il ne trouvait pas de repères. Sa colère s'est transformée en peur. D'une main tremblante, il a caressé son front, comme s'il voulait faire repartir une horloge qui n'aurait pas été remontée depuis longtemps. Mais combien de temps ?
Il vient d'apercevoir quelqu'un debout à côté de lui. A déjà vu quelque part ce visage large, osseux. Qui est-ce ? Il porte la même chemise et le même caleçon blanc que lui. D'où vient-il ? Depuis quand est-il à ses côtés ? Peut-être saura-t-il lui dire le temps qu'on lui a volé ? Soudain, il a allongé les bras vers l'autre. Sa main a touché une épaule dure, osseuse. Il était froid et trempé de sueur.
– Quelle heure est-il ?
L'épaule s'est tournée vers lui.
– Vers l'aube.
– Quel jour on est?
– Mardi.
– Combien?
– Vingt-quatre.
– Quel mois ?
– Janvier.
L'Osseux a reculé. Il le regardait intensément.
– 1947... Mais vous ne savez pas...?
Ses sanglots ont étouffé ses paroles. Il a appuyé ses mains et sa tête contre le mur. Ses pleurs faisaient écho dans la pièce et on voyait l'empreinte de ses mains ensanglantées sur le mur blanc. L'autre s'est approché. Son contact était dur. Ce contact lui a fait horreur et il allait le repousser quand le Forçat l'a interrompu.
– Ça ne te fait pas du bien que quelqu'un soit à côté de toi?
– Je ne sais pas, c'est inhabituel et je suis tellement malheureux.
Comme la tempête fait place à la pluie, les sanglots du Civil se sont transformés en pleurs silencieux. Sur le mur, les empreintes ensanglantées se sont multipliées, entre les mains, un rond rouge, comme si l'on avait imprimé une balle. C'était son front enflé qui laissait cette empreinte. L'Osseux ne l'a plus embêté. De ses grandes mains, il lui a caressé l'épaule et lui a dit doucement: « Asseyons-nous, tovaritch, discutons.»
Il s'est assis contre le mur et a tiré le Civil vers lui. Il s'est laissé faire, s'est installé près de lui et a penché la tête sur les genoux. Il se sentait comme quand il était enfant. Ne ressentait pas de douleur, mais était infiniment triste. Ça lui a fait du bien qu'il y ait quelqu'un à côté de lui, et qui pouvait l'écouter.
– Depuis quand êtes-vous ici ?
– Depuis quand ? – il a attendu un peu –1945, fin septembre quand on m'a amené
dans cette cellule.
– Sans interruption...?
– Oui... enfin, je suis allé trois fois chez un commandant et une dizaine de
fois au bain.
– Promenades ?
– Jamais.
– Toujours seul ?
– Oui, enfin non. Nous étions beaucoup.
– Que sont-ils devenus ?
– Ils sont tous partis cette nuit.
L'Osseux a pris le menton du Civil, lui a soulevé la tête et a regardé son
visage.
– Avez-vous mal quelque part?
– Oui... la douleur est revenue. Anticonstitutionnelle.
– Je ne comprends pas.
– Pourtant c'est simple. Au moment même où l'oncle Khon et les autres ont
disparu, elle s'est tout de suite approprié mon corps. Ma tête, mes poignets, ma
colonne.
– Qui étaient l'oncle Khon et les autres?
– Des citoyens de plein droit.
– Des prisonniers ?
– Non, des hommes libres.
Il a continué sur un autre ton.
– Une chose bizarre m'est arrivée. J'ai vécu avec des êtres inexistants pendant
un an et demi. Il n'y avait que les mouches, l'araignée sur la grille et les
souris du monde réel.
– Malheureux...
Il a tourné la tête vers l'Osseux, l'a regardé en face.
– Malheureux? Non. J'étais vraiment très heureux, c'est maintenant que je suis
malheureux. Après un an et demi, je suis redevenu prisonnier. J'ai mal partout,
je sais, je suis très malade et il ne me reste que quelques semaines à vivre.
Ils m'ont enterré vivant, je suis devenu un mort-vivant. Tout ça, je ne m'en
rends compte que maintenant, depuis que vous êtes assis près de moi et tenez mon
épaule. Je sais aussi que vous voulez mon bien, pourtant vous m'avez causé
beaucoup de mal. Vous êtes la Vie de laquelle je me suis soustrait il y a un an
et demi. Votre caresse me fait mal à la tête, casse ma colonne en deux, arrache
mes reins. Le mieux serait de vous tuer, mais je n'ai pas assez de force. Même
ça ne serait d'aucune utilité pour moi, car l'autre vie merveilleuse a cessé
pour toujours, même si l'oncle Khon et la Mort se sont mis d'accord sur le fait
que mon corps biologique est inutile. Malheureusement il est présent. Il est
repoussant quand, des fois, je le vois dans la soupe. Pourquoi êtes-vous venu
ici ? C'était mon univers. Exclusivement le mien...
La main agrippait encore plus fort son épaule.
– Drôle de question. Je suis venu parce qu'ils m'ont amené. Menotté comme
vous...
– Je ne veux pas que vous restiez, allez-vous-en et laissez les autres
revenir.
– Soyez tranquille, je partirai bientôt. Je crois vendredi.
– Pourquoi seulement vendredi, pourquoi pas maintenant ? Tout de suite !
– Parce
que vendredi est le jour des exécutions.
Il s'est secoué et a attrapé la main de l'Osseux.
– Et vous aussi, bégaya-t-il, on vous exécutera ?
Le Russe a penché sa tête et dit de façon inaudible :
– Moi aussi.
Il a agrippé la main du Russe encore plus fort.
– Qu'est-ce que c'est aussi ? Vous et qui d'autre ?
Il n'a pas répondu. Le Civil a demandé avec désespoir :
– Qui encore ?
– Sacha et Karpetian. Peut-être qu'ils ne sont même plus en vie...
Il a poussé un soupir de soulagement, avec un sourire mauvais.
– Dieu soit loué... je croyais que vous parliez de moi. Pourquoi les a-t-on
exécutés ?
– Parce qu'ils étaient coupables – il a observé une pause – et les coupables
méritent le châtiment.
– Vous aussi ?
– Moi aussi.
– La Mort ?
– Oui...
Le Civil n'a pas continué la conversation. Son cerveau s'est figé. Ses pensées ne faisaient que quelques pas et s'arrêtaient net. Il comprenait que l'Osseux était coupable, comprenait également qu'on l'avait condamné à mort, mais que les deux soient liés était encore incompréhensible pour lui. Son intelligence ne saisissait pas que la notion de la mort puisse être suivie par un sentiment d'apaisement. Il venait de découvrir que le cerveau des samouraïs japonais et celui des communistes bigots sont façonnés de la même matière. Il pouvait encore comprendre que l'Osseux reconnaisse sa culpabilité, mais non qu'il trouvât naturel le châtiment suprême, comme s'il n'y avait aucune autre solution. La pensée de la mort a commencé à lui faire peur, bien que, pendant des mois, il ait vécu dans son cercle magique et son monde imaginaire, issu de son mysticisme. Il s'approchait d'elle, cherchait sa protection face à la Vie. Se sentait en sécurité près d'elle, était heureux. La bonté et la sagesse de l'oncle Khon traduisaient pour lui le côté beau et positif de la Mort. Mais il ne voulait pas mourir. Aucune de ses « pièces » ne parlait de la Mort. Elle approchait de la porte, regardait à l'intérieur mais pas plus. À peu près comme Orlando regardait à travers son judas. Son univers irrationnel restait toujours sur terre et était régi selon les lois terrestres. Il restait très attentif à ce que ses histoires tournent autour de notions d'où la méchanceté de la vie serait exclue. C'est comme ça qu'était née la « Constitution» et devenus anticonstitutionnels tous ceux qu'il n'aimait pas, ceux qu'il voulait éviter.
Le Russe se taisait. Le Civil s'est couché, comme toujours, serrant les bras
contre son corps et le front contre le sol. Il a essayé d'arriver à
l'engourdissement de son corps et à flotter comme avant ; grâce à quoi, pendant
des mois, il avait pu visiter des contrées merveilleuses et côtoyer des
personnes qu'il aimait. Il a attendu en vain. Ni son cerveau, ni son corps
n'obéissaient plus. À la place, il a ressenti une profonde douleur,
insupportable. S'est tourné sur le côté, n'a supporté cette position que
quelques minutes, a failli crier. Ensuite sur le dos. C'est ce qu'il tolérait
encore le moins mal. Sur son coccyx et ses côtes, la peau était dure comme celle
d'un rhinocéros. Avant, il faisait des farces avec ça, mais maintenant il n'y
avait personne pour rire. Il a essayé d'évoquer l'oncle Khon, Monsieur Ékes,
mais aucun des deux ne s'est approché. Ils ont fait une apparition et ont
disparu aussitôt. Il n'a même pas pu distinguer leur visage. À un autre moment,
il les a presque touchés, mais une douleur à la colonne ou à la tête les a fait
disparaître. Celui qui lui causait le plus de tort, c'était l'Osseux. Le Civil a
appelé l'oncle Khon, quand l'autre s'est assis brusquement et lui a demandé :
«Vous vous sentez mal ? » Il n'a pas osé crier, savait qu'on le surveillait. Il
a ramassé toute sa volonté pour pouvoir rester immobile. Il avait trop mal. On
le tailladait avec un couteau de la tête aux pieds. Il a serré les dents et
attendu que l'Osseux s'endorme. Il a écouté sa respiration calme, rythmée.
...
...
p126 - La serrure a grincé. Dans un long manteau gris d'officier, un homme,
immense, s'est arrêté sur le seuil. Derrière lui, beaucoup de monde, parmi eux
Zakharov. Pierrot a détalé. Sur le visage de l'officier se reflétaient la colère
et l'épouvante. Il a regardé derrière lui et a demandé quelque chose à Zakharov.
Les sourcils du capitaine n'ont plus formé qu'un seul blaireau. Il s'est mis au
garde-à-vous et a présenté un rapport militaire. Le Civil n'a compris que le mot
general-major. En une seconde, il s'est interrogé : «Ne sont-ils pas venus
l'exécuter ? » Il a voulu sauter sur ses pieds, mais n'est parvenu qu'à soulever
sa tête de quelques centimètres. Il a senti qu'il ne lui restait que peu de
temps à cause de quelque chose. S'est dépêché. À l'assaut. Il voulait prendre sa
revanche d'un seul mot bien choisi en guise de réplique pour ces mois passés en
cellule, mais déjà la question habituelle était claironnée :
– Kak familia ?
Il a voulu crier, mais n'a réussi qu'à chuchoter. L'officier s'est penché au-dessus de lui pour mieux l'entendre.
– Je suis un soldat hongrois, et vous, qui êtes-vous ?
– Un lieutenant général soviétique, a-t-il répondu en allemand.
– Vous n'avez pas honte de ce que l'on m'a fait?
L'officier est devenu tout pâle et s'est redressé.
– Oui, j'ai très honte. Comme médecin et aussi comme officier soviétique...
Quelqu'un va répondre de ça.
D'un pas, il s'est dressé devant le commandant de la prison. Il a parlé d'une voix enrouée, bas, les poings serrés. Zakharov a fait un salut militaire et il est sorti. Un autre individu est entré. Blouse blanche, avec des binocles. Le médecin-chef. Le général a allumé une cigarette, est passé dans le couloir, l'a arpenté. Sa suite est restée à la porte, figée et sans mot dire.
La douleur torturait le Civil. D'abord dans sa tête. Puis elle est descendue plus bas, jusqu'à sa poitrine et son coeur. Il avait l'impression de se faire écharper, même s'il ne bougeait que son petit doigt. La suite est devenue de plus en plus petite. Des soldats de plomb, scrutant le général. Le «long manteau» est passé devant eux et les têtes le suivaient. Il a entendu la voix de Savitzki.
– Tu vois, l'humanité se promène ! En cape, sur les épaulettes une étoile d'or. Il marche dans l'intérêt de l'homme. Pour toi aussi... Mais pour que ça devienne pire. Que ça fasse plus mal, que tu le ressentes dans ton cœur !
La sueur a perlé à son front, est tombée sur son épaule. Elle était froide. Les
soldats se sont écartés. Derrière le général, deux types en blouse blanche qui
apportaient une civière ont soudainement grandi et se sont agenouillés près de
lui. Un l'a pris par les épaules, l'autre par les pieds, ils l'ont soulevé. Il a
voulu donner des coups de pied, des coups de poing, mordre, comme Sacha. Son
corps n'a eu que de faibles soubresauts. Il a voulu crier «assassins ». Mais il
n'a réussi qu'à murmurer. Dans le couloir, le « long manteau» a flotté et a volé
soudainement. Un air frais a haché ses poumons, ça lui faisait mal. « Assassins,
on me tue... » Le visage du général s'est mis à flamber, est devenu gigantesque
et a explosé. Une fumée noire a tout recouvert.
p146 - Au bout du couloir, il faisait froid. La porte fermait mal et du givre se formait sur le seuil. À côté de la porte, un vieux en poufaïka était assis sur le banc. Il lui a grogné de s'arrêter et lui a tendu une blague à tabac. «Non merci, je ne fume pas », et il a écarté la blague, mais le vieux n'a pas compris. De la poche de son pantalon, il a sorti un gobelet en tôle et l'a rempli de mahorka, un tabac grossier. « Hlebouchka » répétait-il, et il montrait qu'en contrepartie du tabac il voulait du pain. Il n'a pas accepté le marché et le vieux l'a traité de «sale Magyar ! » et a craché. Il s'est retourné en souriant, s'est demandé s'il existait quelqu'un d'assez fou pour échanger du pain contre du tabac. N'a même pas terminé sa remarque qu'un homme incroyablement maigre s'est approché du vieux et a acheté du tabac contre sa ration de pain. Le marché a été conclu sans qu'un seul mot soit prononcé, et le vieux lui a donné en prime un quart de page de journal. Le maigre a rangé le tabac dans un petit sachet de papier, il a plié avec précaution le papier journal et est entré dans les W-C. Il l'a suivi pour voir. Ils étaient au moins une dizaine à fumer sur une dalle sale et glaciale.
L'odeur aigre du mahorka l'a surpris. Il l'a trouvée désagréable, pourtant il avait été toute sa vie un grand fumeur. Ça ne lui était même pas venu à l'idée de l'acheter contre du pain, même si les trois larges portions, plus la brioche, auraient été amplement suffisantes : il aurait pu se le permettre. Il mangeait tout ce qu'il recevait, mais ça ne lui est plus arrivé de saliver à l'odeur du pain, comme le premier jour. Avec la froideur d'un homme repu, il pouvait observer ce commerce et plaignait ceux qui ne pouvaient pas résister à la tentation du tabac malgré la précarité de leur vie. Il a trouvé que le mot «tentation» était un peu théâtral, alors qu'il utilisait un autre mot: gaspiller leur vie. Chaque jour, deux ou trois se retrouvaient à la chambre froide pour cet échange de pain. Certains médecins combattaient ce commerce, d'autres y participaient. Par un intermédiaire, ils achetaient du pain aux bagnards et le revendaient en ville. Les règlements de l'hôpital-prison condamnaient sévèrement ce commerce et les coupables étaient reconduits au peresilka. Il ne pouvait pas encore apprécier la gravité de cette punition. Ne comprenait pas encore que le commerce du pain n'était pas dicté uniquement par le besoin du tabac, mais aussi par une autre stratégie : la vente de trois cents grammes par jour, ce n'était que la moitié de la portion. Et le reste était amplement suffisant pour maintenir encore longtemps l'enflure des jambes, des mains, de la tête.
En buvant cinq à dix litres d'eau, le ventre devient comme un tonneau. La fièvre de mahorka, c'était aussi du nouveau pour lui. Le tabac haché tout fin, mélangé à du sucre, provoquait de la fièvre. Même les non-fumeurs l'utilisaient. Il ne connaissait pas les trucs des malades pour prolonger leur séjour à l'hôpital. Il a découvert aussi avec stupéfaction que la majorité de ces hommes couchaient dans un lit pour la première fois de leur vie. En regardant tous ces malades, il n'en trouva pas un qui aurait voulu quitter l'hôpital avant la fin de sa condamnation ; ils étaient prêts à signer un accord avec la mort s'ils pouvaient rester là. De toutes leurs forces, ils protégeaient leurs enflures, avec les poings, les dents, quand les médecins pompaient les liquides de leur corps. La nuit, ils allaient aux W-C boire le maximum d'eau et restaient debout le jour, s'adossant au mur, pour que leurs jambes enflent le plus possible.
Les visages et les regards ne lui ont rien appris. Il ne pouvait se l'expliquer : au lieu de la colère et de la tristesse, la satisfaction se reflétait dans leurs yeux. Ils palpaient avec expertise leurs jambes et appréciaient avec satisfaction le résultat de l'eau et du sel. Il a lu dans leurs yeux un désintérêt total. Ils ne devenaient pas apathiques vis-à-vis de leur environnement, mais du futur. Ne pleurnichaient pas, sous prétexte que leur condamnation à dix ou vingt-cinq ans était injuste ; et à la question de savoir pourquoi, ils répondaient : quelle est la différence ? Dans leur philosophie, le bagne faisait partie de la vie, c'était un mal nécessaire. L'inhumain, l'injustice étaient devenus une partie de la justice. La peur du peresilka n'était pas motivée par la rigueur de ce camp, mais surtout par la crainte de quitter l'hôpital, la maladie, la misère corporelle, qui étaient devenues un bien. Dans leurs vies misérables et sans défense, une hépatite, une typhoïde ou un affaiblissement total fournissaient un rempart face au MVD et permettaient de le vaincre. Il rencontrait enfin quelque chose de plus fort que Staline ou Beria. Ce sont les messagers de la mort? Ça n'intéresse personne. Ceux de la vie sont encore pires, même s'ils veulent le bien. La main de la tyrannie n'atteint pas le malade, le fou, l'enfant ; le médecin les protège. Le commandant du convoi les refuse. Seule la mort ne fait pas de tri, tôt ou tard elle prend les buveurs d'eau, les malades du foie, les faiseurs de fièvre. D'ici là, ils restent debout contre le mur, échangent leur pain et boivent de l'eau, cachés sous l'aile protectrice de la maladie. Sur le chemin du retour, personne ne lui a adressé la parole. Il a écouté, cherchant à capter des mots en hongrois ou en allemand, mais ils étaient tous en russe.
p242 - Le Civil tâte son pouls, a de la fièvre, le gel le fait frissonner, il a attrapé froid dans la baraque glacée, sans chauffage. Il aurait préféré se coucher près de Yakoute, lui il sait ce qu'il faut faire dans ces moments-là. La preuve, il marche joyeusement et seules les traces de lièvres et de renards attirent son attention. Pour la nuit, il a mis dehors ses bottes, car le froid sèche aussi bien que la chaleur. Tzigane marche devant la colonne, Ouchakov a confisqué le traîneau. Il est parti en avant pour préparer le camp. C'est une infamie qu'on ne l'ait pas pris. Pourtant, il fait partie de ceux qui ont la plus petite peine. Ils ont voyagé en traîneau tiré par un tracteur et, sûrement, ils ont passé la nuit plus confortablement. Les conducteurs de tracteurs sont aussi des bagnards, c'est facile pour eux. « Imbécile, l'a interrompu le Forçat, ici tout est dur. Le plus dur est de rester en vie. » Il faudrait s'arrêter, j'ai vraiment envie... Les autres crient aussi, «Halte, natchalnik ». Tzigane accorde cinq minutes.
Il a un problème. Tout à l'heure, il avait froid. Maintenant, il transpire. Ils suivent les traces du tracteur. C'est fatigant, marchent dans une dépression, un mètre de neige. Il regarde autour de lui, machinalement : des pins, le soleil brille, un ciel bleu, très haut. La neige molle, tentante. Encore une halte. Il pleure. Se souvient à peine que Novikov l'a giflé plusieurs fois, lui a frotté les mains, les pieds, le visage. Lui a enlevé sa chemise et fait un pansement avec une molletière. Le Civil a observé les mains de Novikov : des doigts osseux, ridés comme ceux d'un vieillard. Un nez en bec d'aigle, la peau du visage tannée comme celle du shérif dans les films sur l'Alaska. Grand, un pin enneigé, parfois il sourit. Sa voix rêche, mais encourageante : «N'aie pas peur, on va survivre. » Il continue. Un tumulte de dos bleus, rouges. Sa tête tourne. Un nuage de vapeur au-dessus de la colonne. Une odeur aigre-douce de transpiration. Dans la vallée, des bûchers brillent. «On arrive, a crié, Bec d'aigle ». «Où est le camp? Où sont les bûchers ?» Il rit et va vers Tzigane. «Chef de chantier, technorouk...»
Entre les arbres, des bûchers, leur fumée recouvre la vallée. Deux miradors surgissent de la neige, entre eux un étroit chemin. Le Civil jure : c'est inhumain, une infamie. On jette dehors trois cents personnes, dans la taïga, à moins quarante degrés, vivez comme vous pouvez. Savitzki avait raison, pire que les chambres à gaz ; pour des grammes, on bâtit des villages, des villes. Nous sommes des pionniers de la culture et si on crève ici, d'autres nous remplaceront. C'est curieux, personne n'est révolté. Comme les chiens, ils reniflent dans la direction d'où vient l'odeur de la soupe. »
Il se racle la gorge, piétine. La place est grande, le ciel est haut, pas de grillages ni de murs. Binocle a dû penser à ça cette nuit: «La liberté encadrée est naturelle. » Si j'avais le temps, je l'écouterais. Le Forçat ne philosophe pas, découvre tout de suite qu'au-dessus d'un des feux, un gros chaudron est suspendu. Cuisine.
Le sous-lieutenant Ouchakov apparaît. Il est rouge, récite l'ordre : la trace de ski sur la coupe dans la forêt est la clôture du bagne. La traverser est interdit, les gardes ouvrent le feu immédiatement. Tzigane et Novikov composent des brigades. Nomment des listes, qui, où. Le Civil est appelé à la fin, dans la brigade de Kirilov. Binocle, Yakoute, l'Allemand de la Volga et Batiyouchka les suivent. Une trentaine, la plupart entre deux âges. Des moujiks.
Kirilov est un Russe de la Volga. Il mélange beaucoup de « o » dans ses paroles. Il explique qu'ils doivent faire un travail de charpentier, construire des baraques. «Avec quoi ? Comment ? » «On verra ! » «Et en attendant ? » demande Binocle. Kirilov ne le comprend pas. «D'abord... on mange, on dort et demain on commence. » À partir de la cuisine vers la droite, jusqu'au grand cèdre, c'est le territoire de la brigade. Des pins géants, la neige jusqu'au cou. Binocle force ses yeux désespérément mais ne voit rien. Le Journaliste observe, qui dit quoi à propos de ce nouveau «chez-soi ». Personne, rien. Excepté Yakoute qui découvre des trésors : «On a deux cèdres secs, peut-être même plus. Il n'y a plus de problème. » Les autres sont d'accord. Selon le Civil ce sont des hommes des cavernes, des bêtes primitives. Le Forçat en revanche, donne raison à Yakoute : «Pendant quelques jours notre "chez-nous" restera chaud. » Il s'adresse au Civil : «Tu as froid? Fais du feu! Tu as faim? Mange. Qu'est-ce que ça t'apporte si tu constates doctement que tout cela ne s'accorde pas avec le XXème siècle, que c'est inhumain, malhonnête, illégal. Rien. Tu gèles, tu meurs de faim. »
Quatre hommes avec Kirilov apportent des scies, des haches. Yakoute les examine, est-ce qu'elles sont bien affûtées ? En une demi-heure, ils abattent et découpent les plus grands cèdres. Les scies à deux manches, d'un mètre et demi, sont à peine assez longues. Kirilov donne des ordres, fait nettoyer la neige et prépare le bûcher. Le Civil fait comme les autres. Quand la flamme est déjà haute, ils disposent des branches de pin sur la neige autour. Kirilov circule entre les bûchers : « En largeur les gars, pas en hauteur. » La neige fond, les flammes brûlent, il faut reculer. Après le dîner, on distribue des couvertures. Elles sont brûlées, en lambeaux, elles ont survécu à quelques «expéditions ». C'est le soir. L'épais tapis de braise s'éteint doucement et la tête ronde de la lune les observe à travers les branches. Du vrai kitsch de film américain, visages aux traits coupés, pas rasés, des hommes des bois. Des pionniers ! Des molletières malodorantes, des bottes près du feu. Yakoute marche pieds nus sur la cendre, détecte la braise, donne des ordres : coucher, dormir, vérifier tout, préparer le lit – poufaïka, pantalon molletonné en dessous, le bonnet à protège-oreilles bien attaché et se mettre à deux sous les couvertures.
Binocle est couché sur le côté, bouche ouverte, ses longues dents de lièvre dépassent. Batiyouchka implore la miséricorde du Seigneur, puis se colle contre Yakoute. Quelle heure peut-il être? Tard, à la fin de février les jours sont déjà assez longs en Sibérie. Autour d'autres feux, on «prépare les lits» également. Un silence profond, seuls les gardes qui piétinent dans les miradors. Le froid est terrible. Le gel fend un pin en deux. Il s'écrase dans la neige molle. Binocle est à ses côtés. Il recommence : «C'est pas comme ça que j'ai imaginé », mais le Forçat l'interrompt aussitôt : «Ce n'est pas assez que tu sois plein de poux, mais en plus tu ne la fermes pas, dors. » Batiyouchka s'exclame, il s'est brûlé. Yakoute lui explique doucement: «Ne touille pas sous la cendre, reste immobile. »
Ils se réveillent bien reposés. La cendre a tenu jusqu'au matin. Ils sont pleins de suie, de rides, comme les pommes de terre à la cendre, mais sourient. «C'est comme si j'avais dormi avec une femme» plaisante Yakoute. Batiyouchka est d'accord. Le Civil n'a plus de fièvre. Il va au ruisseau, casse la glace et se lave. Les autres se moquent de lui. Le petit déjeuner, une soupe à l'avoine très chaude, du pain, vite fini.
On attend. Où doivent-ils commencer la construction de la nouvelle vie ? Novikov et le brigadir étudient les dessins et délimitent l'emplacement de la baraque : vingt-cinq mètres de long, cinq de large. On appelle les charpentiers. Il n'en est pas, mais le Civil s'avance. Novikov sourit, lui fait signe : «Tu ne connais pas ça. » Il va scier des planches. Mais pour l'instant tout le monde doit pelleter la neige.
La neige arrive au cou, il est midi quand vingt-quatre hommes terminent un bassin blanc. On creuse des trous pour les poteaux. La terre est molle, dégage une vapeur qui sent l'ail. Yakoute le trouve tout de suite, petit, blanc, une espèce d'oignon, kolba. «Mâchez-la, c'est excellent contre le scorbut.» La scie crie, la hache claque, les branches brûlent. Le soleil a du mal à traverser le nuage de fumée, quelque part on crie pour un médecin. Quand Mourachkine arrive enfin, il n'y a plus rien à faire. Deux morts sous le pin géant. Après midi, dans la brigade voisine, une hache a rebondi et a mis en charpie le pied d'un moujik. Le doktor ne vient pas, il est ivre. Avec un chiffon, c'est Bec d'aigle qui le panse. L'Ukrainien ne se lamente pas, il est tout sourire.
– Quand est-ce qu'on m'emmène à l'hôpital?
– Quand le tracteur arrivera avec le matériel de construction, tu repartiras
avec lui.
– Où?
– À Kamjala.
Cela intéresse tout le monde, un sujet collectif. Où est l'hôpital? D'où viennent les vivres? Même Novikov ne sait pas que Kamjala est le bagne central, à quatre-vingt-dix kilomètres, que c'est difficile, même en tracteur, parce qu'il n'y a pas de pont sur la rivière, le Kulbiss. Que ça glisse, qu'il ne supporte pas les tracteurs et les traîneaux qui ont la taille d'un wagon et doivent faire un immense détour. Si tout va bien, le trajet dure trois jours, si ça va mal, qui sait? Une semaine, peut-être deux. «Que se passerait-il d'ici là?» a demandé le moujik. «Si tu te mets debout, tu aides autour de la cuisine. » Le programme est excellent, le moujik est content, le jackpot. «Autres questions?» Pour les soldats et les moujiks, aucune, ils savent l'essentiel : le ravitaillement est en route. Juste une pour le Civil : «Pourquoi ne bâtit-on pas un pont avant le bagne ? » Pour souligner, il ajoute : «Logique, non ? » Novikov se met en colère : «Est-ce que tu as encore beaucoup de questions idiotes comme ça ? » On rit, mais il ne se laisse pas faire : «On a fait au moins cent cinquante kilomètres sur la glace depuis Yaya et le Kulbiss ne gèle pas ! » Les rires cessent, car la question est plus près de leurs préoccupations que la précédente qu'il a associée avec logique. Bec d'aigle répond, sérieusement. D'abord, le Kulbiss est trop rapide et en hiver l'eau est peu profonde. Deuxièmement, les rivières chargées d'or n'ont qu'une très mince couche de glace. On ne sait pas pourquoi. Probablement qu'elles sont radioactives.
Dans «la salle à manger» – un immense bûcher près de la « cuisine » les brigades se présentent à tour de rôle. L'Ukrainien blessé est déjà à pied d'oeuvre, il fait de son mieux et, en claudiquant, distribue à manger. On voit sur son visage qu'il a mal, mais il s'agite. Trois cents grammes de pain et deux louches de gruau sont la norme. Quand ils ont terminé, le chef de brigade sort de sa botte une liste et lit six noms, dont celui du Civil. Ils reçoivent une soupe supplémentaire. Il va lentement derrière les autres pour savoir : est-ce qu'il la partage avec ses compagnons? Deux moujiks avalent leur soupe debout, sur place ; Yakoute s'assied à côté de Batiyouchka et la partage, une cuiller ici, une cuiller là. Les portions de deux soldats, ils sont six à partager. Le Civil s'assied avec Binocle et l'Allemand de la Volga.
Le menu du soir, tout le monde le connaît. Ils accrochent les bottes sur les branches des arbres, les molletières sèchent au-dessus des flammes. Quand les bûchers sont éteints, il reste une merveilleuse cendre, douce, chaude. C'est comme à la maison. Qui veut quoi pour compléter le bonheur? Le Civil réfléchit longtemps : des W-C chauffés. Il rit et se défend du fait que, parmi tout ce qui lui est venu à l'idée, il n'a pas pu choisir. C'est naturel, car il pourrait énumérer toute une collection de son ancienne vie.
Yakoute répond tout de suite : «Fil de fer.» « Quoi ? » «Fin, doux. Si le conducteur de tracteur revient, je vais lui demander. Il lui reste sûrement une vieille dynamo dans son barda. » Le Civil ne comprend pas à quoi sert le fil de fer et comment Yakoute connaît la dynamo. La réponse est simple. On peut poser des collets, la nuit il va faire froid et les lièvres vont courir dans tous les sens. La dynamo? Il ne sait pas, mais il y a beaucoup de fils minces dedans.
La réponse de Batiyouchka est également brève : «Une brassée de pommes de terre, dans la braise, on pourrait les cuire. » «Pas de Bible ? » «Elle est dans mon coeur, mon fils, la place des pommes de terre est dans mon ventre, comme l'ordonnait Jésus Christ. » «Où le Christ parle-t-il de pommes de terre?» Ses yeux ont un reflet espiègle : «Nulle part. Mais si tu veux, je dis des poissons, on peut les cuire aussi.» Dans ce domaine, Yakoute est expert, comment est-ce meilleur : sur la braise, bouillis, fumés, séchés ? L'Allemand de la Volga et Binocle les rejoignent. Leur opinion est à la hauteur des réalités : qu'est-ce qu'on peut faire le mieux sur la braise ? La pomme de terre ou le poisson ? Ils le regardent avec étonnement, quand il explique que les pêcheurs du Danube ont une recette fabuleuse pour apprêter le poison. Leur regard dit tout. L'important n'est pas de savoir ce qui est bon dans le grand monde, mais quelles sont les possibilités du moment. Le Forçat saisit tout de suite la nuance. Ces hommes ne jouent pas, il y a beaucoup plus. Ces hommes recommencent leur vie et ne considèrent rien d'autre que ce qui leur permet d'améliorer leur situation. Le diamètre de leur vie est de cinq mètres : le feu. Il sèche les vêtements, donne de la chaleur pour la nuit, pourrait cuire les pommes de terre et le poisson, mais le lièvre aussi, tout ce qu'il faudrait, juste un fil de fer selon Yakoute. Un point de vue d'homme de Cro-Magnon?
«C'est le seul point fixe, si tu le dépasses, rien qui de ce qui a constitué ton ancienne vie, d'une civilisation supérieure, ne pourra te sauver. En cinq jours, nous avons reculé de cinq mille, cinquante mille ans. Nous sommes actuellement au point de départ : le feu, le poisson, le gibier, les racines. Le début de l'existence de l'être humain. Qu'on allume le feu avec des allumettes ne fausse pas le tableau, car Yakoute peut le faire sans ça en cinq minutes. L'essentiel est que nos désirs doivent se limiter aux possibilités que nous offre notre environnement immédiat. Est-ce que tu as entendu aujourd'hui ou hier une seule remarque sur le fait que la forêt, désert frigorifié, est aussi abjecte que les fours crématoires de Hitler? Personne n'a parlé, pourtant eux, ils savent mieux que nous que nous sommes assis à seulement quelques mètres de la mort, par moins quarante degrés. Pas un seul n'affirme que c'est un acte honnête d'envoyer des centaines d'hommes dans la forêt gelée, mais ils ne discutent pas. Ils enregistrent qu'ils sont ici et ne peuvent pas aller plus loin que les traces de ski et les miradors. C'est leur espace vital. Pourquoi c'est ainsi? En ce moment, la question n'a aucune importance et chercher la réponse équivaut à se demander pourquoi il ne fait pas chaud en Sibérie.
» C'est ici quelque part la base sur laquelle Savitzki a bâti sa philosophie. Elle part d'une donnée fondamentale : l'hostilité de l'environnement et la parade, gramme par gramme, pour enfm bâtir un nouveau monde. Évidemment, tu me réponds que ça suppose une certaine matière première, l'homme, et pas n'importe lequel, car de l'autre côté de la planète, par exemple en Amérique, le "brevet" n'est pas utilisable. Là tu te trompes. Je crois que c'est juste une question de temps, d'organisation et de méthode. Si on a réussi avec le peuple russe, à la fantaisie très colorée, à la sensibilité individuelle fort développée, pourquoi on ne réussirait pas ailleurs ? Au moment propice, des Staline naissent et trouvent immédiatement les moyens. Pour être plus précis, ils vont les chercher dans l'histoire passée, ils n'ont qu'à siffler et la contrainte, la violence apparaissent. Sous de nouveaux noms, de nouveaux labels, de nouveaux passeports. Nos compagnons ne les contestent pas, ne se révoltent pas. Ils prennent acte : il y avait, il y a, il y aura. Ce n'est pas leur cerveau bien sûr, mais leur instinct de survie. Leurs désirs, leurs rêves vont peut-être plus loin, mais leurs besoins ne les suivent pas : j'ai froid, j'ai besoin de chaleur, j'ai faim, je veux manger.
Karl, l'Allemand de la Volga, comme s'il avait entendu le dialogue, fait observer: «Il faudrait un seau. En fer, en tôle, petit, grand, aucune importance. Le poisson, la pomme de terre sont meilleurs en soupe. Donc un seau. » Tout le monde est d'accord, c'est très utile, ils pourraient préparer le thé, le tchaïa. D'où viendrait le thé ? Seule question : lequel est le meilleur, à la groseille noire ou au champignon de bouleau ? Yakoute connaît les deux. Aigres-doux, pleins de tanin.
Binocle voudrait retrouver ses lunettes. Elles le rattacheraient à l'univers des bibliothèques. Il pourrait se tailler une cuiller, mais ne voit rien. C'est tout ce qu'il reste de la bibliothèque de Leningrad, sept millions de volumes. La cuiller est plus utile. Un saut vers la civilisation ?
Le feu brûle toute la journée, il reste beaucoup de cendres. Batiyouchka en fmit rapidement avec le Seigneur et revient aux poissons, aux pommes de terre. Grande discussion avec Karl et Yakoute : dans le seau ou à la braise ? Binocle, couché sur le dos, se tait. Le Civil s'adresse au Forçat : « Parions qu'il a quitté notre pays de cinq mètres et se balade très loin. » Il le pousse sous la couverture : « À quoi tu penses ? On tire le meilleur du pin ou du bouleau selon toi ?» Il décide de l'arracher coûte que coûte au complexe-cuiller.
– Combien as-tu eu?
– Quinze ans.
– Politique ?
– Oui.
– Pourquoi ?
– J'ai écrit un livre.
– Anticommuniste ?
– Pas du tout.
Il repose son visage sur la cendre et parle sous la couverture.
– J'ai fait des copies sur la machine de la bibliothèque et en ai distribué
parmi mes amis, qui sont également partisans de la liberté géométrique.
– De quoi ? – le Civil s'approche, ne veut pas perdre un seul mot.
– C'est une appellation symbolique. Cela signifie que la liberté n'est pas une
notion sans limites, mais une équation en temps et en espace, et que même son
utilité optimale est calculable. C'est infiniment important, car les tensions
sociales, les révolutions, les guerres ont été causées par la méconnaissance du
dosage approprié de liberté. Peu ou trop, les deux sont dommageables. Je
n'affirme pas qu'ils avaient des mauvaises intentions, sauf qu'ils ne
connaissaient pas les règles de base de la science de la liberté : il faut
donner juste assez pour que la demande ne dépasse pas les possibilités. Si pour
bâtir notre vie moderne, les plans de prévisions sont indispensables, pourquoi
se priver de la base de tout ça : l'identification de la pensée, le sentiment et
les besoins. Il suffit de mesurer, à chaque phase de l'évolution, la quantité et
la qualité nécessaires de liberté, déterminer les limites.
Il est atterré : l'autre côté du disque de Savitzki ? Pas d'importance, quelque part il s'oppose à la base de toutes les idéologies, à l'autojustification de ces idéologies. Binocle a touché un thème central que tout le monde et toujours a pratiqué, mais en le niant. Il est normal qu'il se soit heurté de plein front au communisme, pourtant il n'a rien fait d'autre, il a résumé scientifiquement ce que Staline a accompli à l'aide de clôtures barbelées, de miradors : il a encadré la liberté.
Batiyouchka a déjà terminé l'exposé de sa recette de poissons. Ils se sont mis d'accord avec Yakoute et maintenant ils dorment en paix, côte à côte. Binocle se défend, il n'a pas le profil du conférencier et pour développer sa thèse, il lui faut des notes, des graphiques. Mais il développera son équation dans la neige. Le Civil fait remarquer qu'il est un médiocre « mathématicien », n'a jamais rien compris aux formules mathématiques, qu'il les a en horreur.
– Tu n'as pas raison – Binocle souffle dans la cendre et suffoque –, la logique mathématique est tellement simple que tous les enfants la comprennent aisément, c'est leur logique qui en est le plus proche, elle travaille avec les possibilités, avec des notions réelles. Si tu cherches à extrapoler, tu ne peux plus redescendre à un niveau où tout est simple et naturel. Les informations ramassées plus tard compliquent tout, même la vie. J'étais comme toi avant que je rencontre ton concitoyen, Ervin Bauer, à l'université de Leningrad. J'étais inscrit en philosophie, il enseignait les sciences humaines. Les cours qu'il donnait étaient si nouveaux, si intéressants que les étudiants venaient de toutes les facultés : médecine, philosophie, mathématiques, chimie. Il appliquait la logique pour aboutir à la formule mathématique du commencement de la vie. C'était simple, inattaquable, mais... diamétralement opposé aux thèses développées par Pavlov. Lèse-majesté, car le règne de Pavlov était imposé par Moscou. Il n'y a même pas eu de débat contradictoire, en revanche le nettoyage de 1937 a emporté Bauer et sa femme. Son livre n'était que ronéotypé, car officiellement interdit. Des fois, je rêve de le rencontrer dans un bagne et de lui annoncer qu'on a réalisé au niveau social ce qu'il a créé en biologie. Nous avons découvert les lois bases de la vie sociale, bâti la théorie de la liberté utile, démonté mille ans d'illusions et trouvé la synthèse des besoins individuels et collectifs. Tu dors? C'est nouveau ce que je dis, parce que les besoins n'étaient pas contrôlés. Tu dis que c'est le moteur du progrès ? Tu as tort. Le moteur du développement collectif n'est pas un produit de consommation, mais une donnée très précise. Une seule personne est l'idéal, si... elle se soumet à la logique de la prévision et se soustrait les sentiments.
– Staline ?
– Je parle en général et des temps futurs. En ce moment, aucun dirigeant ne
possède d'aide chimique ou électronique qui pourrait implanter, confortablement
et vite, le conscient et l'inconscient dans l'équation de la vie ! Staline a
dépassé son époque. Il sait exactement que, pour parvenir à un stade où la
société atteint une vision uniforme, l'enseignement et la persuasion sont des
facteurs incertains et l'histoire montre que chaque fois cela a abouti à un
signe négatif. En attendant, il utilise les méthodes qui sont à sa disposition
et amènent un résultat rapide.
– En quelques jours elle nous ramène en arrière, à l'âge de la cendre.
Binocle se tait, se gratte et fait un saut arrière chez Ervin Bauer.
– Quand ils l'ont emmené, le séminaire était fini, mais bon nombre de ceux qui
le fréquentaient sont restés ensemble, et on a développé en secret cette théorie
sur le plan social. Une fois par an, on se retrouvait à Moscou et on comparait
nos études. À cause de la guerre, c'est seulement l'année dernière qu'on a mis
la touche finale au livre. On a multiplié les tirages à la bibliothèque et on
les a envoyés aux différentes institutions scientifiques. On a même réussi à
faire parvenir au camarade Staline un exemplaire pour avoir son avis.
– Qui a répondu ?
– Le camarade Staline lui-même. J'ai vu, sur la table du procureur général, sa
propre écriture : «Intéressant, mais où ont-ils pu faire les tirages?»
– Tu crois qu'il l'a lu?
– Absolument sûr. Dans notre bibliothèque, on peut trouver des textes originaux
de Staline, où il s'est penché sur la question : comment peut-on bâtir le
communisme encore plus scientifiquement ? Nos postulats de base sont identiques,
mais un travail comme ça, on ne peut pas l'accomplir au Kremlin, ça demande une
concentration scientifique. Nous l'avons créée à sa place.
Doit-il prendre Binocle au sérieux ou doit-il rire ? Tout est tellement sens dessus dessous. Par une température de moins quarante degrés, dans un lit de cendres, avec la forme de vie la plus primitive, chercher une justification scientifique à toutes ces horreurs que Staline a déversées sur le peuple soviétique ! Le plus simple serait de décréter «c'est un comédien» ou «il est fou». Il fait partie de ceux dont l'idéologie communiste a fendu l'âme en deux. Il se raconte que la contradiction entre la réalité et son idéologie n'est qu'apparence. Tout se déroule selon les règles, seule l'exécution a parfois des ratés. Il est impossible de discuter avec ces gens car, jusqu'à leur dernier soupir, ils donneront raison à Staline pour justifier leur propre vie. Il essaye pourtant.
– En fin de compte, tu peux remercier Staline pour tes quinze ans de bagne.
– Au contraire. Sans lui, on aurait reçu vingt-cinq, parce que le procureur a
qualifié notre confrérie de complot contre l'État et voulait prouver que nous
sommes antimarxistes. Il a exhibé les opinions du département à l'idéologie du
Comité central et de l'Académie des sciences soviétique : nos travaux sont
contraires aux thèses officielles du parti, et même opposés. Ils ont jeté tout
ça à la corbeille à papiers quand le camarade Staline a qualifié le travail
d'intéressant. Grâce à ça, notre faute a seulement été d'avoir reproduit le
livre sans autorisation. Les autres ont reçu encore moins, pour ne pas m'avoir
dénoncé et avoir seulement participé à la diffusion. Le camarade Staline avait
raison, nous avons contrevenu aux lois existantes.
Le rideau de fer est retombé ; encore une fois, y cogner est inutile.
– Je ne dis pas, physiquement et spirituellement, notre situation est difficile,
mais utile en fin de compte. Je fais des corrections sur le manuscrit par-ci,
par-là. J'ajoute quelques données qu'on ne peut pas inclure dans les
institutions.
– Qu'on ait cassé tes lunettes, que tu te sois serré contre moi en tremblant
avant-hier, qu'on t'ait envoyé dehors avec trois cents hommes, la mort assurée?
– Entre autres. Je commence par le troisième point. L'hypothermie n'est pas
sûre, même pas hypothétique. Notre situation actuelle démontre, sans aucun
doute, que le désir irraisonné ne peut être neutralisé que par une
simplification radicale. Tu peux le voir, tout se déroule sans le moindre
à-coup. Les hommes s'adaptent immédiatement aux nouvelles situations. Ils
retrouvent leur tranquillité optimale en cherchant à satisfaire leurs besoins et
trouvent des solutions en fonction des données disponibles. C'est la raison pour
laquelle j'affirme que la liberté scientifique n'est pas en contradiction avec
la nature humaine, elle canalise des tendances qui gouvernent l'ordre mondial.
Les mémorise avec une mention positive ou négative. Le reste est mathématique,
l'équation des situations données. C'est pourquoi je n'ai pas ri avec les autres
quand tu as parlé des W-C. J'étais plutôt abasourdi : que vas-tu devenir si tu
regardes la vie comme cela? Ta blague était symptomatique, elle illustrait
l'échec de votre société : des besoins extravagants. En toute honnêteté, c'est
ce qui m'a décidé à te raconter l'essentiel de nos travaux. Peut-être que je
peux t'aider. Crois-moi, même sans mes lunettes, ici je vois mieux que toi et je
suis plus fort aussi, même si tu peux assommer n'importe qui parmi nous, comme
tu as fais avec le Professeur. Tu mélanges les choses quelque part. Des fois tu
te comportes comme un bandit, des fois comme un bourgeois, il n'y a pas de base
solide sous tes pieds. Tu découvres que l'ancien est mauvais et tu n'as pas
confiance dans le nouveau. Tu es comme votre société, vous travaillez toujours
pour ériger des nouveaux étages, au lieu de renforcer la base.
Là, c'était trop. Le Civil s'est écrié :
– C'est toi qui dis ça? Vous avez démoli tout ce que les millénaires ont érigé,
et rien bâti à la place. Le rien ne peut pas être la base de l'avenir.
– Exactement. Le rien est la base la plus solide qui soit. Le seul point fixe,
comme le zéro en mathématiques. C'est l'unique point de départ.
– Une idiotie ! L'homme est parti de là et, comme tu dis, quelque chose s'est
gâté en cours de route. Tout effacer et recommencer à zéro ? Impossible et
déraisonnable.
– Inutile de crier, il n'y a pas d'autre voie. Demain je te le démontrerai par
équation, dans la neige. Même si tu ne comprends pas les mathématiques, tu
comprendras. Logique, simple et tu verras que le zéro est le seul guide sûr.
Juste, un mot encore, le Professeur et ses acolytes sont des figures très
utiles. Ils montrent une tendance humaine qu'il faut inclure dans l'érection du
système, l'humanité. Même sans lunettes, je ne les ai jamais vus si limpides.
Maintenant, je sais où est leur place dans l'équation. Si tu veux, on pourra
travailler ensemble. Je te guiderai là où personne parmi vous n'a jamais mis les
pieds, au seuil de la connaissance collective. Mieux... derrière.
Il pose ses doigts osseux sur l'épaule du Civil et s'endort. Il n'a pas tenu parole, il est arrivé tout seul au seuil et l'a franchi. Il est mort le quatrième jour. La typhoïde n'a pas compris, dans une société ordonnée, dans une liberté géométrique, quel était le rôle que Binocle lui destinait. Il a attrapé cette typhoïde parmi les premiers et elle l'a entraîné sous le point zéro. Jusqu'à l'élaboration de l'équation finale, la route a été longue. De nouvelles données ont surgi, qui n'avait pas de place prévue dans l'étude de Binocle. La liberté de cinq mètres a duré encore deux jours, mais l'inclusion d'un nouvel élément n'a pas donné assez de temps à Binocle pour qu'il trace son équation dans la neige.
.../...
p253 - Un soldat avec mitraillette à ses côtés, il répond.
– Cesse les questions, dépêche-toi. Accident.
En s'habillant, ça lui revient, dans son demi-sommeil, il a entendu des tirs. Deux, trois ? Le garde s'ennuie a-t-il pensé, et il a continué à dormir. Dans la tente du commandement, tout le monde est réveillé. Ils entourent un des lits. Tzigane examine un carton blanc. Sa carte de route.
– Tu es docteur?
Il ne répond pas. Si eux s'en moquent, moi aussi. Comme ils disent : doktor,
doktor, tous les mêmes.
– Examine le malade – et Tzigane montre le lit.
Bec d'aigle le tient par le coude et le pousse vers le lit. Vite. Sous la fourrure blanche, le docteur Mourachkine. Sur sa nuque, du sang séché, sur ses vêtements, des taches noires. Il n'a plus de pouls. Un soldat apporte de l'eau chaude dans une assiette creuse. Tzigane tend la sacoche au toubib. On l'observe, qu'est-ce qu'il fait? Il travaille vite, décidé. Il ordonne : «Enlevez sa chemise. » De la sacoche, il tire du coton, des bandages et verse un liquide dans l'assiette. Il a déjà vu faire à l'hôpital de Lemberg : désinfectant, on l'utilise pour tout. Lave le sang et la plaie, dévoile tout. La balle a atteint l'artère fémorale et est sortie par la nuque, la deuxième a traversé l'épaule, la troisième a effleuré le bras, le sang a cessé de couler, mais il applique quand même un bandage léger et écarte les bras.
– Je n'ai plus rien à faire. Il est mort.
Il range les affaires dans la sacoche et la dépose sur la table. Se tourne vers
le caporal à la mitraillette :
– Allons.
Tzigane et Ouchakov se regardent. Le commandant lève la main :
– Tu fais l'autopsie ou on l'enterre?
Il répond immédiatement :
– Je ne fais pas d'autopsie, pour l'enterrement, attendez que les autorités
arrivent.
– C'est au moins trois ou quatre jours.
Il devine que le sous-lieutenant veut l'enterrement. Mais pour cela, son consentement est nécessaire. Il est prudent. Il connaît les méthodes : en ce moment, il est médecin avec pleins pouvoirs et son avis est accepté par toutes les autorités supérieures. Compte rendu, signature, le reste ne compte pas.
– Ça ne fait rien, il faut attendre la commission. Attachez le cadavre sur des skis et recouvrez-le de neige. Même dans trois semaines, il sera possible d'examiner les blessures. Est-ce que je peux partir?
Ouchakov est nerveux et lance un regard interrogatif vers le commandant. Celui-ci hausse les épaules.
– Il n'y a rien à faire, le docteur sait mieux – puis il se redresse et parle haut. Tu reprends le travail de Marouchkine. Voilà sa sacoche, le reste des médicaments, là-bas dans la caisse. On fait l'inventaire et le compte rendu. Camarade Ouchakov, tu as quelque chose à dire?
Le sous-lieutenant regarde la fiche du Civil.
– Il est politique.
Tzigane lui fait face :
– En ce moment, ça ne compte pas. La commission tranchera s'il peut garder la
fonction ou non. D'ici là, c'est moi qui commande ici – il continue plus
doucement – je ne peux pas laisser trois cents hommes sans protection
médicale...
La tente est prise de secousses, la forêt se lamente, la tempête arrive. Vite avec l'inventaire. Ils terminent rapidement. Quelques bouteilles de sulfamide, deux flacons de poudre de bismuth, trois boîtes de quinine et le liquide verdâtre, le désinfectant. Des instruments : pinces de chirurgie, bistouri, thermomètre. Dans un petit compartiment de la sacoche, une petite bouteille remplie de comprimés blancs. Pas d'inscription. Il goûte. Ça ne lui dit rien, un goût inconnu. Il montre au Tzigane, l'autre hoche la tête :
– Je sais, luminal. Compte-les, combien?
– Quarante-deux, mais je ne les prends pas.
Tzigane lui donne raison, il sait que le plus grand danger qui menace les médecins du bagne, ce sont les narcotiques. Le blatnoii tue pour ça. Le blizzard hurle, secoue, déchire la tente. Ils rédigent le compte rendu. À la fin, Tzigane ajoute :
– Vous déménagerez avec Novikov au bûcher près de la « cuisine », que vous soyez toujours prêts à intervenir.
Le garde armé ne les suit plus. Ils sont désormais des personnes officielles,
peuvent circuler sans garde et même quitter le camp n'importe quand. Bec d'aigle
sait à quoi il pense et sourit.
– Sans espoir.
– Je sais. J'ai pensé juste un moment que je pourrais partir. La pensée s'est
déjà envolée. Je ne vois même plus le chemin.
La forêt craque, hurle, crie de douleur. Il s'agrippe à Bec d'aigle pour ne pas tomber. Cache son visage dans sa poufaïka, la neige l'aveugle. Il ne bouge plus. Bec d'aigle s'approche, crie, mais il l'entend à peine.
– Ferme les yeux, tu te guides juste avec les pieds, si on marche sur le dur. Si
on manque le chemin, on ne pourra pas faire demi-tour. On crèvera ici.
Novikov marche lentement. S'arrête, essaye, à gauche, à droite, de retrouver le
chemin. Il se tourne pour pouvoir respirer. Crie dans les oreilles : « Sibérie.
» Et rit. Dans le mirador, le soldat ne voit, n'entend rien. Il se
recroqueville, une boule blanche. Dans les coupes à l'intérieur de la forêt,
c'est encore pire. Bec d'aigle hurle, le Civil n'entend pas. Le nuage blanc se
déplace, recouvre tout. Bec d'aigle ne trouve pas le campement. La neige est
dure, ils marchent sur un terrain de travail. Ils ne savent pas quelle direction
prendre. Pas un seul repère. Marchent trente, quarante pas et ils se retrouvent
dans la neige jusqu'à la taille. Retour. Le vent les retient. Les pousse. À
peine le blizzard a-t-il commencé et tout est déjà au même niveau! Une seule
couverture blanche sur trois cents hommes. Bec d'aigle jure et change encore de
direction. S'ils retrouvent une construction, après c'est facile. Le vent
souffle encore de face, ils cachent leur visage. Des aveugles. Il heurte quelque
chose de dur. Une petite butte blanche, il touche, poilu, chaud. Un mongolka.
Il tapote gentiment son museau, mais le cheval veut le mordre.
Enfin, ils retrouvent le chaudron et le cagibi de la cuisine. À quinze pas, c'est la place de Bec d'aigle. Ils comptent à haute voix, au quatorzième, ils s'arrêtent, examinent le sol avec leurs pieds, où commence le bassin, le « domicile » de cendres de deux brigades, de la cuisine et du chef. Ils les trouvent. Bec d'aigle enlève ses gants, cherche sa place. De dessous, une voix : « Attention, ne marche pas sur ma tête. » Le cuisinier. Le tas se met à bouger, soulève la couverture une seconde. C'est assez, Bec d'aigle fait signe de se déshabiller. Il ajoute : «Secoue la neige et mets-toi sous la couverture. » Au mirador, la cloche sonne pour la relève de la garde.
Au petit déjeuner, il y a du feu sous le chaudron, mais la «salle à manger» est froide. Le cuisinier et ses deux aides n'ont pu trouver de bois sous la neige que pour concocter la soupe. Pas de gruau. Avec le reste de la viande de cheval, ils ont tout mis en même temps dans la marmite.
Il fait jour, mais on ne voit même pas à cinq mètres. La neige tombe
horizontalement, ils sont debout jusqu'à la taille dans un océan blanc, houleux.
La taïga craque, se balance, crie, hurle, pleure. Les bagnards, comme dans un
aquarium opaque, des formes incertaines, fantomatiques. Dos au vent, ils
tiennent leur assiette de métal et avalent rapidement le repas. Puis ils se
serrent l'un contre l'autre et se recouvrent de leur cape. Tout le monde est
identique, le Civil ne rencontre personne de sa propre «chambre ». Yakoute l'a
retrouvé, le tire par sa poufaika : «Viens, Binocle est très malade, mais
l'Allemand ne s'est pas levé non plus, il demande du thé. Je prends une portion
pour lui dans le chaudron. Ne bouge pas d'ici, parce que je ne pourrais pas te
retrouver une seconde fois. » Il revient en deux minutes, une gamelle militaire
à la main. En riant : «J'ai trouvé. » Il va vite, sans hésitation dans cette
blancheur mouvante. Se retourne : «Marche dans mes pas, autrement tu peux tomber
dans un trou. » Ses yeux bridés forment un seul trait, il vient juste de
constater qu'il n'a pas de sourcils.
Binocle est bouillant, fiévreux. Couché, il n'arrête pas de bouger, dans ses
yeux de hibou, du feu. Il attrape la main du Civil, la tire. Il a soif, veut
boire.
L'Allemand est fiévreux aussi, son pouls est rapide. Durant la nuit, il a fait ses besoins au moins une vingtaine de fois. Se lève péniblement, s'éloigne dequatre ou cinq mètres. La diarrhée. Le Civil regarde ses selles, mais ne peut rien affirmer. Typhoïde, dysenterie? Mouillés toute la journée jusqu'au cou, à manger de la neige, à boire l'eau du ruisseau, pouilleux comme ils sont – ça peut être l'une ou l'autre.
Il déboutonne la chemise de Binocle, pas de taches sur la peau. En revanche celle de l'Allemand en est recouverte. Typhoïde ou il a gratté les piqûres de poux? Yakoute l'observe. Il lève les mains de l'Allemand et examine ses ongles. Ne dit rien. Après, il prend une branche, fait du feu. Prend de l'eau au ruisseau et remplit les assiettes de branches de groseilles noires. En les cuisant, il obtient un liquide épais, brun, aigre, et le donne aux malades. «On fait comme ça à la maison», remarque-t-il. Cela ne peut pas faire de mal. Mais est-ce que ça guérit? Quel est le médicament contre la typhoïde? Il devrait savoir, il est médecin. Fait signe à Yakoute, lui demande de rester au feu, lui, il va chercher les médicaments. Le chasseur marmonne un mot inconnu et finalement le répète en russe : «typhoïde, je le vois à leurs ongles. »
Des corps indéfinissables le croisent. S'il bute contre eux, ils jurent. Des hommes. À certains endroits, il y a du feu, on ne travaille nulle part. Il ne trouve pas Bec d'aigle, continue son chemin vers le commandement. Crie au garde : «médecin. » Le garde fait signe, il peut y aller. Dans la tente, le commandement est réuni, Bec d'aigle est là aussi. Le Civil n'attend pas qu'on lui offre de s'asseoir. Trouve une place sur le lit, chasse la neige de ses bottes en feutre avec son bonnet. Lentement, avec importance. Il ajuste sa voix aux gestes.
– Natchalnik – pas de camarade, ni citoyen, un peu de haut, comme l'ordonne sa fonction –, j'ai trouvé des cas de typhoïde, mais probablement il y en a plus. Tout le monde a des poux.
Le commandant regarde fixement ses bottes de feutre, à sa place Ouchakov demande
:
– Tu es sûr?
Il est belliqueux. N'a pas digéré l'interpellation. Le Civil se redresse et répond, une octave plus haut :
– Question ridicule. Tout le monde peut reconnaître la typhoïde,
sous-lieutenant. Le visage d' Ouchakov devient écarlate, mais Tzigane le devance
:
– Pas de polémique, le médecin sait ce qu'il dit. On ferait mieux de réfléchir à
ce que l'on pourrait faire. Docteur, commence...
– Je n'ai pas de sérum, pas de médicaments. La typhoïde n'est pas un jeu
d'enfants. Si on ne reçoit pas d'aide, une catastrophe... – il fait une pause –,
il faut prévenir le centre immédiatement.
Tzigane se fâche :
– Qu'est-ce que tu prêches? On sait tout ça sans toi.
Il a raison, mais le Civil attaque quand même. Il assure ses arrières, au cas où sa prédiction s'avérerait juste. Alors, c'est le médecin qui porte le chapeau, surtout s'il est politique !
– Je répète, sans aide extérieure, nous ne pouvons enrayer l'épidémie de typhoïde. Par conséquent le commandement supérieur doit être prévenu. Et ça, c'est ton travail, natchalnik. On ne peut pas attendre que les tracteurs arrivent et retournent à Kamjala. En une semaine, la moitié du contingent sera morte.
Le commandant fait les cent pas nerveusement et regarde le chef des gardes.
– Tu envoies deux soldats à Kamjala?
La voix d'Ouchakov est décidée, mâche chaque mot et détache chaque syllabe.
– Il n'existe pas d'être humain qui puisse aller en ski à Kamjala dans ce
blizzard. Une mort certaine. Si ça se calme un petit peu, je m'active tout de
suite. J'espère déjà demain... D'ici là, c'est la responsabilité du médecin de
faire tout ce qui est possible dans les circonstances. Qu'on entende ce qu'il
nous propose.
Après Tzigane, Ouchakov aussi a évité la «trappe ». Le Civil est à deux doigts de leur lancer en pleine face : «Foutez-moi la paix, je ne suis pas médecin. Je n'ai rien à foutre avec cette monstruosité, cette cochonnerie, que vous faites dans ce pays. » Ils s'imaginent qu'il est en train de réfléchir, ne le dérangent pas : c'est son affaire, qu'il fasse comme il peut.
Bec d'aigle brise le silence. Il oublie les règles du bagne, peut-être même ses vingt-cinq ans.
– Camarades, en ce moment la question n'est pas de savoir qui doit prendre la responsabilité devant le commandement supérieur. Si toutefois on atteint ce moment, qu'est-ce qu'on peut faire ? Toubib, ne te démoralise pas, nous sommes à tes côtés. Qu'est-ce que tu proposes ?
Un discours humain, sincère. Il décide immédiatement de rester. Par humanité ?
Par devoir ? Par calcul ? Aucune importance.
– D'accord. On sépare les malades et on élimine les poux. Désignons une zone de
quarantaine et bâtissons une zone de désinfection. C'est le premier pas. Le
reste, on verra en progressant. Nous sommes d'accord?
Il ne sait pas lui-même comment il a trouvé ça, mais il a frappé en plein dans la cible. Tzigane et Ouchakov font signe, ils sont d'accord. Il regarde Bec d'aigle : chef de chantier, c'est son travail. Novikov ne cherche pas d'échappatoires, recense les possibilités.
– Le tracteur a laissé quatre réservoirs vides au camp. Dans deux, le cuisinier
fait le thé, le troisième est à l'entrée, le quatrième ici, poêle.
Ouchakov se tortille, le lit fait du bruit sous son poids, mais Bec d'aigle ne
lui prête aucune attention.
– Si on transforme trois réservoirs en chaudières, cela ne prendra que deux à trois jours, pour anéantir les poux. On faisait comme ça sur le front aussi. Je le garantis. Le travail de transformation sera rapide et, même sous ce temps maudit, on pourrait construire un abri. La seule question, à quel endroit de la zone doit-on l'ériger? Si on désigne la zone, je ramasse immédiatement les tonneaux, j'en laisse juste un chez le cuisinier.
Tzigane regarde le tonneau rouge incandescent. Il lui dit adieu ou il le défend?
Sur le visage d'Ouchakov la colère apparaît, rouge vif.
– Qu'est-ce que tu imagines ? Que je laisse la caserne sans poêle et que je
désigne une nouvelle zone? Pas question. Le règlement l'interdit. Pas trois,
mais deux tonneaux seulement, et tu les places où bon te semble, à l'intérieur
de la zone actuelle. Une nouvelle zone ? Curieux, en tant qu'ancien officier –
ses paroles sont teintées de menaces – tu n'as trouvé que des solutions aussi
louches? Vous voulez vous évader?
Le visage de Bec d'aigle est dur comme de la pierre. Avant qu'il puisse répondre, deux soldats entrent sous la tente. Ils reviennent de leur garde, frigorifiés, engourdis par le froid. Jettent leurs fourrures dans le coin, retirent leurs bottes de feutre et s'approchent du poêle en grelottant. L'un est caucasien, l'autre ouzbek ou quelque part du Sud.
.../...
p269
– On va chercher du bois, natchalnik, ouvre le passage.
– Celui qui quitte la zone, je l'abats.
– ... et tu meurs aussi avec le soldat. Pour nous, tout est égal – il se tourne
– deux hommes avec moi, les autres ne bougent pas.
Ils passent. Le soldat baisse son arme, Ouchakov fait trois pas en arrière et suit les hommes avec sa mitraillette. Ils franchissent la frontière, pas de coup de feu. Ils tirent alternativement la longue scie appelée bayan. À peine arrivés à la moitié, le blizzard abat l'arbre. Là, c'est Krolikov qui commande.
– Trois paires aux scies et quatre là, avec les haches.
Ouchakov recule encore un peu. Attend que les bûcherons débitent l'arbre en morceaux et le transportent dans la zone. Après il repasse sur les traces plusieurs fois. Le lendemain matin, les autres brigades aussi coupent les arbres là où elles les trouvent. Ouchakov trace de nouvelles frontières loin dans le bois, où personne ne va. Il n'y a plus de bagne, n'importe qui peut aller où bon lui semble. Ouchakov retire les gardes des miradors, les regroupe autour du commandement et confisque le reste de l'avoine. Bec d'aigle proteste, mais Ouchakov sort son revolver et le menace de tribunal militaire.
Le Civil examine les soldats malades et retourne à l'hôpital. Sans le Forçat, il sait aussi que le destin du camp est aux mains de forces difficilement maîtrisables, que lui n'a pas à intervenir, n'a rien à faire. Et s'il pouvait, pour quoi faire? La donnée est simple : ou les gardes ou les bagnards resteront en vie. Encore une fois, la loi séculaire : le plus fort anéantit le plus faible. Il examine les chances des uns et des autres à tête reposée, pour savoir qui est le plus fort. Sans compter les malades, il y a quatorze soldats, face à deux cents et quelque bagnards. Il ne connaît pas le nombre exact, car le groupe de Batiyouchka n'enterre plus les morts, mais les balance dans la rivière. La crue du printemps va terminer le travail. La « statistique » de Yakoute n'est pas exacte non plus. Beaucoup de malades n'atteignent jamais l'hôpital, car leurs repas sont partagés par leur groupe. Ils recouvrent les morts et ne les rendent que si Bec d'aigle leur donne des coups de pied aux visages ou les frappe avec un bâton. Ouchakov et Nikitine font parfois l'appel, la proverka. Ils se déplacent de feu en feu, mélangent les vivants avec les morts dans leur comptabilité. Des formalités. Quand le blizzard va cesser, on retrouvera tout le monde. Certains seront découverts par les chiens, d'autres par le dégel. Personne n'ira loin. Il leur reste juste assez de force pour se glisser sous la tente de racines de cèdres, se recroqueviller et geler. On les retrouve deux ou trois jours plus tard, les yeux grands ouverts, souriants. L'évasion a réussi et ils ont vu quelque chose au-delà qu'ils n'ont jamais rencontré ici. Le Civil ne comprend pas: ils cherchent la liberté, sont fatigués de la vie ou ont une fièvre visionnaire, un mal de tête qui rend fou ?
Les brigades reçoivent une soupe claire, Ouchakov ne donne plus d'avoine. Ils se retirent près du feu, ne se couvrent pas la tête avec les couvertures, discutent. Le Civil est parmi la brigade Loukianov, le Caporal, Bec d'aigle prennent place aussi. Ils sont trois à lui poser la question.
– On va crever de faim ou on s'évade, chef?
La réponse est réfléchie, il fait attention à chaque mot :
– Ni l'un, ni l'autre. On reste ici et nous allons faire l'impossible pour
survivre à cette tempête. Quelques jours encore, du courage, les gars.
La réponse ne satisfait personne.
– D'accord, admettons que le temps se calme demain et que le tracteur prenne la
route. Quand est-ce qu'il arrivera ? Tu disais toi-même que les congères sont
plus hautes que les maisons, que des centaines d'arbres abattus obstruent le
chemin. Au mieux, quatre ou cinq jours pour que le ravitaillement arrive.
Qu'est-ce qu'on mange d'ici là, si la typhoïde n'est pas plus rapide?
– On a assez d'avoine pour tenir trois jours, après, on se serrera la ceinture.
Le Caporal attaque :
– Tu peux serrer la tienne, mais nous, on s'en va, n'est-ce pas camarades ?
Beaucoup sont d'accord, d'autres approuvent par signe, le reste se tait. Bec
d'aigle voit que le Caporal n'a pas la majorité.
– Tu étais soldat sur le front, caporal, et tu sais pertinemment qu'il est
impossible de se dégager de cet enfer blanc. La frontière chinoise est à cinq
cents kilomètres et dans cette neige qui arrive jusqu'au cou, à pied, tu
n'arriveras jamais.
Le Caporal sursaute nerveusement.
– Qui dit à pied? Avec des skis. La neige recouvrira nos traces et quand ça se
calmera, on sera déjà loin.
Tout le monde sait bien qu'il pense aux skis des soldats, mais Bec d'aigle
essaie encore.
– Ils sont gardés par des mitraillettes.
Le « caporal » bondit devant Novikov. Dans sa main droite une hache, ses yeux
étincellent. Il fait penser aux images représentées sur les affiches des soldats
héroïques : «mort aux fascistes ». Leurs bustes se touchent.
– C'est la dernière fois que je te le demande : tu viens avec nous ou tu te
ranges à leurs côtés ? Réponds !
Bec d'aigle regarde l'autre dans les yeux.
– Je suis avec vous, mais je ne suis pas un assassin. Je reste et je ne vous
laisse pas partir non plus.
Le reste se déroule comme l'éclair. Bec d'aigle veut attraper la hache, ils se poussent. Le caporal trébuche et tombe avec la hache dans la neige. Il est étendu au bord des cendres, la tête ensanglantée. Une entaille sur la tempe. Pendant que le Civil le soigne, Bec d'aigle reste accroupi près de lui et demande avec insistance : « Il vit, il restera en vie ?»
Silence. Même ceux qui voulaient partir se taisent. L'accident a provoqué la
décision, il n'y aura pas d'assaut de la «caserne ». Il fait son rapport au
commandement : Loukianov est blessé. Ouchakov s'en moque.
– Il a crevé ?
– Non.
– Alors pourquoi tu nous emmerdes, quand la moitié du contingent agonise ? Tu
ferais mieux de faire quelque chose contre la typhoïde.
Il accuse : c'est lui le responsable. Pour un instant, il donne raison au
Caporal, il faut s'évader d'ici. Le Forçat en revanche l'interroge : où, comment
?
– Même sur des skis, avec des mitraillettes, c'est impossible. De toute façon,
ils ne t'emmèneront pas avec eux ou, le premier jour, tu recevras une balle pour
que tu ne puisses pas parler s'ils se font attraper. Le Caporal ne t'a même pas
regardé, il voulait seulement Bec d'aigle. Il est un soldat du front
expérimenté, officier, on le respecte. Et toi ? On rit dans ton dos, tu
courailles jour et nuit, tu marches dans la neige jusqu'au cou pour trouver des
branches de groseilles noires, trimballes des malades, enterres les morts. J'ai
déjà entendu, dourak, dans le wagon, il était plus correct. Tu as plu là-bas
parce que tu as pris la défense de deux garçons allemands que le Caporal voulait
priver de repas. Ici, tu es médecin, mais quel médecin? Le travail a cessé, donc
tu n'as pas d'occasion de soustraire quiconque au travail. Et sans ça, le
médecin de bagne n'a aucune valeur. Tu n'as pas encore compris qu'ici, la valeur
de chacun correspond à l'intérêt qu'il apporte? Les bien portants n'ont pas
besoin de toi, les malades, tu ne peux pas les guérir. Qu'est-ce qu'il te reste
? Rien. Ouchakov te prend pour de l'air et si ça ne dépendait que de lui, il
t'accablerait de tous les malheurs. Et nos codétenus ? Tu peux être heureux si à
la fin ils ne vont pas te tuer, parce que tu as mangé plus de gruau qu'eux.
Pourtant tu manges moins qu'eux, mais qui va croire ça? Tu t'appuies sur Bec
d'aigle ? Un homme correct, mais s'il doit choisir entre toi et sa propre race,
ce ne sera pas toi l'heureux élu. Chez eux il y a toujours un point sur lequel
ils se mettent d'accord en excluant tout le reste. Ça surgit quand? Où?
Impossible à prédire d'avance. Des fois son nom est communisme, une autre fois
nationalisme, il arrive par la politique ou par les innombrables règlements,
quand on s'aperçoit que c'est déjà trop tard. Ils ont leurs spécificités propres
et signifient autre chose que ce que tu as appris. Tu n'es pas compétitif parce
que tu trimballes trop de handicaps ! Tu essaies de te justifier sans arrêt, car
tu ne réussis pas à ignorer les normes millénaires. Tes pieds piétinent dans le
passé, tu allonges ton cou vers le futur et entre-temps tu t'écrases sur le
ventre au présent.
– Jusqu'ici tu n'as pas soulevé d'inconvénient à propos du fait que je sois
devenu « médecin » et non bûcheron. J'ai saisi une occasion pour alléger ma
situation un petit peu, est-ce que c'est une faute?
– On dirait que tu ne comprends pas. Tu as bien fait d'accepter la sacoche du
toubib, tu paries sur la possibilité de rester planqué durant deux ans et demi
dans un hôpital de bagne. Je n'ai pas critiqué une seule fois le fait que tu
aies un diplôme de droit. Tu as bien fait, personne n'aurait pu faire plus.
– Mais alors ?
– Je veux seulement attirer ton attention, oublie tes illusions : n'attends pas
de reconnaissance, de compréhension, même pas d'humanité. Laisse-les, car sans
eux, supporter la vie est plus facile. Tu me comprends ?
Il ne le comprend pas. Il va pour répliquer au Forçat quand Bec d'aigle surgit
devant lui. L'apostrophe.
– Tu allais où?
– Chez Ouchakov.
– Tu as fait un rapport ?
– Je lui ai dit qu'il est arrivé un accident, mais il m'a envoyé au diable.
– Il a bien fait. Pourquoi tu fourres ton nez dans des affaires qui ne te
regardent pas ? Est-ce que quelqu'un t'a demandé quelque chose? Tu ferais mieux
de faire attention à toi. Le temps de répliquer, le blizzard l'a déjà avalé.
Entre Batiyouchka et Yakoute, Volodia est assis près du feu. Ils étaient en
train de discuter joyeusement, riaient, mais aussitôt parmi eux, ils changent de
conversation.
– Voilà le nouveau soignant, dit Yakoute, ça fait rien qu'on l'ait pris ?
Les yeux du garçon sont clairs, pas plus de trace de folie que lors de l'«
accident ».
– Vous avez bien fait, il est un brave garçon.
– C'est vrai. Il a tué Kosh, mais s'est confessé à Batiyouchka.
– Et Dieu lui a pardonné, ajoute le prêtre.
L'affaire Volodia est lourde à digérer, mais il ne sait pas dénouer le mystère. À la maison, les psychiatres tergiverseraient longtemps et leur diagnostic tranquilliserait les juges, même s'il était faux. Ils expliqueraient, en quelques pages, l'inexplicable : pourquoi quelqu'un assassine ? Ici, il n'y a pas de papier, un pope de village et un trappeur analphabète prononcent le verdict en une minute : rien ne peut aider le mort et celui qui reste en vie a raison. Une loi séculaire, effrayante. Et ce qui est le plus étrange, la folie a quitté les yeux du garçon, ils sont redevenus limpides, joyeux, comme si quelqu'un débutait une nouvelle vie. Il met ses mains sur l'épaule du garçon.
– Est-ce que tu es baptisé, Volodia?
– Oui. Je l'ai été en 1944, dans les Carpates, un pope m'a plongé trois fois
dans la rivière et m'a donné un savon, que je lave mon linge pendant que j'y
suis, parce que j'avais beaucoup de poux.
– Qu'est-ce que tu cherchais dans la montagne?
– Comment? Qui ? Les ennemis, les Allemands, les Hongrois. J'étais «partisan »,
on m'a donné une mitraillette allemande parce que les nôtres étaient trop
lourdes.
– Tu te souviens de ce que tu disais dans le wagon. Ton père faisait son service
dans les SS.
– C'est la raison pour laquelle on s'est engagés, avec ma mère, chez les
«partisans ».
– Est-ce que tu as déjà été dans une église ?
– En Allemagne, c'est là-dedans qu'on a attaché les chevaux. Elle était belle...
Dans le quartier des charpentiers, on a entendu des cris : hourra... hourra...
Ils ont accouru pour savoir ce qui se passait. Tzigane est sur une grosse souche
et discourt. Sur son visage, des taches de fièvre, ses mains tremblent. On vient
des bûchers voisins, pour mieux l'entendre. Sa voix est enrhumée, la toux
l'interrompt.
– ... et ensuite, le camarade Staline a répété, vous êtes libres...
Un jeune bagnard fait des hourras, mais on le tempère : «Laisse parler le commandant. »
– ... et puis, il s'est approché de moi et m'a serré dans ses bras. Torchtchine, mon fils, prends l'avion et ne t'arrête pas avant Kamjala. De là, un cheval t'amènera dans la forêt, mais va vite, parce qu'ils ont faim, sont pouilleux, dorment dans la cendre... ont la typhoïde.
Tous ces bagnards sales, noirs, écoutent attentivement. Miracle, ou seulement une vision ?
– ... tu leur diras qu'ils sont libres, qu'ils se dépêchent de rentrer et oublient ce qui leur est arrivé...
Il essuie son front en sueur de sa main.
– ... va, Torchtchine, dépêche-toi. Si tu arrives en retard, je te coupe la
tête... Il est secoué par la toux. Le Civil veut le rejoindre mais on le
repousse.
– ... maintenant je suis là – sa voix porte loin – et écoutez les ordres : tout
le monde est libre, vous pouvez rentrer chez vous. Vive le camarade Staline, le
justicier.
Son corps vacille, il tend ses mains en avant et s'effondre dans la neige. Il s'est évanoui, son corps est brûlant, tacheté. Yakoute et Volodia le transportent sur une civière – une magilka – au commandement. Batiyouchka se met à genoux, prie «Dieu miséricordieux...» Beaucoup répondent. Le Civil suit la civière tête baissée.
Avant midi le vent cesse. Un silence profond. Il crie joyeusement : «Enfin, le blizzard est fini. Tzigane avait raison : on est sauvés. » Batiyouchka observe les nuages, Yakoute a l'air contrarié.
– Ne jubile pas si vite, docteur, il reprend son souffle seulement, afin de
pouvoir continuer deux ou trois jours de plus. Ce soir, il sera encore plus
déchaîné. Jusqu'ici il soufflait de l'ouest, à partir de maintenant nous
l'aurons du sud. Il faut renforcer les murs de l'« hôpital ». Allez, coupez des
branches.
On voit, le long de la clairière, une mer gelée, morte. Sans vie. Pas de murs de
baraques, ni de trace de la civilisation. Un des miradors ne montre que son
chapeau, l'autre est nu. Bec d'aigle, sur ses skis, cherche un endroit où il
pourrait continuer le travail. Ouchakov arrive sur l'ancienne frontière de zone,
des soldats derrière. Il les envoie dans le mirador, le service reprend.
Ouchakov fait des proverka, hurle, gesticule : tout le monde dans la
coupe. Houspille les chefs de brigade, pourquoi ne rassemblent-ils pas les
hommes ? Va et vient, des jurons. Ça recommence : premier appel, deuxième, où
vas-tu pour le sixième, pourquoi n'avances-tu pas au cinquième, animal,
imbécile, fasciste... Il se trompe, recommence. Un des bûcherons lui crie :
– Enlève les valinki, comme ça tu compteras mieux.
– Ta gueule, je t'enferme dans le bour.
– D'abord construis-le, idiot.
– Je t'arrête, je t'envoie devant les tribunaux.
.../...
p281 -
– Je connais tous vos trucs, par ruse ou force, vous ne voulez qu'une seule
chose : vous évader. J'ai vu un bagnard qui n'avait que deux mois à purger,
s'évader quand même. Je l'ai tué avec cette mitraillette...
– Si tu crois cela, pourquoi ne m'as-tu pas laissé au camp?
– La ferme. En route. Si tu t'éloignes plus que de dix pas, je tire. Tu regardes
à gauche.
– Compris. Si je vois quelque chose, je le signale immédiatement.
Il attache ses skis avec beaucoup d'attention, est-ce que sa cheville est libre
dans cette attache inhabituelle ?
– Chez nous, l'attache est différente, le mouvement des pieds n'est pas sûr.
– La ferme. En avant.
Dans la clairière, le vent est plus intense. Cela ira mieux à la lisière du
bois. Il prend la direction de droite.
– Où vas-tu? Qu'est-ce que tu mijotes? Reste au milieu.
Le ski militaire, étroit, s'enfonce profondément dans la neige. Après cinq cents mètres, il s'arrête, respire lentement, profondément, baisse la visière qui protège les yeux.
– Pourquoi t'es-tu arrêté? Tu vois quelque chose?
– Je me repose, la route est dure.
– Pour le repos, c'est moi qui donne l'ordre. Continue !
– Idiot. Tu veux m'essouffler? Il faut trouver autre chose.
Dix minutes plus tard il se fige.
– Là-bas, derrière la souche, tu vois ?
Le Civil montre à gauche, mais Ouchakov regarde en avant, fixement. Il n'a jamais ressenti si clairement que quelqu'un voulait le tuer. Un instant, une peur incontrôlable l'envahit: «Cours, sauve-toi. » Mais le Forçat intervient: «Où, comment, insecte peureux? Un seul mouvement suspect et il appuie sur la gâchette. Ce n'est pas un moujik que tu peux culbuter, il a une arme et la fièvre l'a rendu fou. Quelque part, pour une raison, le dernier fil s'est rompu, il veut tuer. Impossible de le raisonner. Il est enragé, un danger de mort. Il n'y a que la mort qui peut l'aider. Assassinat? Je prends sur moi, si on ne peut pas faire autrement. À la limite. En revanche, dans ce cas, avec la tête froide, avec calcul. L'alibi sera à ta charge. »
– Va le vérifier...
Devant la souche, un gros trou, dessus une couche de neige. S'enfonce dedans, une des attaches lâche. Sa jambe droite ne trouve pas d'appui fixe, son corps est suspendu sur l'autre ski. S'il bouge, il s'enfonce davantage. Retourne le bâton de ski avec beaucoup de précaution et veut mesurer la profondeur du trou. Deux mètres. Le lit d'un cèdre géant. Détache l'autre ski aussi et s'enfonce tout de suite jusqu'au cou. Fait signe au sous-lieutenant d'attendre et élargit le trou. Il retrouve le ski perdu avec beaucoup de difficultés et le pose contre la paroi. Entend qu'Ouchakov crie mais ne comprend pas. Fait un escalier et se dégage.
– As-tu trouvé quelque chose ?
– Un trou.
Le sous-lieutenant rit. Se penche en avant, tremble.
– Ramasse-toi et en avant – il tousse.
– Je vide la neige de mes molletières, comme ça, je ne peux pas avancer.
Il s'assied sur ses skis, vide les molletières, les ajuste. Exactement comme il
a vu faire Bec d'aigle. Vérifie deux fois les attaches et crie en riant:
– La souche m'a trahie... allons-y.
Ouchakov montre la direction avec sa mitraillette. Un quart d'heure, il s'arrête
encore.
– À côté du cèdre noir, il y a quelque chose... un sac, ou autre chose. Je vais
le voir?
Ouchakov fait oui, il vacille, mais lève son arme quand même. Le Civil compte les pas, à combien de mètres est la distance jusqu'à l'arbre ? Vingt-six. Dans le champ de vision du sous-lieutenant, il est à peu près à trente, trente-cinq. Quand le vent se calme, la cible est immanquable, quand la neige voltige, il y a une chance. Soixante, soixante-dix mètres sont suffisants pour que ses traces soient effacées. Alors, il tournera à gauche et retournera au camp. Qu'est-ce qu'il va dire? Il va trouver quelque chose en route. Le médecin se sauve et laisse son patient face à une mort certaine. Une seule pensée : rester en vie.
Un sapin noir est couché dans la neige. Il n'y a pas longtemps que le vent l'a cassé, ses bras amputés pointent vers le ciel. Derrière, une longue dépression se perd dans la tempête. Juste quelques secondes encore, qu'il n'appuie pas sur la gâchette. Pique la neige avec ses bâtons, comme s'il cherchait quelque chose. S'il pouvait contourner l'arbre, un seul élan suffirait. Ouchakov se plie, comme s'il avait un sac de cent kilos sur le dos. Sa mitraillette se balance autour de son cou. Pour plus de sûreté, le Civil signale qu'il a trouvé quelque chose. L'autre ne répond pas.
Contourne l'arbre et fonce déjà vers en bas. Le vent de face l'aveugle. Le blizzard hurle. Un coup part. Il s'arrête en bas de la dépression. Ses jambes, ses genoux tremblent. Le cèdre couché est caché par la tempête. Après un grand détour, remonte sur le chemin. Ouvre sa poufaïka et sa chemise, mais même comme cela, il cherche l'air. Regarde en arrière de temps en temps, mais ne voit rien. En haut, il a du mal à déchiffrer les traces, tout est recouvert. Au crépuscule, il atteint le camp. À l'hôpital, il dit seulement à Bec d'aigle qu'Ouchakov est très malade, couché à la clairière, qu'on aille le chercher, vite. Et s'effondre.
C'est Yakoute qui le réveille. Il lui tend de la soupe d'avoine bouillante : «Mange, depuis trois jours tu repousses tout. Tu as mal quelque part?» » Le soleil brille. Sous la tente, les doigts crochus des racines figées par la glace pendouillent. Il veut atteindre la gamelle, mais seul son bras droit répond. Au gauche, une douleur vive. Il veut palper, mais Yakoute l'en empêche.
– Ne le touche pas, le major l'a donné hier. Il m'a piqué aussi.
Il comprend tout. Le blizzard est fini, les secours sont arrivés. Un médecin est là et a vacciné tout le monde. Est-ce qu'il a bien diagnostiqué ? Il pose la question avec beaucoup d 'appréhension.
– Qu'est-il arrivé à Ouchakov?
– On a trouvé son corps hier. Il a gelé. Que la terre le rejette... mange.
– Où est Batiyouchka?
– Il enterre. Le major médecin a fait ramasser les morts. On les brûle en ce
moment. Si tu t'assieds, tu peux voir le feu, à trois cents mètres de la zone.
Il y aura beaucoup de cendres pour la nuit. Dommage que Nikitine ne permette à
personne de passer la nuit là-bas.
Le major médecin est un géant de deux mètres. Il porte une longue chemise blanche. Tête de lune, yeux clairs, la cinquantaine. Une voix d'outre-tombe. S'assied près du feu.
– C'était dur? – n'attend pas de réponse – Personne n'aurait pu faire mieux, je
vous félicite. Vous avez travaillé à Budapest?
– J'étais le secrétaire général de la Croix-Rouge hongroise.
– Vous ne vous souvenez pas de moi ? Je suis le major Morozov, je travaillais à
la Commission de contrôle de Debrecen. On s'est sûrement vu. Quel est votre nom?
Ses yeux ont avoué que son nom ne lui disait rien. Le Civil récite le nom de ses collègues, mais sans succès. Mais au nom du Dr Szalaï, Morozov hoche la tête : « Oui, docteur Szalaï. Que lui est-il arrivé ? »
Il se tait.
– Un homme exceptionnel, où se trouve-t-il ?
Il secoue la tête, pourtant il sait tout. Le film se rembobine. Avant Noël, un Liberator américain a atterri à l'aéroport de Debrecen, il apportait des médicaments à la Croix-Rouge hongroise. Le médecin en chef, le Dr Szalaï, les a réceptionnés et les a fait transporter à la pharmacie de la clinique. Après la réception, la Croix-Rouge hongroise a remercié les Américains pour l'envoi et communiqué les besoins des camps de prisonniers de guerre. Elle demandait en premier lieu du sérum contre la typhoïde et de la pénicilline. Au nom de la Croix-Rouge hongroise, c'est lui qui avait signé la lettre et l'avait remise personnellement à la Mission américaine. À la réunion de l'après-midi, le Dr Szalaï n'est pas venu. Il n'avait de toute façon rien à distribuer aux prisonniers de guerre parce qu'un major du NKVD a consigné et expédié l'envoi. Plus tard on a appris que le Dr Szalaï était aussi du voyage.
– La prochaine fois, on pourrait discuter plus longuement.
– Oui... j'ai froid, je suis très fatigué. Demain...
– Bien, reposez-vous. Demain vous accompagnerez le contingent à Kamjala... Ils
sont assis toute la journée près du feu. Le soir, Yakoute apporte du thé sucré
et Batiyouchka entonne sa prière. À haute voix, joyeusement, comme s'il était à
un mariage.
Ils sont trois, assis d'un côté de la table : le sergent Nikitine, le chef de chantier Novikov et le Civil. De l'autre côté, huit, tous des officiers. Le colonel écrit, les autres le regardent, fument. L'air de la chambre est vicié par la fumée du mahorka. Sur la poutre, un immense portrait de Staline, dans le coin, un plus petit de Lénine.
Le colonel dépose la plume et se met à lire. Ses deux gros poings sur la table. Comme au cinéma les héros du parti. Il fait très attention aux points, aux virgules et observe des pauses.
Dans ces moments, il regarde Nikitine, glisse vers Novikov et s'arrête au Civil. C'est lui qui reçoit le plus. Des louanges et des avertissements.
L'écrit n'est que d'une demi-page. Un compte rendu.
« Les soussignés, Alexander Vladimirovitch Nikitine, sergent, commandant de bagne par intérim, Dr Arkadi Matveïevitch, civil, médecin de bagne par intérim, Mihail Kondratovitch Novikov, chef de chantier, confirment que pour les décès dans le bagne Kouzbass du Nord OLP/13-4, entre le 24 février 1948 et le 15 mars, du lieutenant Torchtchine commandant du bagne, du sous-lieutenant Fiedor Ivanovitch Ouchakov, chef des gardes, quatorze (14) soldats et cent quatre-vingt-deux (182) bagnards, personne n'est responsable. Ces décès collectifs ont été causés par la typhoïde et la dysenterie. La température de moins quarante degrés et la tempête de neige durant douze jours ont fait obstacle à l'envoi de secours venant du commandement de Borzass. »
Le colonel se lève, regarde autour de lui. Les officiers sont d'accord : vrai, à la virgule près. Nikitine, le commandant par intérim, est au garde-à-vous, Novikov observe les poutres, le Civil hausse la tête. Le colonel l'apostrophe.
– Avez-vous quelque chose à dire ?
– Rien.
Du haussement de tête jusqu'au mot « rien», une rude bataille s'est déroulée entre le Civil et le Forçat.
– Je ne peux pas signer. C'est contraire à l'éthique médicale et humaine. C'est
pas vrai. Enfin pas sous cette forme.
– Tu n'as rien à voir avec l'éthique médicale. Tu es médecin?
– Dans les jours les plus durs, oui, je l'étais. Je faisais tout ce qu'il était
possible de faire. Il n'y a pas un seul prix Nobel qui aurait pu faire plus.
J'ai fait le chirurgien, déshabillé les cadavres, creusé les tombes.
Le Forçat grogne : «Oui, oui... »
– Comme humain, je n'ai pas failli. Est-ce que j'ai commis des fautes, contre
l'homme, contre Dieu ? Non.
– Vrai...
– J'ai guéri, donné les derniers sacrements et n'ai rien pris aux autres. Ce
compte rendu absout ceux qui ont envoyé dehors, dans la taïga, des centaines
d'hommes par moins quarante degrés. Ils ne savaient pas que, sans toit et sans
nourriture, l'être humain ne peut pas survivre dans cet univers maudit? Ils sont
coupables. Je les condamnerais sans état d'âme, à mort, tous. Ce sont des
assassins. Et maintenant, je signe ce document attestant qu'ils sont innocents ?
N'est-ce pas une abominable injustice ?
– D'accord, mais...
– Qu'est-ce que ce «mais »... peut-être que tu leur trouves des circonstances
atténuantes ?
– Pas à eux, mais à nous.
– Je ne comprends pas.
– C'est simple. La seule issue si on veut traverser sans dégâts le temps à
passer ici, c'est de signer. Tous les arguments de morale te donnent raison,
l'honnêteté te retient la main quand tu la tends vers la plume, mais... comment
pourrais-je le dire plus clairement? Si je disais qu'on n'a qu'une vie, tu fais
un signe... qu'est-ce que ça vaut si tu es perpétuellement en conflit avec ta
conscience ? Je préfère accepter les faits, on ne change pas le monde, on
n'arrête pas la machine qui traverse la Sibérie. Sur nous aussi. Tu crois qu'il
n'y a qu'une seule institution morale au monde qui pose la question: qu'est-ce
qu'on est devenus, que nous est-il arrivé ?
Le Civil est en train d'escamoter sa réponse, quand le sergent Nikitine s'approche de la table d'un pas militaire, il écrit consciencieusement son nom, fait un demi-tour réglementaire et retourne à sa place. La transpiration dessine des auréoles, des taches sur ses vêtements, ses yeux brillent. Le colonel fait signe au Civil.
– Pourquoi réfléchissez-vous ? Sa voix est rêche.
– Je signe en hongrois ou en russe ?
– Comme vous voulez ! En Union soviétique, les nationaux peuvent librement
utiliser leur écriture... Voilà.
Novikov va lourdement à la table, la plume fait du bruit. Le colonel plie le « document » avec précaution et contourne la table.
– Encore un mot – sur son torse la chemise militaire se tend – vous avez tous les trois accompli votre devoir comme de vrais hommes soviétiques. Vous, sergent Nikitine, je vous proposerai pour de l'avancement, dans vos cas à vous, je ferai des démarches pour la révision de vos peines. Les camarades Novikov et Nikitine peuvent s'en aller. Vous, restez. Asseyez-vous.
Le colonel reprend sa place et feuillette un dossier, dans une chemise rouge.
Les officiers rallument des cigarettes. Un jeune capitaine offre au Civil une
Kazbek.
– Je vous remercie, je n'en veux pas.
Il ne dit pas la vérité. Ça lui ferait du bien cette cigarette longue, mais quel
en est le prix? Un autre compte rendu.
– Citoyen Docteur.
Déjà l'interpellation lui suggère qu'il doit encore donner. Une voix familière lui chuchote: plutôt vendre. Le professeur Savitzki. Il se promène dans la cellule de Balatonftired et ses mains grassouillettes accompagnent ses paroles. «Vendre, mon ami, pas donner. Quoi? Aucune importance. Le dossier précédent a coupé un bon bout de l'honnêteté médicale – au mot médical il a souri avec satisfaction –, maintenant c'est au tour d'autre chose. N'oubliez pas, ce qu'ils cherchent, il y en a en réserve au magasin. Justement, ce qu'ils demandent. Il y a un prix. Vous comprenez? Prix... Beaucoup de grammes de pain et peut-être même plus. Ne soyez pas timide, demandez un prix élevé. Pour l'honnêteté, ils n'ont pas assez payé tout à l'heure. C'est pas correct la révision du dossier. Ils peuvent diminuer un peu, mais ils peuvent ajouter beaucoup aussi. » La voix s'en va, à sa place c'est le colonel. D'un mot, il offre, de l'autre, il menace. Il observe de longues pauses, laisse réfléchir le Civil.
– Que savez-vous de la mort du lieutenant médecin Mourachkine ?
– Le garde lui a tiré dessus.
Il y a encore de la menace dans sa voix.
– Pourquoi ?
– Le commandant Torchtchine a dit que c'était une erreur. Le garde croyait que
c'était un bagnard qui franchissait la limite. Il a ouvert le feu.
Dans la voix du colonel, on sent la nervosité.
– Cette partie est claire, ce qui nous intéresse, c'est l'opinion du médecin :
d'où venaient les tirs et lequel a causé la mort?
Il ne comprend pas clairement la question. Le colonel continue amicalement.
– Dites-nous calmement ce que vous savez, s'il le faut, je poserai des
questions. Vous fumez ?
Il allume sa cigarette avec les allumettes du colonel. Aspire la fumée
profondément, sa tête tourne.
– La deuxième nuit, Nikitine et Novikov m'ont réveillé, pour que j'aille aux
stalles. Quand j'y suis arrivé, le commandant Torchtchine m'a demandé: «
Êtes-vous docteur ? » J'ai fait signe que oui. «Alors, examinez ce blessé. » Je
n'ai rien eu à faire, le lieutenant Mourachkine était déjà mort.
– Il a reçu combien de balles ?
– Trois. La première a traversé le cou en sectionnant l'artère, la deuxième a
transpercé l'épaule gauche, la troisième a effleuré son bras gauche. Toutes les
balles venaient de la gauche.
La voix du colonel se durcit.
– Sûr ? Pas deux ?
Maintenant il sait ce qu'ils veulent. Le matin même, Novikov a mentionné qu'on avait entamé une enquête contre le garde parce qu'il avait tiré sans sommation. Si la blessure sur le bras du médecin a été causée par autre chose qu'un tir, alors le garde a tout fait réglementairement: le premier tir était un avertissement. Sinon, il recevra plusieurs années. Que répondre ? Selon le droit, le soldat est fautif. Humainement? Ça s'explique. Un froid de moins quarante degrés, dans un état d'engourdissement, ce ne sont pas les doigts qui appuient sur la détente. Peut-être était-il dans une situation de demi-sommeil ? Il sait de sa propre expérience que le froid endort. Et ce qui est le plus important : le soldat est un garçon gentil, souriant, sur la route il s'est souvent assis parmi les bagnards et a bavardé joyeusement avec eux. Il tenait la réponse, mais le Forçat l'a retenu. « Le soldat est un assassin. Il a tiré avec détermination, sans avertissement, parce qu'il croyait que c'était un bagnard. S'il avait reconnu le médecin, n'aurait pas touché son arme. Il est souriant, gentil. Mais fait partie de ceux qu'on dresse, durant des mois, des années, à qui l'on apprend que nous ne sommes pas des êtres humains, qu'on peut nous battre, nous tuer ! Un des millions d'assassins qui ont contribué à maintenir cet univers de bagnards. Ne mérite pas notre indulgence, c'est notre loi séculaire. »
Le colonel, comme s'il écoutait l'échange, a repris la parole, amicalement:
– Écoutez, se tromper est humain, surtout dans cette situation difficile. Il
était impossible de faire un diagnostic précis. Peut-être la blessure au bras
a-t-elle été causée par une branche, qui en tombant, l'a frappé? N'est-ce pas?
Les traces attestent qu'il marchait en titubant et trébucha plusieurs fois. Les
balles auraient pu l'atteindre alors qu'il tombait, car le garde a tiré
horizontalement.
Il a pris sa décision, mais ne se presse pas avec la réponse. Il hausse les
épaules.
– Dans ces circonstances, il était naturellement impossible de faire un
diagnostic exact. L'acte...
– Quoi ? sursaute le colonel.
– ... a causé une blessure en coupant la peau – il fait une longue pause – et
provoqué une intervention extérieure indéterminée.
Le visage du colonel s'est rembruni.
– Comment dois-je le comprendre?
– De la façon suivante – sa voix était hautaine, rapide –, cette constatation
veut dire que, dans ce cas précis, n'importe quel objet pouvait occasionner
cette blessure. C'est amplement suffisant...
Il sent que la dernière phrase est en trop. Le colonel en revanche l'apprécie,
se tourne vers les officiers. Ses paroles traduisent une supériorité évidente.
– Comme ça, ça devient compréhensible, tovaritch. Il a été officiellement
prouvé que deux balles seulement ont atteint le médecin. C'est assez. Si les
camarades officiers ont quelque chose à redire. Je les écoute.
On se tait.
– ... alors écrivez, camarade lieutenant – il ne regarde même pas le rédacteur
du compte rendu – comme nous l'avons décidé tout à l'heure.
Ils fument silencieusement, on n'entend que le bruit de la plume sur le papier.
Le colonel s'ébroue avec délectation, ne fait pas mystère que tout s'est déroulé
comme il le voulait. Sa question suivante est neutre.
– Quand vous avez réceptionné la pharmacie, qu'est-ce que vous avez trouvé ?
– Deux pinces, un bistouri, quelques petites bouteilles de comprimés de quinine,
deux boîtes de poudre de bismuth, du permanganate et quarante-deux cachets de
luminal.
– Qu'avez-vous fait du luminal ?
– Je l'ai donné au commandant Torchtchine. Je pensais que, chez lui, il serait
en plus grande sécurité.
– Quelle est votre opinion? On aurait pu prouver qu'avant sa mort Mourachkine
était sous l'effet du luminal ?
– Sûrement. Mais je n'avais pas d'instruments pour ça.
– Merci. On ajoute ça aussi dans le compte rendu.
Le lieutenant a terminé la rédaction, le Civil signe rapidement et se lève. À
son étonnement, le colonel pointe la chaise.
– Attendez, on a encore une affaire à régler. Avez-vous vu quand Novikov, le
chef de chantier, a assassiné le bagnard Loukianov ?
La foudre et son éclair dans un ciel bleu. Il s'arrête sur le mot «assassiné ». On entame sans doute des manœuvres contre Novikov et ils ont besoin d'un personnage « officiel » qui contresigne le mot «assassiné ». Dans le coin, Savitzki ricane : «Tout à l'heure, tu as vendu un kilo de lois civiles et du bagne. Et maintenant...? L'humanité est le suivant. Novikov t'a sauvé la vie quand, à la fin de la marche de six jours, tu t'es couché dans la neige pour mourir. Je le mentionne juste pour te rappeler que, dans ce cas-ci, le prix de vente doit être élevé. N'accepte pas de rabais. » Il cache ses mains derrière son dos, afin que le colonel ne puisse pas voir ses doigts qui s'agrippent très fort les uns aux autres.
– Avez-vous vu, oui ou non ? répète-t-il.
Il a du mal à se retenir.
– Oui, j'ai vu la bagarre.
– Avez-vous vu que Novikov a frappé la tête de Loukianov avec la hache ?
Ses tremblements ont cessé, mais ses doigts n'ont pas encore lâché prise. Ils
tiennent son âme, la protègent. Il regarde le colonel droit dans les yeux.
– Voilà comment ça s'est passé. Loukianov a ramassé une hache posée près du feu,
l'a brandie au-dessus de sa tête et a crié : «Suivez-moi, on va en finir avec
les soldats. » À ce moment, Novikov a surgi devant lui. De la main droite, il a
attrapé le Caporal par-devant – c'était le surnom de Loukianov – et il a tendu
la gauche vers la hache. Ils se sont poussés, sont tombés. C'est par hasard que
la hache a blessé Loukianov en tombant – il a appuyé très fort sur la dernière
phrase –, Novikov n'a pas assassiné.
L'officier fait la moue, avec ironie.
– C'est curieux... d'autres ont vu Novikov s'emparer de la hache et frapper
Loukianov sur la tête. Réfléchissez encore un peu – il a allongé le mot –, vous
pouvez vous tromper.
Ses doigts se cramponnent furieusement. Il gagne, protège la vérité. Le Forçat
répète inlassablement: «Du calme, ne t'emporte pas. »
– Tout à l'heure, j'ai changé d'idée parce que je n'étais pas sûr, mais ça je le
sais, j'ai vu. Novikov n'a pas frappé le Caporal. C'est la vérité, je le
maintiens.
Et il ajoute en détachant les mots.
– Si je change la vérité, ma signature n'est pas valable dans les deux autres
comptes rendus non plus.
L'officier le regarde attentivement.
– Qu'est-ce qui s'est passé après ?
– J'ai mis un pansement sur la blessure et l'ai fait coucher dans la cendre
chaude pour qu'il n'attrape pas froid. Une demi-heure après, il est revenu à lui
et a demandé à boire. Je lui ai fait un thé de groseilles très fort et j'ai
vérifié le bandage. Le sang ne coulait plus, mais il avait une forte fièvre. Ses
lèvres sont devenues bleues, son visage tacheté. Le troisième jour, il était
mort – de typhoïde.
– L'avez-vous signalé au commandant Torchtchine ?
– Le commandant était déjà mort.
– Au sous-lieutenant Ouchakov?
– Oui. Il m'a chassé en disant : «Va au diable. La moitié du bagne agonise et tu
m'emmerdes avec ça ?» Quand Loukianov est mort, je n'étais pas au camp parce que
j'étais parti avec Ouchakov chercher les sacs que l'avion a lâchés durant la
tempête.
Le colonel met en ordre les documents, regarde les autres et demande.
– Est-ce que vous pensez, camarades, qu'on note ces paroles dans le compte
rendu? Je crois que c'est inutile.
Il pointe dans la direction du Civil : «Vous pouvez partir.» Sa voix a une
intonation belliqueuse. Il a vite oublié l'intonation, mais l'humiliation l'a
longtemps hanté. On l'a utilisé, ensuite renvoyé. Il n'a pas regretté d'avoir
signé le compte rendu. Au cours de l'histoire de l'humanité, il y a eu beaucoup
trop de gens éliminés par des comptes rendus rédigés par ceux que les livres des
écoliers ont décrits comme des saints ou des héros.
p302 - En face, une maison aux poutres apparentes, plus loin les bains, la salle de désinfection et un autre bâtiment, large.
– Le club et la bibliothèque. À cette heure-ci, il est vide. Il n'y a que Vasska Goloubovskii, le peintre. Pourquoi est-ce que tu me regardes? Un habile portraitiste, il a déjà peint tous les commandants. Dans les tapis muraux, il excelle, c'est son business. À l'université de Kiev, il a commis quelque chose et a reçu dix ans. Avec lui, il faut faire attention, il peut être très gentil, mais dangereux. L'année dernière, il a fait réexpédier un jeune Ouzbek, peintre aussi. En plus, un talent réellement exceptionnel et vraiment malade.
Un des châteaux de cartes du Civil, érigé au peresilka, s'est effondré, celui d'être artiste de bagne. Peindre des affiches, des caricatures, si nécessaire des portraits. Au peresilka, ses « œuvres » avaient beaucoup plu aux bandits.
– Vasska a arrangé cela avec le médecin chef de Yaya, pourtant il était dans une mauvaise passe. Un colonel de Moscou a critiqué un de ses portraits de Staline, disant que celui-ci paraissait trop vieux là-dessus. Un scandale retentissant, on a décroché le portrait et il a presque décollé aussi. Là, tu vas voir le nouveau, jeune, bienveillant, il nourrit les pigeons et les enfants l'embrassent, il ne leur manque que des ailes. Avec ça, il s'est largement réhabilité. Il a fait une copie pour la maison du Soviet de Kemerovo. Deux mètres de haut.
– C'est pas un métier sans danger non plus... Une chance que je ne connaisse pas
la peinture.
– Tu ferais mieux de dire que c'est ici comme à l'exploitation forestière où tu
t'abîmes quand le gros arbre t'aplatit. Une possibilité également que les
bandits te décapitent ou que tu te dégotes un vingt-cinq ans de rab, comme dit
le jargon du bagne. C'est pareil, un pied dans la tombe, l'autre dans la
prochaine condamnation. Les mieux sont encore les vingt-cinq ans, ils se foutent
des bandits, de Staline, de tout le monde. Voilà la raison pour laquelle leur
Bible est sur la table de nuit. Ça peut aider et c'est beaucoup plus utile que
toutes les encyclopédies à la maison.
– Ils savent que tu es aristocrate ?
– Manquerait plus que ça. Dans le verdict du juge, mon père est cheminot et moi
j'ai été condamné à quatre ans de prison pour détournement de fonds, j'ai
soustrait un demi million du studio où j'étais comptable. Tu ne peux même pas
imaginer comme c'était bien trouvé, je suis devenu bitovik et en
récompense je n'ai reçu que cinq ans. En fin de compte, j'ai causé du tort au
capitalisme. Sans ça j'aurais passé depuis longtemps l'arme à gauche avec une
portion disciplinaire de trois cents grammes. Un jour peut-être, je demanderai
pardon au vieux, si toutefois il comprend la «blague ». Pas si sûr. Il est parti
à temps en Suisse et de là en Amérique. Et là-bas les gens ne pardonnent pas si
facilement : «ça, un L.! » Ne fait jamais ça. Pense à ton arrière-grand-père, le
légendaire général qui en 1849 a sauvé la monarchie. Le nom oblige, mon fils, tu
n'as pas honte ?
Harry rit de bon cœur, un mauvais garçon gâté.
– ... j'aimerais avoir honte quelque part en Amérique. Mais jusque-là, je n'ai
pas l'intention. Au lieu de trois cents grammes, je reçois une portion
améliorée. Cinq fois par jour. Comme ekonomist, je sais que c'est
immense. Les règlements innombrables encadrent les pourcentages de malades que
chaque bagne peut entretenir et les responsables sont le médecin et l'ekonomist.
S'ils dépassent, fini les primes, les bonnes affectations et c'est souvent le
procureur qui a le dernier mot : sabotage, vingt-cinq ans.
Sous le soleil chaud de fin mars, ils s'assoient sur un banc devant le club. Beaucoup s'appuient contre le mur, les jambes enflées, les jaunes citron, des candidats à la chambre froide. Ça tracasse depuis longtemps le Journaliste : est-ce que le bagnard de travaux forcés et la construction du communisme coûtent cher?
– À cela, il n'y a pas de réponse pour un raisonnement occidental. Si Truman convertissait en dollar le coût de revient d'un bagnard, il sauterait de joie, car un gaspillage comme ça, aucun pays au monde ne pourrait le supporter. Quarante-neuf roubles chaque jour. Et combien sommes-nous? Il n'existe pas de données exactes, mais on estime généralement à dix-sept millions notre «peuple ». Une fois, en guise de passe-temps, j'ai essayé de calculer combien nous valons. Je suis arrivé à un nombre à douze chiffres. J'ai examiné la question sous tous les angles, le double du budget des États-Unis. Je ne parle pas de roubles réels, parce que tout ça ce n'est que des acrobaties comptables : on reçoit, on paye, on corrige les chiffres, on diminue, on augmente, mais on ne voit pas un seul rouble. Quand tu es condamné, une certaine somme prend la route avec toi, la somme que tu dois. Étant donné que tu n'as pas un seul kopek en poche, la somme se lit : ton travail converti en roubles. Avec tes cinq ans, tu as pris à peu près quatre-vingt mille avec toi. C'est la somme que tu dois rembourser par ton travail, pour ton hébergement et le fonctionnement du bagne...
– Attends, je ne comprends pas. Sauf que jusqu'ici je n'étais pas une bonne affaire pour eux. En tout, j'ai pelleté la neige durant trois jours à Haut Kamjala, pour quarante mille.
Ils rigolent, pourtant ils savent qu'ils arpentent les chemins les plus secrets de cet étrange univers. Combien doit l'homme : pour la famine, la maladie, la mort, la vie misérable. Devant le Civil surgit encore Savitzki : «Quelque part, on comptabilise combien de grammes de pain vaut un homme, pour combien de grammes ils érigent une centrale électrique, une ville, toute la grande Union soviétique. »
– Tu n'as pas honte de t'endetter de la sorte? blague Harry, si tu ne peux pas
payer, tu vas être interdit de «club ». À ta place, je me cacherais sous la
neige.
– Au contraire ! Je suis fier qu'on m'ait offert une telle avance. Si au
Moulin-Rouge je devais vingt, le premier du mois Louis arrivait pour encaisser.
Ici, mon vieux, je n'ai pas encore reçu une seule lettre de réclamation. Mieux,
on me fait prendre des vacances.
– Alors là, tu ne t'es pas encore vanté de ça. Qu'est-ce que tu as signé ?
– Un compte rendu, comme quoi personne n'est responsable de la mort de cent
soixante-dix hommes ! Tout le monde a fait honnêtement son travail, seulement le
temps...
– Je te félicite. Tu n'es pas aussi paumé que tu fais semblant de l'être. Où
as-tu appris le métier?
Harry repose ses mains fines sur les siennes.
– Qu'est-il arrivé, tu es subitement devenu tout triste? Je croyais qu'on
s'amusait pour passer le temps. Ma parole, je ne voulais pas t'offenser.
– C'est rien. Seulement tout ça est si terrible. Depuis des années, je trimballe
en moi quelque chose. Je croyais que ce n'était pas vrai et maintenant je me
rends compte qu'on se vend bel et bien. Savitzki, ce philosophe de bagne, a
résumé tout ça : tout est à vendre, le prix n'est pas trop élevé non plus, juste
quelques morceaux de pain. Je me rends compte que les grammes ont un prix fixe,
on le comptabilise, on tient à jour la «réserve» idéologique et économique du
régime. Malheureusement, parmi nos notions, il n'y a pas d'expressions
appropriées avec lesquelles nous pourrions décrire exactement et nous n'avons
pas de mots non plus. Je sais, dans notre univers aussi tout est à vendre, mais
seulement au marché noir. Il n'est pas une base et ses comptables n'en tiennent
pas compte non plus, ils n'ont pas de statistiques, on peut vivre aussi, sans
faire usage de ce que l'école nous a apporté.
– Tu veux te suicider ou tu veux tuer? Tu veux te supprimer ou tu veux m'entraîner aussi ? Pour la première option, j'ai rien à dire, pour la deuxième, si. Il s'agit de ma vie. Et ça, je ne la donne pas.
Il tousse, ses doigts attrapent le bord de sa poufaïka.
– Maintenant, tu vas bien te mettre cela dans la tête, je veux vivre. De façon malhonnête, sans état d'âme ? Ça ne fait rien. Je veux rentrer à la maison et ne te laisserais pas perdre non plus. Tes dix-huit mois de solitude et ton entourage soviétique ont gravement endommagé ton équilibre mental. Tu mélanges tout, ne vois pas la vérité. Moi aussi j'ai traversé cette crise, cela a duré une seule nuit. J'ai calculé le prix de ma relaxe. Je suis tombé sur une grosse somme, toute ma vie passée aurait pu prendre place dedans. Mais j'ai accepté et signé le lendemain matin. Avant, on disait que j'avais fait un pacte avec le diable, mais ce n'est pas vrai. C'est avec Dieu que j'ai fait le pacte, celui en qui je crois. Ne fais pas comme si tu comprenais, car c'est une affaire trouble; je ne sais même pas si je continue, dans les «meilleurs cercles» ces propos sont malvenus. En un mot, j'ai mangé tranquillement le pain d'un agonisant russe. Dieu m'a aidé, car jusqu'ici je n'avais jamais eu faim.
Ses paroles reflétaient la joie !
– Je t'ai raconté des conneries, mais ça ne fait rien, un très bon remède. On va
chercher la Bible rouge ou on reste ici à laïusser? Toujours bon à savoir ce que
contient la marchandise au prix fixe de quarante-neuf roubles.
Ils sont d'accord. Ils conviennent de quelque chose dont on ne doit pas parler dans «les meilleurs cercles» : l'humain et l'inhumain ne traversent pas toujours la vie tranquillement. Des fois, en cours de route, l'un des deux s'effondre.
– Attends, je détaille. Notre nourriture journalière coûte neuf roubles et vingt
kopeks...
– Et le reste ?
– Tu paies trois roubles de « loyer » par jour, c'est ta part de l'amortissement
du coût de construction des bagnes. Ou tu crois que c'est l'Armée du Salut qui
les finance ? Notre jolie poufaïka bleue et rouge et toute notre
garde-robe sont un vrai luxe, le coût de l'usure journalière est de deux roubles
soixante. Si tu regardes bien, sur la Kârtnerstrasse à Vienne, tu t'habilles
moins cher. Donc, le coût du logement, la nourriture, l'habillement représentent
à peu près quinze roubles. Dehors, en liberté, l'ouvrier soviétique ne gagne pas
cela. C'est vrai qu'il ne mange pas six cents grammes de pain; le sucre, le
saindoux il n'y a droit que deux fois par an, en revanche il peut se multiplier.
Son droit constitutionnel. Où vont les trente-quatre roubles qui restent? C'est
un ensemble. Je commence par un fait historique: même le tombeau du Christ
n'était pas gardé gratuitement. Donc il faut nous garder. Nous payons les
gardes, les barbelés, les mitraillettes, les chiens de garde. Le coût pour tout
ça est de dix-neuf roubles. Il ne faut pas que tu tombes dans les pommes, parce
que nous n'entretenons pas seulement les soldats qui nous transforment en
passoire si nous franchissons la ligne, mais c'est nous aussi qui donnons à
manger à leurs supérieurs. Tu peux être fier, le colonel Lelikov, le
Dieu-le-père des bagnes du Kouzbass est aussi notre invité, et sans nous, même
l'armée du NKVD serait sérieusement mise au régime. Pour être plus précis, ils
crèveraient. Je ne t'ai pas encore rendu compte des dix roubles. Ne t'en fais
pas, ils ne seront pas perdus. Pour cette somme, on nous guérit, on bâtit des
hôpitaux, paie les toubibs. Tu dis que tu n'as reçu que des poux pour ton
travail? Cela fait longtemps qu'ils ont comptabilisé ton salaire de médecin.
J'ai gardé pour la fin les outils, les machines, les chevaux, nous achetons tout
nous-mêmes pour un prix de six roubles par jour.
Le Civil se gratte la tête.
– Que je sois damné si je comprends. Nous coûtons quarante-neuf roubles par tête
de pipe, donc nous devrions faire un rendement de quarante-neuf roubles et,
depuis trois ans, je n'ai vu personne travailler.
Harry est dans son élément. Il abandonne le style de bistrot. Il devient un
professeur de sciences économiques, se racle la gorge, lève le doigt.
– Cher auditoire, la question de notre estimé collègue hongrois est un peu,
hum... hum... étrange. La question est : est-ce qu'il a passé ces trois
dernières années dans la House of Lords, à la Bourse de New York ou, depuis
1945, est-il un citoyen conscient d'un pays socialiste libéré ?
Il met les mains sur les hanches, bombe le torse.
– ... parce que, chers camarades, le respect du plan est la garantie de notre
pain quotidien et de notre avenir. Le Grand Lénine a prononcé cette maxime.
Il redevient encore un interlocuteur de bistrot.
– J'ai oublié, qu'est-ce qu'il a baratiné le vieux Lénine? Ça ne fait rien, car
ça n'a de toute façon rien à voir avec ce bordel. Tu ne rapportes pas seulement
quarante-neuf roubles par jour, mais cent quatre-vingt-douze. Toutes les normes
ont été calculées pour que ton activité puisse atteindre ce niveau. Regardons
notre «profession», l'exploitation forestière. Je sais ce que tu penses, bon
pour des chiens, mais dans la région du Kouzbass, les trois quarts du demi
million de bagnards travaillent là-dedans. La norme journalière est 2,36 mètres
cubes : tu coupes, élagues, scies en billes, transportes en stères de huit à dix
mètres cubes, de là le cheval ou le tracteur les tire jusqu'au fleuve ou à la
grue. Le raconter c'est pas grand-chose, mais Dieu te garde que tu y goûtes une
seule fois. Tu crèveras. En hiver dans la neige jusqu'au cou. En été, tu marches
dans les marécages et même si tu as cent mains, ce n'est pas assez pour tuer les
moustiques. Des milliards. Ils piquent, tu deviens enflé, plein de sang.
Inhumain. Admettons, tu arrives dans un bon bagne, dans une brigade costaude,
vous dépassez la norme, deux cents-quatre cents grammes de pain et de gruau en
plus, jusqu'à quand est-ce supportable ? Le prix de vente de 2,36 mètres
cubes... C'est une incongruité, on ne parle pas d'argent, mais de valeur, plus
exactement d'une donnée de comptabilité : cent quatre-vingt-douze roubles. Ça
couvre largement les quarante-neuf roubles, même si quarante-neuf pour cent de
dix-sept millions ne produisent rien. Ce n'est pas un problème. Si huit pour
cent sont malades, ça n'est pas un problème non plus, le reste travaille à sa
place. Le problème commence quand la norme n'est pas atteinte, ça entraîne des
sanctions. Le bagne reçoit moins de nourriture, le natchalnik impose la
portion disciplinaire, trois cents grammes de pain et deux soupes. Une fois à ce
régime, aucune brigade ne peut plus faire surface. En trois à quatre semaines,
ils deviennent des morts-vivants, deux mois plus tard ils donnent leur démission
au natchalnik : ils meurent. Ceux-là n'ont plus besoin de vêtements,
bagne, chauffage, rien. Ils sont devenus bon marché. Tu comprends maintenant
avec quel coefficient de sécurité travaille «l'usine », et à côté du rendement
de huit à dix millions de bagnards à cent quatre-vingt-douze roubles, il est
insignifiant. Les seize à dix-huit pour cent de morts annuels et les quelques
pour cent de malades... Et maintenant, ta petite tête bourgeoise va comprendre
aussi pourquoi les juges et les procureurs reçoivent un quota de quatre à cinq
millions annuels ? Il faut compenser les pertes...
– Assez, arrête, je t'en prie...
– D'accord... Là tu comprends pourquoi je qualifiais notre situation de «morale
d'exception» et pourquoi nous allons maintenant aller chercher l'histoire du
parti? Allez, regardons sur quoi travaille Vasslca ?
– Juste encore une chose : comment connais-tu les sciences économiques ?
– Je ne t'ai pas dit? J'ai fait l'Académie de l'Est, mon père voulait que je
devienne diplomate ou attaché commercial. Malheureusement, Hitler, à cause de
Maman, n'a pas trouvé l'idée bonne. Qu'est-ce que je pouvais faire? J'ai quitté
l'Autriche, suis allé à Paris tourner des films. Je suis rentré en 45. J'ai
changé quelques dollars au noir. À un mauvais endroit. Le reste tu connais.
Païdiom. Allons-y.
La Bande a admis à nouveau le Civil. Ils l'ont félicité pour son pantalon, ses bottes. Ils ont ri quand les deux Katia ont levé le sac si haut qu'il a pu passer dessous. Elles mimaient des numéros d'hommes forts et ont salué le public. Personne n'a songé que les deux Katia réunies pesaient moins qu'un sac de farine. Ça a été encore plus amusant quand les deux filles lui ont lâché la charge dessus et que le Civil, titubant, est tombé avec le sac. Les quatre-vingts kilos auraient pu lui casser la colonne. Elle n'a pas cassé.
Il n'a jamais pu trouver d'explications à ce genre de farces. Il s'y est habitué, mais n'en riait pas. Il n'a pas non plus partagé l'hilarité générale quand la plus petite des Katia est morte de façon vraiment comique sous un monstre de sac de farine. Elle a titubé, grimacé, trébuché et le sac lui est tombé dessus. Elle s'est mise à genoux avec difficulté, a avancé à quatre pattes en lâchant une tirade de petits pets. Les autres étaient pliés en deux. Pas le Civil. Il savait que ce frêle corps ne pourrait pas survivre à ce numéro drolatique. Il avait raison. Le lendemain, la petite Katia a été transportée à l'hôpital et, trois jours plus tard, elle a définitivement déposé son sac que la vie avait rempli de tant de malheur et de tristesse. Un petit corps maigrichon couché sur le lit. Les infirmières avaient du mal à croire que la vie ne lui avait rien donné d'autre que de lourds sacs et des moujiks légers. Son souvenir est souvent revenu et l'un d'eux a imité sa dernière prestation en ajoutant : «Elle a même sali sa culotte. » C'est tout ce qui est resté de la petite Katia. Beaucoup, pas beaucoup, inhumain? Terrible, mais... la Bande aimait bien la petite porteuse de sacs. À sa façon, comme la vie les aime.
Choura a également pardonné. Lors de la pause du déjeuner, elle lui a demandé : «Tu rentres ce soir ? » Plus tard, elle a accepté stoïquement que le Civil ait trouvé mieux. Pourtant ? Un coin de plancher où pouvoir, le soir, étendre sa poufaïka et rouler sous sa tête son pantalon matelassé, est longtemps resté un problème insoluble.
Chez les Pachkine, six enfants, une grand-mère, deux cochonnets, huit poules et
un coq partagent la seule pièce. À la table, une place ne se libère que quand un
des gosses, indiscipliné, est giflé par son père. Alors, le Civil prend la place
et attaque le pot commun au milieu de la table. Sinon, Pachkine élève la voix :
«Tu attends qu'on te dresse une table à part? »
Chez les vieux Poupikine, il partage la cuisine avec seulement un cochonnet et
quatre poules. Il a un lit étroit et la chambre lui est interdite. Il n'a pas le
droit non plus de se servir des assiettes, des verres, même pas de la louche à
eau, car Mme Poupikine règle la marche de la maison selon les coutumes tatares.
Elle ne prie jamais, n'a aucune idée de Mahomet, mais considère les étrangers
comme impurs. Pourtant la vie impie n'est pas moche. Le Civil utilise sa propre
assiette en aluminium et oncle Poupikine lui a fabriqué un récipient et une
louche en bois. Après le dîner, la vieille souffle la bougie et ordonne au
cochonnet de rejoindre sa place. Cet ordre concerne également le Civil. Il
s'allonge sur le dos, attend que les vieux ronflent, puis gratte le plancher;
l'animal vient près de lui et fourre son groin dans la main du Civil. Ils
dorment paisiblement.
Il n'y a pas de lit chez Vasska Chipouline, mais il étend trois sacs volés près du mur. Après le dîner, il pourrait lire, mais le seul livre disponible est L'Histoire du parti communiste. Il le connaît par cœur. Le maître de maison l'a gagné lors d'un concours de fauchage et ne l'a jamais lu. Sur la commode, deux photos floues et des fleurs artificielles. Cette vie « culturelle » est gênante parce que Vasska et Yelena sont jeunes mariés et couchent dans le lit, à cinquante centimètres de lui. Ils chuchotent, s'embrassent jusqu'à l'aube et Vasska n'arrête pas de répéter: «Il n'y a pas mieux, même pas en Amérique.» Cette remarque ne s'adresse pas à Yelena, mais plutôt au Civil, signifiant que même les bourgeois ne peuvent avoir davantage. Cette «propagande politique» le tient éveillé jusqu'au petit matin. Lèvres et poings serrés, il regrette le bordel ininterrompu de chez les Pachkine. La grand-mère agonisait, Pachkine ronflait, les enfants s'enjambaient pour aller «au seau en fer», les cochonnets renversaient le banc. Mais c'était mille fois mieux.
Le loyer n'est nulle part un fardeau. Chez Pachkine et Vasska, il a payé un demi-litre de vodka, à la tante Poupikine vingt-cinq roubles. La règle tatare ne comprenant pas l'argent, elle les a pris et vite cachés avec le reste. Partout, le pain est compté à part, les pommes de terre viennent du jardin, comme le chou, l'eau du puits et le thé est de groseilles sauvages. Si parfois il y a au menu des pirogui au poisson, personne ne s'interroge sur l'origine de la farine ou du poisson. Nikolaï Pavlovitch sait qu'on vole, mais ne dit rien, sauf si les poches sont exagérément gonflées. Et personne ne demande comment les cochonnets s'arrondissent. Il y a toujours quelque chose d'avarié à l'entrepôt.
Chez la grosse Nadia, le plancher brille de propreté, les enfants dorment
paisiblement, mais il manque dans la soupe aux choux un morceau de viande qu'un
magasinier adjoint pourrait aisément se procurer. La bonne femme ne dit rien,
mais ses yeux parlent pour elle. «Tu ne vois pas que ma paie à la voirie est à
peine suffisante pour que ces deux gosses sans père ne meurent pas de faim?» Il
n'a pas compris non plus que le conte pour endormir les enfants parlait toujours
de la clôture couverte de saucisses, du puits plein de miel et du soleil qui se
reflétait sur une colline de sucre. Quand il s'est rendu compte de tout cela, il
a démissionné. Nadia pleurait, Vaniouchka et le petit Galiotchka se sont
accrochés à son cou : «Ne pars pas, oncle.» Les petites mains douces l'ont fait
frissonner, il a attrapé son baluchon et a couru dehors.
Chez la blonde Tania, rien ne manque. Si elle a réussi à faire un saut à la
coupe, chez les bagnards, il y a le soir de la viande dans la casserole et la
petite Ninka de quatre ans boit du thé sucré. Les femmes la traitent de putain,
de paresseuse, qui ne fait que courir après les hommes. C'est vrai, mais... Elle
classe les hommes à sa façon. Des civils et des bagnards. N'aime pas les civils,
préfère les bagnards. Couche des fois pour rien, du poisson, de la viande ou des
conserves américaines. Des raretés que les civils ne peuvent pas offrir. C'est
une femme bizarre. Quand les sacs torturent les épaules du Civil, elle le masse,
tout en déclamant des vers de Lermontov. Le massage, elle l'a appris dans une
prison ouzbek. Lermontov? Elle rit. « Ça vient comme ça, tout seul.» Le Civil
est quand même parti. À cause de ses obligations sociales. La Bande n'a pas
accepté qu'il demeure chez une pareille saleté. Comme si son oncle, conseiller
et chancelier du roi, lui avait dit : «Mon fils... les apparences... Les gens
pourraient imaginer que tu couches avec des personnes comme ça ! »
Chez la belle Katia Ivanovna, il a un petit réduit privé, avec un lit et une paillasse. Elle lave son linge, le repasse. Mais... elle n'arrête pas de se vanter de tout ce que son « homme » ramène à la maison le soir. Le Civil a peur qu'on aille le considérer comme un voleur, et pourtant c'est le contraire. Cette vantardise engendre le renom, le respect. La femme de l'officier politique l'a salué la première, et la coiffeuse n'a rien accepté pour la coupe. «On fera nos comptes plus tard» et elle a fait un clin d'œil.
En deux ans, il a connu huit pensions, mais n'est resté dans aucune. N'a pas pris ça au tragique, car il s'est dit qu'il pourrait passer les quelques mois restant n'importe où. Sur tout, il a mis l'étiquette « provisoire » : les pensions, le travail et surtout les femmes. Nikolaï Pavlovitch lui a souvent demandé pourquoi il ne se fixait pas pour de bon. Il lui a même dit qu'il en connaissait une... «Elle a une belle maison, une vache, tu pourrais même l'emmener au cinéma. » «Boiteuse, bossue ? » «Grande, jolie.» «Alors pourquoi elle vit seule ?» Nikolaï Pavlovitch n'a pas répondu parce que la question du Civil était bête. Avec tous ces va-et-vient dans les familles russes, il devrait savoir que les dernières décennies ont pas mal bouleversé la société soviétique. Les hommes ont été emportés par la guerre ou par le grand «nettoyage », ou encore sont partis chercher une autre femme dans l'immense Empire soviétique. Ils ont tissé des rêves, imaginé qu'il existait quelque part un plus grand gîte, un plus grand pain et une vie plus supportable.
À cause de ces petits riens, il découvre que même s'il porte la même poufaïka
enfarinée que les autres, il n'appartient pas à leur communauté. Ne rit pas
quand une douleur mortelle se reflète sur un visage, ne comprend pas pourquoi la
communauté met Tania au ban, quand la magasinière couche avec n'importe quel
chauffeur pour une botte de foin ou du bois. Et pourquoi la rumeur fait la
renommée de quelqu'un parce qu'il est voleur. Pourquoi tout est-il à l'envers de
ce qu'il a appris à la maison? Il ne s'est pas rendu compte, d'ailleurs ça ne
l'intéressait pas, que la vie respirait différemment autour de lui. A tout jugé
en fonction d'un impératif : durer jusqu'à la maison. Il a en horreur l'idée de
permanence et tout son être ne tourne autour que d'une seule chose : rentrer à
la maison. Sa vie sentimentale s'est tarie.
@Courriel - Lien vers les sites Bibliomane, Sannyasa © 2003-2013 Sann, Duth, Orve... |