Les livres de voyage


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Régis Evariste HUC (1813-1860)

Prêtre missionnaire de la congrégation de Saint-Lazarre le père Huc est le premier Français à pénétrer au Tibet en 1846 et l'un des premiers Européens à en sortir vivant...

Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et le Thibet
 

 

Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et le Thibet
Suivis de l'Empire chinois (1844, 1845 et 46) narre le voyage accompli en compagnie d'un autre missionnaire, Joseph Gabet, de la Mandchourie jusqu'au Tibet. Leur but est modestement de convertir les tibétains au christianisme, en commençant par rejoindre Lhassa et prouver la supériorité de leur religion. Ils ont appris le chinois et le mongol pour traverser la Chine car ils sont arrivés par le port de Tien Tsin près de Pékin, ce n'est pas une mince affaire car en ces temps tout chrétien démasqué risque la mort, ils se font passer pour des lamas mongols. Le livre (comprenant "L'Empire chinois") fait plus de 1100 pages aux éditions Omnibus, il est passionnant à lire, Huc décrit à la perfection, c'est un formidable observateur et conteur, par exemple quand il explique le fonctionnement du Tchakar, l'origine de la fête du Pain de lune ou bien la perte d'identité des Mandchous et même quand il veut démontrer les tares des autres religions il le fait avec tant de précision et de naïveté qu'il reste objectif. Ils rejoignent Lhassa, lient amitié avec le chef des musulmans et le Panchen lama, ils sont reconnus comme de très grands théologiens, mais déjà à cette époque la Chine se mêlait des affaires tibétaines, sous son injonction ils furent expulsés.

 

Le Tchakar
p50- Tchakar signifie en mongol pays limitrophe. Cette contrée est bornée, à l'est, par le royaume de Gechekten ; à l'ouest, parle Toumet occidental ; au nord, par le Souniout, et au midi parla Grande Muraille. Son étendue est de cent cinquante lieues en longueur, sur cent en largeur. Les habitants du Tchakar sont tous soldats de l'empereur, et reçoivent annuellement une somme réglée d'après leurs titres. Les soldats à pied touchent douze onces d'argent par an, et les soldats à cheval vingt-quatre.

Le Tchakar est divisé en huit bannières - en chinois pa-ki qu'on distingue par le nom de huit couleurs, savoir : bannière blanche, bleue, rouge, jaune, blanchâtre, bleuâtre, rougeâtre, jaunâtre. Chaque bannière a son territoire séparé, et possède une espèce de tribunal, nommé nourou-tchayn, préposé à la connaissance des affaires qui peuvent survenir dans la bannière. Outre ce tribunal, dans chacune des huit bannières, il y a un chef nommé ou-gourdha. Enfin, parmi ces huit ou-gourdha, on en choisit un, qui est en même temps gouverneur général des huit bannières. Tous ces dignitaires sont établis et soldés par l'empereur de Chine. Au fond, le Tchakar n'est qu'un vaste camp, où stationne une armée de réserve. Afin sans doute que cette armée soit toujours prête à marcher au premier signal, il est sévèrement défendu à ces Tartares de cultiver la terre. Ils doivent vivre de leur solde et du revenu de leurs troupeaux. Tout le terrain des huit bannières est inaliénable. Quelquefois il arrive qu'on en vend aux Chinois ; mais toujours la vente est déclarée nulle et invalide par les tribunaux.

C'est dans les pâturages du Tchakar, que se trouvent les nombreux et magnifiques troupeaux de l'empereur. Ces troupeaux se composent de chameaux, de chevaux, de boeufs et de moutons. Il y a trois cent soixante troupeaux, qui contiennent chacun douze cents chevaux. D'après ce nombre, il est facile d'évaluer l'innombrable multitude d'animaux que possède l'empereur. Un Tartare, décoré du globule blanc, est préposé à la garde de chaque troupeau. A de certaines époques, les inspecteurs généraux viennent en faire la visite ; et, s'ils trouvent un déficit dans le nombre, le berger en chef est tenu de compléter le troupeau à ses frais. Malgré cette mesure, les Tartares ne se font pas faute d'exploiter, à leur profit, les richesses du Saint-Maître ; ils ont recours à un échange frauduleux. Quand les Chinois ont un mauvais cheval ou un boeuf décrépit, ils le conduisent aux bergers de l'empereur qui, pour une somme très modique, leur permettent de choisir à volonté dans les troupeaux. Par ce moyen, ayant toujours le même nombre d'animaux, ils peuvent jouir de leur fraude avec paix et assurance.

 

Fête des Pains de la lune
p66 - Nous arrivâmes à Chaborté le quinzième jour de la huitième lune, époque de grandes réjouissances pour les Chinois. Cette fête, connue sous le nom de Yué-ping (Pains de la lune), remonte à la plus haute antiquité. Elle a été établie pour honorer la lune d'un culte superstitieux. En ce jour de solennité, les travaux sont suspendus ; les ouvriers reçoivent de leurs maîtres une gratification pécuniaire ; chacun se revêt de ses beaux habits, et bientôt la joie éclate dans toutes les familles, au milieu des jeux et des festins. Les parents et les amis s'envoient mutuellement des gâteaux de diverses grosseurs, où est gravée l'image de la lune, c'est-à-dire un petit bosquet au milieu duquel est un lièvre accroupi.

Depuis le XIIIème siècle, cette fête a pris un caractère politique peu connu des Mongols, mais que la tradition a fidèlement conservé parmi les Chinois. Vers l'an 1368, les Chinois songèrent à secouer le joug de la dynastie tartare fondée par Tchinggis-khan, et qui gouvernait l'empire depuis près de cent ans. Une vaste conjuration fut ourdie dans toutes les provinces ; elle devait éclater sur tous les points, le quinzième jour de la huitième lune, par le massacre des soldats mongols, établis dans chaque famille chinoise pour maintenir la conquête. Le signal fut donné de toutes parts, par un billet caché dans les gâteaux de la lune, qu'on avait coutume de s'envoyer mutuellement à pareille époque. Aussitôt les massacres commencèrent, et l'armée tartare, qui était disséminée dans toutes les maisons de l'empire, fut complètement anéantie. Cette catastrophe mit fin à la domination mongole; et maintenant les Chinois, en célébrant la fête du Yué-ping, se préoccupent moins des superstitions de la lune, que de l'événement tragique auquel ils durent le recouvrement de leur indépendance nationale.

Les Mongols semblent avoir entièrement perdu le souvenir de cette sanglante révolution ; car tous les ans ils font, comme les Chinois, la fête des Pains de la lune, et célèbrent ainsi, sans le savoir, le triomphe que leurs ennemis remportèrent autrefois sur leurs ancêtres.

A une portée de fusil de l'endroit où nous avions campé, on voyait s'élever plusieurs tentes mongoles, dont la grandeur et la propreté témoignaient de l'aisance de leurs habitants. Cette opinion était d'ailleurs confirmée par des troupeaux immenses de boeufs, de moutons et de chevaux, qui paissaient aux environs. Pendant que nous récitions le bréviaire dans l'intérieur de notre tente, Samdadchiemba alla rendre visite à ces Mongols. Bientôt après, nous vîmes venir vers nous un vieillard à grande barbe blanche, et dont les traits de la figure annonçaient un personnage distingué. Il était accompagné d'un jeune lama et d'un enfant qu'il tenait par la main. « Seigneurs lamas, nous dit le vieillard, tous les hommes sont frères ; mais ceux qui habitent sous la tente sont unis entre eux comme la chair et les os. Seigneurs lamas, venez vous asseoir dans ma pauvre demeure. Le quinze de la lune est une époque solennelle ; vous êtes voyageurs et étrangers, vous ne pourrez pas ce soir occuper votre place au foyer de votre noble famille. Venez vous reposer quelques jours parmi nous ; votre présence nous amènera la paix et le bonheur... Nous dîmes à ce bon vieillard que nous ne pouvions accepter entièrement son offre, mais que dans la soirée, après avoir récité nos prières, nous irions prendre le thé chez lui, et causer un instant de la nation mongole. Ce vénérable Tartare s'en retourna; mais bientôt après le jeune lama qui l'avait accompagné reparut, en nous disant que nous étions attendus. Nous pensâmes que nous ne pouvions pas nous dispenser de répondre à une invitation si pleine de cordialité et de franchise. Après avoir donc recommandé au Dchiahour de veiller avec soin sur notre demeure, nous suivîmes le jeune lama qui était venu nous chercher.

En entrant dans la tente mongole, nous fûmes étonnés d'y trouver une propreté à laquelle on est peu accoutumé en Tartarie. Au centre il n'y avait pas de foyer ; l'oeil n'apercevait nulle part ces grossiers instruments de cuisine, qui encombrent ordinairement les habitations tartares. Il était aisé de voir que tout avait été arrangé et disposé pour une fête. Nous nous assîmes sur un grand tapis rouge, et bientôt on apporta, de la tente voisine qui servait de cuisine, du thé au lait, avec des petits pains frits dans du beurre, des fromages, des raisins secs et des jujubes.

Après avoir fait connaissance avec la nombreuse société mongole, au milieu de laquelle nous nous trouvions, la conversation s'engagea insensiblement sur la fête des Pains de la lune. "Dans notre pays d'Occident, leur dîmes-nous, on ne connaît pas cette fête des Pains de la lune ; on n'adore que Jéhovah, créateur du ciel, de la terre, du soleil, de la lune et de tout ce qui existe. - O la sainte doctrine ! s'écria le vieillard, en portant au front ses deux mains jointes. Les Tartares, non plus, n'adorent pas la lune ; ils ont vu les Chinois célébrer cette fête, et ils en suivent l'usage sans trop savoir pourquoi. - Oui, répondîmes-nous, vous suivez cet usage, et vous ne savez pas pourquoi ! Cette parole est pleine de sens. Voici ce que nous avons entendu dire dans le pays des Kitat." Et alors nous racontâmes, dans cette tente mongole, ce que nous savions de l'épouvantable journée des Yué-ping. A notre récit, ces figures tartares étaient remplies d'étonnement et de stupéfaction. Les jeunes gens parlaient entre eux à voix basse ; mais le vieillard gardait un morne silence ; il avait baissé la tête, pour cacher de grosses larmes qui coulaient de ses yeux. "Frère enrichi d'années, lui dîmes-nous, ce récit ne paraît pas te surprendre; mais il a rempli ton coeur d'émotion. - Saints personnages, dit le vieillard après avoir relevé sa tête et essuyé ses yeux du revers de sa main, cet événement terrible, qui cause un si grand étonnement à cette jeunesse, ne m'est pas inconnu ; mais je voudrais ne l'avoir jamais appris, et je repousse toujours son souvenir ; car il fait monter la rougeur au front de tout Tartare dont le coeur n'a pas encore été vendu à la nation des Kitat. Un jour, que nos grands lamas connaissent, doit venir, et le sang de nos pères si indignement assassinés sera enfin vengé. Quand l'homme saint qui doit nous commander sera apparu, chacun de nous se lèvera, et nous marcherons tous à sa suite. Alors nous irons, à la face du soleil demander aux Kitat compte du sang tartare qu'ils ont répandu dans les ténèbres de leurs maisons. Les Mongols célèbrent chaque année cette fête ; le plus grand nombre n'y voient qu'une cérémonie indifférente ; mais les Pains de la lune réveillent toujours dans le coeur de quelques-uns le souvenir de la perfidie dont nous avons été victimes et l'espérance d'une juste vengeance.»

Après un instant de silence, le vieillard ajouta: « Saints personnages, quoi qu'il en soit, ce jour est véritablement un jour de fête, puisque vous avez daigné descendre dans notre pauvre habitation. Il n'est pas bien d'occuper nos coeurs de tristes pensées... Enfant, dit-il à un jeune homme qui était assis sur le seuil de la porte, si le mouton a suffisamment bouilli, emporte les laitages. » Pendant que celui-ci déblayait l'intérieur de la tente, le fils aîné de la famille entra, portant de ses deux mains une petite table oblongue sur laquelle s'élevait un mouton coupé en quatre quartiers, entassés
les uns sur les autres. Aussitôt que la table fut placée au milieu des convives, le chef de famille, s'armant du couteau qui était suspendu à sa ceinture, coupa la queue du mouton, la partagea en deux, et nous en offrit à chacun une moitié.

Parmi les Tartares, la queue est regardée comme la partie la plus exquise du mouton, et par conséquent la plus honorable. Les queues des moutons tartares sont d'une forme et d'une grosseur remarquables ; elles sont larges, ovales et épaisses ; le poids de la graisse qui les entoure varie de six à huit livres, suivant la grosseur du mouton.

Après que le chef de famille nous eut donc fait hommage de cette grasse et succulente queue de mouton, voilà que tous les convives, armés de leur couteau, se mettent à dépecer, à l'envi, ces formidables quartiers de bouilli ; bien entendu que dans ce festin tartare on ne trouvait ni assiettes ni fourchettes ; chacun était obligé de placer sur ses genoux sa tranche de mouton et de la déchirer sans façon de ses deux mains, sauf à essuyer de temps en temps, sur le devant du gilet, la graisse qui ruisselait de toute part. Pour nous, bien grand fut d'abord notre embarras. En nous offrant cette blanche queue de mouton, on avait été animé, sans contredit, des meilleures intentions du monde ; mais nous n'étions pas encore assez sevrés de nos préjugés européens, pour oser attaquer, sans pain et sans sel, ces morceaux de graisse qui tremblaient et pantelaient en quelque sorte entre nos doigts. Nous délibérâmes donc entre nous deux, et dans notre langue maternelle, sur le parti que nous avions à prendre en cette fâcheuse circonstance. Remettre furtivement nos larges tranches de lard sur la table nous paraissait une grave imprudence ; parler franchement à notre amphitryon et lui faire part de notre répugnance pour leur mets favori, était chose impossible et contraire à l'étiquette tartare. Nous nous arrêtâmes donc au parti suivant. Nous coupâmes cette malencontreuse queue de mouton par petites tranches que nous offrîmes à chacun des convives, en les priant de vouloir bien partager, en ce jour de fête, notre rare et précieux régal. D'abord nous eûmes à lutter contre des refus pleins de dévouement ; mais enfin on nous débarrassa à la ronde de ce mets immangeable, et il nous fut permis d'attaquer un gigot, dont la saveur était plus conforme aux souvenirs de notre première éducation.

Après que ce repas homérique fut achevé, et qu'il ne restait plus au milieu de la tente qu'un monstrueux entassement d'os de mouton bien blancs et bien polis, un enfant alla détacher un violon à trois cordes, suspendu à une corne de bouc, et le présenta au chef de famille. Celui-ci le fit passer à un jeune homme qui baissait modestement la tête, mais dont les yeux s'animèrent tout à coup aussitôt qu'il eut entre les mains le violon mongol. « Nobles et saints voyageurs, nous dit le chef de famille, j'ai invité un toolholos pour embellir cette soirée de quelques récits. » Pendant que le vieillard nous adressait ces mots, le chanteur préludait déjà en promenant ses doigts sur les cordes de son instrument. Bientôt il se mit à chanter d'une voix forte et accentuée ; quelquefois il s'arrêtait, et entremêlait son chant de récits animés et pleins de feu. On voyait toutes ces figures tartares se pencher vers le chanteur, et accompagner des mouvements de leur physionomie le sens des paroles. Le toolholos chantait des sujets nationaux et dramatiques, qui excitaient vivement l'intérêt de ceux qui l'écoutaient. Pour nous, peu initiés que nous étions à l'histoire de la Tartarie, nous prenions un assez mince intérêt à tous ces personnages inconnus que le rapsode mongol faisait passer tour à tour sur la scène.

Il avait déjà chanté quelque temps, lorsque le vieillard lui présenta une grande tasse de vin de lait. Le chanteur posa aussitôt le violon sur ses genoux, et se hâta d'humecter avec cette liqueur mongole son gosier desséché par tant de merveilles qu'il venait de raconter. Quand il eut achevé de boire, et pendant qu'il nettoyait de sa langue les bords encore humides de sa coupe. « Toolholos lui dîmes-nous, dans les chants que tu viens de faire entendre tout était beau et admirable. Cependant tu n'as encore rien dit de l'immortel Tamerlan : l'invocation à Timour est un chant fameux, et chéri des Mongols. - Oui, oui, s'écrièrent plusieurs voix à la fois, chante-nous l'invocation à Timour. » Il se fit un instant de silence, et le toolholos ayant recueilli ses souvenirs, chanta sur un ton vigoureux et guerrier les strophes suivantes.

 

Les Mandchous
p105- Nous avions fait trois journées de marche dans les terres cultivées du Tourne, lorsque nous entrâmes dans Koukou-hote (VilleBleue), appelée en chinois Koui-hoa-tchen. Il y a deux villes du même nom, à cinq lis de distance l'une de l'autre. On les distingue en les nommant l'une ville vieille, et l'autre ville neuve, ou bien encore ville commerciale et ville militaire. Nous entrâmes d'abord dans cette dernière, qui fut bâtie par l'empereur Khang-hi, pour protéger l'empire contre les ennemis du nord. La ville a un aspect beau, grandiose, et qui serait même admiré en Europe. Nous entendons seulement parler de son enceinte de murailles crénelées, construites en briques ; car, au-dedans, les maisons basses et en style chinois ne sont nullement en rapport avec les hauts et larges remparts qui les entourent ; l'intérieur de la ville n'a de remarquable que sa régularité et une grande et belle rue qui la perce d'orient en occident. Un kiang-kiun, ou commandant de division militaire, y fait sa résidence avec dix mille soldats, qui tous les jours sont obligés de faire l'exercice. Ainsi cette ville peut être considérée comme une grande caserne.

Les soldats de la ville neuve de Koukou-hote sont TartaresMandchous ; mais si par avance on ne le savait pas, on ne le soupçonnerait guère en les entendant parler. Parmi eux, il n'en existe peut-être pas un seul qui soit capable de comprendre la langue de son pays. Déjà deux siècles se sont écoulés, depuis que les Mandchous se sont rendus maîtres du vaste empire chinois ; et on dirait que, pendant ces deux siècles, ils ont incessamment travaillé à se détruire eux-mêmes. Leurs moeurs, leur langue, leur pays même, tout est devenu chinois ; aujourd'hui on peut assurer que la nationalité mandchoue est anéantie sans ressource. Pour se rendre compte de cette étrange contre-révolution, et comprendre comment les Chinois ont pu s'assimiler leurs vainqueurs et s'emparer de la Mandchourie, il faut reprendre les choses de plus haut, et entrer dans quelques détails.

Du temps de la dynastie des Ming, les Mandchous ou Tartares orientaux, après s'être fait longtemps la guerre entre eux, se choisirent un chef qui réunit toutes les tribus pour en faire un royaume. Dès lors ces peuples farouches et barbares acquirent insensiblement une importance capable de donner de l'ombrage à la cour de Pékin. En 1618, leur puissance était si bien établie, que leur chef ne craignit pas de signaler à l'empereur chinois sept griefs dont il avait, disait-il, à se venger. Ce hardi manifeste finissait ainsi : Pour venger ces sept injures, je vais réduire et subjuguer la dynastie des Ming. - Bientôt l'empire fut bouleversé par de nombreuses révoltes ; le chef des rebelles assiège Pékin, et s'en empare. Alors l'empereur, désespérant de sa fortune, va se pendre à un arbre du jardin [Cet arbre existe encore. Nous l'avons vu à Pékin en 1850. Il est entièrement desséché et porte d'énormes chaînes de fer dont le fit charger le fondateur de la dynastie mandchoue, pour le punir d'avoir prêté une de ses branches à l'empereur chinois, quand il voulut se pendre. -Il est probable qu'une mesure si ridicule aura été imaginée pour sauvegarder, aux yeux du peuple, le prestige de l'inviolabilité impériale. (1852.)] impérial, après avoir écrit ces mots avec son propre sang : - Puisque l'empire succombe, il faut que le prince meure aussi. - Ou-san-koueï, général des troupes chinoises, appelle les Mandchous à son secours, pour l'aider à réduire les rebelles. Ceux-ci sont mis en fuite ; et pendant que le général chinois les poursuit dans le midi, le chef tartare revient à Pékin. Ayant trouvé le trône vacant, il s'y assit.

Avant cet événement, la Grande Muraille, soigneusement gardée par la dynastie des Ming, défendait aux Mandchous d'entrer en Chine ; réciproquement, l'entrée de la Mandchourie était interdite aux Chinois. Mais après la conquête de l'empire, il n'y eut plus de frontière qui séparât les deux peuples. La Grande Muraille fut franchie, et la circulation d'un pays à l'autre, une fois laissée libre, les populations chinoises du Pe-tche-li et du Chan-tong, resserrées dans leurs étroites provinces, se répandirent comme un torrent dans la Mandchourie. Le chef tartare était considéré comme seul maître, seul possesseur des terres de son royaume ; mais devenu empereur de Chine, il a distribué aux Mandchous ses vastes possessions, sous condition qu'on lui paierait annuellement de fortes redevances. A force d'usures, d'astuce et de persévérance, les Chinois ont fini par se rendre les maîtres de toutes les terres de leurs vainqueurs, et ne leur ont laissé que leurs titres, leurs corvées et leurs redevances. La qualité de Mandchou est ainsi devenue insensiblement un poids onéreux que beaucoup ont cherché à secouer. D'après une loi, on doit faire tous les trois ans un recensement dans chaque bannière ; ceux qui ne se présentent pas pour faire inscrire leurs noms sur les rôles sont censés ne plus appartenir à la nation mandchoue ; or tous ceux que l'indigence fait soupirer après l'exemption des corvées et du service militaire ne se présentant pas au recensement, entrent par ce seul fait dans les rangs du peuple chinois. Ainsi, à mesure que les migrations ont fait passer par-delà la Grande Muraille un grand nombre de Chinois, beaucoup de Mandchous ont abdiqué volontairement leur nationalité.

La déchéance ou plutôt l'extinction de la nation mandchoue marche aujourd'hui plus rapidement que jamais. Jusqu'au règne de Tao-kouan, les contrées baignées par le Songari avaient été exclusivement habitées par les Mandchous ; l'entrée de ces vastes pays avait été interdite aux Chinois, et défense faite à qui que ce fût d'y cultiver les terres. Dès les premières années du règne actuel, on mit ces contrées en vente, pour suppléer à l'indigence du trésor public. Les Chinois s'y sont précipités comme des oiseaux de proie, et quelques années ont suffi pour en faire disparaître tout ce qui pouvait rappeler le souvenir de leurs anciens possesseurs. Maintenant on chercherait vainement dans la Mandchourie une seule ville ou un seul village qui ne soit exclusivement composé de Chinois.

Cependant, au milieu de cette transformation générale, il est encore quelques tribus, les Si-po et les Solons qui ont conservé fidèlement leur type mandchou. Jusqu'à ce jour, leur territoire n'a été ni envahi par les Chinois, ni livré à la culture; elles continuent d'habiter sous des tentes, et de fournir des soldats aux armées impériales. On a remarqué pourtant que leurs fréquentes apparitions à Pékin, et quelquefois leur long séjour dans les garnisons des provinces, commençaient à donner de terribles atteintes à leurs goûts et à leurs usages.

Quand les Mandchous ont eu conquis la Chine, ils ont en quelque sorte imposé aux vaincus une partie de leur costume et quelques usages[On sait que l'usage de fumer le tabac et de tresser les cheveux vient des Tartares-Mandchous]. Mais les Chinois ont fait plus que cela ; ils ont su forcer leurs conquérants à adopter leurs moeurs et leur langage. Maintenant on a beau parcourir la Mandchourie jusqu'au fleuve Amour, c'est tout comme si on voyageait dans quelque province de Chine. La couleur locale s'est complètement effacée ; à part quelques peuplades nomades, personne ne parle le mandchou ; et il ne resterait peut-être plus aucune trace de cette belle langue, si les empereurs Khang-hi et Kien-long ne lui avaient élevé des monuments impérissables, et qui fixeront toujours l'attention des orientalistes d'Europe.

Autrefois les Mandchous n'avaient pas d'écriture particulière ; ce fut seulement en 1624 que Tai-tsou-kao-hoang-ti, chef des Tartares orientaux, chargea plusieurs savants de sa nation de dessiner des lettres d'après celles des Mongols. Plus tard, en 1641, un lettré plein de génie, nommé Tahai, perfectionna ce premier travail, et donna à l'écriture mandchoue tout le degré de finesse, d'élégance et de clarté qu'on lui voit aujourd'hui.

Chun-tché s'occupa de faire traduire les chefs-d'oeuvre de la littérature chinoise. Khang-hi établit une académie de savants, également versés dans le chinois et dans le tartare. On s'y occupait avec ardeur et persévérance de la traduction des livres classiques et historiques, et de la rédaction de plusieurs dictionnaires. Pour exprimer des objets nouveaux et une foule de conceptions, qui jusqu'alors avaient été inconnus des Mandchous, il fallut inventer des expressions empruntées pour la plupart des Chinois, mais que l'on cherchait à accommoder par de légères altérations au génie de l'idiome tartare. Ce procédé tendant à faire disparaître insensiblement l'originalité de la langue mandchoue, l'empereur Kien-long y remédia ; il fit rédiger un dictionnaire dont tous les mots chinois furent bannis. On interrogea les vieillards et les savants les plus versés dans leur langue maternelle ; et des récompenses furent proposées à quiconque découvrirait une ancienne expression hors d'usage, et digne d'être consignée dans cet important ouvrage.

Grâce à la sollicitude et au zèle éclairé des premiers souverains de la dynastie actuelle, il n'est maintenant aucun bon livre chinois qui n'ait été traduit en mandchou. Toutes ces traductions jouissent de la plus grande authenticité possible, puisqu'elles ont été faites par de savantes académies, par ordre et sous les auspices de plusieurs empereurs, et que de plus elles ont été ensuite revues et corrigées par d'autres académies non moins instruites, dont les membres savaient parfaitement la langue chinoise et l'idiome mandchou.

La langue mandchoue a reçu, par ces travaux consciencieux, un fondement solide ; on pourra bien ne plus la parler; mais elle demeurera toujours comme langue savante, et sera d'un puissant secours pour les philologues qui voudront faire des progrès dans les études asiatiques. Outre les nombreuses et fidèles traductions des meilleurs livres chinois, on a encore en mandchou les principaux ouvrages de la littérature lamaïque, thibétaine et mongole. Ainsi quelques années de travail suffiraient à un homme appliqué, pour le mettre en état d'étudier avec fruit les monuments littéraires les plus précieux qu'on puisse rencontrer.

La langue mandchoue est belle, harmonieuse, mais surtout d'une admirable clarté. L'étude en sera agréable et facile, surtout depuis la publication des Éléments de la grammaire mandchoue, par H. Conon de la Gabelentz'. Ce savant orientaliste a exposé avec une heureuse lucidité le mécanisme et les règles de la langue. Son excellent ouvrage ne peut manquer d'être d'un grand secours, pour tous ceux qui voudront se livrer à l'étude d'une langue qui menace de s'éteindre, dans le pays même où elle a pris naissance, mais que la France conservera au monde savant. M. Conon de la Gabelentz dit, dans la préface de sa grammaire : «J'ai choisi la langue française pour la rédaction de mon livre, parce que la France a été jusqu'à présent le seul pays où l'on a cultivé le mandchou ; de sorte qu'il me paraît indispensable pour tous ceux qui veulent se livrer à l'étude de cet idiome, de comprendre aussi la langue française, comme celle dans laquelle sont écrits tous les livres qui se rapportent à cette littérature.»

 

 

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