Les livres de voyage


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Olivier Weber

 

Chasseurs de dragons

Récit d'aventures d'un journaliste français qui a remonté la filière du trafic de la drogue, des confins du Croissant d'or (Afghanistan, Pakistan et Iran) et du Triangle d'or (Birmanie et Thaïlande) jusqu'à l'Europe et l'Amérique.

En Afghanistan il se heurte au silence, au Pakistan il tente de rencontrer Haji Ayub Affridi, apprend la genèse de la fabrication de l'héroïne pakistanaise, évoque Abdul Sattar Edhi, au Viet-Nam Saïgon retrouve sa réputation de putain de l'Asie.


 

Le pavot Afghan

p64 - Le soleil se couchait lentement au-delà de l'oasis. Fayzabad baignait dans une lumière qui mélangeait les touches d'ocre et de vert. La prière des mosquées semblait sourdre de ses entrailles, et cette sérénité des hauteurs contrastait avec l'effervescence de la steppe, les incantations des islamistes, les bruits martiaux de Kaboul. Les vallées de l'opium venaient mourir là. Était-ce cela, l'antichambre des paradis artificiels ? Fayzabad était-elle cette ville perdue dont on m'avait parlé sous les lambris détruits de l'ambassade de Paris ? L'opium tant recherché, ces champs de pavot « sournois et pernicieux » qui hantaient les nuits sans sommeil de Desnos n'étaient qu'illusions sur les rives de la Kokcha : les habitants de l'oasis demeuraient silencieux, comme si une loi secrète scellait leur destinée. Fayzabad semblait atteinte d'aphasie et cela conférait aux vallées du pavot un intérêt supplémentaire.


C'était précisément ce silence, et le mutisme, les clés de la tranquillité de Fayzabad. On parlait peu. On invoquait le cloisonnement des vallées. Dans les caravansérails, les récits étaient ceux des bonimenteurs et des voyageurs, des bergers, surtout, qui effectuaient en cette saison d'automne la transhumance et redescendaient de leurs pâturages couverts de poussière. Dans les tchaïkhana, les maisons de thé, entouré d'enfants, de porteurs d'eau et de portefaix, on aimait entendre les épopées de la région, ou des contrées voisines.


Les conteurs évoquaient les heures de gloire des combattants ainsi que l'errance d'une jeune Française, surnommée Latifa, infirmière lyonnaise d'une vingtaine d'années qui s'aventura dans la région où elle devint plus afghane que les Afghanes, donnant des ordres aux palefreniers et aux manoeuvres, amputant des blessés, s'évadant d'une prison tenue par les chefs d'une vallée hostile. Les conteurs rapportaient aussi les combats fantastiques du grand chef de guerre Najmuddine, commandant d'une vallée adjacente. Il avait repoussé les attaques des commandos ennemis plusieurs fois, poursuivi l'offensive jusqu'aux portes de Fayzabad, étranglé de ses mains des prisonniers soviétiques. Des propos d'Ahmed Khan émergeait un personnage mi-romantique, mi-sanguinaire, où la légende le disputait à la barbarie. Il affirmait que, dans la vallée de Jurm, le fief de Najmuddine, le pavot poussait en abondance, que des caravanes descendaient des villages chargées de pâte brunâtre. Mais cela, sans doute, était le fruit des légendes de Kaboul...


– Il y a un peu de tout, là-haut, dit Ahmed Khan; c'est pour ça qu'on ne s'y risque pas. Et puis tout ça est très compliqué. Il y a des règles entre les commandants, les planteurs, les trafiquants, les passeurs, et je n'arrive pas vraiment à les saisir. Vous comprenez, ce n'est pas tout à fait ce qu'on m'avait appris à la faculté d'agriculture...


Ahmed Khan parla des fabuleux profits engendrés par la culture du pavot, et des fantastiques commissions empochées par les passeurs.
– Les paysans empochent deux cent soixante-dix mille afghanis (quatre cents francs) par kilo d'opium. Dites-moi un peu, qui résisterait à ça, hein ? Ici, on plante quelques malheureuses pommes de terre, du blé, du maïs, et ça rapporte une misère : cinquante fois moins ! Pareil pour les passeurs. En transportant cinquante kilos d'opium sur ses chevaux, on est assuré de passer l'hiver royalement. Non, vraiment, on ne peut pas résister à l'or brun. Avec un bon champ de pavot, c'est-à-dire quelques kilos d'opium, on a de quoi reconstruire une maison. Allez leur parler des ravages de la drogue, en bas, ils n'y comprendront fichtre rien ! Ou alors ils feront semblant de ne pas comprendre.


Ahmed Khan se disait grandement effrayé de tout cela. L'opium était devenu la seule richesse du pays. Il permettait d'acheter des armes et donc de continuer la guerre des clans. On ne savait plus très bien, à Fayzabad, quelle était l'origine de la guerre, mais chacun était sûr qu'on se livrait désormais bataille pour protéger les champs de plantes opiacées. Les fusils servaient à défendre le pavot et le pavot permettait d'acheter d'autres fusils. Cycle infernal des fiefs de la drogue, antre de Faust, chimère des junkies qui engendrait, en aval, un cortège de drames, de convoitises et de batailles.


On se détestait de vallée à vallée, et ce fut là un autre enseignement des obscures tchaïkhana de Fayzabad. A Kaboul, certains chefs de guerre s'évertuaient encore à évoquer une hypothétique patrie. Le commandant Massoud tentait l'impossible pour ériger un semblant d'appareil d'État, lequel ne comprenait en fait qu'une kyrielle de fonctionnaires aussi incompétents qu'inactifs, cloîtrés dans des bureaux délabrés, face à un poêle à bois. Mais dans l'oasis de la rivière Kokcha, capitale d'une province qui se voulait pays, la cause, depuis longtemps, était entendue : on désignait l'autre versant de la montagne comme territoire ennemi. La haine de voisinage demeurait le seul viatique. Franchir un col, une rivière équivalait bien souvent à passer une frontière, voire à changer de monde. La nation afghane semblait bien petite. Le plus étrange était que ses partisans habitaient en zone de guerre, dans Kaboul en ruine, livrée aux batailles de rue, où les fiefs n'étaient plus de vastes vallées, mais des sous-quartiers, un carré de venelles, un groupe de maisons, alors que ses détracteurs savouraient la paix dans des montagnes tranquilles d'où l'on regardait les voisins en chien de faïence.


L'Afghanistan se morcelait lentement. Son sort était scellé par les récits des conteurs au débit lent, précis et fascinant.


 

Haji Ayub Affridi

p136 - Retranché dans la citadelle, entouré de cabotins et de courtisans divers, Haji Ayub Affridi était l'un de plus gros trafiquants de drogue de la région. Il prenait des allures de calife dans sa forteresse. Aucun de se visiteurs n'était dupe, surtout pas les émissaires du gouvernement pakistanais aux mains plongées dans des paniers d'amandes sucrées.


Depuis des années, le notable de Khyber, qui arborait constamment une tunique de coton blanc et une Rolex en or, achetait le silence des généraux. Âgé de cinquante-huit ans, ancien chauffeur routier, il pouvait, dans l'une des innombrables pièces de sa forteresse, discuter du prix du silence. Haji Ayub savait qu'il se situait à la charnière de deux mondes, entre Etat de droit et tribalisme, entre la répression des Etats occidentaux et la tradition orientale, entre la guerre et la paix. Dans son fief, il pouvait tout se permettre. Les trafiquants récalcitrants subissaient ses foudres. Sur un claquement de doigts, des affidés sans scrupule assuraient l'exécution des châtiments. Les agents antinarcotiques d'Europe et d'Amérique réclamaient sa tête, mais en vain. Haji Ayub était député. Il pouvait librement s'aventurer en dehors des zones tribales durant les sessions parlementaires. Le dernier jour de la session, il regagnait son fief avec sa voiture japonaise et son escorte.


Au parlement d'Islamabad siégeait ainsi une demi-douzaine de barons de la drogue, ardents défenseurs des « traditions tribales» – en fait, de leurs stocks d'opium et d'héroïne. Ils représentaient un véritable lobby et leur présence sur les bancs de l'Assemblée démontrait que les trafiquants avaient gangrené les rouages de l'État. On murmurait dans la vallée de Khyber que Haji Ayub Affridi avait acheté chacun de ses votes des milliers de roupies, soit l'équivalent de plusieurs mois de salaire dans cette région.


Une fois, une seule, les militaires pakistanais tentèrent de déloger ces seigneurs de leurs forteresses. A quelques lieues de la maison de Haji Ayub, dans la vallée de Tirah, surgirent des hélicoptères et des Jeeps bourrées de soldats. La bataille fut rude et les trafiquants ripostèrent au mortier, à la mitrailleuse lourde, au missile antiaérien. Un château fut rasé, l'armée laissa sur le terrain neuf morts, et les trafiquants, quelques jours plus tard, reconstruisirent la demeure au même endroit. Quant à Haji Ayub, lorsque le Premier ministre Benazir Bhutto ordonna son arrestation, il regroupa cinq mille hommes en armes dans sa forteresse et partit se réfugier dans les montagnes afghanes, à quelques heures de marche. Face à cette démonstration de force, craignant le massacre et la révolte des tribus voisines, Benazir Bhutto ferma les yeux et ordonna à ses troupes de regagner leurs casernes. Conscient que l'endroit commençait à sentir le roussi, Haji Ayub finit par prendre la poudre d'escampette pour se réfugier à Jalalabad, de l'autre côté de la frontière, là où pullulent les champs de pavot protégés par les seigneurs de la guerre.


À Islamabad, les diplomates affichèrent un sourire de courtoisie, sceptiques sur la volonté de Benazir Bhutto de lutter contre les trafiquants. Les services secrets américains accusèrent même le cousin d'un dirigeant d'être impliqué dans un trafic à grande échelle et l'armée pakistanaise d'être liée aux gangs de Lahore. Quant aux agents des services, l'ISI, on les soupçonnait de participer aux trafics de drogue pour financer la guérilla au Cachemire et déstabiliser le voisin indien.


Saïd n'approuvait pas ces pratiques de caïd mais il excusait les paysans du cru.
– Ils n'ont pas le choix. Ça rapporte dix fois plus que les autres récoltes.

Nous quittâmes le château aux pièces de marbre aux fontaines luxueuses, étape obligée de la route des contrebandiers, sans pouvoir rencontrer le propriétaire que j'imaginais assis sur les bancs de l'Assemblée plaidant pour les siens, les Affridis. Le majordome déplora notre empressement. La maison était accueillante. Saïd bredouilla que, malgré l'importance de notre hôte absent, nous ne pouvions attendre deux mois le maître de céans, ancien chauffeur routier devenu millionnaire, caïd quasiment intouchable, parrain des parrains.

 

La porte des Cent Chagrins


Peshawar, Pakistan


p139 - La guerre contre la drogue semblait perdue d'avance. La passe de Khyber était une porte des principautés de la drogue que nul soldat ne pouvait refermer. Trop d'argent, trop d'armes, trop d'ivresse. Du haut du col s'étendaient de part et d'autre les vallées du mal. Gravir leurs flancs revenait à subir une sorte d'initiation hors du temps, le « grand passage » dont parle Ernst Jünger, le nihilisme dans la démesure. Fallait-il ingurgiter ou inhaler ces substances stupéfiantes pour flotter corps et âme, pour devenir, comme Henri Michaux, « fluide au milieu des fluides » ? Ou subir « l'extase infinie» de Jules Laforgue :


Et j'entre en paradis, fleuri de rêves clairs
Où l'on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des choeurs de moustiques.


Non, la contemplation de ces sommets dénudés et de ces hommes suffisait à approcher l'irréalité. Les tribus de la contrée portaient en leur sein violence et anarchie. Ces crimes, ces destins de basse engeance dans un décor de fin du monde... Aucune drogue, aucune vision chamanique, aucune illusion des sens n'aurait pu rendre plus immatérielle cette voie ocre et rouge, porte à la fois de l'Eldorado et de l'enfer, où le bien et le mal se confondaient, où leur césure disparaissait, où les hommes s'étripaient pour des arpents de fleurs colorées, où les neurones s'envolaient en fumée, où un pays s'enfonçait lentement dans les ténèbres.


Au loin brûlaient des feux, sans doute de nomades ou de guerriers. L'antichambre des Indes. Kipling a erré dans la région, décor de L'Homme qui voulut être roi. Lui aussi a noté les méfaits de la pâte brune et de ses dérivés. L'une de ses nouvelles, récoltée de la bouche de son ami Gabral Misquitta, un sang-mêlé indien, sur son lit de mort, entre le coucher de la lune et l'aube, décrit la déchéance d'un homme qui, un jour, goûta une boulette d'opium et ne put jamais s'en défaire. Des dragons sortaient de sa tête à la première pipe, puis à la deuxième, et à la troisième. Bientôt il en fallut douze pour provoquer les hallucinations. De ces visions démoniaques sa femme mourut. «J'ai vu certaines choses que les gens trouvaient étranges, mais rien ne vous paraît étrange quand vous êtes habitué à la Fumée noire, si ce n'est la Fumée noire elle-même », rapportait l'opiomane – comme Verlaine, héraut des chimères du xixe siècle, contait les vertus de l'ivresse. À l'ami Paul, avide de l'expérience stupéfiante, Arthur Rimbaud, reclus à l'hôtel des Étrangers, répondit, déçu sans doute, qu'il n'avait vu que des « lunes blanches, des lunes noires, qui se poursuivaient ».


La fumerie de Kipling, à Calcutta, à l'autre extrémité de l'empire, s'appelait la Porte des Cent Chagrins, et ce nom semblait tout à fait convenir à la passe de Khyber.


En redescendant vers Peshawar et sa plaine brûlante, nous dépassâmes des camions. Saïd me montra leur chargement – des pneus, des réfrigérateurs de contrebande, des fruits secs, des tapis.


– On peut bien cacher cinq ou dix kilos d'héroïne là-dedans, rien de plus facile ! En bas, tout le monde ferme les yeux.


L'air était encore frais à cette altitude. Certains villages présentaient des maisons cossues puis des masures délabrées. Dans ce royaume de la drogue se côtoyaient visiblement les maîtres et les serfs.


Saïd me désigna quelques échoppes sur le bas-côté. Des commerçants cachaient là aussi des paquets de poudre. Plus loin, il s'arrêta dans un village.


– Ne sors pas de la route, tu te ferais kidnapper.


Des Pathans à la mine patibulaire nous dévisagèrent. Une Jeep bourrée de combattants afghans passa en trombe. Saïd ne s'attarda guère sur le bas-côté de la route. Un pied, un seul, posé à l'extérieur de la bande de bitume et l'étranger risquait le rapt.


Nous retrouvâmes Peshawar et son bazar démesuré. Après la solitude des crêtes, l'activité de ce capharnaüm donnait le tournis. Étrange bourg. Les femmes étaient voilées, l'alcool banni au nom de l'islam, et pourtant Peshawar était l'une de ces capitales du trafic où les contrebandiers et les trafiquants se donnaient rendez-vous dans les odeurs fortes des ruelles de la vieille ville. Sous le sceau de la guerre sainte et de l'argent, l'ivresse des sens était autorisée, le commerce de mort aussi.


Dans une villa cossue, je rencontrai Ahsan Mukhtar Ashraf. Fine silhouette régnant sur ses hommes comme un roitelet d'Afghanistan, il dirigeait le bureau régional des narcotiques. Il parla des maliks, les chefs de village en zone tribale, déplora le manque de moyens pour leur livrer une véritable guerre puis commanda du thé et des biscuits d'un claquement de doigts.


– On ne pourra pas démanteler les labos d'héroïne de sitôt, estima-t-il. Les trafiquants, ce sont vraiment des seigneurs. Ils se vexent pour un rien. Vous croyez que ça rend mon travail facile ? Si j'envoie des hommes là-haut, les caïds prennent la mouche et me les fusillent. Non, je ne peux pas risquer la vie de mes braves types tous les jours.


Il disait cela d'une voix neutre, comme s'il avait été gêné de devoir offusquer de temps à autre les caïds qu'il était censé combattre. Il se racla la gorge et cracha sur la terrasse, derrière lui. Des hommes en armes, à l'entrée, veillaient près des bougainvillées.


Brusquement, le chef du bureau des narcotiques se dressa :
– Tout ça, c'est de la faute des Allemands.


Je marquai ma surprise. Le policier se mit alors à marcher de long en large dans la pièce puis, scrutant le plafond comme pour se concentrer :
– Le premier à avoir installé un labo ici est allemand. Dieu le maudisse, ce chien !


Ahsan Mukhtar Ashraf raconta qu'en 1981 un voyageur venu d'Allemagne, en route pour les Indes, s'arrêta dans les montagnes de la zone tribale. C'était un hippie aux cheveux longs qui arborait un sac à dos très sale. Il s'installa à Landi Kotal, contacta des chefs de tribu et révéla alors qu'il avait fait de vagues études de chimie. Il demanda du matériel, quelques kilos d'opium et construisit une sorte de petite cuisine de quelques mètres carrés, dotée de deux éviers. Un kilo d'héroïne fut produit en quelques heures. Les chefs de tribu comprirent qu'ils détenaient là une corne d'abondance, une source intarissable de profits.


L'Allemand avait repris la bonne vieille méthode du chimiste britannique qui, en 1874, avait découvert l'héroïne dans son cabinet londonien, un capharnaüm d'alambics et de casseroles. C.R. Adler Wright versa un jour de l'anhydride acétique, un acide à l'odeur âcre, sur de la morphine et laissa la solution bouillir plusieurs heures sur un réchaud. Dans un brouillard de vapeur, il nota l'évolution de la pâte sur son cahier et l'administra à son chien, lequel devint prostré, peureux, somnolent et se mit à vomir. Effrayé par cette substance nouvelle, Wright abandonna ses recherches. À la fin du siècle, le dirigeant de la société pharmaceutique allemande Bayer mit sur le marché un produit concocté selon la même recette. Il le baptisa héroïne et le présenta comme «un calmant pour la toux ». Vendue aux États-Unis, surtout dans le Grand Ouest, par des charlatans et apothicaires de fortune, la drogue suscita un véritable engouement. On dénombrait deux cent mille héroïnomanes en 1924.


La recette de Wright était simple et ne demandait pas de grandes connaissances en chimie. L'apprenti chimiste allemand qui arpentait les bazars de la frontière afghane dans les années 70 créa plusieurs laboratoires dans les vallées environnantes. Depuis, selon le décompte du policier, cent quarante-quatre de ces cuisines démoniaques avaient été détruites, mais il en restait une cinquantaine, mobiles, que les hommes de main des trafiquants pouvaient démonter en moins d'une heure. Les experts européens, eux, parlaient de deux cents laboratoires. Au gré des rafles et des attaques par hélicoptères, rares au demeurant, les caïds de l'héroïne renouaient avec la transhumance des bergers.


Depuis, l'Allemand a repris la route. On n'a jamais retrouvé sa trace. Peut-être opère-t-il au fin fond du Triangle d'or, dans un maquis inconnu, ou dans une ville, au service d'un quelconque parrain.


« Demain l'homme sans visage partira pour l'Inde, écrivait René Crevel peu de temps avant de mourir.
En souvenir du service qu'il t'a rendu, tu acceptes un peu de sa drogue, et tout ce qu'il faut pour en jouir. »


Le policier Ashraf, lui, ne disposait que de cent vingt hommes pour lutter contre des armées de plusieurs milliers de combattants, payés rubis sur l'ongle par les barons de la contrée. Porteur de l'« héroïsme possible » dont parlait Malraux, Ashraf luttait contre la tristesse de sa tâche en jurant contre ses hommes. Son combat semblait s'arrêter au seuil de sa villa, d'où l'on pouvait apercevoir les contreforts de l'Hindou Kouch et les abords de la passe de Khyber, noyés dans une brume de chaleur. La passe représentait l'essentiel de ses tourments. On murmurait à Peshawar que certains de ses hommes étaient achetés par les trafiquants. La mollesse de ses conseillers, le peu d'activité qui régnait dans sa villa-bureau reflétaient la faiblesse de ses troupes, peu enclines à essuyer le feu et la vendetta des tribus de l'opium, au-delà de la porte des Cent Chagrins.14
 

 

Abdul Sattar Edhi

p162 - Le bienfaiteur qui avait construit le centre de désintoxication s'appelait Abdul Sattar Edhi. Au centre, les drogués en cure en parlaient comme d'un saint, vénéraient son âme charitable, semblaient solliciter sa protection pour leurs âmes damnées et leurs corps décharnés. Agé d'une soixantaine d'années, barbe blanche et bonnet d'astrakan noir, le samaritain en question ressemblait à l'un de ces chefs intégristes qui émergeaient au Pakistan depuis quelques années. Il vivait dans une maison de Karachi au confort spartiate, menait une existence austère, si austère qu'il n'achetait qu'un savon tous les trois ans. Trente ans plus tôt, il avait créé un service d'ambulance gratuit – une seule fourgonnette qu'il conduisait lui-même lorsque Karachi, au milieu des années 50, fut ravagé par une épidémie de grippe – puis avait donné de l'ampleur à son altruisme. Grâce à l'aumône récoltée, il avait acquis deux cent quarante-cinq ambulances, un avion léger offert par les Pakistanais émigrés à Londres, fondé des banques du sang, des orphelinats, des asiles pour malades mentaux, des maisons pour femmes battues. Puis, avec la guerre contre les Soviétiques, et la drogue qui s'était répandue le long de l'Indus jusqu'à l'océan Indien, Karachi était devenu un repaire de drogués. Edhi construisit alors des centres de désintoxication. Des centaines de drogués se pressèrent à ses portes. Vingt-quatre mille hommes et femmes lui demandèrent la rédemption.


Edhi acquit un prestige immense. Les Pakistanais le considéraient comme un homme sacré. Les bouchers karachiotes lui envoyaient deux cents chèvres par jour, les pauvres eux-mêmes, en se cotisant, parvenaient à lui envoyer des offrandes, du riz, de la farine, des oeufs, des poulets, dans des écuelles déposées devant son quartier général, à Sharafa Bazar, près de Ali Jinnah Road, à deux pas du port et de Chinna Creek, rendez-vous des pêcheurs. Une rumeur, en ville, indiquait même que les gros trafiquants de drogue de la banlieue chic de Clifton, près des plages, offraient régulièrement des liasses de roupies au sauveur des âmes de Karachi, que les Pakistanais comparaient à mère Teresa. Abdul Sattar Edhi n'avait pas oublié ses origines : réfugié de l'Inde, originaire de Bantva, dans l'État du Gujarat, il avait rejoint le flot des mohajir, les émigrés de 1947, lors de la partition de l'empire des Indes, et il avait vécu misérablement pendant ces années de migration.


Il conduisait toujours son ambulance, une petite camionnette Suzuki, et n'hésitait pas à braver la police, lors des émeutes dans les quartiers pauvres, pour soigner les premiers blessés. Les policiers casqués baissaient alors leurs fusils pour laisser passer le docteur avec un brin de déférence. En ramassant les corps, Edhi et les siens entendaient démontrer que la bonté et la générosité se plaçaient au-dessus de la raison d'État. Ils se moquaient de ses porte-drapeaux, fus-sent-ils dotés de fusils et de grenades lacrymogènes. Un jour, il apprit qu'une bataille rangée opposait les dacoït, les bandits de Karachi – ville qui connaissait depuis quelques années la guerre des gangs –, à une unité de police. Edhi déboula dans le quartier, demanda un cessez-le-feu au grand étonnement du chef de la police, et les dacoït cessèrent de tirer. Puis il embarqua dans son ambulance un inspecteur blessé et, quand son véhicule disparut au carrefour, le feu reprit de plus belle. C'était le roi de la trêve, et cela grandit son aura. Lorsque des pirates de l'air pakistanais s'emparèrent d'un avion de la Pan Am, sur la piste de l'aéroport de Karachi, la police fit appel une fois de plus aux services d'Edhi. Les négociations avec les pirates s'enlisaient. Edhi, lui, se tenait prêt, sur les abords du tarmac, avec une armada de cinquante-quatre ambulances, toutes sirènes hurlantes. Quand le commando commença à exécuter des passagers, Abdul Sattar Edhi se lissa la barbe et lança à ses hommes, tel un lieutenant en campagne :


– Bon, maintenant, on y va.


Alors que les policiers investissaient la carlingue, les ambulances se ruèrent sur la piste et récoltèrent les survivants.


Lorsque les milices chrétiennes de Beyrouth pénétrèrent dans le camp de Sabra et Chatila, en 1982, Edhi prit immédiatement l'avion pour Dubaï et, en guenilles, frappa à la porte de richissimes hommes d'affaires. Il réunit trente mille dollars, les cacha sous les plis de son pantalon bouffant, s'envola pour Beyrouth où les douaniers ne prirent même pas la peine de fouiller ce vieillard peu ragoûtant, et offrit la somme aux rescapés du carnage.


L'origine de son altruisme, pensait-il, remontait à son enfance, à Bantva. Sa mère était tombée gravement malade, avec une partie du corps paralysée, avant de devenir impotente. Huit ans durant, il veilla à son chevet, courant la ville pour se procurer quelque médicament à bas prix. Lorsqu'elle mourut, il jura d'oeuvrer pour les pauvres.


Edhi aimait lisser sa longue barbe blanche. Il donnait des ordres brefs, s'exprimait dans un mélange d'urdu et d'anglais, se nourrissait de pain, de fruits et de crudités, changeait de vêtements une fois par mois et dormait dans une petite pièce qui jouxtait son bureau, avec sa femme et sa belle-mère, tout habillé afin d'être prêt à intervenir sur n'importe quel lieu de catastrophe. Il avait rencontré Bilqis, son épouse, qui portait le nom de la reine de Saba, dans la première maternité créée avec l'argent des donateurs, où elle était infirmière. Elle était belle, de quinze ans sa cadette. Lui cherchait à se marier. Six autres infirmières avaient déjà décliné son offre. Bilqis, elle, fut sensible à la bravoure de cet homme désintéressé bien qu'un peu fou. Leur nuit de noces, il la passa dehors, à la recherche d'une fillette de douze ans blessée à la tête; puis dans un dispensaire, où il avait organisé une collecte de sang pour la victime.


Mais ce qui attristait le plus Abdul Sattar Edhi, c'était de voir les hommes sombrer dans la décadence. Il éprouvait une grande compassion pour ceux qui se réfugiaient dans la drogue et traînaient en loques dans les bas-fonds. La souffrance nouvelle de Karachi le tourmentait. Pour ses bonnes oeuvres, l'ancien dictateur Zia Ul Haq avait lui-même envoyé un chèque royal de trente-trois mille deux cents dollars. Edhi le lui avait retourné, non sans fierté, laissant entendre, lui, le sauveur des drogués, des démunis, des femmes battues, des enfants abandonnés, des hommes nus, des fous, qu'il n'avait que faire de l'argent des dirigeants d'un pays où rien ne fonctionnait pour les indigents et où les drogués, prisonniers des chimères de la poudre blanche, agonisaient comme des damnés dans les rues maudites du port.
 

  

Saïgon

p316 - La drogue avait resurgi dans les bas-fonds de la ville et la mafia chinoise s'en donnait à coeur joie. Elle tenait Cholon, l'ancienne cité chinoise, le tripot de Saigon. Avant la chute de Saigon et l'arrivée des Vietcongs, le 30 avril 1975, Cholon était célèbre dans toute l'Asie pour ses bars de malfrats, ses fumeries d'opium, ses bordels et ses filles qui se louaient pour trois fois rien. Lorsque bo-doïs et can bo, les cadres. du Nord, investirent la ville, les filles disparurent en quelques heures. Avec une promptitude désinvolte, Saigon avait effacé sa réputation de putain de l'Asie.


La réputation revenait au grand galop.


Les bars à filles rouvraient à tour de bras. Des hommes d'affaires japonais et taiwanais venaient s'encanailler à Cholon et y chercher des vierges à cinq cents dollars. Des intermédiaires vietnamiens aiguillaient les tour operators sur les lieux de plaisir. Dans les tripots, l'opium circulait, malgré la répression lancée deux ans plus tôt par les autorités. Sur les trottoirs, les enfants goûtaient aux paradis artificiels. Venus de la campagne, orphelins de bidonvilles ou mendiants hauts comme trois pommes, ils avaient hérité d'un surnom : les poussières de vie. Herbe, héroïne, pâte brune de Birmanie, tout ce que l'Asie comptait de drogues resurgissait comme par enchantement sur les étals de Saigon, après vingt ans de parenthèse communiste. Plus loin, un homme d'affaires vietnamien, émigré en Australie puis rentré au pays, vingt ans après, avec une fortune évaluée en millions de dollars, fêtait sa réussite. Il la résumait tout entière dans sa collection de voitures anciennes, dont une traction avant que les Saigonais reconnaissaient de loin grâce à sa couleur or métallisé.


Saigon dansait, reine des nuits et des folies, comme au temps des Américains lorsqu'elle était capitale de la piastre, quand le Grand Monde – le plus grand casino d'Asie – accueillait des milliers de joueurs à Cholon, lorsque les maquerelles rabattaient les clients et les inondaient de plaisirs dans les salons particuliers. Saigon, la ville putain, la ville des péchés, de tous les vices et de tous les excès, avait baissé la tête lorsque le drapeau communiste avait été amené en avril 1975 ; mais elle n'avait pas dit son dernier mot.


Deux décennies plus tard, la ville faisait la nique à Hanoi, la capitale du dogme, et c'était tout le Sud qui prenait sa revanche. Des revendeurs proposaient de l'opium dans les rues des deux villes à cinquante dollars le kilo, et la pâte brune avait fait sa réapparition dans les salons. L'héroïne aussi. Des hommes de main, sbires des triades de Hong Kong et de Chine, importaient de la cocaïne. Le Vietnam était-il en train de perdre une nouvelle guerre, plus sournoise et insidieuse que les précédentes? Certains jeunes nationalistes s'offusquaient de cette nouvelle invasion de l'étranger. Impuissantes, les autorités assistaient à la montée du péril, soulignant que quatre-vingts pour cent des drogués étaient séropositifs, tandis que certains fonctionnaires en profitaient pour empocher une commission. De temps à autre, un passeur était arrêté. L'un d'eux fut même condamné à mort car le régime communiste entendait démontrer qu'il ne plaisantait pas avec les parrains de la drogue, ces alliés d'hier qui avaient permis au Vietminh d'abreuver Saigon de poudre blanche et, par là, d'affaiblir l'ennemi. Mais les fleurs du mal étaient désormais destinées aux fils du pays, et cela était impardonnable.


A Saigon, la poudre et l'opium permettaient aussi d'imiter les vaincus d'hier. Fumer une boulette, s'injecter une dose de xi ké, d'opium liquéfié, c'était communier avec les envahisseurs défaits qui, contrats en main, frappaient désormais à la porte du pays. On parlait de cent mille drogués dans les rues de Ho Chi Minh-Ville. Plus que les Vietcongs de Saigon qui officiaient clandestinement dans la ville du Sud avant qu'elle ne tombât. Les adeptes de la rêverie pullulaient dans le nouveau Vietnam.


La rumeur de Cholon indiquait que Soh Hong, le dernier grand parrain de l'opium « d'avant la chute », était toujours en vie et se promenait dans les ruelles du quartier 5, foisonnant d'énergies négociantes le jour, coupe-gorge la nuit, avec ses venelles sombres, ses parias dormant au bord du fleuve, ses « poussières de vie » qui prenaient d'assaut le riche Viet Khieu perdu un soir de débauche. Soh Hong en vie ? Pour les vieux sages, cela signifiait que le trafic continuait Jamais un parrain de sa trempe ne se rangerait de affaires. Comme un ours des montagnes, il avait hiberné, le temps que les communistes changeassent leur fusil d'épaule et comprissent que les affaires pouvaient leur rapporter quelques bénéfices conséquents.


Cholon, le «grand marché », avait quelques atouts pour cela. Ses négociants d'origine chinoise, les Hoas, les compradores d'hier, intermédiaires obligés entre les marchands européens et les Cochinchinois, disposaient de carnets d'adresses impressionnants et reprenaient langue peu à peu avec les frères d'outre-mer, les Chinois de Taiwan, Singapour et Hong Kong. Les dollars déferlaient en masse. Dans les soutes des cargos, parvenaient aussi quelques sacs de poudre banche et d'opium. Les triades ne dédaignaient pas ce vaste pays de soixante-dix millions d'âmes, à la jeunesse ivre de liberté et de plaisirs qui, le samedi soir, se rassemblait à moto et tournait dans les rues de Saigon en un rodéo sans fin, sans but, simplement pour la joie de communier ensemble, rouler, tourner dans le même sens.


Dans la banlieue, un centre de désintoxication, baptisé École d'adaptation pour une nouvelle jeunesse, accueillait les drogués. Sept cents d'entre eux y suivaient une cure et apprenaient l'autocritique, indéracinable précepte de la doctrine vietnamienne, même affrontée au spleen d'une jeunesse malade qui tanguait devant le ballet surprenant des maîtres du pays. Saigon dansait, riait et s'enivrait tandis que, dans ses rues sordides, des gueux chassaient le spectre de la misère en cherchant des veines improbables. Les barons de l'héroïne et de l'opium avaient regagné du terrain là où s'évanouissaient les idéologues. Les chemins de la drogue constituaient de nouvelles pistes Ho Chi Minh, incertaines, mais qui ruinaient les destins.


Je traversai à moto la grande rue de Cholon, celle des night-clubs, des bars et des salons clandestins d'opiomanes, « comme avant ». Les ruelles transversales étaient noires, éclairées de temps à autre par les phares d'une voiture qui passait rapidement. Plus loin, sur la rue Nguyen Du, la parade à moto de la jeunesse dorée avait repris son cours. La ronde singeait une valse dérisoire, celle des émules de James Dean et de sa fureur de vivre. À deux trottoirs de là, des enfants mendiants vendaient des doses de drogue, tandis que les victimes de la poudre et de la pâte brune expiaient leur vice, psalmodiant comme une envie de mourir.
 

 

 

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