Les livres de voyage


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Stefan Zweig  

 

Stefan Zweig (1881-1942)

 

Voyages
Surtout connu pour ses romans (La confusion des sentiments, Amok, La pitié dangereuse, Le joueur d'échecs, 24 heures de la vie d'une femme...) Zweig était un grand voyageur épris d'ailleurs, ce recueil rassemble des récits publiés dans la presse entre 1902 et 1939. En extrait la reprise intégrale d'un récit  "Voyageurs, ou voyagés ?" car il exprime la quintessence du voyage en dénonçant une pratique qui débutait à l'époque et qui de nos jours est la forme largement majoritaire de "voyager".

 

Voyageurs, ou voyagés ?
p165 - J'ai une passion pour les ports et pour les gares. Je peux y rester pendant des heures à attendre qu'une nouvelle vague de gens et de marchandises vienne déferler en mugissant, couvrant la précédente; j'aime les signes, ces signes mystérieux qui indiquent l'heure et le trajet, les cris et les sons sourds et variés qui se fondent les uns dans les autres en un bruit évocateur. Chaque gare est différente, chacune draine des lointains différents; chaque port, chaque bateau apporte un chargement différent. Ils sont l'univers pour nos villes, la diversité pour notre quotidien.

Mais j'ai vu maintenant une nouvelle espèce de gares, et ce à Paris pour la première fois; elles sont situées en pleine rue, sans hall ni toit, rien ne les distingue et elles sont pourtant le lieu d'un flux et d'un reflux permanent. C'est l'arrêt de ces véhicules automobiles de groupe qui, un jour peut-être, supplanteront les wagons: avec eux commence une autre façon de voyager, le voyage en masse, le voyage contractuel - on vous voyage.

9 heures : le premier détachement arrive du boulevard, quarante, cinquante passagers, américains et anglais pour la plupart. Un interprète coiffé d'une casquette bariolée les charge dans le véhicule, on les emmène à Versailles, aux châteaux de la Loire, au Mont-Saint-Michel, et jusqu'en Provence.

Une organisation mathématique a déjà tout pensé à l'avance pour eux, tout préparé, ils n'ont plus à chercher, à calculer; le moteur est lancé, ils partent vers une ville étrangère, le repas de midi (inclus dans le prix) est là qui les attend, au même titre que le lit le soir; musées, curiosités sont à leur entière disposition dès leur arrivée. Inutile d'aller quérir un portier, de donner un pourboire.

Pour chaque regard est prévu un temps déterminé, le choix du trajet est le fruit d'une longue expérience comme tout cela est facile! Nul besoin de se soucier d'argent, de se préparer, de lire des livres, de se mettre en quête d'un logement - derrière ces voyagés (je ne dis pas ces voyageurs) se tient, avec son couvre-chef coloré, le gardien (car il est bien une sorte de garde et de gardien), qui leur explique mécaniquement chaque particularité de l'endroit. La seule démarche à accomplir est de se rendre dans une agence de voyages, de choisir une destination, de payer le montant- de s'acheter pour quinze jours une espèce de pension de voyage, et déjà vos bagages vous précèdent, des lutins affairés installent repas et lit dans un site inconnu - et ainsi, sans remuer le petit doigt, arrivent d'Angleterre, d'Amérique des centaines de milliers de voyageurs. Ou plus exactement de voyagés.

Je me suis efforcé de m'imaginer un jour au milieu d'une telle fournée. Le caractère commode de la chose est indéniable. Tous les sens sont disponibles pour la contemplation et la jouissance : l'attention n'est pas détournée par ces soucis lilliputiens, et néanmoins constants, inhérents à la recherche du couvert et du gîte, on n'est pas obligé de consulter les horaires des trains, on ne trébuchera pas dans des rues où l'on ne doit pas aller, on n'aura pas à se laisser moquer de soi, duper, à balbutier avec peine quelques mots dans une langue étrangère - tous les sens sont prêts exclusivement à accueillir la nouveauté. Nouveauté qui, après avoir été passée au crible d'une expérience de plusieurs dizaines d'années, se réduit aux curiosités: on ne voit en effet vraiment que l'essentiel dans ce genre de voyage en groupe, la compagnie ne manque pas à ceux pour qui le plaisir ne devient effectif que partagé avec d'autres.

En outre, c'est bon marché, pratique, et avant tout facile - à coup sûr la formule de l'avenir. On ne voyagera plus, on sera voyagé. Et pourtant, n'est-ce pas justement l'aspect le plus mystérieux du voyage qui disparaît dans un assemblage si fortuit? Depuis des temps immémoriaux, il flotte autour du mot voyage un léger arôme d'aventure et de danger, un souffle de hasard capricieux et de captivante précarité.

Lorsque nous voyageons, ce n'est tout de même pas uniquement par amour des lointains; nous voulons aussi quitter notre domaine propre, notre univers domestique si bien réglé au jour le jour, nous sommes poussés par l'envie de ne plus être chez nous et donc de ne plus être nous-mêmes. Nous voulons interrompre une vie où nous ne faisons que végéter pour vivre pleinement.

Or, à être voyagé de la sorte, on se contente de passer devant de nombreuses nouveautés sans pénétrer en elles; toutes les singularités, les particularités d'un pays vous échapperont immanquablement tant que vous vous laisserez mener et que vos pas ne seront pas guidés par le vrai dieu des voyageurs, le hasard. En fait, dans leur automobile de masse, ces Américains et ces Anglais restent toujours en Angleterre et en Amérique, ils n'entendent pas la langue indigène, ils n'ont pas conscience (parce que tout frottement est écarté) de la spécificité, des coutumes du peuple. Ils voient les curiosités, certes, mais ce sont vingt chargements quotidiens qui voient tous les mêmes curiosités, chacun vit des choses identiques, et ce d'autant plus que l'homme chargé de fournir les explications est toujours bâti sur le même modèle.

Et aucun ne le ressent au plus profond de soi, car c'est en groupe, sous un flot de paroles, qu'ils s'approchent des valeurs et des mondes les plus nobles, car jamais ils ne sont seuls pour regarder, pour attirer religieusement à eux ces merveilles : en rentrant chez eux, ils ne ramènent rien d'autre que la légitime fierté d'avoir bel et bien eu sous les yeux telle église, tel tableau - le record sportif prend le pas sur le sentiment d'une formation personnelle et d'un enrichissement culturel.

Mieux vaut donc accepter les côtés désagréables, pénibles, contrariants : cela fait partie de chaque voyage digne de ce nom; il y a en effet toujours une contradiction entre le confort, l'objectif atteint sans peine et la véridique expérience vécue. L'essentiel dans la vie, tout ce que, nous considérons comme un profit est le fruit d'un effort et d'une résistance, toute véritable intensification de notre relation au monde doit d'une certaine façon être unie à une fibre personnelle de notre être. C'est pourquoi la mécanique sans cesse perfectionnée du voyage me semble plus dangereuse que bénéfique pour les personnes qui ne veulent pas se contenter d'approcher l'inconnu de l'extérieur mais désirent faire parvenir jusqu'à leur âme l'image vraiment vivante et forte d'un paysage nouveau.

Là où nous ne découvrons pas, à tout le moins ne croyons pas découvrir, où nulle énergie ou sympathie cachée ne nous conduisent vers la nouveauté, manque une mystérieuse tension dans la jouissance, un lien entre l'inconnu et notre regard surpris; et moins nous laissons les expériences nous aborder facilement, plus nous allons au-devant d'elles dans un esprit d'aventure, plus elles nous sont intimement attachées. Les chemins de fer de montagne sont une merveilleuse réalisation : en une heure, ils nous transportent dans le monde le plus grandiose; sans se lasser et en toute commodité, on savoure la vision panoramique de l'univers courbé à ses pieds. Et pourtant une telle ascension mécanique vous prive d'une excitation psychique, d'une fierté bizarrement pétillante, du sentiment d'une conquête. Ne connaissent pas ce sentiment étonnant, inhérent néanmoins à chaque véritable expérience, tous ceux qui sont ainsi voyagés au lieu de voyager, qui, s'ils paient à un guichet quelconque le prix de leur circuit en sortant leur portefeuille, ne s'acquittent pas de l'autre prix, plus élevé, plus estimable, pour lequel on puise dans sa volonté, dans la tension de son énergie.

Et, phénomène curieux, c'est justement une telle dépense qui sera remboursée par la suite avec le maximum de prodigalité. En effet, seules les impressions acquises à partir de contrariétés, de désagréments, d'erreurs, nous laissent un souvenir lumineux et vivace entre tous, on n'aime rien tant se rappeler que les petites misères, les embarras, les désordres et les méprises occasionnés par un voyage, tout comme, l'âge venant, ce qui nous réjouit et nous tient particulièrement à cœur, ce sont bien les pires folies commises dans notre jeunesse. Que notre vie de chaque jour suive d'une manière toujours plus mécanique et rigoureuse les rails lisses d'un siècle placé sous le signe de la technique - cela nous ne pouvons plus l'empêcher et peut-être ne le voulons-nous nullement, car de la sorte nous économisons nos forces.

Mais le voyage doit être dissipation, sacrifice de l'ordre au hasard, du quotidien à l'extraordinaire, il faut qu'il représente la forme la plus intime, la plus originale de notre goût. Voilà pourquoi nous voulons le défendre contre ce nouveau mode de fonctionnement bureaucratique, automatisé, les déplacements de masse, l'industrie du voyage. Préservons-nous ce petit carré d'aventure dans notre univers par trop organisé, ne nous en remettons pas aux soins de ces si pratiques agences qui nous voyageront comme des marchandises, continuons à voyager à la façon de nos arrière-grands-parents, à notre guise, vers le but que nous avons choisi nous-mêmes. C'est là en effet l'unique moyen de découvrir non seulement le monde extérieur mais aussi notre univers intérieur.  

 

 

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