Les livres de voyage


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Nicolas Baïkov (1872-1958)

 

Dans les collines de Mandchourie
Jaquette : "Nicolas Baïkov, officier du tsar, explore au début du vingtième siècle les régions de Mandchourie situées entre Harbin, la Corée et l'Extrême-Orient russe. De tels espaces, ouverts à l'aventure et à la liberté, sont aux antipodes du monde chinois traditionnel et s'apparentent à la taïga sibérienne. La loi de la forêt forge les amitiés mais s'applique avec cruauté. Sillonnés par des « coureurs des bois » russes, mandchous, toungouses, coréens, chinois, ces territoires sont aussi le domaine du tigre. Chasseurs et cueilleurs de ginseng, bandits et transfuges venus d'horizons divers y affrontent une nature splendide mais impitoyable.
La renommée de Nicolas Bâikov, contemporain et ami de Vladimir Arséniev (l'auteur de Dersou Ouzala), fut immense avant la Seconde Guerre mondiale. Oublié, isolé en Mandchourie jusqu'à son départ pour l'Australie en 1956, il est de nouveau publié en Russie."

Dans cette nature grandiose mais implacable, il n'y a pas de place pour la futilité, Baïkov nous entraîne dans les pas d'individus hors du commun qui sillonnent cet espace, chercheurs de ginseng, le géant Bobochine, le chasseur professionnel Ivan Pletnev et bien d'autres.

 

La recherche du ginseng
p43 - Il existe chez les Chinois et chez tous les autres peuples de l'Extrême-Orient de nombreuses légendes sur le ginseng. Leur origine se perd dans la nuit des temps. D'après ces légendes, cette plante aurait une âme et posséderait une force surnaturelle. Elle pourrait se changer en un animal, en homme, ou en une autre plante. Seul l'homme vertueux peut la trouver. Au cours des siècles il s'est élaboré un type spécial, extrêmement curieux de « chercheur de gin-seng ». Ce sont généralement des hommes sans domicile, originaires des provinces intérieures de la Chine partis pour les montagnes et les forêts, loin des misères du régime social actuel, afin de se consacrer à ce métier difficile.
Beaucoup d'entre eux exercent ce métier toute leur vie. Leur apparence extérieure est aussi typique et originale que leur caractère.
Les marques distinctives de ces vagabonds forestiers sont : un tablier huilé pour protéger leurs vêtements contre la rosée, un long bâton pour écarter les herbes et les feuilles mortes, un petit sac de cuir; un bracelet de bois sur le bras gauche et une peau de blaireau attachée à la ceinture derrière le dos pour s'asseoir sur la terre humide. Ils sont en général coiffés d'un chapeau conique en écorce de bambou et portent des chaussures en peau de sanglier non tannée.
On peut toujours reconnaître au milieu de la foule chi-noise un chercheur de gin-seng d'après ces indices et, en outre, d'après le regard flottant de ses yeux souvent baissés.
La vie pleine de privations et de dangers dans les forêts épaisses fait d'eux des êtres particuliers, doués d'une intelligence et d'une ruse extrêmes, d'un instinct de loup, d'un œil de faucon, d'une oreille de lièvre et d'une adresse de panthère. Cette synthèse de qualités humaines et animales a créé un type intéressant et original de vagabond sensible à la poésie de la nature. Son univers est dans la taïga; son esprit ne franchit pas les limites de la forêt. C'est là qu'il a passé toute sa longue vie errante, et c'est là qu'il périra un jour dans la lutte pour l'existence, solitaire, loin des hommes, au sein de la nature sauvage et belle. Comme un vrai fils de l'Orient, croyant à la fatalité, superstitieux jusqu'à la moelle des os, il porte silencieusement et sans mur-murer le lourd fardeau de sa vie d'anachorète.
Son métier difficile et dangereux ne l'enrichit pas. Il livre généralement la précieuse racine à un prix dérisoire à une firme commerciale locale qui la revend avec des bénéfices énormes.
Presque chacune des racines de gin-seng sauvage est baignée de la sueur et du sang d'un de ces hommes errant dans la forêt et a son histoire, profondément dramatique.
Tous les ans, au début de juin, les chercheurs de ginseng partent pour la taïga. Ils s'en vont seuls, rarement à deux, sans armes, avec seulement la foi et l'espoir en la clémence du grand maître des montagnes et des forêts — le tigre. Ils errent dans la taïga, déguenillés, faméliques, à la recherche de la racine mystérieuse que les Mandchous appellent « pan-tsouï ».
Beaucoup d'entre eux périssent d'inanition! un nombre encore plus grand deviennent la proie des fauves. Mais cela ne refroidit nullement leur zèle. Plus grands sont les dangers et les privations, et plus il y a d'espoir de trouver la racine. Un homme armé, dépravé et impie n'a aucune chance de trouver le gin-seng, car en présence d'un tel être la racine s'enfonce profondément dans la terre, les montagnes commencent à osciller et le grand « Van » sort des jungles pour déchirer le chercheur téméraire.
Telle est la croyance qui se rattache au pan-tsouï ou gin-seng, la racine de la vie. Le mot « gin-seng » signifie littéralement « racine-homme », racine possédant des propriétés humaines.
Il existe une légende d'après laquelle le gin-seng naît d'un éclair : un éclair frappe l'eau liquide d'une source des montagnes, celle-ci disparaît sous terre et, à sa place, pousse le gin-seng qui garde en soi la force du feu du ciel, de l'énergie inépuisable de l'univers. C'est la raison pour laquelle on appelle parfois cette racine « chan-diane-seng » c'est-à-dire « racine-éclair ».
En Chine et au Thibet il existe beaucoup de légendes concernant le gin-seng et on pourrait en remplir des volumes.

Bobochine
p59 - La nuit tombait. Le soleil venait de disparaître derrière les pics dentelés du Liao-Line, les ombres nocturnes s'étendaient le long des pentes et à travers les gorges profondes. La chaleur avait diminué et une fraîcheur vivifiante mon-tait du fond de la vallée humide et marécageuse.
Ayant allumé un petit feu de bois devant ma cabane, je faisais mes préparatifs pour ma veillée de guet nocturne. L'obscurité était descendue rapidement et je m'en étais à peine rendu compte que les étoiles brillèrent déjà dans le ciel pâle. Le silence était total, brisé seulement de temps à autre par les cris de l'oiseau de nuit et des hiboux des ma-rais qui s'interpellaient au fond d'une gorge voisine. Je m'apprêtais à me rendre à mon poste lorsque je perçus, avec étonnement, les sons inaccoutumés de voix humaines.
Je me mis sur le qui-vive et, conscient de la sévère loi de la taïga, saisi mon fusil chargé et courus me cacher derrière un arbre. Les cris des hiboux des marais devinrent plus distincts, puis une voix humaine basse résonna dans le silence nocturne. Je n'eus pas longtemps à attendre : bientôt la haute silhouette d'un homme avec un sac sur le dos émergea des ténèbres. L'inconnu resta un instant à l'orée de la clairière puis se dirigea vers ma cabane et, ayant jeté son sac volumineux près du feu se dressa de toute sa taille gigantesque.
— Eh, qui est là ? viens ici! retentit sa basse pareille à un tonnerre. Je reconnus aussitôt mon ami, le chasseur russe Bobochine avec qui j'avais partagé maintes fois les joies et les malheurs de ma vie dans les forêts sauvages de la Mandchourie. Je m'avançai et ma vue sembla fort surprendre Bobochine.
— Tiens, c'est toi, Pince-nez, s'écria-t-il d'une voix à faire trembler les arbres et il me serra dans ses bras robustes.
Après les salutations et les questions réciproques il ajouta :
— Je ne suis pas seul, je suis avec les houndhouzes, mais ne crains rien, ce sont des gens pacifiques, ils ne te feront pas de mal.
Puis mettant le doigt sur la bouche il imita le cri du hibou des marais. On lui répondit de même du fond de la forêt et quelques secondes plus tard un groupe de Chinois armés nous entoura.
— Tu vois, me dit Bobochine, j'avais des bois de cerfs que je portais pour vendre à Hanta-Heza et, chemin faisant, j'ai rencontré ces... Eh, Toun-San, cria-t-il s'adressant à un grand houndhouze qui donnait des ordres aux autres.
Je ne compris pas leur conversation en chinois mais il était clair que le chasseur, en me désignant, faisait des recommandations et Toun-San répondait sans cesse : « sin sin. »
Il y avait une quinzaine de bandits. Leurs vêtements étaient propres et uniformes ainsi que leurs armes. Ils étaient presque tous forts, grands et bien bâtis. L'expression de leur visage était sérieuse, grave même. Ils étaient réservés, silencieux. Sans bruit ils allumèrent plusieurs feux et se mirent à boire du thé. Toun-San disposa lui-même les sentinelles autour du campement et revint vers le feu où Bobochine et moi étions installés sur une peau de cerf. Je renonçai à mon projet d'aller au guet, préférant rester dans cette compagnie si intéressante.
Une dense nuit de taïga nous enveloppa. Les chevreuils brâmaient à proximité, le feu crépitait joyeusement, éclairant les visages des Chinois et les troncs des arbres voisins.
Toun-San après avoir bu le thé que nous lui avions offert, s'assit près du feu,suçant le bout de pierre massive de sa longue pipe. Son visage bronzé était sévère et immobile. Les pupilles noires de ses yeux obliques fixaient la flamme rougeâtre. Tout son être respirait l'autorité et une indomptable force de volonté. Il était le chef de plusieurs bandes qui opéraient au nord de la ligne du chemin de fer de l'Extrême-Orient chinois jusqu'à Saï-Sin, et il était connu et populaire parmi les habitants de la taïga de la région ningoutine.
Pendant que Bobochine préparait un souper consistant en viande de cerf en brochette, je le contemplais avec une curiosité amicale.
Très grand, maigre, avec de larges os, il était d'une force extraordinaire. Sa grande tête surmontait un long cou musclé; il avait les bras et les jambes très longs et sa voix de tonnerre en imposait aux petits trappeurs des «fanzas » chez lesquels il habitait parfois assez longtemps. Il se rasait la barbe et les cheveux avec un morceau de canif cassé qu'il portait dans la poche de sa veste de cuir. Son large visage aux pommettes hautes et au nez aquilin était d'une couleur indécise, étant peu familier à l'eau et au savon, mais subissant par contre l'influence du climat et autres facteurs extérieurs. Ses petits yeux expressifs avaient un regard hardi, provocant; en colère ils brillaient comme ceux d'un loup. Il paraissait avoir quarante ans.
Paysan de Transbaïkalie, il s'était occupé d'agriculture avant son service militaire et avait chassé l'écureuil en été. Après son service il entra au corps des gardes du chemin de fer de l'Extrême-Orient chinois, alors en construction. Son service au corps des gardes terminé, il resta dans la région car il s'était pris de passion pour la chasse, les vastes espaces et la vie libre du trappeur. Excellent tireur, hardi et téméraire jusqu'à la folie, trappeur merveilleux, connaissant bien la taïga il attrapait beaucoup de gibier et gagnait beaucoup d'argent, mais en raison de son tempérament violent et indiscipliné Bobochine était toujours sans le sou et restait un pauvre gueux. Quand il tuait une bête, il la traînait à la gare la vendait pour presque rien et dépensait tout son argent (parfois de fortes sommes) avec des amis dans les tripots et les cabarets de Handao-Hédzy ou de Imianpo. Il buvait sec jusqu'à ce qu'il ne lui restât plus rien, même pas son fusil. Ces bombes se terminaient habituellement par des scandales et des bagarres et souvent Bobochine, ivre mort et complètement dépouillé, presque nu se retrouvait dans la rue où l'avaient jeté ses compagnons. Parfois la chance l'abandonnait complètement et à la fin du compte il se réveillait au violon.
Souvent je devais faire de multiples démarches et assumer toutes sortes de responsabilités pour le libérer et une fois même il fut menacé de réclusion et d'exil.
Après chacune de ces mésaventures et de ces détentions plus ou moins longues au commissariat, il se repentait sincèrement, pleurait à chaudes larmes et jurait de se réformer et de changer de conduite; bien entendu toutes ces bonnes résolutions s'envolaient dès que Bobochine, ayant échangé son butin contre de l'argent se trouvait face à face avec toutes les tentations de l'envers de la civilisation sous forme d'innombrables rangées de bouteilles dans les sales cabarets des stations de chemin de fer.
Ce géant et redoutable chasseur qui luttait contre l'ours en corps à corps un couteau à la main et qui avait abattu d'un coup précis plus d'un roi des forêts, les tigres puissants, devenait faible comme un enfant devant l'attrait de l'alcool. L'ivresse passée et quand il reprenait ses sens il entreprenait alors d'un air morose et renfrogné une série de visites chez tous ses amis russes et chinois qui l'approvisionnaient pour son départ dans la taïga. Une fois dans l'exercice de son métier, il ne se permettait aucun excès, aucune licence et restait en forêt deux à trois mois de suite.
Il y errait passant d'une fanza à l'autre, chassant la bête à fourrure et aidant comme il le pouvait ses amis et collègues qui le respectaient non seulement à cause de ses qualités physiques et morales mais aussi parce qu'il n'avait aucun préjugé de race. Il les traitait sur un pied d'égalité et eux le considéraient comme un des leurs. On l'appelait « Moutze-Bobochka » et il était connu sous ce nom dans toute la taïga depuis la frontière de la Corée jusqu'au fleuve Soungari.
Il s'habillait au petit bonheur : mettant tantôt une veste chinoise et des sortes de guêtres de cuir autour des genoux, tantôt une blouse russe et des bottes vernies, tantôt un bonnet mongol en fourrure, tantôt une belle casquette. Un autre jour il apparaissait les jambes enroulées de bandes trouées et les épaules couvertes d'une longue veste chinoise en loques. Il était toujours en bons rapports avec les houndhouzes; ils le laissaient en paix, le connaissant bien et le craignant un peu.
Il partait toujours seul pour la taïga et n'aimait pas s'y aventurer en compagnie. Il faisait exception pour moi en raison des services que je lui avais rendus. Tel était Moutze-Bobochka que je venais de rencontrer dans ces circonstances inattendues.
Je pourrais raconter toute une série d'épisodes de sa vie si riche en aventures de toutes sortes, mais je n'en rapporterai que quelques-uns.
Parfois, dans un accès de repentir et de bonnes intentions, Bobochine me laissait en dépôt des sommes d'argent assez importantes, me priant de ne pas les lui rendre avant deux ou trois mois. En me remettant le bout de torchon où était enveloppé l'argent il me disait :
— Tiens, Pince-nez, cache cet argent et ne m'en donne à aucun prix, même si je t'en supplie. Tue-moi, mais ne me le donne pas.
Après une scène de ce genre, mon ami disparaissait habituellement pour longtemps. Je ne sais pas où il vagabondait alors; je suppose qu'il allait chasser dans la taïga. Deux ou trois mois plus tard il revenait légèrement éméché et, d'un air gêné, me demandait son argent et répondait à mes protestations et mes admonestations :
— Qu'on boive ou non, on sera toujours foutu! Qu'on le soit au moins en état d'ébriété.
Tous mes efforts pour lui faire comprendre son imprudence et le faire partir restaient vains et il finissait par reprendre tout son argent qu'il allait boire, devenant de plus en plus pitoyable, de sorte que je me laissais attendrir et lui rendais toute la somme.
II m'appelait Pince-nez à cause de cet appareil que je portais, étant très myope. Il tutoyait tout le monde et donnait à tous des sobriquets parfois très spirituels. Malgré ses manières rudes, il était très bon, doux et délicat. Ses camarades disaient qu'il ne « ferait pas de mal à une mouche » et c'était la pure vérité.
Parfois il lui arrivait de donner tout ce qu'il possédait pour aider un besogneux, sans faire aucune distinction entre un Russe ou un Chinois. Cette magnanimité lui avait conquis l'amour et la sympathie générales. Malheureusement dans son entourage se trouvaient des gens qui l'exploitaient, profitant de la franchise, de la bonté et de la douceur de ce géant enfantin.
Bobochine était marié mais sa famille était restée dans son village natal, en Transbaïkalie et il n'en parlait jamais, son attitude envers les femmes était nettement négative.
Au moment où je fis connaissance de Bobochine, ma famille se trouvait en Russie. Il venait souvent me voir et passait parfois une semaine ou plus chez moi, m'accompagnant à la chasse dans la taïga. Me croyant vieux garçon, Bobochine s'attachait de plus en plus à moi. De mon côté je me sentais très lié à ce géant enfantin et je lui découvrais chaque jour de nouvelles qualités. Nous vivions en parfaite harmonie et je remarquai que Bobochine buvait moins et s'intéressait aux livres que je lui prêtais. Il aimait surtout les contes populaires, les fables de Krylov et les Récifs d'un chasseur de Tourgueniev.
Le temps passa.
Ma famille arriva de Russie au moment où Bobochine était parti dans la taïga depuis deux mois. En novembre il réapparut à la gare et, comme d'habitude, vint me voir, ignorant tout de l'arrivée des nouveaux venus.
Dès l'antichambre il cria, selon sa coutume de sa grosse voix :
— Pince-nez, bonjour, je t'apporte de la viande.
Il s'approcha de moi et me serra amicalement le bras près du coude, de son énorme main. L'expression de son visage était joyeuse et moqueuse, sa voix tonitruante et son rire sonore emplissaient toute la pièce, faisant trembler les vitres. Mais au cours de notre entretien, je vis cette expression changer, cette joie disparaître et faire place à l'étonnement et à la confusion. Puis il me fixa, son regard perçant se voila, il sembla comprendre quelque chose et ses yeux bruns pénétrants et profonds me lancèrent silencieusement une sorte de reproche.
— Pince-nez, dit-il il y a une « femelle » chez toi? Je l'ai senti dès que j'ai franchi ton seuil. Adieu. Je m'en vais!
Ceci dit il fit brusquement demi-tour et se dirigea rapidement vers la sortie. Je me lançai à sa poursuite pour le retenir et lui expliquer que c'était ma famille et que son arrivée ne pouvait en rien altérer nos rapports — mais tout fut vain.
Avant de quitter la maison il tourna la tête vers moi et me dit, essayant de maîtriser son émotion :
— Pince-nez, laisse, je t'en prie, laisse.
Je restai abasourdi sur le perron, lui demandant de revenir, de me parler, mais je n'obtins rien. La présence de ma femme l'avait tellement effarouché que toutes mes exhortations restèrent sans résultat.
Ayant fait cent pas, il s'arrêta, jeta à nouveau un regard vers moi, fit un geste de désespoir et disparut derrière un coin. Et je ne le vis plus pendant près de six mois. Un jour je le rencontrai par hasard dans le bourg. Il avait l'air lamentable, sale, en guenilles, à demi-nu, couvert de bleus et de blessures. Il me reconnut de loin et cria d'une voix rauque et ivre : « Pince-nez »... Il roulait au milieu de la rue et jurait terriblement contre les gamins. Ces derniers m'aidèrent cependant à le relever et à le ramener à la maison.
Dans la suite nous sommes retournés maintes fois chasser ensemble dans la taïga le gros gibier et il exprimait son opinion sur les « femelles » d'une façon plus réservée et moins intransigeante.
L'argent et les avantages matériels lui étaient tout à fait indifférents. L'argent ne l'intéressait que pour les possibilités qu'il lui offrait de boire. Déjà à l'époque de son service militaire il avait donné de nombreuses preuves de son désintéressement et de son irréprochable honnêteté. Une fois, le chef de l'exploitation du district l'envoya de la gare de Chan-chi avec une forte somme d'argent jusqu'à Handao-Hédzy. Une bande de dix houndouzes l'assaillit sur la route. Il se défendit à coups de fusil, fut grièvement blessé mais réussit à porter le lourd sac rempli d'or à la gare et refusa même la récompense. Le sac contenait environ dix mille roubles d'or. On lui confiait des dizaines de milliers de roubles mais pas un kopeck ne se collait aux fortes mains calleuses de cet homme. A cette époque Bobochine ne buvait pas du tout, ayant probablement conscience des responsabilités qui pesaient sur lui.
Dans la taïga et à la chasse c'était un compagnon irremplaçable et fidèle, prêt à donner sa vie pour sauver son camarade.
Voici un exemple qui témoigne de ses hautes qualités morales :
A la fin de décembre un groupe de chasseurs professionnels, composé de trois hommes, poursuivait un tigre blessé. Le tigre les attira dans un piège dans une carrière de la montagne et, soudain, se précipita sur un des chasseurs, le faisant rouler sous lui. On ne pouvait pas tirer de crainte de tuer l'homme à la place du fauve. Bobochine passa son fusil au troisième compagnon et, dégainant son poignard, se jeta sur le tigre. Le fauve, furieux, abandonna sa proie et d'un coup de sa patte puissante jeta Bobochine à terre. Dans la lutte qui s'engagea entre l'homme et le tigre, le chasseur, malgré les graves blessures que lui avaient infligées les griffes du tigre, réussit cependant à ouvrir le ventre de la bête avec son coutelas. A ce moment le troisième chasseur, voyant la situation critique de Bobochine, envoya une balle dans la tête du fauve enragé et agonisant. Bobochine fut grièvement blessé aux épaules et à la poitrine, le second chasseur s'en tira avec quelques égratignures et la clavicule brisée.
Bobochine n'attachait aucune importance à ces exploits héroïques et, étant fort modeste, n'en parlait même pas. Il les considérait probablement comme des faits très naturels et ne voyait pas pourquoi ils devaient être prétexte à louange.

Ivan Pletnev
p89 - Le chasseur professionnel Ivan Pletnev vint avec ses chiens de la région d'Oussouri à ]a gare de Handao-Ilédzy pour chasser le tigre avec moi.
Il était connu dans toute la province maritime comme un des meilleurs tireurs et avait abattu plusieurs dizaines de tigres.
Ses chiens qui étaient une race croisée de « laïka » chien de Poméranie au poil blanc touffu et de bâtards étaient entraînés à chasser n'importe quel gros gibier y compris le tigre.
Il amena donc neuf chiens dont trois laïka de pure race et les autres des demi-sang. Les laïka étaient tout à fait blancs, les autres présentaient une grande variété de poil, allant du noir au tricolore.
Pletnev était le type parfait du chasseur professionnel de la Sibérie orientale : de taille moyenne, robuste, les pommettes larges, des petits yeux pâles profondément enfoncés, la barbe touffue et ébouriffée. Il avait les cheveux et la barbe roux parsemés de fils d'argent. Il ignorait son âge exact, mais se souvenait d'être encore enfant au moment de la libération des serfs (1863). Il ne payait pas de mine mais il était solidement charpenté.
Les gelées étaient assez fortes mais il refusa net de loger chez moi dans une chambre, disant que, comme ses chiens, il aurait trop chaud. Finalement je parvins à le convaincre de s'installer dans une grange où il se sentit très bien. Quant à ses chiens, il n'y avait pas moyen de les faire approcher non seulement de la maison, mais même de la grange : la nuit ils couchaient à même la neige.
Tel était le vieil homme de la taïga, Pletnev, avec lequel j'avais erré pendant vingt jours à travers les monts et les forêts de la haute Tai-Line-Hé, à la recherche des fauves rayés.
Une seule fois, avant notre expédition, je réussis à attirer Pletnev à la maison pour lui faire manger des boulettes de viande. Il était assis comme sur des charbons ardents, la sueur lui coulait à grosses gouttes le long du visage; et, après son dixième verre d'infusion de tilleul au miel, il eut besoin d'une troisième serviette pour s'éponger. Comme un ours polaire il ne pouvait pas supporter la chaleur des habitations et ne se sentait à son aise que sous le ciel bleu.
Le froid ne l'atteignait nullement, il ne portait guère de gants et ses mains étaient rouges et chaudes même pendant les plus fortes gelées.
Ses vêtements étaient plutôt légers : des bottes de marais, un pantalon de toile, une veste ouatinée et un bonnet de peau de lynx.
Il appartenait à une secte religieuse toute spéciale, ne buvait ni ne fumait, ne jurait jamais et ne prononçait pas le nom de Dieu. Je ne l'ai jamais entendu proférer un seul juron.
Ayant appris que moi non plus je ne buvais ni ne fumais et ne jurais jamais, il s'en montra fort aise et comme je lui en demandais la raison il me répondit :
— Tu comprends un homme qui fume et qui boit a une mauvaise odeur que la bête flaire de loin. Un tel homme n'a aucune chance à la chasse.
Pletnev, lui, sentait fortement la taïga, la forêt de pins, il était tout imprégné du souffle de la nature vierge.
Mes amis chasseurs de Mandchourie l'appelaient « l'Esprit des bois », et en effet, son extérieur original et sa façon de vivre rappelaient l'esprit de la forêt tel que le décrit la fantaisie populaire.
Parmi les traits particuliers de cet homme, il faudrait noter qu'il n'employait ni sel ni sucre et ne buvait pas de thé. Il remplaçait le sel par l'oignon sous toutes ses formes; au lieu de sucre je lui donnais du miel qu'il mangeait en grande quantité; le thé le dégoûtait mais il prenait avec plaisir de l'infusion de tilleul ou de framboises.
Le passé de Pletnev était obscur. Il ne m'en avait jamais parlé et je ne cherchais pas à me renseigner car cela ne se fait pas en Extrême-Orient. Mais d'après certains indices je pouvais deviner qu'il était originaire du gouvernement de Tambov, qu'il avait été condamné au bagne de Sakhaline et qu'il était ensuite resté en Sibérie comme exilé. Il ne soufflait jamais mot de son passé et était en général réservé et silencieux. Sa famille se trouvait dans la province maritime, dans le district d'Anoutchkine, mais j'ignorais comment elle était composée et ne le lui demandais jamais étant donné sa réserve.
Il aimait la nature à sa façon, admirait ses beautés dont il donnait parfois des définitions très profondes et très justes. Pendant la chasse, il devenait encore plus renfermé et plus taciturne. Parfois nous n'échangions que quelques mots durant toute une journée mais cela n'altérait nullement notre bonne humeur et nos rapports amicaux : nous nous comprenions sans paroles. Nos brèves conversations autour du feu se limitaient aux affaires professionnelles et roulaient rarement sur des sujets abstraits.
D'ordinaire nous passions les longues nuits d'hiver dans la fanza de quelque trappeur, ou près d'un feu joyeux et chacun de nous s'occupait de sa besogne et suivait ses propres pensées.
Les chiens de Pletnev, maussades et taciturnes comme leur maître, étaient très obéissants : ils comprenaient non seulement ses gestes et ses paroles mais même son regard. Ils n'aboyaient qu'après avoir entouré la bête qu'on pouvait bien voir, autrement on ne les entendait pas; aux haltes ils s'enfouissaient dans la neige etpassaient ainsi toute la nuit.
Le chef de la meute était une vieille chienne laïka appelée «la Sorcière ». Tous les chiens lui obéissaient sans broncher; malheur à celui qui n'obéissait pas assez promptement : deux ou trois coups de dents ou même un grognement menaçant suffisaient à remettre le rebelle en bon ordre.
Pletnev ne parlait jamais à ses chiens bien qu'il les caressât souvent. Il ne donnait d'ordres qu'à « la Sorcière » qui les exécutait en conduisant elle-même la meute. Les chiens la comprenaient parfaitement et faisaient de l'excellent travail sous la direction de leur intelligente cheftaine.
On nourrissait les chiens à la chasse même, en leur abandonnant une des bêtes tuées. Pletnev s'approchait du corps, l'éventrait de son coutelas et le désignait à sa chienne en disant :
— Sorcière, prends-le. C'est pour toi.
Cela suffisait : les chiens se précipitaient sur la proie et une heure plus tard, il n'en restait que les os. Mais la Sorcière ne laissait pas les chiens approcher des autres bêtes tuées et si l'un d'eux, par mégarde, se permettait d'en lêcher le sang, la Sorcière lui administrait une véritable raclée.
Presque tous les vieux chiens de cette meute étaient des vétérans du métier, marqués de cicatrices souvenirs des combats avec les habitants sauvages de la taïga. La Sorcière avait une profonde cicatrice au flanc gauche : reste d'un coup de défense de sanglier.
Nous avons passé de nombreux jours et nuits Pletnev, ses chiens et moi à chasser dans les bois de cèdres au sud de la gare de Handao-Hédzy. J'ai des souvenirs ineffaçables de cette époque où j'ai vécu d'une façon si intense et originale au milieu d'une nature sauvage et grandiose; ne pouvant, par manque de place, décrire tous les épisodes et aventures de cette époque, force me sera de me contenter de raconter comment j'ai réussi à photographier un tigre poursuivi par les chiens.
Le 8 novembre nous étions, Pletnev et moi, à cent kilomètres au sud de Handao-Hédzy, dans les contreforts orientaux de la montagne Tatou-Linzy dont le sommet rocheux s'élève au-dessus de tout le haut massif du Liao-Line. Cette énorme masse bleue et blanche, mise en relief par la forêt compacte de cèdres dans sa partie inférieure, se détachait violemment sur le ciel sans nuages. Au-dessous de nous, dans les gorges profondes et pierreuses du Tai-Line, les chiens poursuivaient un troupeau de sangliers que nous avions levés sur le versant ensoleillé où ils se reposaient. Les bêtes se dirigeaient à l'est et montaient vers la crête où nous nous hâtions d'arriver, Pletnev et moi, pour leur couper la retraite.
Dans l'air pur et froid retentissait parfois l'aboiement lointain des chiens qui tantôt encerclaient le troupeau, tantôt se lançaient sur ses traces. Nous nous arrêtâmes sur la crête parsemée de rares arbrisseaux de chênes pour attendre l'apparition du gibier. Le troupeau était fort nombreux (il y avait au moins deux cents bêtes), les sangliers avançaient lentement, s'arrêtant et se défendant contre les chiens qui les harcelaient. Nous étions à deux kilomètres de distance du troupeau. Entre nous et lui s'élevait une crête étroite, escarpée et rocheuse que les bêtes devaient escalader pour arriver jusqu'au bois de cèdres qu'ils semblaient vouloir atteindre.
Nous nous trouvions à l'orée d'une petite clairière,prêts à les accueillir. Mais le troupeau disparut derrière la paroi de la crête et l'aboiement des chiens cessa immédiatement.
Quelques minutes angoissantes passèrent. Puis la voix de la Sorcière retentit, suivie de celles d'autres chiens, mais leurs aboiements étaient indécis et peureux.
— Ils n'aboient pas contre les sangliers, dit Pletnev, écoutant attentivement les sons qui venaient de derrière la roche.
L'aboiement des chiens s'éloigna, devenant plus sourd. Le troupeau semblait courir le long de la chaîne, s'éloignant de nous pour aller vers le pied du Tatou-Dinzy.
Pour diminuer la distance qui nous séparait du troupeau, nous commençâmes à gravir rapidement la crête, espérant apercevoir des bêtes d'en haut. J'étais sûr que les chiens chassaient toujours les sangliers, mais Pletnev en doutait sans savoir cependant s'il s'agissait d'autres animaux.
Nous courions sur la crête même, sautant les rocs, les buissons et les amas de branches cassées au risque de nous briser la tête ou les membres, mais la passion de la chasse nous poussait et ne nous permettait pas de ralentir.
La meute approchait, on distinguait les voix des vieux chiens et l'aboiement plaintif et aigu des jeunes. Le soleil était brillant; sous ses rayons la neige était si étincelante que cela faisait mal aux yeux. Les minutes traînaient comme des heures. Les chiens d'avant-garde apparurent dans la forêt. Nous nous attendions à découvrir les sangliers présumés mais à travers les broussailles on n'apercevait que les chiens qui couraient et s'agitaient.
— Attention. C'est un tigre, s'écria soudain Pletnev en écartant ses jambes tordues et en mettant en joue.
Ce fut alors que je vis le fauve avec les rayures caractéristiques sur sa peau jaunâtre. Il suivait la piste des sangliers, allant vers le col; ses mouvements étaient lents et calmes; les chiens, à ses trousses, l'obligeaient de s'arrêter de temps à autre : il tournait alors la tête et d'un rugissement menaçant chassait les bêtes les plus insolentes : on voyait alors l'air s'échapper sous forme de flocons de vapeur de sa gueule à demi ouverte dont les crocs coniques étincelaient. Les chiens s'écartaient, se tenant à une bonne distance du fauve.
Nous voyions à travers le bois et le fourré toutes les péripéties de cette courre. Ivan ne tirait pas, ayant l'intention de laisser le fauve venir plus près. Quant à moi je visai avec mon kodak.
La confiance que j'avais en mon camarade me donnait le calme et l'assurance nécessaires en pareilles circonstances. Ayant repéré la bête dans mon viseur, je n'attendais que le moment propice pour prendre ma photo.
Finalement le tigre poursuivi sortit de la brousse sur le col et s'arrêta à cinquante pas de nous. Les chiens le relançaient en aboyant et en glapissant. Sa belle et puissante tête tournée vers les chiens, il poussa un rugissement sourd et menaçant. Sa queue souple et touffue s'agitait nerveusement, ses oreilles étaient collées à sa tête. Visiblement excédé il était décidé à agir et à se jeter contre la meute.
On ne pouvait plus attendre. Je pressai sur le déclic de l'appareil presqu'en même temps que partit le coup de feu de Pletnev. Le fauve bondit en avant et tomba en piquant une tête dans la neige.
Lâchant mon appareil j'épaulai mais ce n'était guère nécessaire : les mouvements convulsifs des pattes et de la queue témoignaient de l'agonie du tigre.
J'abaissai mon arme en jetant un regard sur Pletnev qui restait tranquillement sur place et nettoyait son fusil.
— Ça va venir tout seul, dit-il calmement, désignant le fauve d'un geste; ne t'approche pas de lui, ne le dérange pas; on verra bien quand il sera mort.
En effet, au bout d'un instant les convulsions ayant cessé, la queue s'étendit immobile sur la neige, les oreilles qui auparavant étaient collées à la tête se redressèrent et ne bougèrent plus : c'était clair; il était mort.
Après le coup de feu les chiens, qui se tenaient à une distance respectable s'élancèrent vers le tigre mais la Sorcière les retint d'un grognement menaçant et ils se couchèrent dans la neige à dix pas du fauve qu'ils fixaient de leurs yeux des faisans tapis dans les joncs. J'étais triste, ayant la sensation de perdre un ami. L'âme intègre et la nature pure et spontanée de cet homme simple qui savait à peine lire et écrire avaient produit sur moi une impression inoubliable. Aujourd'hui encore, l'image d'Ivan des Bois, ancien bagnard et exilé reste vivante devant mes yeux, ressuscitant un passé plein de force, d'énergie et de jeunesse.

 

 

 

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