Les livres de voyage


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Michel Benoît

 

BIENVENUE EN INDE
Une escale en enfer

Jaquette : « – Que voulez-vous dire ?
Le policier reprend mon mandat d'arrêt :
– Oh, n'ayez crainte, la peine de mort par pendaison existe chez nous mais elle ne s'applique pas à votre cas. Ceci, monsieur, signifie complot criminel international : c'est la prison à vie. Bienvenue en Inde ! »

Arrêté lors d'une escale à Delhi, Michel Benoît franchit la porte d'un enfer qu'il croyait réservé aux autres. Accusé de crimes qu'il n'a pas commis, jeté en prison, il va devoir lutter pour sa survie physique et mentale, et pour prouver son innocence devant la justice indienne.
Devenu totalement semblable aux plus pauvres parmi les pauvres, il a grâce à eux le privilège de découvrir un autre visage de l'Inde : cette aventure se transforme alors pour lui en une véritable initiation à la sagesse.
Au terme d'un interminable suspense judiciaire, il est jugé et officiellement déchargé d'accusations meurtrières. Mais il lui est interdit de quitter l'Inde...

« Placé dans des conditions extrêmes, le salut d'un humain ne dépend d'aucun moyen matériel. Il dépend du mental, de sa force, de sa résistance.
Quand on sait cela, l'enfer n'existe plus. »

Benoît, forcément placé au cœur de la condition indienne, accède à des dimensions qui lui étaient inconnues, ses compagnons de cellules y ont largement contribués, Anjuna et Adesh, il y découvre l'Inde véritable et ses fous, tel Boromatcha.
 

 

L'histoire d'Anjuna

p83 - Survivre.
C'est d'abord manger, boire, respirer. Le repas du soir est exactement semblable à celui du midi, moins le poisson — que j'ai croqué tout à l'heure en trois bouchées. Je reçois donc chaque jour deux bols de riz, deux cuillerées à soupe de légume et quatre chapatis. J'apprendrai à gérer mes chapatis : deux pour le petit déjeuner, un à dix heures, le dernier à dix-sept heures, trempés dans l'eau froide. Malgré cela j'ai constamment faim, comme je n'ai jamais eu faim même quand je pratiquais le «jeûne du carême» des moines, aimable coutume culturelle chrétienne qui aiguise tout juste l'appétit.

Deux fois par mois, il y a «cantine» : on remet sa liste à une casquette, et on reçoit sa commande trois ou quatre jours plus tard. Mais pour cantiner il faut avoir de l'argent à son compte, et mon compte à la prison est vide. Pendant ces six semaines, je perdrai environ un kilo par semaine : la méthode d'amaigrissement, efficace et peu onéreuse, est à recommander.

Manger. Ni vitamines, ni minéraux, presque pas de protéines : je sais que je peux tenir ainsi quelques mois. Puis viendront les symptômes de la malnutrition que j'observe chez la plupart des prisonniers : ventre ballonné, yeux saillants, apathie, douleurs osseuses dues à la décalcification, perte des dents. Je n'ai qu'à les regarder pour voir ce que je deviendrai bientôt, si cette plaisanterie dure plus que prévu.

Boire. S'il n'y a pas d'eau bouillie, je dois traiter l'eau avec des comprimés de chlorazone. Comment m'en procurer ? Le premier dimanche après mon arrivée, un aumônier catholique vient célébrer la messe, et j'apprends qu'il reviendra chaque mois. Je parviens à m'approcher de lui. Il regarde avec surprise cet Européen qui semble déplacé dans ce lieu, symbole de la misère indienne :
– Que puis-je faire pour vous ?

Il est rondouillard, sûr de lui, expéditif Je lui parle des précieux comprimés, le supplie de m'en faire parvenir une boîte. Il échange quelques mots en konkani avec un autre détenu, me jette un bref regard et me tourne carrément le dos. Le détenu – un meurtrier condamné à perpétuité qui joue le rôle de sacristain – vient de prononcer le nom de Teddy Bear : un prêtre catholique ne fera rien pour moi. L'Église est miséricordieuse, mais elle est aussi juge, et ce prêtre qui ne sait rien de moi m'a déjà jugé. Il ne me permettra pas de boire.

Pendant ces six semaines je boirai donc l'eau «chaude», guettant à chaque instant les premiers symptômes de la terrible diarrhée amibienne.
Respirer : mes deux voisins m'ont conseillé de ne pas quitter notre minuscule cellule, de ne pas me joindre aux autres détenus qui déambulent dans le hall quand les grilles sont ouvertes. Matin et soir, d'un pas vif, je ferai donc pendant une heure le même circuit dans la cour, tournant au plus près des murs. Je compte mes pas : le tour fait environ quatre-vingts mètres, dont je finis par connaître le moindre caillou. J'accomplis environ quarante tours par heure, soit six kilomètres par jour, en pratiquant la respiration forcée abdominale. Les premiers jours j'ai recueilli quelques quolibets : les yeux au sol, je ne réponds pas, et m'intègre bientôt aux murs, on ne fait plus attention à cette girouette.

Anjuna lui-même ne parle à personne. Lors d'une de ses rares absences, Adesh me glisse :
– Fais attention, il est dangereux, il a des problèmes psychologiques, de terribles accès de violence.

Mais avec moi Anjuna sera toujours délicieux, affable et prévenant. Lui et Adesh me prennent vite sous leur protection, m'initient à chacun des détails de la journée : ne parlant pas hindi, sans eux je serais toujours à côté de ce qui se passe, des distributions d'eau ou de nourriture...
Officiellement accusé d'avoir participé à un racket d'enfants indiens, je m'attends à être maltraité par les Indiens avec qui je vis désormais : il n'en sera rien. Pendant deux ou trois jours, j'ai été mis en observation sans m'en rendre compte. Placé dans des conditions si extrêmes, totalement exposé à chaque instant aux regards d'autrui, un homme ici révèle presque immédiatement ce qu'il est, ce qu'il vaut. Et il est jugé avec plus de sûreté par ses codétenus que par n'importe quel juge de tribunal. Après quelques jours je reçois des sourires furtifs, puis l'attitude générale à mon égard devient amicale. On respecte mon isolement volontaire, mais on me fait une place dans la queue informe des repas, et je n'ai jamais perçu la moindre agressivité à mon égard.

L'ampoule qui pend au plafond a enfin été remplacée : désormais elle reste allumée toute la nuit, il faut pour dormir s'envelopper la tête avec la serviette, qui couvre les yeux. Et dont je découvre qu'elle atténue un peu la douleur de mes tympans quand la sono fonctionne, soit six heures par jour.

Après le dîner les grilles sont fermées, nous restons seuls pour la nuit dans nos douze mètres carrés. Comme il n'y a rien pour s'asseoir, ni chaise ni lit, nous sommes allongés : à nos pieds il y a juste l'espace nécessaire pour aller de la grille au mur d'en face et aux toilettes. Adesh aime parler, nous sommes étendus à quelques centimètres l'un de l'autre. Je l'écoute, dans son anglais approximatif avec lequel il se fait parfaitement comprendre.

Il est originaire d'un village du Nord, et d'une famille de brahmanes – la plus haute caste de l'Inde. Ce qui n'empêche pas sa famille de trafiquer la drogue en gros. Il m'explique ce qu'est le charas, cette fine pellicule de résine qui recouvre les feuilles de cannabis. Là-haut dans le Nord, les champs de cannabis couvrent les collines. A la récolte, les femmes froissent les feuilles entre les paumes de leurs mains, puis elles raclent la peau avec un couteau : le serpentin de résine recueilli est pressé en lingots de cinq cents grammes, vendus essentiellement à Goa, où beaucoup de touristes viennent pour consommer cette denrée rare.

Lui s'occupait de la commercialisation du charas. Découvert, arrêté, il a reçu le tarif fixé par la loi : moins de cinq grammes, c'est six mois. Plus de cinq grammes, c'est dix ans. Il a pris dix ans, et en a purgé déjà cinq.

– Je suis puni pour les péchés que j'ai commis, c'est normal...

Aucune révolte : il accepte la sentence, et organise désormais sa vie au mieux. Intelligent, sachant lire et écrire l'anglais, il connaît parfaitement le code pénal et les multiples détours de la procédure indienne. Chaque jour, il tient dans notre cellule une consultation juridique pour les pauvres hères incultes qui peuplent notre hall. Il écoute, conseille, rédige les requêtes, explique les arrêts de la Cour.

— Quand je sortirai, je serai conseiller juridique pour les pauvres, là-haut chez moi. Ils ne savent rien, ne comprennent rien, sont à la merci des rares personnes qui peuvent lire et écrire, les riches.

Notre cellule est donc un lieu respecté, où personne n'entre sans y être invité.

– Pour eux – il désigne du menton la foule qui déambule dans le hall, sous l'unique néon – tu es un docteur, donc un lettré, un pandit. Ils t'ont tout de suite jugé : tu es calme, pondéré, tu parles peu, tu les respectes. Tu ne cours plus aucun danger ici.

Peu à peu, Anjuna parle à son tour. Et j'apprends son histoire, ahurissante.

C'est un patel, donc de haute caste, juste inférieure à celle des brahmanes. Très intelligent, sensible, il s'est rebellé tout jeune contre les tabous qui étouffent l'Inde, notamment les tabous sexuels. A l'âge de dix-huit ans, il a couché avec une fille qu'il aimait, parce qu'elle l'aimait. Seulement voilà, c'était une «fille de famille» : en Inde, la seule relation sexuelle autorisée est celle que l'on a avec la femme que vos parents ont choisie pour vous, à votre insu. C'est pourquoi le moindre petit village compte au moins une prostituée : méridionaux, vivant dans la familiarité quotidienne de dieux sensuels, les Indiens ont le tempérament chaud. La population prostituée, la plus élevée de la planète, apporte aux hommes de l'Inde le soulagement sans lequel ils deviendraient fous de frustration. Et la prostituée est la seule femme qu'un garçon indien puisse fréquenter avant son mariage officiel, ou encore après.

Avoir couché avec une fille normale, hors du mariage, et proclamer ensuite que c'est par amour ? Anjuna est mis au ban de sa famille, doit quitter son village du Nord et aller loin, au sud, où personne ne le connaîtra.

A Goa, il travaille dans l'industrie hôtelière où il réussit. Élégant, brillant, consciencieux, il perfectionne son anglais et se lie d'amitié avec des clients de passage à l'hôtel.

Un jour, sur la plage, la police de Goa le contrôle en compagnie d'un client suédois. Fouille sur place : on trouve un sachet de cinq grammes de charas sur le Suédois, mais aussi des dollars dans sa poche. Pour cinquante dollars, l'étranger rentre libre à l'hôtel, mais les policiers conduisent Anjuna au poste : il n'a pas d'argent à leur donner. Ils affirment alors avoir trouvé les cinq grammes sur lui. Il proteste, se révolte : il finit en prison.

Malgré un acte d'accusation rempli d'irrégularités – Anjuna me le fait lire – le juge le déclare coupable de détention des cinq grammes de charas. Tarif du code pénal : six mois fermes. Après avoir prononcé la culpabilité, et avant de fixer la sentence, le juge – comme c'est la coutume en Inde – lui donne la parole, pour la première et unique fois du procès. A-t-il quelque chose à déclarer au tribunal ?
A ce stade de la procédure, on attend de l'accusé qu'il reconnaisse sa faute, qu'il exprime sa gratitude anticipée pour la mansuétude du juge et qu'il implore humblement sa clémence. Bref, qu'il fasse allégeance, qu'il s'humilie et se soumette publiquement, fût-il patel de haute caste.

Mais Anjuna se sait innocent, refuse d'être condamné parce qu'il n'a pas pu graisser la patte aux policiers, il se rebelle encore. Il déclare au juge, qui le consignera dans son jugement – et Anjuna me donne à lire le texte fatal : «Votre Honneur, votre jugement ne vaut pas le prix du papier sur lequel il est écrit, et vous devriez changer de métier.»
«Devant l'attitude de l'accusé, conclut le juge, je n'ai pas été enclin à exercer la clémence de la Cour.» Et le jugement tombe : dix ans fermes, au lieu des six mois prévus par la loi.

Dix ans pour cinq grammes de charas qu'il n'avait pas sur lui. Dix ans au lieu de six mois parce qu'Anjuna a relevé la tête au lieu de l'incliner devant le pouvoir et la corruption. Dix ans pour lui apprendre à vivre, et à vivre en Inde.

Mais Anjuna ne courbera jamais la nuque. Mal noté dès le départ, il fera de fréquents et longs séjours en isolation, le mitard indien : un étroit boyau obscur où il ne peut pas se tenir debout, juste assez long pour s'étendre par terre. Sans aucune sortie. Là, il va pratiquer la méditation, dont tout Indien a entendu parler un jour.

– Parfois, j'ai médité pendant sept heures d'affilée, immobile en position de lotus dans ce tunnel sombre, sans air. J'ai vécu des expériences étranges : je me séparais de mon corps, je me voyais de l'extérieur...

Ce dont il me parle là, c'est le début du «voyage astral», un des à-côtés de la méditation dont j'ai lu la description dans les écrits du Bouddha Siddartha, et que les Tibétains connaissent bien. Je sais qu'Anjuna ignore tout de ces textes, qu'il n'invente pas.

– La méditation m'a permis de survivre. Trois fois, j'ai fait la grève de la faim : je pesais quarante kilos ! Je me suis évanoui au tribunal, où l'on m'avait traîné malgré ma faiblesse.

Il a envoyé des requêtes à tous les tribunaux, à la Cour suprême. Il a écrit à Amnesty International, à la commission indienne des Droits de l'homme, au président de la République de son pays : il ne sait même pas si ses lettres ont été transmises par l'administration pénitentiaire. Plusieurs fois, cinq ou six gardiens ont pénétré de nuit dans sa cellule, et l'ont battu avec leurs longues matraques jusqu'à l'inconscience.
– Ils m'ont cassé le pouce, regarde, il est resté tout tordu...
Adesh, qui était avec lui ce jour-là, confirme.

Une fois il a attrapé le choléra, et s'est vidé sans soins sur sa dalle de ciment avant d'être transporté, inanimé, à l'hôpital. Comment a-t-il survécu ? Miracle de la volonté.

Puis il a été transféré dans une prison où il y avait une bibliothèque. Là, il a tout lu, et pris des notes. Biologie, médecine, physique, philosophie, histoire, tout ce qu'il a trouvé... Ses cahiers de notes sont sur le sol, à sa droite. Il les sait par coeur.
Pendant neuf ans il n'a pas eu une seule visite, pas une lettre de sa famille. Pas d'argent pour cantiner, l'assistance juridique fournie par l'État.

Devant cet homme jeune, athlétique, qui décrit si pudiquement l'enfer auquel il a survécu, je m'incline. La dignité ici n'est pas de l'autre côté des grilles : la dignité humaine est à mes côtés, sur la même dalle de ciment que moi, chez cet homme qui a tant souffert parce qu'il n'a jamais accepté d'être ce que d'autres voulaient qu'il soit. Ici un pauvre doit rester à sa place de pauvre, et se soumettre à la tradition dans son corps comme dans son esprit.

Moi qui ai tant vécu, qui ne suis pas pauvre comme lui, qui me crois éduqué, j'ai pensé un instant que j'avais quelque chose à apporter à cet Indien misérable.
Il semble, mon ami, que je vais beaucoup recevoir de toi...

 

L'Inde véritable

p126 - Quand je pénètre dans le hall un attroupement, au centre, bloque le passage. Les soixante détenus sont là, immobiles, en masse compacte, les yeux fixés sur un homme jeune répandu sur le ciment, agité de spasmes, l'écume aux lèvres. Je cherche Anjuna du regard : assis sur le sol de notre chambre, seul, il lit tranquillement.
– Laisse, ne t'en occupe pas, ça lui arrive régulièrement...

Des bruits inarticulés parviennent du hall. Je me fraie un chemin vers le centre du cercle humain : allongé sut le dos, le jeune homme a le visage violacé. Une large auréole humide tache son pantalon, et il râle par saccades : sans doute une crise d'épilepsie, il risque d'avaler sa langue...

J'écarte vivement les assistants pétrifiés, retourne le lourd corps pour qu'il repose face contre terre, soulève son cou :
– Donnez-moi une serviette, s'il vous plaît.

On me tend un longhi que je lui cale entre épaule et menton, pour que sa langue cesse d'être aspirée en arrière, descende d'elle-même, le laisse respirer à nouveau. Les yeux sont révulsés, l'écume abondante, il l'air vraiment mal en point.

Personne n'a bougé tandis que j'effectuais quelques gestes. Quand je m'écarte, soulagé par la respiration plus régulière de l'homme, le cercle s'ouvre et prisonnier s'avance avec crainte, une chaussure à main. Pose un genou au sol et place – en s'approchant le moins possible – la chaussure juste devant le visage du malade, ouverture tournée vers sa bouche. J'ai relevé la tête :
— Hé, enlevez ça, qu'est-ce que vous faites ?

Je repousse la chaussure, mais l'autre immédiatement la remet en position, devant le visage inconscient de l'épileptique. Je veux l'enlever, mais le groupe devient menaçant :
– Chaussure good, toi pas savoir !

Après tout, si ça leur plaît... Je m'éclipse sans insister.

Anjuna n'a pas bougé de sa place, il a tout vu :
– Tu perds ton temps, my friend, ils ne savent pas ce que c'est que l'épilepsie. Pour eux, la crise c'est une attaque des démons, et la chaussure doit être placée en face du visage pour chasser le démon.
– Peut-être par l'odeur ?

Il rit:
– Tu vois, ça, c'est l'Inde véritable. Des millions de misérables incultes et superstitieux, des coutumes de village enracinées, un mélange de croyances religieuses et de stupidité. A Delhi, avec leurs laboratoires et leur bombe atomique, ils sont complètement coupés de cette Inde réelle qui ne les intéresse pas, et qu'ils méprisent. D'ailleurs, cet homme est de basse caste, et les gardiens ne se sont même pas dérangés pour venir voir ce qui lui arrivait ! Raconte-moi plutôt ton avocat.

Je lui tends le bristol que m'a remis Collo.
– Oh, un barrister ! Hmmm...
– Qu'est-ce que ça veut dire ?
– Un reste de la colonisation. Le barrister est un avocat qui a fait ses études à l'étranger, le plus souvent à Londres, ancienne capitale de l'Empire. Une sorte de super-avocat... Ce qui est sûr, c'est qu'il te prendra tout l'argent qu'il pourra ! Quels sont ses tarifs ?
– Il m'a parlé de deux mille cinq cents roupies par audience.
Anjuna s'esclaffe.
– La valeur d'un salaire mensuel de nos gardiens ! Il t'a vu venir, que veux-tu, tu es un étranger, donc riche.
– Mais pourquoi par audience ?
– C'est le système. Les procédures indiennes sont longues, des années. Tant que tu es en prison, tu dois être produit au tribunal tous les quatorze jours pour une audience, et l'avocat touche. Tu comprends ? Parfois les avocats s'entendent avec les juges pour faire durer les choses, et ils partagent. Quand ils t'ont pressé comme un citron, ils te repassent à l'aide judiciaire gratuite et disparaissent, parfois sans avoir plaidé une seule fois pour toi. C'est une des raisons pour lesquelles les procès durent si longtemps ici. Bienvenue en Inde, il va falloir payer puisque tu es tombé dans la toile d'araignée !

Le soir, en allant faire ma première corvée d'eau, j'aperçois l'épileptique étendu à même le sol du bureau d'entrée, toujours inconscient. On attend la jeep de la prison pour le conduire à l'hôpital, mais le directeur est parti avec le véhicule, pour transporter sa femme ou ses enfants, faire ses courses personnelles. Le détenu peut s'étouffer sur le sol et mourir, c'est sans importance : il attendra le bon plaisir du directeur.
Car l'eau est coupée depuis hier : saison sèche. Trois fois par jour désormais il faut prendre nos seaux, et aller les remplir dans un réservoir près de l'entrée. Des camions-citernes l'alimentent, mais parfois notre réservoir restera vide toute une journée : le camion prévu ne vient pas, il est «retardé». En fait, le crédit pour l'eau a été débloqué, mais l'argent est passé dans la poche des gardiens. Par 35 degrés à l'ombre, il y aura tout juste de quoi se laver, chaque goutte d'eau devient précieuse dalle; notre réduit. Lessiver nos vêtements est un luxe problématique. Le système d'exploitation du plus pauvre que; soi est si bien mis en place que personne ici ne proteste D'ailleurs, des basses castes, et prisonniers de surcroît, existent-ils vraiment ? Et ont-ils besoin d'eau ?


 

Boromatcha

p180 -
– Boromatcha ?
Au premier jour, et malgré la distance imposée par mes deux voisins pour ma propre sécurité, il s'est collé à moi dès que je quitte notre chambre.
– Boromatcha ?
L'homme est jeune, hirsute, des yeux vagues et un peu fous, une démarche simiesque. La lippe tombante, il rit aux éclats à tout instant, virevolte dans le hall, fait des niches à chacun dans la cour, provoque l'hilarité des autres détenus qui tolèrent ses facéties et semblent même les provoquer : la distraction ici est chose rare, Boromatcha est le fou du roi de cette cour des miracles.
– Adesh, qu'est-ce que ça veut dire, boromatcha ?

Il rit :
– En konkani, ça veut dire «comment ça va ?». Comme la plupart ici, ce type parle à peine hindi. Il n'est pas dangereux, un peu collant, c'est tout. L'an dernier il a été arrêté pour vol. Peu après il s'est échappé de la prison en passant par-derrière, il est agile comme un singe et a franchi le mur d'enceinte, sauté de là-haut. A peine sorti, il a fait huit cents mètres puis est entré dans la première boutique et a empoché le tiroir-caisse, sans violence. Ensuite, tu sais quoi ? Cet imbécile est allé tout simplement chez lui, remettre l'argent à sa femme poux' qu'elle puisse payer leur loyer. La police n'a eu qu'à le cueillir gentiment dans sa maison, sans résistance. Il a passé exactement sept heures hors de la prison, sept heures de liberté. Maintenant sa femme attend un enfant, il a juste eu le temps...

– Mais pourquoi ? Une fois sorti, il fallait disparaître, en Inde c'est facile !
– Bien sûr, c'est ce que j'aurais fait. Mais il aime bien la prison, il est mieux nourri ici que chez lui, il y a ses copains, et surtout rien d'autre à faire que de rire. Il attend d'être jugé pour évasion et vol, et prend du bon temps. Son loyer a été payé...

Ainsi, pour certains Indiens, le séjour en prison est encore préférable à la vie quotidienne dans leur quartier, au milieu des leurs. Boromatcha, L'Innocent, Anjuna, Ranjit le « bon » drogué...
C'est l'Inde hors prospectus, l'autre Inde de ce milliard d'humains qui vivent par hasard, parant au plus pressé, soumis à leur karma, préservant leur dignité humaine par le silence, le rire ou la folie...

Je ne sais plus qui je suis, et qui a raison, qui a tort...

 

 

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