Jacques Yonnet (1915-1974) |
LA MOULT LAMENTABLE ADVENTURE DE THÉOPHILE TRIGOU
p63 - Sacré Théophile! Théophile sacré! Un soir il s'est laissé aller aux
confidences. Maintenant, je sais à quoi m'en tenir sur son compte.
Il y a bientôt vingt-cinq ans, le jeune bachelier Théophile, originaire de
Rennes, avait manifesté, outre un goût prononcé pour les études littéraires
classiques, un penchant invincible vers l'état ecclésiastique. Sa famille dut se
résoudre à le laisser entrer au séminaire. C'est donc dans ces conditions que,
pour la première fois, il visita Paris, à l'occasion d'un pèlerinage à
Notre-Dame. Il prit plaisir à errer dans les bas quartiers qui avoisinent la
Cité, et fut immédiatement sensible à leur charme équivoque. Quelques mois plus
tard, il revint en la grand-ville, toujours en qualité d'étudiant en théologie,
mais cette fois pour y demeurer, près de la rue Saint-Jacques, non loin du lieu
où vécut jadis un autre "escholier" : François de Montcorbier, que nous
nommons Villon.
Son tempérament devait être celui d'un missionnaire ou d'un prédicateur. Car il
ne se passait pas de semaine qu'on ne vît ce jeune homme, vêtu de façon sévère
et coiffé d'un béret, qui hantait les abords de la place Maubert, savait les
noms des autochtones les moins attirants et savait aussi se faire exposer leurs
misères et confier leurs histoires les moins avouables. Dépiauteurs de mégots,
tire-laine et traîne-savates n'avaient plus de secrets pour celui qu'ils
appelaient sympathiquement le "Père Blanc-Bec".
A la longue, Théophile ne dédaigna point d'entrer dans les bouges, et de se
mêler de plus près encore à la truandaille. Ceux d'entre les cloches qui, sous
leur carapace de sueur poisseuse et noirâtre, faisaient montre de quelque
culture, acquise au "temps de leur jeunesse folle", avaient sa préférence et
tiraient certain orgueil de son amitié.
Petit à petit, sournoisement, le quartier tout entier s'implanta en lui; ce
secteur, pierres et gens, décida de l'accaparer à jamais, dût cette conspiration
de désirs confus des hommes et des choses venir à ses fins au prix d'un mauvais
tour. C'est ce qui advint.
Trigou fut ordonné prêtre et ne quitta pas pour autant la capitale. Le jeune
abbé devint professeur de français et de latin dans une institution religieuse,
fort connue, d'Auteuil. Des années calmes s'écoulèrent; Théophile accomplissait
à la satisfaction de tous sa tâche de pédagogue et d'éducateur. Chaque dimanche
de la belle saison, il déférait aux commandements du Seigneur en prenant quelque
repos. Souvent, il se rendait, seul, hors Paris, dans une région boisée : et là,
moderne François d'Assise, il se livrait à de pieuses lectures et méditait dans
la solitude sylvestre égayée de chants d'oiseaux.
Un dimanche d'août où la chaleur était plus étouffante que de coutume, le jeune
prêtre avait gagné la forêt de Fontainebleau. Après une longue marche, un peu
las, il s'assit sur un monticule qui semblait être placé là tout exprès, contre
un grand arbre. Il s'assoupit un long moment. Lorsqu'il se réveilla, des
picotements inusités agaçaient ses hanches. Il s'aperçut qu'il lui restait tout
juste le temps nécessaire pour gagner la gare et sauter dans le train. Durant la
marche du retour, les picotements, qui s'étaient étendus à tout le bas de son
corps, s'accentuèrent au point d'en devenir intolérables. Mais, pressé par le
temps, et peut-être accoutumé, du moins dans son esprit, à des mortifications
autrement douloureuses, il ne se soucia qu'une fois à l'intérieur du wagon de la
nature de ce qui le démangeait ainsi.
Ce train était formé de vieilles voitures en bois, telles qu'en ont encore les "tortillards" de province : pas de couloirs. L'abbé était seul dans son
compartiment. Il connut aussitôt l'origine du "providentiel" — et si
confortable — monticule sur lequel il s'était imprudemment assis : c'était une
gigantesque fourmilière. Son pantalon, ses sous-vêtements étaient envahis
d'insectes que l'éloignement de leur demeure avait rendus féroces. L'abbé jugea
qu'il était temps, entre deux stations, de parer au plus pressé : il dégrafa sa
soutane, ôta pantalon et caleçon, et se mit en devoir de secouer le tout par la
portière. En un point de parcours la voie décrit une courbe. Un irrésistible
coup de vent arracha net les vêtements des mains de l'abbé consterné. Et le
train omnibus fit halte...
Sur le quai, chargées de fleurs des champs, psalmodiant de lénifiantes mélodies,
accompagnées par des religieuses, attendaient une cinquantaine de très pures
jeunes filles, pensionnaires d'un orphelinat très chrétien.
Théophile, à qui l'imminence du danger fit perdre tout contrôle, n'eut que le
temps de se précipiter sous la banquette : une partie de l'innocente cohorte
s'engouffrait dans le compartiment. Et en voiture!...
... La trépidation, la poussière, les bouquets que l'on secouait, avaient mis au
supplice notre malheureux abbé : il ne put se retenir d'éternuer dans les
mollets d'une jeune fille, laquelle incontinent poussa des cris stridents.
Galvanisée d'un pieux courage, la religieuse accompagnatrice osa se pencher :
une paire de fesses bleues de honte apparition satanique — s'offrit à sa vue.
Elle s'évanouit tandis que les jeunes filles tiraient le signal d'alarme. Et le
convoi stoppa en pleine nature, alors que les hurlements paniques se
propageaient de wagon en wagon. Mécanicien, chauffeur, contrôleur, aussitôt
accourus, eurent grand-peine à extraire de dessous sa banquette Théophile plus
mort que vif. Sur le ballast, il dut essuyer mille affronts, injures et
quolibets auxquels il ne pouvait répondre, uniquement préoccupé qu'il était de
réunir les pans (trop courts) de sa chemise, que s'ingéniait à faire flotter une
coquine brise vespérale.
On remit le "satyre" — ainsi l'avait-on aussitôt identifié — aux mains de deux
employés de la Compagnie, lesquels lui firent gagner à pied la demeure du plus "proche" garde-barrière (à plusieurs kilomètres...).
De là, on téléphona aux gendarmes. Théophile eut quelque peine à démontrer sa
bonne foi. Il coucha au violon, et c'est seulement dans la matinée du lendemain
que l'on retrouva ses vêtements égaillés sur le talus. A Auteuil, il donna une
explication embarrassée, n'osant conter sa mésaventure, et pour la première fois
mentit à ses supérieurs.
Dans les jours qui suivirent, la presse locale, avertie par le rapport des
gendarmes, s'empara de l'incident. Le Progrès de Seine-et-Marne, feuille
anticléricale, se répandit en sarcasmes aussi spirituels qu'ironiques, tandis
que l'Indépendant, hebdomadaire bien pensant, déplorait à la fois cet événement
et le manque de charité dont faisait preuve son confrère. Il n'en fallut pas
plus pour qu'un chroniqueur parisien, M. de La Fouchardière, profitât de
l'aubaine et donnât libre cours à sa verve mordante. Les uns et les autres
avaient mentionné le nom, euphorique en soi, de Théophile Trigou... Et c'est
ainsi que notre abbé se vit, du jour au lendemain, congédié sans autre forme de
procès de l'institution où son gagne-pain était assuré. Il avait, de plus, subi
un choc moral à ce point violent qu'il ne put le surmonter.
Il se tait sur la vie qu'il mena dans les mois ultérieurs; mais le quartier
Maubert le revit bientôt, et aussi les alentours des lycées Charlemagne,
Henri-IV et Saint-Louis. Il a laissé pousser sa barbe. Vêtu d'une jaquette
cuirassée de crasse, il porte plastron- et col cassé, mais presque jamais de
chemise. Pour quelques verres ou quelque monnaie, il aide, de prestigieuse
façon, potaches et étudiants dans leurs exercices de versification et de thème
latins. On l'appelle le "docteur", ou le "professeur". Il accepte son sort
avec philosophie...
Klager
p130 - .../...
– Et vous êtes venu pour...?
– Je ne saurais vous dire au juste. D'abord par curiosité pure, je préfère vous
l'avouer tout de suite, bien que certainement vous n'aimiez pas ça... et
maintenant, parce qu'il m'est devenu indispensable de savoir des choses que
jusqu'ici j'ignorais.
– Mais qui êtes-vous au juste?
D'après ce que je lui racontai, rien d'autre qu'un professeur suppléant à
l'enseignement technique, curieux de nature, amoureux passionné de tout ce qui
intéresse le vieux Paris et des traditions que l'on y maintient.
– Journaliste?
– Pas le moins du monde, surtout en ce moment. Ça le fit sourire. Nous nous
étions compris. Il me désigna la porte du fond.
La conversation dura deux grandes heures. Je ne puis la relater en son entier,
ici ni ailleurs, aujourd'hui ni plus tard. Je suis lié au secret, et c'est par
déférence beaucoup plus que par crainte que je tiens ma langue et retiens ma
plume.
J'ai le droit, cependant, si d'aventure il m'arrive de parler de M. Klager ou
d'écrire à son sujet, d'indiquer ce qui va suivre.
D'abord, le véritable métier de Klager ne consiste en aucune manière à envoûter
ses contemporains ou enchanter telle ou telle partie de leur anatomie. Non plus
que se livrer à des prières clandestines — et maléfiques. M. Klager est
dinandier. Il confectionne des objets — coupes, hanaps, vases, boutons, broches
— en métal repoussé. Pour l'instant, la pénurie de cuivre et d'étain en feuilles
ou sous toute autre forme oblige M. Klager à exercer une industrie un peu
différente : il fabrique des lanternes et des luminaires en tous genres. Il
utilise, avec une adresse consommée et un goût très sûr, les matériaux de
fortune qui lui tombent sous la main.
Mais cet homme, de qui la vie devrait être exempte de tout autre souci que celui
de sa très fructueuse activité quotidienne, ne connut point que des jours fastes
et des amis sûrs. Encore jeune, pour éviter un désastre, qui eût compromis à
jamais la quiétude de son existence, il crut devoir recourir à un "jeteux de
sort" lorrain. Lequel mourut d'une embolie foudroyante au cours d'une "opération" particulièrement grave et délicate. Depuis ce jour, Klager est
l'héritier involontaire d'une énorme somme de forces – bonnes et mauvaises, pour
employer une très primaire formule – qu'il gère comme un banquier, selon sa
conscience et aussi les occasions qui lui sont offertes de se débarrasser – ce
mot est de lui – d'"accumulations" par trop encombrantes.
— Mais pourquoi permettez-vous que votre pouvoir s'exerce dans les deux sens?
— Croyez-vous que les gens mauvais qui s'adressent à moi auraient une activité
meilleure s'ils ne me connaissaient pas, et feraient moins de mal?
— Mais vous vous laissez rétribuer pour cela.
— Rassurez-vous. Je n'ai pas conservé par devers moi un centime de cet argent :
il tombe entre des mains qui en ont bien besoin. Et ce n'est pas là exactement
de la charité.
Et moi, qu'est-ce que je fais d'autre? Je tâche de déterminer les points
d'impact, afin seulement de limiter les dégâts; mais je ne pourrais jamais faire
en sorte qu'il pleuve moins de bombes...
L'exutoire
p134 - Heureusement la Ville veille. Elle aussi possède ses armes secrètes.
Depuis cet été elle a libéré des soupapes de sûreté qui font partie d'un
dispositif merveilleux, connu d'elle seule. Voici trois mois que l'on observe un
peu dans tous les coins le plus réjouissant surgissement d'illuminés, de
détraqués plus ou moins frénétiques, d'hallucinés, de ravigotants tochombes. Les
plus modestes ne prétendent assurer que le salut de la France, voire de
l'Europe; mais la plupart s'en prennent au Monde avec un grand M, quand il ne
s'agit pas de notre pauvre petit système planétaire dans son ensemble. Nous
avions déjà nos rigolos patentés : Ferdinand Lop, l'ineffable, au sujet de qui
s'indignent, dans l'abominable "Pilori", les ignares délateurs à dix francs la
ligne de merdoyante prose antisémitique, antidémocratique (comme si ça voulait
encore dire quelque chose), anti tout ce qu'on voudra. Moi qui depuis belle
lurette suis persuadé que notre Ferdinand national n'est pas aussi louftingue
qu'il veut bien le laisser paraître, je lui découvre un certain courage. Lui
laisse hurler les loups et continue de recevoir les messages successifs et
contradictoires lui annonçant l'arrivée, sous le pont des Arts, du sous-marin
qui le cueillera afin de l'emmener en mer du Nord négocier un compromis entre
les belligérants. Pas folle, la guêpe...
Il y a, rue de Seine, Raymond Duncan. Olympien, hiératique, madré, primaire, il
éprouve le besoin de se vêtir comme un figurant d'une pièce adaptée
d'Aristophane pour les tournées Barret. Dans la rue, il ignore les gosses qui
sur ses pas crient à la chienlit. Il continue de présider les "dialogues
socratiques" auxquels participent d'ahurissantes rombières coiffées de larges
et poétiques chapeaux, où parmi des jardins à la française parsemés de fruits
confits folâtrent des volailles empaillées. Duncan est parvenu à blouser les
très naïves "autorités occupantes" : Américain, il n'est point soumis, comme
présentement ses compatriotes demeurés en France, au régime des camps de
concentration, avec tous les honneurs, égards et adoucissements que l'on doit
bien aux actionnaires et copropriétaires de moult aciéries, usines d'armement et
autres fabriques de colifichets situées en territoire hitlérique. Il y a Fèvre,
le demi-solde, botté, jaquetté, chapeauté d'un tromblon, avec ses longs cheveux
gluants, son visage diaphane de persécuté, sa voix d'eunuque, sa canne torsadée;
il y a Dodola-Prière, en perpétuel état d'extase, qui, doué d'une souplesse
étonnante, tous les dix pas tombe à genoux, mains en avant, et touche le
trottoir de son front — qui en est devenu calleux. Quelques autres encore,
d'envergure et d'intérêt moindres mais non moins incorporés depuis de longues
années à la cohorte des quotidiens farfelus qui marqueront ce quart de siècle.
Ils sont catalogués, acceptés, admis une fois pour toutes. Ils n'étonnent plus
que les petzouilles. Et voici les nouveaux, les insoupçonnés, les prophètes, les
messies, les krishnas, les "ceux-qu'on-attendait-depuis-toujours". Il n'est
pas un quartier qui ne s'enorgueillisse de son propre prédicateur. Montmartre a
son "astronome public", qui, moyennant quarante sous, vous montre, dans un
télescope de marché aux puces, la Lune et ses escarres, et vous gratifie d'un
couplet-prime : "Ambassadeur des Étoiles"... au nom des milliards de milliards
de mondes stellaires (ce qui n'est guère compromettant...) je proteste contre la
guerre et j'apporte la solution... Auteuil a Baptiste, le clochard ancien
combattant, de 14 bien sûr, qui décrète la très prochaine auto-extermination de
l'humanité, et la conquête du monde par les chevaux, chevaux marins, chevaux
terrestres, fantômes ressuscités de tous les chevaux de tous les temps tués dans
toutes les batailles... A Grenelle divague Ben Derrer, par faveur spéciale en
communication constante avec Mahomet. Un troisième sexe est né, à qui incombe
désormais la tâche de perpétuer l'espèce. C'est, à partir de tout de suite,
péché mortel que d'utiliser de façon normale les éléments d'humaine tuyauterie
dont on peut disposer. L'avenir appartient aux chastes, aux onanistes, aux pédés
et aux gouines. Et allez donc!
Au parc Montsouris c'est plus grave, car ils sont toute une bande. Deux bandes
plutôt, que dis-je! deux sectes, qui très sagement se réunissent dans le
péristyle des Marronniers, au-dessus de la cascade, et très courtoisement se
livrent à des palabres contradictoires. Ce sont les "Rayonnants Vectifs" et
les "Perpendicastes". Ils ont à plusieurs reprises intrigué les gardes, qui
durent croire à un vocabulaire de convention et les laissèrent tranquilles. Mais
des mouchards ont eu vent de l'affaire; ils ont organisé une rafle. D'après les
nouvelles, tout est tombé à plat. Il s'agissait de modestes fonctionnaires,
d'employés très subalternes, de petits retraités bien incapables de dire
pourquoi ils éprouvaient le besoin d'extravaguer à pleins tubes, au moins une
heure tous les jours.
Oui, c'est un vent de folie qui souffle ces temps-ci, et ce terme n'est pas une
métaphore hasardeuse. Personne n'est à l'abri de l'exaspération collective qui a
gagné les esprits. Tout le monde se découvre un peu héros. Y compris – et c'est
là le désastre – les héros authentiques. Ceux qui devraient pendant encore pas
mal de temps s'ignorer cette qualité. Je pense aux gars parachutés, traqués,
promis à la mort farouche sinon aux pires tortures, que je coudoie chaque jour.
Ils savent fort bien à quoi peut les conduire la moindre incartade, le moindre
manquement aux très strictes et très élémentaires consignes de prudence. Rien à
faire. Tous capables de voler dans le lard du plus insignifiant feldwebel
rencontré au mauvais moment.
Sainte Patère
p138 - Il est un substantif, honnête et banal autant que modeste, dont l'origine
relève cependant de la plus esbaudissante truculence : le mot "patère". Vous
savez, ce machin après quoi l'on oublie sa gabardine, là où les gens qui en
portent encore suspendent leur chapeau.
Ce vocable signifie aussi (Larousse dixit) des "ustensiles" fixés au mur, et
qui servent à soutenir les rideaux. On veut faire dériver "patère" de «patera", mot latin qui désigne tout autre chose. Eh bien, pas du tout.
La "patera" était, chez les Romains, un vaisseau ressemblant à une soucoupe, peu
profond et destiné aux libations. Sa forme rappelle nos actuels "tastevins". Sous prétexte que ces récipients étaient le plus souvent ornés de ciselures,
on voulut les assimiler aux cabochons de métal embouti que l'on cloue parfois
sur l'extrémité des patères : tout ceci pour justifier une étymologie "tirée
par les cheveux". Vous vous méprenez, messieurs de Sorbonne : cette fois
encore, c'est Paris qui a raison.
Adoncques, il était autrefois, dans l'"île aux Singes", une langue de verdure
qui, au-delà des Gobelins, partageait en deux notre vieille amie la Bièvre, des
constructions de bois et de branchages. Le terrain était à tout le monde : et
les riverains qui disposaient de quelques loisirs aimaient à venir se prélasser
de temps à autre dans ce lieu calme et ombragé.
Or, en un temps que je crois pouvoir situer aux environs de 1350, un prêtre
séculier dont la postérité ne nous a point légué le patronyme, faisait retraite
en cette île durant la belle saison. Robinson d'avant la lettre, il vivait
chichement dans une cahute par lui construite, et s'adonnait à de profondes et
sévères méditations. Il ne dédaignait point, lorsque le temps était chaud, de
s'aller livrer, dans les eaux de la rivière, à de dévotes ablutions. Peu
d'humains vivaient en ce lieu; et le prêtre à l'âme pure, n'ayant rien à cacher
au Créateur, se baignait dans le plus simple appareil, en gardant toutefois,
suprême déférence, son chapeau.
Des ronces, des broussailles formaient de touffus promontoires, et les rives de
l'île étaient ainsi bordées de criques charmantes où l'on se sentait chez soi,
dans l'intimité confiante des premiers âges.
Un jour, le prêtre s'aventura un peu plus loin que n'eût dû lui permettre le
rideau de feuillage. Il n'avait de l'eau que jusqu'à mi-cuisses. Et là, il se
trouva nez à nez, si l'on ?eut ainsi dire, avec deux adorables naïades — comme
si Eve eût eu une sœur jumelle. La surprise immobilisa, pour
un temps, nos sirènes. Peut-être aussi je ne sais quelle curiosité...
Les voies du Seigneur sont impénétrables. Cette vision à lui offerte
n'était-elle point l'une des tentations contre quoi l'Évangile nous met en
garde?
Deux soucis assaillirent l'esprit du prêtre : celui de déférer aux liminaires
préceptes de pudeur : celui aussi d'implorer Dieu qu'il ne le laissât point
succomber et délivrât son esprit de tous ses désirs impurs.
Fortement troublé, il ôta son chapeau, qu'il plaça là où le lui commandaient
d'éternels principes, joignit les mains au-dessus de sa tête, et en toute
humilité récita : Pater noster qui es in coelis...
Alors s'accomplit le miracle : ô l'ineffable vigilance du Seigneur omniprésent!
Le chapeau resta en place. Adveniat regnum tuum...
La merveilleuse efficacité du Pater prononcé en d'aussi dramatiques
circonstances confirma notre prêtre dans ses édifiantes convictions.
Dans l'île même, il bâtit, de ses mains, une chapelle dont il orna le fronton
d'un visage féminin rayonnant de divine pureté. Et la chapelle fut dédiée à "Sainte Patère". Nul ne lui tint rigueur d'avoir improvisé, à l'intention de
Sainte Nitouche, une soeur cadette...
Chez les Élus aussi, il doit y avoir une "Compagnie Hors-Rang"...
J'ai retrouvé, jusque dans les grimoires de la fin du XVIème siècle, mention des
vestiges de la chapelle "Sainte-Patère". J'éprouve pour la petite sainte une
tendre vénération. Vers elle vont mes pensées, chaque fois que j'accroche mon
imperméable.
Solange et Heisserer
p187 - Solange m'a demandé si Danse-Toujours m'avait mis au courant du circuit "idéal" — les lieux complices — composé par lui à travers les rues de Paris. Je
lui décris mon enthousiasme, la nuit où mon nouvel ami m'avait exposé ses idées
au sujet des événements cycliques et des lieux prédestinés. Solange se pâmait :
— Ah! pour un fortiche, il est champion. Tu vois, c'est à cause de lui que j'ai
adopté cette piaule. Il avait bien repéré l'endroit, comme ça, sans connaître.
Il est venu avec de vieux, vieux journaux tout jaunis où on parlait de la maison
dans l'ancien temps. Je crois même qu'il a demandé des tuyaux à un architecte.
"Il a dit : " C'est bien le huit qu'il me faut. " Il s'est fait présenter le
patron, il l'a baratiné. Il a payé un an d'avance, un an! Ils ont installé
l'ancien locataire à côté, et maintenant c'est moi que v'là là.
L'immeuble n'est pas jeune. Les parois sont épaisses. Les portes massives
présentent d'anciens guichets grillagés. Une énorme poutre barre le plafond.
— Et tu as remarqué, dans cette piaule, quelque chose de particulier?
Elle pose la main sur mon bras. En confidence :
— Écoute, mon pote. La plupart des clients que je monte — maintenant j'ai
presque seulement des habitués — c'est même pas pour tirer leur chique. C'est
pour que je les écoute : ils viennent, et même de loin, pour me raconter leur
vie, en long, en large, en gros et en détail, et me faire profiter de tout ce
qu'ils ont sur la patate. Alors je leur donne des conseils, quand je suis sûre
de ne pas me gourrer. Presque tous ils aiment se faire consoler. Qu'est-ce que
je fais? Je les cajole... Ils sont gentils, tu peux pas savoir. Et cons... Mais
moi je suis une sentimentale. Plus ils sont cons plus que je les aime. On
m'changera pas...
Elle avait la larme à l'oeil.
— Et Danse-Toujours, en somme, il te... protège?
— Oh ! J'suis pas maquée avec... C'est mon pote, mon vrai, mon pas remplaçable.
Suffit qu'on le sache : personne me cherchera d'histoires...
— Dis-moi. C'est toi ou la chambre qui les dispose aux confidences, tes clients?
— Les deux. Ailleurs ça leur fait pas le même effet. A moi non plus.
Danse-Toujours m'avait bien dit : "Ici tu en entendras de toutes les couleurs.
Mais on pourra pas te bourrer la caisse." Et c'est bien vrai : y'a des tapés
qui voudraient se faire passer pour leur patron, pour quelqu'un qui a réussi
mieux qu'eux. Remarque que ça n'a pas d'importance. Eh bien, rien à faire pour
déconner entre ces quatre murs. Ils se déballonnent. Quand je verrai Danse-Toujours, je lui demanderai des détails sur ce qui s'est passé ici dans le
temps. Maintenant ça m'intéresse. Il m'avait parlé d'un Russe avec une fille...
Parbleu! J'y suis. Je savais que c'était rue Pierre-Lescot, mais j'ignorais que
ce fût dans cet hôtel, et probablement dans cette pièce. Avril 1814. L'Empire en
était aux spasmes précurseurs de sa fin prochaine. Quelques "sotnias" de
Cosaques, des régiments prussiens, entrés dans la capitale par la barrière de
Clichy, bivouaquèrent un jour et une nuit sur les Champs-Elysées. Après une
morne parade, à l'issue de laquelle, si l'on en croit les historiographes du
temps, le "haut gratin" parisien manqua de certaine dignité, on donna quartier
libre aux troupes, qu'il fallut répartir entre différents secteurs. Les
officiers cantonnèrent au Palais-Royal, les hommes étaient parqués dans le
quartier de la Grande-Truanderie. La rue Pierre-Lescot, eut-on coutume de dire à
l'époque, coûta à l'armée russe autant qu'une bataille.
Une malheureuse fille séduite, imprima plus tard le "Constitutionnel",
et tombée, par suite de l'abandon de son séducteur, dans l'abîme de la
prostitution.
...échut à un sous-officier cosaque dans le partage d'une nuit. Parmi les bijoux
que son vainqueur faisait, en vrai barbare, reluire à ses yeux, elle reconnut un
médaillon de famille, que son frère, sergent dans la Garde, portait toujours sur
son coeur. Pour le dépouiller, il fallait le tuer. La fille était ainsi obligée
de se livrer au meurtrier de son frère.
La résistance était impossible, mais non pas la vengeance. Tandis que le Cosaque
assouvi sommeillait, Judith prit un des pistolets d'Holopherne, et lui brûla la
cervelle. Le lendemain, elle fit l'aveu complet des motifs qui l'avaient guidée.
La police française, obligée d'incarcérer la coupable, et de prévenir les
représentants du tsar, substitua à la prisonnière, au cours de la nuit, une
pauvresse morte à l'Hôtel-Dieu. Un bon point!
Et Judith poursuivit en d'autres lieux sa carrière d'hétaïre désespérée.
Solange tenait à ce que nous passions ensemble une partie de la soirée. Mais je
n'avais pas le temps. Elle m'a dit lorsque nous nous quittâmes : "Si par
hasard, dans ton boulot, tu as affaire à un type pas catholique, un gars dont tu
te méfies, amène-le-moi. Je te le déshabillerai comme les autres. Tu sais, je
suis garce, quand je veux m'y mettre." Je l'ai embrassée de grand cœur. C'est
bien la première fois que ça m'arrive avec une pute.
J'ai longuement réfléchi à la proposition de Solange. Je voudrais savoir ce que
Heisserer (alias Lagarde) a dans le ventre. L'autre jour, il m'a déniché aux
Quatre-Fesses, où je me croyais bien tranquille. Il fallait estampiller sa carte
d'alimentation fausse, comme s'il eût touché à la mairie ses tickets du
trimestre. Car la police vérifie même cela.
Mais j'ai l'impression qu'il ne s'agissait que d'un prétexte. Heisserer m'a
confié que, se trouvant actuellement sans emploi fixe, il était disposé à me
rendre, en cas de besoin, quelques services. Il voyagerait si nécessaire.
Il me faut des agents de liaison pour Paris : nos meilleurs cyclistes sont
partis vers le Midi ou la Normandie. J'ai donné quelque argent à Heisserer — qui
ne semblait pas en avoir tellement besoin, au fait... et l'ai mis entre les
mains des secrétaires de la Centrale, en lui promettant de l'incorporer "officiellement" plus tard, s'il donnait satisfaction — et à condition que le
boulot lui plaise. C'est maintenant seulement que j'ai des doutes — en vérité
très vagues — au sujet de ce type.
C'était facile comme tout. Hier nous avons dîné à quatre, avec Heisserer,
Solange et Paulette mon ancienne voisine. Nous nous sommes quittés à onze heures
trente — juste le temps de réintégrer nos respectives pénates. Heisserer habite
loin : il sembla ravi que Solange l'ait entraîné avec elle, sous prétexte de lui
découvrir une piaule dans un quartier plus "civilisé". Sans nul doute ils ont
couché ensemble.
.../...
p197 - 16 juin 44
J'ai mal. Les éclats de la grenade teutonne qui, en juin 1940, me coucha pour le
compte, se sont réveillés. Ils se baladent dans mon côté, dans ma hanche, dans
mon cou. Ils me chatouillent, me piquent, m'égratignent, m'élancent, et parfois
me terrassent en des crises de douleurs spasmodiques absolument intolérables.
Rien à faire contre cela que des piqûres de morphine, ce que je veux éviter à
tout prix.
Depuis neuf jours — depuis le drame — je n'ai rien avalé de solide. Je vis sur
les nerfs. J'empeste l'eau de Javel, le crésyl, le formol, tous les
désinfectants qui me tombent sous la main. J'ai beau passer mon temps à m'en
frotter le corps, je suis poursuivi par cette odeur de cadavre frais, de sang
tiède, de tripes fumantes. C'est abominable. Il est heureux que je ne
m'appartienne plus. Je me serais suicidé. Et puis, je dis : "Il est heureux..." Qui sait?...
Solange s'était précipitée chez moi, affolée, un matin à neuf heures. J'étais
déjà parti. Mon vieux camarade Bourgoin se trouvait là, qui codait les messages
pour le soir.
— Faut le prévenir tout de suite, tout de suite : faut avertir tout le monde.
Votre Alsaco, c'est un Chleuh, une gestapette, une donneuse! Maintenant qu'il a
l'adresse d'ici, de la Centrale et de vos "boîtes à lettres", il veut faire
piquer tout le système à la fois, et s'en charger lui-même pour palper la grosse
prime. Vous parlez d'une salope!...
Ils m'ont cherché partout où j'aurais pu être, tandis que j'observais le
déchargement de bombes au phosphore et leur transfert depuis la voie ferrée
jusqu'à "mon" camp. Bourgoin avait raflé tout ce qui devait être mis à l'abri
: plans, textes et codes. Les codes surtout. Mais il avait laissé le revolver
caché dans une guitare sans fond suspendue au mur.
Je suis arrivé vers quatre heures à la gare d'Austerlitz. Bourgoin m'y attendait
: Solange surveillait la station de la place Saint-Michel.
Pour déménager la Centrale, l'opération avait été relativement facile. Ils
avaient fait monter un gamin à l'étage supérieur, pour tirer une sonnette et
s'en aller en s'excusant de s'être trompé. Le gosse avait repéré un cireur qui
s'entêtait à faire reluire le parquet du palier, juste devant la porte de notre
bureau. Dans la loge, un gros type qui fumait des cigares était assis près de la
porte et immobilisait la concierge.
Nos gars, après avoir minutieusement calculé leur coup, sont entrés dans
l'immeuble adjacent, ont terrorisé un ahuri de pianiste qui roupillait et n'a
rien compris à les voir utiliser les pioches réglementaires de la Défense
Passive pour défoncer le mur de sa chambre. Sans encombre, ils ont pu sauver le
sac de courrier, les documents, l'argent et même les deux machines à écrire.
Mais en ce qui me concerne, c'était beaucoup moins drôle. J'avais devant moi
cinquante minutes pour avertir les radios qui devaient arriver un peu avant cinq
heures. Bourgoin s'est porté en bas, à la terrasse du café. Je suis monté à
quatre heures trente. Debrive, déjà sur le toit, déployait l'antenne. Je lui fis
signe de s'asseoir entre deux cheminées et d'attendre les événements. A tout
hasard, je lui passai une de mes deux grenades en bakélite qui ressemblent à des
étuis de savon à barbe.
Je conservai sur moi, pour tous vêtements, un slip et une robe de chambre. Je
déployai mon chevalet de peintre du dimanche, éparpillai mes tubes de couleur.
Après avoir englué ma palette de camelote fraîche, je me mis à continuer de
torcher une pénible nature morte que jamais je ne terminerai. Tant pis pour la
postérité.
Cinq heures moins dix. On frappe : c'était Heisserer.
Il semblait gai, tout pimpant. Il apportait une demi-bouteille de fine. J'ai dit
:
— C'est malheureux qu'ici il n'y ait pas de glace. J'allai chercher des verres
et une carafe, et fis couler l'eau.
Heisserer vantait ses exploits.
— Ça fait trois fois que l'on m'arrête dans la rue, une fois dans le métro, et à
chaque coup je réussis à n'être pas fouillé. Je crois avoir donné mes preuves.
Mais, au cas où je serais pris, j'aimerais bien être incorporé officiellement.
Ça pourrait servir. Pour plus tard.
Je fais :
— Tout à fait d'accord. Vous avez un stylo?
Et je lui tends une formule de questionnaire signalé-tique.
— Vous serez R J 1682. (C'est mon propre indicatif.)
Installé près de la fenêtre, il écrivait tranquillement.
Du toit pendait une ficelle que je devais tirer en cas d'alerte. Debrive, assis
au-dessus de ma tête, en tenait l'autre bout.
Je me dirigeai vers l'angle opposé de la pièce, et soulevai la guitare.
Heisserer, sans lever les yeux, allumait une cigarette.
— Heisserer.
Il se leva d'une détente. Ses yeux se dilatèrent d'incroyable façon. Mon
barillet 92, bien appuyé contre ma hanche, avait seul la parole. Je dis
cependant :
— Tu as quinze secondes. Si tu es sage. Regarde Notre-Dame.
Il savait que tout était désormais inutile. Le moindre geste lui eût supprimé ce
sursis.
Notre-Dame est dans le fond : très près, il y a la tour Saint-Jacques. On
aperçoit, entre deux pignons, la cime d'un marronnier.
Je visai les reins.
Ce n'est pas moi, c'est une machine, un automate, un robot commandé à distance
qui s'approcha de ce dépôt de vie entamée, douloureusement écroulé sur le
plancher mal ciré assoiffé de son sang, et le foudroya d'une balle dans
l'oreille.
Les deux Fridolins qui me rendirent visite un quart d'heure plus tard ne
savaient au juste ce qu'ils venaient foutre. Leurs copains fouillaient
l'immeuble, eux en faisaient autant. Ils s'étaient réparti la tâche, étage par
étage. Je les ai retenus un moment. En entrant, ils ont enjambé un linoléum
roulé qui barrait la porte de la grande pièce. Dedans, il y avait Heisserer.
Comme j'avais de la peinture aux doigts, je leur ai demandé de prendre eux-mêmes
mes papiers, dans la poche intérieure de mon veston. J'ai débouché la fine et
les ai invités à trinquer. L'un d'eux s'approcha de la fenêtre et me dit :
— Vous n'avez pas entendu deux coups de feu?
— Si, bien sûr. Ça venait de l'escalier. Je ne sais pas comment sont faites vos
mitraillettes, mais je crois qu'il faut faire attention en les maniant.
Qu'est-ce qui se passe donc par ici?
Ils ont fait un geste évasif, le Gefreiter m'a demandé combien j'avais de
voisins à l'étage — je n'en sais encore rien — et voulait que je les accompagne
pour leur servir d'interprète. J'ai répondu que ça m'embêtait, que je n'étais
pas policier et me souciais peu de me faire mal voir dans cette maison où
j'étais nouveau locataire. Ils sont convenus que j'avais raison.
Ils ont omis d'explorer le toit.
J'ai su qu'au rez-de-chaussée ils conférèrent longuement avec l'officier qui les
commandait : ils ne s'expliquaient pas la disparition de leur indicateur.
Eux partis, Debrive a pu descendre du chéneau de zinc où il était juché. Nous
avons fouillé le cadavre. Le salopard n'était même pas membre du S.D., mais
seulement accrédité avenue Foch; il ne possédait qu'un Dienstausweis. Il n'était
pas armé. Même les Allemands s'en méfiaient. Il n'avait sur lui que six cents
francs. Nous en avons mis cinq au bout pour acheter un panier d'osier et une
valise en carton de mauvaise qualité. J'ai congédié Debrive. Bien qu'il ait
sifflé le restant de la fine, il vomissait tripes et boyaux. Il a emporté les
vêtements et les souliers du mort, avec la consigne de les détruire.
J'ai cependant pris autrefois des cours d'anatomie, de dissection même — et
j'étais terriblement lucide. Eh bien, je me suis comporté comme un enfant très
maladroit. Au lieu de désarticuler proprement mon macchabée au bassin et aux
épaules, je me suis mis en devoir de le couper à la taille comme on scie un
tronc d'arbre. Je croyais que c'était tout simple. La boucherie, l'emballage et
le nettoyage ont duré toute la nuit. La tête détachée, pensive, un oeil à demi
fermé, me regardait m'occuper du reste. Je l'avais dressée dans un plat de
cuivre acheté à Bicêtre.
Le haut du corps, qui gonfle un peu la valise, est déposé à la consigne de la
gare Montparnasse. Le bas à Austerlitz.
On verra bien.
Il faut se méfier des morts frais
Du fantôme à la patte blanche
Et de la clarté de ces lampes...
écrivait, en 1940, Luc Bérimont dans Domaine de la nuit.
J'ai toujours manifesté la plus grande répugnance à approcher, à toucher un
cadavre neuf. Pour moi, c'est quelque chose d'inconvenant, d'inutile. C'est
hostile, sournois, dangereux. La "présence" est beaucoup plus forte, beaucoup
plus sensible une heure après la mort qu'une heure avant. Je n'ai pas observé
cela avec Heisserer.
Il était entièrement absent de sa tête, de ses mains, de sa chair pantelante. Il
s'était fui tout de suite, soulagé, libéré de sa vie absurde.
Les copains ont beau me représenter l'"exécution" de Heisserer comme un
exploit remarquable, tenter de me persuader qu'elle évita tout un enchaînement
de désastres, mon obsession, ma honte, mon chagrin sont au-delà, au-dessus du
jugement des hommes. Je n'ai pas à réfléchir, à calculer, à peser mes droits et
mes devoirs pour me découvrir coupable d'attentat contre la nature humaine
elle-même. Je ne devais pas participer à cette lutte, m'embourber dans cette
fange. Je suis assailli par des remords de mélodrame : je pense aux vieux
parents attendant leur lettre hebdomadaire. C'est ridicule, bien sûr. Mais aucun
argument, aucune logique ne m'apaisera.
C'est le geste par lui-même qui est infâme. J'aurais dû laisser à d'autres le
soin de l'accomplir. Ce qui est excusable pour n'importe qui ne peut plus, à
moi, être pardonné.
Le lendemain soir, je suis allé retrouver Solange. La fatigue, l'émotion
rétroactive, le dégoût m'avaient vaincu.
Je me suis jeté tout habillé sur son lit. Elle s'est assise auprès de moi sur
une chaise basse, et m'a pris la main.
— Tu vois, sa dernière nuit il l'a passée ici, allongé là où tu es couché. Il
n'a presque pas dormi. Il rêvait tout haut, il faisait des projets. Il disait
qu'il aurait bientôt beaucoup d'argent, et que plus tard il s'en irait en
Amérique du Sud, qu'il m'emmènerait si je voulais bien le suivre. Et puis, il
fallait bien que tout ça agisse... (d'un geste des deux mains, elle situe les
murs et le plafond). Au matin, il a vidé son sac, il a tout déballé. Après il
s'est assoupi une heure. Quand il est parti, il était inquiet, il ne se
rappelait plus bien tout ce qu'il avait pu me raconter. Je lui ai dit : "Quand
tu t'es mis à ronfler, on se trouvait ensemble au Brésil..." Ça l'a rassuré.
Faudrait pas que ça te travaille tellement. Que tu l'aies buté, je sais bien que
c'est pas marrant, mais c'est Paris qui s'est vengé. Pense à Danse-Toujours.
Le gitan
p266 - Le Gitan lisait l'Aboi de Paris en se caressant le menton. Il
souriait.
— Alors... Qu'en penses-tu?
— C'est ça. C'est tout à fait ça. Viens faire un tour. Il mit le journal dans sa
poche et, au premier éventaire, en acheta cinq du même numéro.
— Je voudrais bien que tu me dises ce que l'on raconte chez toi au sujet de
Saint-Médard...
— Tâche de te libérer quelques heures, et viens. Je voudrais te présenter à ma
famille. Nous campons du côté de Montreuil.
Des enfants aux yeux d'antilopes grouillaient sous les roulottes. L'un d'eux,
tout petit, le derrière à l'air, avait piqué du nez dans la pâtée du chien. Et
le clébard s'en amusait tellement qu'il gambadait et, de temps en temps, à coups
de museau, précipitait à nouveau le mouflet dans sa galetouze. Deux adorables
gamines peignaient et lissaient avec application le pelage d'un débonnaire ours
brun qui grignotait une betterave.
Un homme tenant une longue corde faisait tourner autour d'une piste imaginaire
un jeune cheval non harnaché. L'animal à demi sauvage se cabrait, crinière au
vent, se dressait et battait l'air de ses sabots légers — et puis repartait,
soumis, crevant de rancune.
Un petit singe que je crus reconnaître explorait la chevelure d'une vieille
occupée à nourrir de brindilles fraîches un feu crépitant. La soupe généreuse
bouillait et fusait dans le chaudron de cuivre rouge à l'anse et aux pieds de
fer robustement forgés.
Des femmes trituraient, pêle-mêle dans un baquet, du linge et de la vaisselle.
Mikhaïl faisait figure de chef. Chacun coulait vers lui des regards dociles et
vaguement craintifs. Mikhaïl s'empara d'un bâton qui se trouvait là, s'approcha
d'une roulotte et au volet frappa deux coups, puis un plus espacé. La porte
s'ouvrit. Une fille hautaine et longue, les cheveux défaits, descendit les
quatre marches.
— Ma femme, dit Mikhaïl.
Elle sourit avec grâce en me tendant la main.
J'étais au bout du monde. Les oripeaux aux couleurs véhémentes, la robe blanche
du cheval avaient fait virer les teintes du paysage de fond, plat et quelque peu
sordide. On eût pu situer ce campement de nomades dans n'importe quel coin
d'Europe, d'Amérique ou d'Asie Mineure.
— Il ne manque qu'un peu de musique, dis-je.
— Reste avec nous... fit Mikhaïl. Ce soir tu seras servi.
Il voudrait bien me dire des choses, des tas de choses, me faire des révélations
que j'attends avec impatience. Mais ça ne vient pas. Je ne sais de quelle nature
sont ses derniers scrupules. Aussi ne puis-je tenter de les faire taire. Il se
décide enfin, sans courage, et prend le parti de m'interroger.
— Est-ce qu'il t'est déjà arrivé d'avoir à te faire pardonner des choses graves?
— Ça dépend. De... de pécher gravement, probablement, oui. Mais songer à me "faire pardonner"... Par qui, d'abord?
— Pas par les hommes.
— Alors non. Certainement jamais. On ne rachète pas un acte mauvais : on le
répare, quand c'est encore possible. Je veux bien qu'on me rende tout le mal que
je peux faire. Je tiens à être à jour. Mais je crois que les actes accomplis ne
s'effacent pas. Non plus les intentions que l'on a pu avoir. L'intention, c'est
ce qui est grave à mes yeux.
— Tu ne te reconnais pas d'autre juge?
— Non. D'ailleurs, je suis plus sévère que n'importe qui. Toute idée d'humilité,
de soumission est pour moi inconcevable.
— Alors tu réprouves le principe même de la confession? — Absolument. Ça
m'indigne. Ça m'exaspère. C'est une
humiliation, un avilissement que je ne puis admettre.
— Bien sûr, c'est un point de vue...
Nous marchions dans les vallonnements herbus de la zone. Nous contournâmes le
cadavre d'une bête. Une enveloppe de pneu, usée jusqu'à la toile, traînait dans
les orties. Mikhaïl la ramassa et la mit sur son épaule. Je me demande à quoi ça
peut lui servir. Après un silence :
— Mais enfin, si tu sentais en toi, dans ton corps physique, l'existence de
quelque chose de mauvais, d'impur, d'interdit...
— Il y a la pénicilline...
— Allons, ne blague pas.
Il passa sa rage en bottant le cul de toutes les boîtes à conserve qui lui
tombaient sous les grolles.
— Mais comprends donc, voyons...
— ... Je ne sais pas. Ça ne m'est jamais arrivé. Il préféra changer de sujet.
— Tu n'as jamais eu l'impression, sous forme de souvenir, d'intuition ou autre,
d'avoir vécu à une époque antérieure?
— Ah! si, alors. Même à deux époques, espacées d'un peu plus de deux siècles, et
que je pourrais préciser à quelques années près.
— Et ça se passait où?
— Ici. Ici à Paris.
— Et c'était bien toi, tu ne te "vois" pas dans la peau d'un personnage
différent?
— Non. Très exactement le même type, le même visage, la même carcasse à un poil
près.
Il eut l'air soulagé.
— Enfin, un terrain d'entente... Maintenant, j'espère que tu vas comprendre.
La belle-famille de Mikhaïl fait partie de la même tribu. Ils sont tous plus ou
moins cousins. J'avais remarqué, chez eux, un caractère plus racé, plus évolué
que chez la plupart de leurs congénères : pas de bouches lippues, sourcils bien
séparés, fronts larges, la naissance des oreilles à la hauteur des yeux et non
au-dessus. Ils vivent sous le régime patriarcal, sous l'autorité, non d'un "chef", mais d'un roi non élu par ses sujets comme il est d'usage dans le peuple
tzigane : son investiture est héréditaire. Or, la tradition familiale — qui
correspond à une croyance très fortement ancrée —, veut que, toutes les sept
générations, ce soit le même roi qui réapparaisse pour régénérer sa
lignée. L'autorité de ses aïeux et de ses descendants, "rois", eux aussi, mais
simples maillons de la chaîne, sera infiniment moins large que la sienne.
Laquelle est absolue et s'exerce dans tous les domaines. Les princes royaux —
les fils aînés — sont mis en demeure de procréer dès que physiquement capables,
c'est-à-dire entre treize et seize ans. Ce qui amène un souverain "réincarné"
par siècle, ou à peu près. La loi de la tribu commande qu'alors le roi ne soit
point, à sa mort, inhumé, mais incinéré et ses cendres jetées au vent.
Ici intervient un détail qui fit longtemps hésiter Mikhaïl, avant de me révéler
le fin mot d'une tradition effroyable, mais que personne jamais ne s'avisera de
transgresser. Un repas funéraire, ordonné selon un rite immuable, réunira les
fils du mort — et d'une façon générale tous ses descendants mâles. Ils devront
se partager, entre autres mets classiques, la cervelle, le coeur et les
testicules du défunt, accommodés selon leur convenance.
Et s'empresser, même s'ils se trouvent à l'autre bout de la Terre, de gagner
Paris et de venir faire pénitence à Saint-Médard, en priant longuement, neuf
jours de suite. A Saint-Médard et pas ailleurs; car là seulement le péché de
cannibalisme est absous.
— Maintenant, libre à toi de me considérer comme un sauvage...
— Pas question. Je ne m'attendais guère à ce que tu viens de m'apprendre, c'est
encore trop frais. Et puis, de là à porter un jugement... Mais as-tu déjà
assisté à un tel repas, vécu une cérémonie de ce genre?
— Non. Le dernier "Grand Roi" fut incinéré dans l'île d'Oléron, en 1880. En
France, c'est un problème, car nous n'avons pas le droit de disposer de nos
morts, ni même de les transporter...
— Alors, comment ferez-vous pour le prochain?
Ma question sembla susciter chez lui un certain malaise.
— Tout est prévu. On l'enfermera dans un coffre empli de sel, et la caravane se
mettra en route, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé un lieu désert ou écarté de tout
village, dans les Landes, par exemple...
— Et où en êtes-vous dans votre dynastie?
— Mon père est le roi actuel, il porte le numéro 6, et le fils aîné... c'est
moi...
... C'était à mon tour d'être plutôt gêné. Lui Gabriel, lui Mikhaïl, promis à la
casserole!
— Alors c'est toi... le réincarné... Mais quel âge as-tu donc?
— Trente-huit ans.
— Pas encore d'enfants?
— Seize, dont quatre filles.
— Et tu te maries seulement?
— Pour la quatrième fois...
— Je ne savais pas que dans ta race on était polygame.
— Mais on ne l'est pas. Moi, j'ai le droit. Moi seulement. J'ai le droit de
tout.
— Mais comment se fait-il que je t'aie connu chiffonnier?
— Nous sommes tous astreints, et les rois comme les autres, à une période
d'isolement et d'extrême pauvreté. C'est le plus vieux de la tribu, pas
forcément le roi, qui décide de l'heure du départ et du temps d'épreuve à
accomplir.
— Il décide en vertu de quoi? De son humeur? De son jugement? Au pifomètre?
— Oh! certes non. Chez nous c'est beaucoup plus compliqué. Les comptes sont les
comptes...
Là, il refusa de s'expliquer davantage.
— Je comprends mal que, chez les gens de ta race, on feigne de professer la
religion catholique alors que, d'autre part, les moeurs semblent entachées du
plus lointain des paganismes. Et j'aime mieux ne pas parler de ce cannibalisme
rituel, qui me rappelle un peu trop le Journal des Voyages de l'autre
siècle. Il est vrai que là, il était question de Cafres et de Papous...
— Je veux te montrer quelque chose.
Le fond d'une roulotte est aménagé en chapelle. Une flamme clignote sur un verre
d'huile. Il flotte un vague parfum d'encens. Des vases où sourient des fleurs
fraîches sont disposés sur la tablette faisant office d'autel. Une vierge
d'argent noirci inédite au centre d'une icône.
Un christ de bois, polychrome, domine l'ensemble. Il est ancien. Travail
hongrois ou roumain. Ce n'est pas un christ ordinaire : la tête est levée, les
yeux regardent le ciel. La main gauche, détachée de la croix, esquisse un geste
d'adieu — ou d'appel. L'effet est inesthétique.
— Écoute bien.
Il y a deux gestes rapides pour indiquer les deux éléments de la croix. Du haut
en bas — de gauche à droite.
— Ça, le temps. Ça, l'espace. Ils se limitent, ils s'emprisonnent. Un homme ne
peut concevoir l'un que fractionné par l'autre. C'est vrai ou pas?
— C'est... c'est vrai. C'est indiscutable. Nous ne sommes pas construits pour
aller au-delà.
— Oui. L'homme cloué au centre, pas vrai? Au point zéro. On n'en sortira pas. On
n'a pas le droit d'en sortir. C'est ça "votre" humilité chrétienne. C'est ça
l'obéissance. C'est ça la discipline.
Il a un rire concentré, sarcastique. Ses yeux brillent. Un orgueil insensé a
marqué son front. Il montre la main libérée :
— Le voilà, notre secret à nous, notre... mon héritage. Nous savons nous évader.
Aller au-delà de tout. Nous ne connaissons plus de limites... Penses-y souvent.
Le temps en abscisses, l'espace en ordonnées... Nous autres cloués au centre. Je
te promets, Mikhaïl, d'y penser beaucoup plus souvent que je ne le voudrais.
L'aveugle
p300 - Mes travaux sur le Vieux Paris avaient incité un producteur de films à
concevoir un court métrage consacré aux "quartiers à légendes". Parmi ces
légendes, celle de l'aveugle — "l'Homme qui Chante" — que me conta Garret dans
sa thébaïde londonienne nous avait paru la plus poétique. Le synopsis d'un
scénario me fut commandé. D'un commun accord nous décidâmes d'intituler le film
: Rue des Maléfices. Une chanteuse des rues devait en tenir la vedette.
J'avais écrit les couplets de deux chansons leitmotiv que mon frère, musicien de
son état, devait harmoniser.
C'est ainsi que par une nuit chaude et propice aux cogitations fructueuses,
trois compagnons, projets en tête et pipe au bec, descendaient la rue, sur les
pas du couple médiéval.
C'étaient Raphaël Cuttoli, journaliste, mon frère et moi.
Par bonheur — il était deux heures du matin — une "crèmerie" était restée
ouverte : le restaurant d'Athènes, chez Denis l'Evzone. Un seul client était là,
qui mangeait du riz : Serge B..., un grand diable de bohème que je connaissais
vaguement pour l'avoir rencontré aux vendre-dis poétiques des "Insulaires", dans
l'Île Saint-Louis.
— J'ignorais que vous habitiez le quartier...
— Oui. A côté, au 16. Une soupente. Mais ça m'emmerde. Je suis obligé d'avoir de
la lumière toute la nuit. Alors, j'ai branché une veilleuse sur le compteur du
voisin du dessous, sans qu'il s'en doute.
— Mais pourquoi cette précaution?
— Vous ne savez donc pas? C'est la chambre de l'Aveugle.
J'eus un choc. Cuttoli et mon frère, à qui j'avais conté l'histoire, peut-être
un quart d'heure auparavant, étaient sidérés.
— Quel aveugle? Dites-moi, dites-moi vite.
— Un truc à dormir debout. Une vieille, une très vieille tradition s'attache à
cette soupente — à ce grenier plutôt. Aucun des locataires successifs n'a pu y
demeurer plus de quelques semaines. Il paraît que le fantôme d'un aveugle
hirsute et boitillant leur apparaît durant leur sommeil: et, sans les réveiller,
l'aveugle approche de leurs yeux une longue et large main, lumineuse et
translucide, et glacée.
» Au réveil, les gens sont angoissés, ils gardent le souvenir d'un horrible
cauchemar, et ils ont l'impression que l'aveugle a "pompé" leur lumière : ils
voient moins clair, leurs yeux clignotent et ne supportent pas le soleil. A la
fin ils n'y tiennent plus. Ils s'en vont. La propriétaire, une femme âgée, lasse
de ces histoires, ne voulait plus louer cette chambre, à aucun prix. J'ai dû la
supplier... Mais, bien que je n'aie jamais rencontré de fantôme, ces trucs-là
m'impressionnent. Alors je laisse la lumière toute la nuit, pour plus de
précaution. Et jusqu'ici je dors tranquille.
J'ai eu par la suite tout le loisir de vérifier les dires de mon bonhomme :
c'était vrai. Mes vieilles connaissances de la Maube, la Georgette, le père
Marteau, Jean le matelassier, beaucoup d'autres, ont tous, chacun à leur tour,
fait l'expérience de l'aveugle. Il faut leur tirer les vers du nez. Ils n'en
parlent qu'avec terreur. Tous se plaignent de troubles de la vue qu'ils
attribuent à leur séjour dans le "Grenier". La plupart portent des lunettes aux
verres sombres.
– Je voudrais absolument visiter votre chambre. – D'accord. Venez demain dans la
journée.
– Non. Tout de suite. C'est urgent. C'est important. C'est capital.
J'achète un litre de vin de Samos. Et nous voilà, tous les quatre, gravissant
les étages. Au milieu du parcours, Serge me dit :
– Je cohabite avec un camarade. Un comédien. Peut-être sera-t-il là. De toute
façon il va rentrer d'un moment à l'autre.
Pour pénétrer dans le "Grenier", il faut se baisser, suivre un long couloir –
une sorte de boyau –, et encore monter quelques marches dangereusement usées.
Enfin nous y voici : un bric-à-brac assez sordide, et pas du tout drôle, malgré
l'inscription peinte sur le plâtre lépreux : Ici, vous n'êtes pas chez vous,
maintenez ces lieux à l'état de bordel. On s'installe tant bien que mal sur
des sièges branlants. On emplit des godets gluants.
– Et maintenant, dit Serge, racontez-moi un peu ce qui justifie l'intérêt si vif
que vous portez à cette piaule.
A l'avance je vivais "mon" film, et sans tout de suite "attaquer" la légende de
l'homme qui allait mourir, je brosse un tableau de Saint-Séverin au XIIIème
siècle, avec ses hordes de mendiants : malingreux, sabouleux, rifodés... La
porte grince : entre le numéro deux. Un jeune. Grand, débraillé, chemise à
carreaux, très chevelu. Une tête belle et fine, mais un peu saoul. Présentations
expédiées :
– Thierry, mon copain, nous dit Serge. Bon.
Thierry s'assied auprès de moi. Je conte l'histoire de l'homme pris de
faiblesse, de la femme qui s'identifiait à la Nuit – de l'arbre sur la berge, de
l'ombre qui montait, montait...
Serge était debout derrière son camarade. Mais Cuttoli, mon frère et moi
observions avec inquiétude les yeux de Thierry, ses mains tremblantes, son
visage livide : sa raison foutait le camp.
Tout récit a une fin. Je ne pouvais m'éterniser... Lorsque j'eus terminé sur le
mot : aveugle, un hurlement me répondit.
Thierry était devenu fou furieux. Ses forces, qu'il ne contrôlait plus,
décuplées par un sursaut désespéré de fureur longtemps contenue, il bondit sur
nous. Malgré nos efforts, il parvint à écraser le visage de Cuttoli qui, dans la
bagarre, perdit un soulier. Ce n'est qu'après avoir arraché les fils électriques
que nous parvînmes à gagner l'escalier, puis la rue, abandonnant nos serviettes
où étaient entassés documents, partitions et manuscrits – le fruit de notre
travail depuis des semaines.
Nécessité de récupérer notre bien : scandale, police... et nous voici, mon frère
et moi et Cuttoli ensanglanté, au commissariat du Panthéon où personne ne
comprit rien au fait qu'un bonhomme ait pu devenir subitement fou après s'être
fait raconter une légende.
Pendant longtemps ça n'alla pas du tout chez Thierry. Lui aussi se plaignit de
troubles de la vue. Et de l'esprit.
J'avais conté ce pénible incident à mon ami D..., fonctionnaire de la ville. Le
lendemain, bouleversé, il vient chez moi et me demande à brûle-pourpoint :
– Qui était prévôt de Paris en 1268 – l'époque de la légende?
– Facile.
Je compulse mon Lazare :
– Augier, Jehan Augier.
– Bien. Et qu'est-ce qu'il faisait, en 1268?
—Eh bien! nous venons d'en convenir: il était prévôt de Paris...
— Peut-être : mais notre homme se trouvait encore en Orient, retour d'une
croisade accomplie par ordre du roi Saint Louis, et sur la demande des infidèles
eux-mêmes...
— ...Qui pour une fois voulurent, dès 1240, s'associer aux chrétiens pour
balayer de leurs terres les hordes de Gengis Khan... Augier avait pris la mer,
voguait vers les côtes d'Afrique...
—Et alors?
— ... A Paris, il avait délégué son autorité à différents personnages : en
particulier à l'un des marguilliers de Saint-Séverin nommé Thierry de Sauldre.
Noblesse des Flandres. Thierry de Sauldre fut la victime d'un envoûtement — du
moins attribua-t-on aux pratiques d'un sorcier le mal qui l'atteignit, et
progressivement le priva de la vue. En 1269, il promulgua une ordonnance
interdisant l'accès de la rue des Maléfices à "tous aveugles, de quelque origine
que soit leur cécité..." Depuis on suit sa famille à la trace. Au XVIIIème
siècle les de Sauldre émigrèrent et devinrent colons à la Guadeloupe. Les
derniers rejetons en sont revenus tout récemment. A ce propos, c'est à la
Guadeloupe qu'est né votre... "agresseur" de l'autre nuit... le fou furieux...
— Tiens, au fait, il s'appelait aussi Thierry.
—Et savez-vous son nom en entier?
— Non.
— Thierry de Sauldre!...
"Thierry de Sauldre" existe. J'ai quelque peu transformé son patronyme. C'est un
garçon de talent, et d'excellente famille, à qui bien sûr je ne voudrais causer
aucun préjudice.
Aussi ne puis-je dire ici l'invraisemblable tribut que, pour garder sa lumière,
Thierry est obligé de payer à la Nuit. Oui, à la Nuit. Mettons : à la couleur
noire.
Avoir observé — ou provoqué ces aventures : de toute manière les avoir vécues,
constitue la pire des épreuves, et apporte la plus merveilleuse, la plus
inespérée des récompenses.
Ma joie n'a pas suivi les mêmes chemins que celle du Tzigane.
Elle aussi, cependant, est sans limites...
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