Sybille Bedford (1911-2006) |
Née en 1911 à Charlottenburg (Allemagne), Sybille Bedford passe toute son enfance avec son père et développe grâce à lui une passion pour les grands vins dès son plus jeune âge. A sa mort, elle retrouve sa mère. Cette dernière l’emmène partout en Italie, en France et en Grande-Bretagne.
Au début des années 30, la mère et la fille s’installent à Sanary. Sybille
Bedford y rencontre de nombreux écrivains et à partir de 1933, des auteurs
allemands trouvant refuge en France comme Thomas Mann, Bertolt Brecht, Lion
Feuchtwanger, Ernst Toller et Julius Meier-Graefe qui furent ses « mentors,
exemples, séducteurs et amis ». Elle fait à cette époque la connaissance d’Aldous
et Maria Huxley qu’elle considérait comme ses vrais professeurs et amis très
proches.
Elle épouse Walter Bedford pour devenir citoyenne britannique mais le mariage
fut de courte durée. Sa joie de vivre se retrouvait dans une curiosité sans
limite envers les autres, un amour profond de la nature et son goût jamais
démenti pour les grands vins.
En 1953 elle entreprend avec une compagne de route la visite du Mexique, s'y déplacer est difficile, rien n'a vraiment changé depuis Zapata, mais les rencontres sont de toutes sortes et particulièrement exotiques. Morelia lui remémorera Avila en Espagne, le voyage et le séjour à Mazatlan furent catastrophiques, Guanajuato sympathique, Querétaro permet l'évocation de figures historiques.
p104 - Nous avons goûté aux joies de la campagne : nous repartons. Deux jours après notre escapade à Cuernavaca, nous embarquons dans un autobus. Nous sommes assises à l'avant; nos bagages ont été jetés sur le toit: nos compagnons de route sont des Indiens très bien élevés avec de petits animaux de ferme sur les genoux. Le car fait un bruit de carrosserie, et quantité de médailles et d'ex-voto cliquettent au tableau de bord. Ce soir. si Dieu le veut, nous arriverons dans une ville du nom de Morelia. De là. nous nous rendrons au bord d'un lac. En attendant, comme dans une farce. nous sommes secouées à travers collines et vallées, prés verdoyants, manguiers, vergers gorgés de fruits, brefs et surprenants villages de huttes en terre dominés par les deux tours d'une église, où les cochons détalent avec des cris stridents, où une façade baroque étincelle un instant au soleil – on roule, on roule, on monte, on descend, on monte, on descend. Les parfums de l'été qui s'engouffrent dans les fenêtres ouvertes nous enivrent.
Puis, quand il ne semble plus y avoir de raison de s'arrêter, on s'arrête. Dans
un village qui ne porte pas de nom. Les passagers descendent de l'autobus pour
disparaître à l'intérieur d'une hutte à renseigne de Coca-Cola. J'interroge le
chauffeur sur la durée de l'arrêt.
– C'est pour manger.
– Combien de temps ?
– Le temps de manger.
E. me lire par la manche.
– Je vous en prie, venez m'aider, je ne comprends rien à ce que veulent ces
darnes à pince-nez.
Deux petites dames âgées honorablement vêtues de noir, aux visages lisses et
bien lavés, sont restées assises à leur place. Elles demandent à E. d'aller leur
chercher un peu de bouillon et des tortillas. L'une d'elles a déjà sorti un
porte-monnaie de ses jupes. Je prends la relève et accepte le billet qu'elle me
tend.
– Bien sûr, mais où ?
– Mais au buffet, bien sûr.
Nous essayons la hutte à tout hasard. Derrière, nous découvrons une cour de ferme où des tables ont été dressées de façon plaisante sur des tréteaux, manifestement en vue d'une petite collation. Nous nous asseyons à l'ombre d'une glycine. Autour d'un brasero, on vous sert efficacement mais sans hâte du bouillon de poulet. du ragoût, des légumes et des fruits. Des denrées simples et bonnes, que nous mangeons de bon appétit. Mais, avant tout, je vais apporter deux tasses de consommé et mie pile de tortillas aux dames de l'autobus. Chose curieuse, elles ont l'air tout à fait valides. Peut-être sont-elles trop pauvres pour s'offrir un repas entier ? Cette possibilité nous laisse songeuses, et un vague sentiment de culpabilité vient gâcher un peu le plaisir de cette halte au soleil.
Juste avant le départ, je rapporte les tasses des petites (lames de l'autobus et leur rends la monnaie. Elles ont bu le bouillon, mais mis de côté les tortillas. En me remerciant, l'une d'elles m'explique que leur ordre leur interdit d'entrer dans les restaurants.
Maintenant, tout est clair. Ce sont des religieuses qui voyagent dans des
vêtements laïques pour se soumettre à la loi. Même le port du faux col est
interdit en public. Cette nuit, sans doute. ces femmes reprendront l'habit. De
nouveau nous avons un peu pitié d'elles : leur position équivoque, la frugalité
de leur repas.
Dès que le car s'ébranle, la plus petite des soeurs tire un grand panier d'osier
de sous son siège, étend une serviette d'un blanc de neige sur leurs genoux à
toutes les deux, et sort une boîte de conserve que mon oeil de gourmet identifie
comme de la terrine de gibier. Elles ouvrent la boîte, tartinent leurs
tortillas, et lentement, proprement, élégamment, se mettent à manger. Une fois
la boîte vide, un poulet rôti entier fait son apparition sur un plat. Elles le
consomment saris se presser. en nettoyant bien les os. Les collines de la sierra
Madre se suivent et se ressemblent, les barrancas deviennent plus vertigineuses,
le maïs cède la place aux sapins et les sapins aux cactus. Nous avons traversé
la Lerma et le Tuxpân qu'elles n'ont pas encore découpé leur gâteau, ni ouvert
le bocal de pêches au sirop. S'ensuit un défilé de bananes, de noix, de dattes.
Les autres passagers, toujours bien élevés, font semblant de ne rien voir, E. et
moi sommes les seules à suivre chaque bouchée, comme des chiens assistant au
repas de leurs maîtres. Entre les plats, elles boivent de longues goulées à une
bouteille d'orangeade. Après quoi, viennent le thermos de café et un extra sous
la forme d'une boîte de chocolats à la menthe, non pas tirée du panier. celle-là
: la plus grande des deux soeurs l'avait cachée sous ses jupes. Elle l'offre à
la plus petite d'un air cérémonieux. La plus petite lui rend la politesse avec
des biscuits sucrés dans un sachet de papier. Elles vident tout, s'offrant
mutuellement boîte et sachet chaque fois qu'elles se servent. Elles ne
prononcent pas un mot. Une fois la dernière miette léchée sur le bout des
doigts, elles sortent leur chapelet, joignent les mains et ferment les yeux.
– L'Église peut tout à la fois dormir et se rassasier, me dit E., qui commence à être un peu fatiguée.
La nuit était tombée depuis un certain temps déjà quand l'autobus encore une fois s'arrêta au moment où nous nous v attendions le moins. 11 pleuvait, et nous étions aux abords d'une ville. Une grosse automobile vint enlever les bonnes soeurs qui furent englouties par les ténèbres. Les passagers se dispersèrent. Le chauffeur avait disparu, nous laissant au milieu d'une meute de mains tenaces et de bras qui s'agitaient.
- ¿¡Un quinto!¡ Señora!¿ Un quinto?
- ¿Quieren un cargador?
– ¡Señoras! Señoras...
– ¡Una carida por amor de la Madre de Dios!
– Un quinto...
- ¿Cargador?
– ¡Señoras!
– El cargador soy yo.
– Una caridad... ¡Señoras!
– Para mi.
– ¡Para mi!
– ¡Para mi!
La pluie a cessé. L'air est automnal, presque vif. Les feuilles ruissellent, et
il flotte une odeur de feu de cheminée. Des rues grises, à colonnades. Je
pénètre dans une entrée éclairée et dis à voix haute :
- ¿Tienen habitaciones? Quiero clos cuartos con une cama cada.
Et me saisit une si forte impression de déjà-vu que je reste clouée sur place, attentive à ne pas tirer les fils qui pourraient faire ressurgir le passé. Puis les brunies de l'incertitude se lèvent sur un souvenir hors de propos, intact.
Avila. Nous étions quatre en ce temps-là : un romancier adulé par ma génération qu'il avait éblouie et conquise en lui ouvrant d'une plume aussi élégante qu'érudite la voie de la désillusion : sa femme que tous leurs amis adoraient: et une jeune femme, américaine, au beau et mystérieux visage étrusque, à l'expression songeuse et lointaine, dont la principale préoccupation semblait être la propreté du lait. Nous étions tous installés en Provence, mais cet automne-là – c'était l'année avant la guerre civile –, parce que nous voulions voir le Prado et que certains d'entre nous avaient fait entreprendre des travaux chez eux, nous nous étions mis en route pour Madrid. A cette époque nous étions déjà inquiets, mais nous n'avions pas encore peur. Nous aimions beaucoup discuter politique et nous nous plaisions à croire que c'était par goût, et non parce que nous n'avions pas le choix. A cette époque aussi on pouvait encore. sans être riche ni se ruiner, voyager confortablement en Europe en profitant des bonnes choses de la vie. Ce n'était évidemment plus le bon vieux temps d'avant la guerre de 1914 où, paraît-il, n'importe quelle auberge de France vous servait pour cinq francs une omelette, une bouteille de bordeaux et une volaille rôtie: en ce temps-là on traversait le continent sans passeport, avec une poignée de souverains en poche. Mais à l'époque dont je parle, hôtels, restaurants et le train en seconde jusqu'à Florence étaient encore à la portée des bourses les plus modestes: un jeune homme ayant réussi à réunir deux cents livres pouvait passer facilement une année à Paris sans se soucier du lendemain. C'est ainsi que nous avions quitté nos logis respectifs le matin, déjeuné au soleil sur le port de Marseille, pris une voiture pour l'aérodrome et cru nous évanouir à la vue de la croix gammée sur la carlingue de notre avion. Il était hors de question de prendre un vol de la Lufthansa. Nos billets indiquaient Air France, mais il n'y avait pas de vol Air France ce jour-là. On nous trouva un avion espagnol à destination de Barcelone. Ce serait mentir que de parler d'un voyage sans incident. Tout d'un coup, notre avion perdit de l'altitude. Pendant une demi-heure, nous finies du rase-mottes au-dessus des falaises de la Costa Brava. la côte la plus accidentée de la Méditerranée...
Chacun d'entre nous à sa manière se prépara, ou plutôt ne parvint pas à se
préparer à mourir. Puis ce fut l'atterrissage des Allemands coiffés de
casquettes de la Lufthansa vinrent nous aider à débarquer avec des sourires
narquois. Le soir même, nous dînions au premier étage du Café de la Plaza de
Cataluna. Quelqu'un venait de lancer une bombe. I :n tramway avait été renversé:
des innocents étaient blessés: la police avait dressé un barrage.
– L'incapacité de l'espèce humaine à tirer les leçons de l'expérience est tout
simplement hallucinante, déclara le romancier de sa belle voix claire et sonore.
Tout le monde sait parfaitement que ces bombes artisanales ne valent rien. Ça ne
les empêche pas de continuer à en poser.
– Ils font ça pour le geste.
– Pour le geste ! Ma chère, mais c'est tellement puéril.
– Pourtant il faut avouer que les Espagnols font tout leur possible pour s'en
sortir, observa la jeune Américaine. Ils envoient leurs enfants à l'école et, le
mois prochain, pour la première fois, les femmes vont voter.
– Ce qui annonce sans doute le retour du cléricalisme.
– Pourquoi ? Vous pensez que les femmes espagnoles ne savent pas ce qui est bon
pour elles ?
– Si elles le savent ? Dites-moi un peu : qui sait ce qui est bon pour lui ?
La conversation roulait ainsi sur la République espagnole, l'Allemagne, le réarmement. Nous parlions à bâtons rompus, comme on le fait entre gens qui se connaissent bien à propos de n'importe quel sujet brûlant, en évitant d'aborder les vrais problèmes. Que nous eussions tous en horreur la violence et le totalitarisme allait de soi. Mais comment v faire face ? L'Américaine, mise au pied du mur, aurait peut-être avoué que parfois, malheureusement, certaines fins nécessitaient certains moyens. Quant à moi, et en cela je n'ai d'ailleurs pas changé, j'étais une libérale convaincue. Mais les libéraux étant par définition anti-totalitaires, leur position est ambiguë : je me surprenais parfois à manquer de libéralisme et souvent à me désespérer. Le romancier, pour sa part, voyait plus loin que tout le monde. mais s'abstenait du moindre commentaire : lui était un sage, un homme doué d'une intelligence supérieure, et qui avait beaucoup médité sur la folie des hommes.
Mais ce soir-là, le rationalisme bienveillant, semblait-il. n'était plus de mise
: il y avait beau temps qu'il avait eu son heure de gloire et rencontré ses
limites l'homme était sans défense, il devait donc être aidé, et s'aider
lui-même. Cela ne fut pas formulé de façon définitive, et j'ai oublié les mots
qui furent exactement prononcés. sauf qu'à un moment, l'Américaine s'était
exclamée d'une voix exaspérée :
– Alors. si ça n'a pas de sens non plus, que proposez-vous ? Sur quoi la femme
du romancier avait dit :
– Oui. mon chéri, que ferais-tu ?
Sa réponse fut troublée par des pensées souterraines, non encore formées, par des conclusions fragiles qui demeuraient voilées, et par quelque chose que nous étions trop étonnés pour reconnaître comme étant de l'espoir.
Nous nous sommes tout de suite hérissées, muettes. accablées. comme si nous venions d'être parachutées au beau milieu d'une secte religieuse. Puis on nous servit notre paella, et l'affaire s'arrêta là. Nous voilà piochant dans la montagne de riz au safran, buvant de la manzanilla et bavardant de choses et d'autres. Il n'empêche, à maintes reprises, le fil de la conversation nous conduisit au bord d'une déplaisante découverte. Une ou deux fois, en effet, toujours de sa voix élégante et polie, le romancier laissa tomber un mot qui appartenait au vocabulaire navrant d'une certaine littérature. Le Soi. le Tout. l'Un... Dans une bonne paella le riz est sec et granuleux: chaque ingrédient doit avoir été frit, cuit à la vapeur ou grillé à point. En l'occurrence, cette paella était parfaite. Les moules charnues luisaient dans l'entrebâillement de leurs coquilles lustrées, les piments jaunes et verts coupés en lamelles avaient un léger goût de brûlé.
Vous tombaient sous la dent des morceaux de porc frits
aussi sucrés que des noisettes, des crevettes tendres sous leur carapace
croustillante, des haricots verts fins presque crus et d'inattendus et explosifs
bouts de chorizo. Et nous n'arrivions pas au bout du plat. Je m'abandonnai
autant que possible aux plaisirs de la table, avec joie d'abord, puis avec
ténacité. Probablement une façon de nous protéger contre ce dont nous n'osions
parler, une façon aussi efficace que la passion politique.
– Vous ne croyez tout de même pas à toutes ces sornettes ? s'exclama
l'Américaine.
Et une fois de plus, la réponse du romancier fut équivoque. Nous avons brandi Voltaire. Atterrées devant cette désertion de notre bastion intellectuel, nous avons cité ses propres phrases au romancier. Nous étions abasourdies, furieuses. Nous ne (levions retrouver notre calme que sur les ramblas. Le lendemain matin. nous prenions un vol Air France pour Madrid.
L'air v était plus dégagé. Madrid avait la gaieté d'une capitale très animée et la taille d'une ville de province. C'était agréable, mais nous vivions séparés. L'hôtel se trouvait en face du Prado et, chaque matin de bonne heure, nous allions nous perdre dans ses prodigieux corridors. Le Greco me fascinait particulièrement. Il s'agissait de ma première visite dans ce musée, et j'étais très jeune; cramponnée à un ouvrage de Meier-Graefe, je me laissais dûment captiver. Je trouvais Vélasquez somptueux, mais restais aveugle à sa subtilité. Les autres découvraient la stupéfiante gamme de Goya, qui peint parfois comme Reynolds, parfois comme Watteau, parfois comme Daumier; il a tour à tour représenté des fêtes galantes, des personnages de haut rang, et les atrocités du XVIIIème; il a vu assez du siècle suivant pour survivre de onze ans à Jane Austen et d'un à Beethoven. Nous rentrions à l'hôtel à trois heures, excités, affamés de discussions, les yeux fatigués d'avoir trop regardé – il faisait gris, et le Prado était mal éclairé et nous prenions un long et bon déjeuner espagnol dans la salle à manger où même après quatre années de République, nous étions encore les seules femmes respectables; puis nous nous retirions pour écrire nos lettres, lire l'admirable chapitre sur l'Espagne de Buckle dans une édition de poche, et les réclames pour des massages – gran reaccion garantie – dans les journaux madrilènes. Plus tard, à l'heure où commençait l'animation nocturne, nous sortions. A dix heures, nous allions au théâtre. Les pièces se ressemblaient toutes : un salon obscur. de merveilleux acteurs. une intrigue plutôt mince que personne n'arrivait jamais à comprendre, et un bavardage sans fin. Nous avons loué une voiture pour nous rendre à l'Escurial et pique-niqué dans la sierra de Guadarrama, mais nous ne songions qu'au lendemain, et notre sommeil était troublé par la vision de don Baltasar seul au milieu de son manège, de jeunes filles enrubannées faisant rebondir un arlequin dans un drap, et de saints partant en fumée dans des flammes de soufre et d'étneraude qui montaient jusqu'au plafond de l'hôtel Colon.
Trois semaines de ce régime. Novembre nous vit partir pour une courte visite de
Tolède et Ségovie, aujourd'hui encore d'authentiques villes castillanes
empreintes de mélancolie et débordantes de vitalité. Nous y vîmes des merveilles
impérissables et beaucoup de choses qui ne valaient rien. C'est ainsi qu'un beau
soir pluvieux, nous débarquâmes dans une auberge d'Avila. L'Américaine, à
l'inspection de la literie, conclut que nous ne serions pas les premiers à
coucher dans ces draps. Horreur. L'épouse du romancier le prit plutôt mal et.
comme personne ne répondait à ses coups de sonnette, persuada son mari de
descendre. Nous nous tenions toutes massées sur ses talons. Une fois devant le
bureau de la réception, il se tourna vers nous et s'enquit de sa belle voix :
– Mes amies, en quels termes dois-je présenter la chose ? Rien de mieux pour
vous couper le sifflet. Après ce qu'elle avait vu, l'Américaine était restée
frappée de stupeur. Je m'en fus donc en ville chercher un hôtel plus propre. Il
avait cessé de pleuvoir et l'air embaumait le feu de bois. Des rues grises.
enfermées entre les murailles des immeubles. J'avais ainsi pénétré dans une
entrée bien éclairée et appelé :
– ¿Tienen habitaciones? Quiero dos cuartos con dos camas cada.
Ils n'en avaient pas. Seulement une suite de six chambres correspondant les unes
avec les autres, munies chacune d'un berceau et de trois lits supplémentaires.
Je fis le tour des auberges de la ville, peu enthousiaste à l'idée de quitter la
rue, ouverte aux sensations que procure le fait de se trouver dans un pays
vaste, singulier et, qui malgré les regards indiscrets, les gestes aguicheurs.
les mendiants, était resté fidèle à lui-même, n'avait pas été passé au peigne
fin comme l'Italie ou la France un pays fermé, le seul parmi les pays latins à
garder encore des secrets, le seul où la logique connût des dérapages déments. A
mon retour, les draps avaient été changés, et tout le monde s'était calmé;
l'incident était clos, ravalé au rang de dérisoire mésaventure dans la ville de
sainte Thérèse. Le lendemain, il v eut de nouveau tout un remue-ménage parce que
je croyais avoir perdu une bague dans le lavabo. C'en était trop, décidément.
Nous louâmes une voiture pour Madrid et, peu après, nous étions de retour en
France, patrie du bon sens, de la veuve compétente et terre à terre, où une
porte doit être ouverte ou fermée et où tout nous parut dans les premiers temps
trop évident et plat. Puis nous nous sommes réhabitués et nous avons oublié.
Depuis, je n'ai plus remis les pieds en Espagne.
Sous le soleil matinal, Morelia ne ressemble ni à Avila ni à la Castille en
automne. N'empêche, elle reste très espagnole. Une petite ville de moins de
cinquante mille âmes, d'architecture homogène, aux longues arcades et aux
façades XVIIIème, massive, grise, belle, entourée de ces huttes de terre qui
marquent brutalement le début de la campagne. Après Mexico, on se sent au calme
dans cette ville si sereine de jour et si mélancolique de nuit. Il n'y a pas
grand-chose à voir. Du haut du toit de l'hôtel, la vue est féerique. Des
polychromes du décorent la cathédrale du sol au plafond. Le Christ est coiffé
d'une perruque en vrais cheveux, les larmes des saints sont des perles de verre.
le sang des martyrs des losanges de cire écarlate, et toutes les images ont été
polies à force de baisers. Avant l'Indépendance, Morelia s'appelait Valladolid,
Valladolid de Michoacân. Oui, c'est très espagnol, mais ce n'est pas l'Espagne.
A l'instar des puritains en Nouvelle-Angleterre, les Espagnols ont laissé leur
marque au Mexique. Les uns comme les autres se sont installés dans des régions
dont le climat et le paysage leur rappelaient le pays natal. Les uns comme les
autres y ont implanté leurs langue, religion et architecture. Mais contrairement
aux puritains, les Espagnols n'ont pas éliminé tous les Indiens. En fait, ce
sont les Indiens qui les ont quasiment éliminés. Il ne resterait, paraît-il, que
quarante mille Blancs contre trois millions d'Indiens et dix-sept millions de
Mestizoz, et un bon nombre de ces Blancs ne seraient blancs que par la grâce de
la poudre de riz.
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– Mais cette malle est fermée à clé.
– Ils mettent des bandes sur tous les bagages. C'est le règlement.
– Je comprends pourquoi les voleurs préfèrent tout emporter. Et ce train ? Il a
déjà une heure de retard.
– Ne vous inquiétez pas pour le train, Señora. Le train ne partira pas tout de
suite. Il ne part jamais sans tout le monde. C'est un train très regular.
Les employés avaient allumé une lampe à alcool et faisaient tomber des gouttes de plomb fondu sur les bandes de métal récalcitrantes. Le plomb brillant creusa un petit trou dans l'osier de la malle. Les employés v versèrent un peu d'eau d'une carafe. Le propriétaire de la malle. tout excité, gloussait de rire.
Je pris la résolution de réciter Lycidas, d'un bout à l'autre, très lentement,
en ne levant les veux qu'à la fin. Tout d'un coup, le porteur me prit par la
main.
– Venez ! s'écria-t-il.
Il tirait violemment sur la malle.
– Venez ! Le train !
Nous franchîmes le portillon en courant. Le train s'ébranlait. On me poussa à
l'intérieur. Deux voitures plus haut, quelqu'un aidait E. à descendre. Nos
bagages à main formaient de petits tas dispersés çà et là sur le quai. Je voulus
sauter. Le porteur se mit à hurler, E. m'aperçut, et quelqu'un l'aida à remonter
en voiture. Deux parfaits inconnus s'emparèrent de la malle à pleins bras et, en
courant, la poussèrent dans une portière ouverte. D'autres gens qui se
trouvaient là ramassèrent sacs et machines à écrire pour les lancer dans
l'ouverture des fenêtres. Des billets de banque flottèrent dans le vent qui
forcissait avec la vitesse.
Nous attendîmes de nous retrouver, E. et moi, pour nous asseoir.
– Vous aviez les passeports.
– Vous aviez les billets.
– Vous aviez l'argent.
– J'aurais été obligée de descendre à la première station, déclara E., pour
téléphoner au consulat américain et à don Otavio.
– Votre première station, ma chère, est à neuf heures d'ici, à Tepic, dans les
Tierras calientes. Tepic, je viens de l'apprendre, veut dire pierre dure en
nahua.
– Don Otavio n'était guère enthousiaste à propos de Mazatlàn, dit E.
Franchement, S., je crois qu'aucun port tropical, si oublié qu'il soit, ne vaut
ce que nous endurons.
– Allons déjeuner, dis-je.
Le pullman était occupé par une catégorie de gens que nous n'avions rencontrée ni sur les marchés, ni dans les autobus, ni à San Pedro Tlayacàn. Le genre de population que don Jaime nous avait décrite comme portant des chaussures depuis peu de temps : des petits-bourgeois mexicains, tous mestizos, produits relativement récents de la civilisation urbaine. Les hommes avaient les hanches larges, la chair flasque et ils transpiraient: les filles étaient jolies; les femmes de plus en plus grosses à partir de dix-sept ans. Chaque famille avait apporté des fruits, un stock de bonbons et une bouteille de tequila. Tout le monde était poli, suffisant, réservé. Aucun passager n'en croisait un autre dans le couloir sans échanger les compliments d'usage. Quelqu'un venait-il à trébucher sur notre malle (qui obstruait malencontreusement le couloir), il ou elle se confondait en excuses. L'air résonnait de Dispénseme, con permiso, si Vd. lo permite, a sus ôrdones, servidor di Ustéd. En face de nous étaient assises une énorme mestiza dont le menton regorgeait de plis violets et ses deux filles, jeunes, affligées de problèmes de peau, et qui passaient leur temps à se poudrer. E., qui était une adepte de la Bibliothèque Rose, les surnomma madame Crapaude et ses deux filles laides. Dehors, les vallées défilaient dans le soleil de septembre : plantations de tabac, de tequila, maïs, mangues, encore du maïs. L'après-midi n'en finissait pas. E. lisait Persuasion. Mme Crapaude engagea avec moi une conversation assommante; ses filles se pomponnaient. Nous traversions une région volcanique, inculte et déserte, semée de tumulus et de crevasses de la couleur et la texture de la pierre ponce. Puis le paysage s'élargit pour devenir carrément panoramique, sans premier plan : des nuées et des nuées de pics montagneux et, à la limite des rails, un abîme de plusieurs centaines de mètres. Soudain le train ralentit, piqua du nez et se mil à descendre dans le grincement des freins les flancs de la sierra Madre occidentale.
Les deux filles laides de Mme Crapaude se mirent à pousser des cris perçants.
– Je suppose que c'est une grande prouesse technique, dit E. Nous avons eu le
même problème dans les Rocheuses. Aucune voie ferrée ne supporte longtemps de
telles tensions. Vous rappelez-vous la catastrophe ferroviaire du col du
Colorado en 1939?
Quand vous regardez une carte, le Mexique ressemble à un grand poisson sans tête, entaillé en son milieu. Sa forme, comme sa situation géographique, évoque plus ou moins celle de l'Italie, sauf que le Mexique est environ sept fois plus grand. Tout comme dans la péninsule Italienne, le nord du pays se rattache au continent, et le sud se prolonge dans la mer. Tout comme l'Italie, le !Mexique est large en haut, puis de plus en plus étroit; et il est flanqué de deux longues bandes de littoral. Mais contrairement à celles de la botte, ses lignes ne sont pas droites, elles sont courbes comme le dos d'un dauphin. Et enfin cette péninsule n'en est pas une : la queue du poisson ne trempe pas dans l'eau, mais rejoint l'Amérique centrale grâce à une courte frontière fourchue avec le Guatemala et le Honduras britannique.
On a pourtant bien dans ce pays la sensation de se trouver sur une péninsule. Le Mexique est souvent considéré comme un pont entre le continent nord-américain et l'Amérique centrale, ce qui est d'autant plus trompeur que les habitants semblent convaincus de se trouver en Amérique du Nord. Mais le concept de pont implique une unité et une régularité inconcevables en terre mexicaine. Les cieux tiers de la longueur du pays sont occupés par le plateau (encore un terme trompeur), relativement facile d'accès depuis le nord. On disait jadis qu'il était possible de descendre du Texas au Mexique dans une voiture tirée par quatre chevaux, sur une voie large de plusieurs centaines de kilomètres qui s'élève en pente douce à partir du niveau de la mer. Il n'en est pas de même au sud, où la voie est plus étroite, très abrupte et sillonnée de cañons. Il existe une seule et unique route – une route récente. Et bien entendu le plateau n'est pas nivelé, il ne fait que servir de contrefort à d'autres montagnes. La surface de ce singulier plateau est entaillée de gorges, balafrée de ravins, trouée de gouffres, obstruée par des volcans, et traversée, plaine après plaine, de chaînes montagneuses transversales. S'il n'est pas commode d'y accéder quand on vient du nord, celui qui veut l'aborder par l'ouest ou par l'est se heurte à la muraille infranchissable des deux stupéfiantes sierras qui plongent perpendiculairement dans la mer. Inversement, celui qui veut gagner la côte à partir du plateau ne peut le faire qu'en franchissant des cols vertigineux.
Bientôt les ténèbres vinrent jeter leur voile miséricordieux sur les secrets de cette descente, mais rien ne vint adoucir les images cruelles qui remontaient à la mémoire d'E., souvenirs d'un siècle de catastrophes ferroviaires.
Je passai la nuit allongée dans ma couchette du haut, en face de celle où
s'étaient serrées les filles de Mme Crapaude, à somnoler, ne dormant qu'à
moitié, lucide et solitaire. Le train tressautait, penchait, s'arrêtait; nous
franchissions pas à pas un des cols les plus déserts du monde. Que diable
allais-je chercher dans cette galère ?
Nous devions arriver à Mazatlàn à cinq heures du matin, ce qui en soi ne
prédispose guère à une bonne nuit de sommeil. Les arrêts devenaient de plus en
plus longs. Finalement, résignée à être en retard, je m'endormis. Des bruits de
voix m'éveillèrent.
– Ça ne passe pas, entendis-je. La voie a été emportée; il faut rebrousser chemin.
Et en effet, au bout d'un moment, le train se mit à marcher à reculons. Comme on étouffait dans les couchettes, chacun fut debout à six heures, habillé, poisseux – pour ceux qui désiraient se laver, un filet d'eau coulait dans des toilettes puantes – et prêt à faire face. Faire face à quoi ? Personne n'en savait trop rien. Une panne de locomotive, selon certains. Un pont écroulé. Des inondations. Même si la saison des pluies était bel et bien terminée, la voie était immergée. Une tribu du coin, hostile au chemin de fer, avait endommagé la voie. Entre-temps, nous avions rebroussé un bon bout de chemin jusqu'à un endroit qui, dans les premiers rayons du jour, se révéla un marécage; et quand il fit plus clair, une espèce de gare.
Le nom de RUIZ s'écaillait sur une planche clouée à une masure délabrée qui abritait sans doute quelques signaux et la famille du chef de gare. Rien de plus. Pas l'ombre d'une autre habitation, pas de quai, pas de toilettes, pas le moindre village en vue; aucun refuge, si primitif fût-il. Nous nous trouvions à présent sur l'autre versant de la sierra Madre, et Ruiz devait être situé dans l'État de Nayarit, le territoire des Nayaritos, les seuls aborigènes 'à avoir réussi à faire traîner leur conversion au catholicisme depuis le temps de la Conquête jusqu'au milieu du xviir siècle. Cet État s'étendait dans une plaine côtière, nous étions donc dans la zone chaude. Même à cette heure matinale il n'y avait pas besoin d'être très fort en géographie pour comprendre qu'il allait faire une chaleur comme aucun d'entre nous n'en avait subi dans ses pires cauchemars. Les moustiques s'étaient eux aussi levés de bonne heure. Un bon nombre de cochons s'étaient rassemblés autour du train, puis avaient grimpé dans les voitures pour Mendier un peu de nourriture. Ils dégoulinaient d'une boue jaune. Les pronostics quant à la longueur de notre séjour à Ruiz étaient loin d'être unanimes. Six heures selon certains, dix selon d'autres. Quelques-uns pensaient qu'on repartirait à midi, d'autres à la tombée de la nuit, d'autres encore le lendemain matin, certains dans trois jours. Le dernier train en provenance du nord avait eu quatre jours de retard. On ne pouvait non plus écarter l'hypothèse d'un retour à Guadalajara. Rien n'était impossible.
La matinée s'écoula. Nous restâmes tous sagement assis. E. et moi délibérément. Un Occidental ne trouve pas commode de rester assis dans un train qui ne roule pas. Il a beau avoir un livre et quelqu'un à qui parler, il a beau être bien installé – ce n'était pas notre cas – il a tout le temps la sensation qu'il lui manque quelque chose, que quelque chose ne va pas. Cela lui agace ses nerfs, l'empêche de se concentrer. nuit à son équilibre. Si seulement cette satanée machine voulait bouger : la chaleur, la saleté, l'ennui. tout cela deviendrait tolérable. Oh, si seulement elle pouvait bouger !
– N'y a-t-il vraiment rien à faire ? interrogea E. en se levant.
Les Mexicains mâchonnaient, sirotaient, bavardaient – seguro, il faisait chaud. Mme Crapaude agitait désespérément un éventail. Les gens discutaient avec détachement des différentes possibilités envisageables. Nous étions – grâce au télégraphe – en contact avec Guymas, avec Tepic. avec Guadalajara. Quelqu'un allait venir réparer ce qui avait besoin de l'être. On était déjà en train de réparer...
– Personne ne pourrait aller voir ? fit E.
Mais le sol avait été détrempé par les pluies, et celui qui avait eu la mauvaise idée de descendre du train s'enfonçait aussitôt jusqu'aux chevilles dans une couche d'argile dense et collante.
A dix heures, tout le monde avait eu recours au procédé du mouchoir mouillé sur le front: chacun caressait encore l'espoir de pouvoir trouver un peu de soulagement dans un changement de position ou dans l'ouverture des fenêtres, et E. continuait à décrire en ternies médicaux les différentes réactions à la chaleur.
A onze heures, tout le inonde se taisait. La boue se craquelait sur le dos des cochons. Eussé-je été encore un tant soit peu accessible à la compassion. j'aurais (l'abord eu pitié de la forme haletante de Mme Crapaude. Nous étions plongés dans une stupeur sans trêve, une stupeur qui ne faisait qu'un avec la chaleur, la durée et cette boîte oit nous étions assis, enveloppés dans une balle de coton épaisse, grise, imbibée d'une eau brillante : un battement de coeur après l'autre, de plus en plus pénible; il n'y avait pas de fin en vue, pas même de fin prévisible.
Après une éternité, le train s'ébranla doucement. Sans prévenir. Ln contrôleur dut courir pour sauter dans une voiture: un de ses collègues resta sur le bord de la voie. Après un court trajet, nous nous arrêtâmes de nouveau dans une gare semblable en tout à la première. On empila des blocs de glace sur le toit des voitures, et nous repartîmes en direction de la côte. Il était trois heures de l'après-midi. Nous avions passé neuf heures à Ruiz.
Les filles de Mme Crapaude secouaient leur houppette pendant qu'E. et moi éprouvions le rafraîchissement de nos facultés rafraîchies en essayant de calculer le retard susceptible d'être rattrapé.
– Nous avions déjà quelques heures de retard quand nous nous sommes arrêtés ce
matin, fis-je remarquer.
– Et nous étions partis en retard.
– Bon, mais à partir de maintenant nous allons rouler sur du plat. Nous devrions
être à Mazatlan dans deux ou trois heures. Quatre au pire.
Les pluies avaient sûrement été diluviennes. Certaines sections de la voie étaient encore immergées. Au milieu de vapeurs torrides, nous traversâmes doucement, prudemment, un vaste marécage vert. une végétation amorphe. Impossible de différencier les arbres des arbustes, les arbustes des plantes rampantes. En fait, il n'y avait que des plantes rampantes : flasques, fétides plutôt que luxuriantes. C'était la première fois que je voyais la flore tropicale de près et j'étais déçue par l'absence de couleurs du paysage. Des kilomètres et des kilomètres et des kilomètres sans âme qui vive, sans une seule habitation; on apercevait seulement, de temps à autre, un troupeau de bétail qui attendait patiemment. le ventre dans l'eau. On pouvait nettement distinguer leurs têtes, on pouvait même compter leurs cornes. Nous ne rattrapions pas notre retard.
– Nous ne saurons jamais d'où venait toute cette glace, dit E.
A sept heures la nuit tomba d'un seul coup. Les lumières de notre voiture étaient bleutées. opaques. Nous restâmes assises dans une pénombre lugubre, entre les couchettes préparées pour la nuit : nous n'étions pas les seules à souffrir dans ce train. Finalement, les lumières de Mazatlan brillèrent dans la nuit épaisse. En quantité non négligeable pour un petit port oublié. Le train s'arrêta„ recula, changea de voie et, à dix heures, soit avec dix-sept heures de retard, nous étions arrivés.
Mme Crapaude nous tint E. et moi un instant serrées contre sa moite personne, ses filles nous tendirent des mains molles, les hommes nous donnèrent des claques dans le dos : Que Dios les proteja, que les vaya bien.
Une gare éclairée par des torches. Mains avides et visages impassibles. Un chauffeur qui avait été au Texas et qui refusa de démarrer avant d'avoir reçu des instructions à notre sujet de la part de mystérieux agents. Un long trajet dans le noir, d'abord sur une route de campagne, puis dans des rues droites, bordées d'immeubles. Et nous voilà sur le front de mer : une gigantesque esplanade de béton gris, laide à vous en donner la nausée; au-delà, le Pacifique et son grondement sonore. L'hôtel. Une bâtisse de style mauresque victorien, vaste, garnie de balcons. Dans le hall, une rangée de gentlemen chapeautés qui se reposent dans des fauteuils à bascule à côté des crachoirs. Une lourde odeur de ville morte, de splendeur fanée et de ruine. Un réceptionniste indifférent poussa une clé vers nous et ouvrit son registre.
– Si vous voulez manger, vous feriez mieux de vous dépêcher.
Une salle à manger déserte. Pilastres, dorures. Une estrade pour les musiciens, vide. Suspendit aux stucs du plafond, un ventilateur en bois bourdonnait au-dessus de nos têtes.
– Qu'est-ce que cela signifie ? Pour qui cet hôtel été construit ? interrogea E. A-t-il été oublié ? Oui, on dirait, Effacé de toutes les mémoires. Mais il a bien dû exister pour quelqu'un à un moment ou à un autre : ces chandeliers, cet acajou, cette jetée, tout cela n'est pas arrivé ici par hasard.
Le poisson est renvoyé aux cuisines. La viande aussi : trop violette. La glace est violette également, mais parfumée. Elle a un goût de plâtre et de lotion capillaire.
– A San Pedro... dis-je.
– Ne me parlez pas de San Pedro. m'interrompit E.. ou je vais pleurer.
La jetée. qui prolonge le front de ruer où l'on n'aperçoit pas un seul arbre, ressemble comme une soeur à celles de nos stations balnéaires anglaises. moins les attractions. l'animation: elle paraît avoir été transportée sous un climat tropical.
Demain, nous irons voir les lagons. Demain nous trouverons un autre hôtel. En disant ces mots, j'évitai de regarder E. D'ailleurs, il était l'heure d'aller se coucher. Mais nous n'étions pas au bout de nos surprises : les chambres passaient l'imagination.
Une porte à deux battants s'ouvrit sur une suite aux vastes et belles proportions. Deux immenses fenêtres dénudées et salies par les mouches donnaient sur le Pacifique. Il n'y avait pas de persiennes et, en guise de rideaux, pendait un lambeau de velours rouge déchiré à mi-chemin. Sur les murs et le plafond, la peinture et le plâtre s'écaillaient. Trois lits à colonnes monumentaux étaient disposés n'importe comment ait milieu de la pièce – le bois de chêne était vermoulu. Des cafards se promenaient dans les matelas, des araignées sur le sol. Une coiffeuse en acajou, une chaise de cuisine au siège cassé. Pas de carafe d'eau potable. La salle de bains : une caverne aux murs suintants. Il manquait un robinet. et l'autre ne donnait qu'un filet d'eau marron. Le cabinet était à moitié démonté en vue dune réparation sans aucun doute indispensable. Rien ne semblait avoir été épousseté depuis une éternité, et le tout était dans un état de délabrement extraordinaire.
– Est-ce que vous voyez ce que je vois ? Ou est-ce que je suis très fatiguée ?
– La meilleure chambre du meilleur hôtel, énonça E. Eh bien, ce doit être le
plus bel hôtel du règne de Diaz.
– S., dit E. à l'aube. Qu'est-ce que c'est que ce rugissement ? Le métro ?
– Le Pacifique. Il est gris. Et d'un calme plat. sauf pour les déferlantes. On
dirait la Californie, Santa Monica.
L'éclat de la lumière devenait insoutenable. Je descendis déposer une
réclamation.
N'importe quel vieux morceau de tissu fera l'affaire, dis-je. du moment qu'il
recouvre ces fenêtres.
– Des rideaux ? s'écria le directeur. Vous voulez que je m'occupe des rideaux ! Quand nos plafonds sont en train de s'écrouler !
Nous découvrîmes dans le centre un hôtel plus modeste et plus vivable. Pour quelques pesos par semaine. des chambres sans confort. mais propres, et avec vue sur la mer. Nous trouvâmes dans un café des oeufs tout à fait mangeables, des haricots et du café, le tout très bon marché. Il faisait chaud. mais la chaleur était tolérable. La ville était du type « ville champignon », mais construite au cours d'une mauvaise période, et qui achevait de s'écrouler. Tenaient encore debout une éclatante cathédrale Art nouveau et quelques excroissances municipales. La vie s'y déroulait au ralenti, sans donner le moindre signe d'une quelconque activité portuaire. Nous ne trouvâmes jamais les lagons.
On ne pouvait s'y rendre qu'en taxi. Notre chauffeur de la veille, qui nous attendait, avança une somme absurde en se préparant à une bonne séance de marchandage. Mais le courage nous manqua.
Je me baignai dans la piscine de l'hôtel, un bac en ciment dans lequel un appareil déversait un bouillonnement d'eau de mer salée.
Nous étions très, très déprimées.
– Où sommes-nous ? s'enquit E. Vous vous êtes montrée si forte pour lire une
carte. Où sommes-nous par rapport aux autres endroits ? A combien d'heures de
voyage ?
Je partis à la recherche de la compagnie aérienne. Le prochain avion était dans trois jours. Complet. Il y avait un autre vol la semaine suivante. Complet, lui aussi. Je retrouvai E. Au bar, la seule partie de l'hôtel dont le délabrement n'avait pas effacé le lustre d'un autre âge. L'acajou, même vermoulu, était poli par endroits: les cuivres étaient astiqués. Le barman n'était ni mexicain ni américain, mais tout simplement un barman. Il nous prépara des cocktails à l'absinthe.
– Vous ne voulez pas un armagnac ? proposa-t-il. Ou une Bénédictine ? Non, ce n'est pas encore l'heure, je suppose. Il y a dix ans que personne ne m'a commandé un armagnac. Aujourd'hui, personne ne boit que du rhum, et du gin. Et il faut s'estimer content quand ce n'est pas de la tequila.
– Il n'y aurait pas un bateau en partance de Mazatlan aujourd'hui ? lança E.
– Un bateau? A Mazatlan ? Mais il n'y a pas de bateau à Mazatlan. Le port est
ensablé. Vous ne le saviez pas ?
– Personne ne nous l'avait dit.
– On ne parle plus beaucoup de Mazatlan ces temps-ci. Cela fait vingt ans que le
port est ensablé.
E. me regarda.
– Et le train ?
– Le train.
– Aujourd'hui ?
– Aujourd'hui.
Malheureusement, on n'attendait pas le Southern-Pacific avant samedi. On était mercredi.
– Nous ferions aussi bien de reprendre deux de ces excellents cocktails. fit E.
à l'adresse du barman. Si vous aviez l'obligeance de nous les préparer.
– Pourquoi ne prenez-vous pas le train d'avant-hier ? suggéra le barman.
– C'est possible ? fit E.
– Le train d'avant-hier est en retard. Il n'est pas arrivé lundi. On l'attend
pour ce soir. Si vous allez à la gare tout à l'heure, vous ne pouvez pas le
rater.
– Nous allons pouvoir envoyer ce télégramme à don Otavio, déclara E.
Le train d'avant-hier débarqua des Américains décomposés. Ils avaient failli devenir fous; et après trois jours de réclusion. ils étaient éreintés.
– La voie était inondée, on a cru qu'on n'arriverait jamais. A partir de Nogales,
il nous a fallu des siècles. Auriez-vous pu imaginer une chose pareille I Ah,
non, jamais vous ne feriez deux fois ce voyage !
– Pas dans des conditions ordinaires, dit E.
Nous débarquâmes à Guadalajara le soir suivant, avec seulement cinq heures de retard.
Don Otavio, Andreas, Juan, don Enriquez et Pedro nous attendaient sur le quai.
– Je suis tellement heureux de vous voir. Vos chambres sont prêtes. Vous devez
être épuisées. Vous allez vous coucher tout de suite. Soledad vous montera votre
dîner.
Nous rentrâmes dans Guadalajara, qui nous parut aussi belle que Paris, pour
boire un verre. Puis nous continuâmes notre route jusqu'à Chapala dans l'auto de
don Otavio. L'air était frais et sentait bon le foin. Nous roulions lentement à
cause des vaches qui donnaient, allongées sur la route avec leurs petits. Elles
avaient quitté leurs prés, attirées par la pierre encore chaude. En nous voyant,
elles se contentaient d'ouvrir les veux. A Chapala, nous prîmes le canot
automobile de don Enriquez. La nuit était très claire sur le lac, le ciel plein
d'étoiles filantes. Nous fendions une onde soyeuse, scintillante.
phosphorescente. Des poissons bondissaient, brillaient, puis retombaient. On
devinait vaguement au loin la berge qui s'étalait, douce et paisible. En fait,
j'avais atteint cet extrême degré de fatigue out les nerfs et les sens sont à
vif, en contact direct avec le monde, où l'on ne perçoit plus ni distance ni
barrière entre son regard et sa conscience, où l'esprit, observateur et rapide,
reste lucide mais vide, et oit l'on s'approprie la beauté comme par osmose. Nous
débarquâmes pour voir la façade de San Pedro se dresser dans le clair de lune.
p263 - Ce pays vous donne continuellement des raisons de vous étonner et de vous frotter les veux. Nous avions fini par trouver normal de tout trouver dépareillé. des temples aztèques dans une métropole hybride, des vestiges de l'Espagne médiévale au milieu des marécages et des huttes, des stations balnéaires à la dérive dans la misère océanique, des intrigues byzantines à douze heures de vol des Etats-Unis, don Quichotte à la banque et les Marx Brothers à la poste. Nous avions fini par nous croire vouées à être dorlotées comme des mascottes, à nous prélasser dans le luxe, ou alors à nous traîner sur d'énormes distances comme de la vermine, sans avoir droit au moindre égard, exposées à toutes les rigueurs imaginables. Nous ne nous attendions plus. mais vraiment plus. à nous retrouver dans une petite ville tranquille, une brave petite ville, bien calme bien propre, autour d'une table d'hôte, dans une pension de famille – la Posada del Progresso –, avec nos ronds de serviette, entre le notaire et le secrétaire de mairie.
Le Mexique n'a pas encore de classes moyennes. Il v a des révolutionnaires, mais pas de médiateurs. Il y a des mouvements d'opinion et à l'occasion de hideuses vagues de nationalisme, mais pas d'opinion publique proprement dite.
Il existe naturellement un certain nombre de gens qui bien que cultivés et bien chaussés ne sont ni créoles ni anciens riches, mais ils ne constituent pas une classe à proprement parler; pris individuellement, soit ils manquent totalement de sens civique, soit ils ont des ambitions politiques débridées. On ne trouve chez eux aucune trace de ce pouvoir fundamental que représente la classe des médiateurs : celle d'un groupe de pression agissant au nom de hautes valeurs morales libres de toute prérogative: de cette mystique de la modération qui est à la base de notre réalité politique, depuis Home jusqu'à l'affaire Dreyfus. en passant par la monarchie anglaise. Partout où cette classe et son influence sont absentes les changements, bons ou mauvais, sont issus – et l'Amérique latine en offre un bon exemple – (le la violence, de l'insurrection, des coups d'État militaires, des révolutions de palais.
Dans cette partie du monde, tous les mouvements révolutionnaires ont toujours manqué singulièrement de persévérance. Un individu ambitieux pouvait tirer parti de la moindre injustice pour rassembler quelques disciples. Mais pendant que leur chef poursuivait son objectif, les disciples jouaient aux petits soldats et finissaient par oublier les leurs. Ainsi, même si les Indiens du Mexique avaient de nombreux griefs – mais peu d'armes – contre l'Espagne, la sécession ne put être obtenue qu'à partir du moment où, les conquérants étant devenus trop nombreux pour se partager équitablement le gâteau, les créoles partirent en guerre contre les Espagnols et les membres privilégiés de la classe dirigeante, à laquelle par ailleurs ils appartenaient.
Une classe de médiateurs aurait eu du mal à s'imposer au Mexique. D'où serait-elle venue ? Dans quelle couche de la société aurait-elle recruté ses membres ? Chez les Indiens occupés ? Chez les grands d'Espagne ? Chez ces hommes venus chercher fortune et servir Dieu et leur pays dans une lointaine contrée, ou chez les aborigènes que l'on maintenait soigneusement dans l'ignorance et dans une existence rustique ? Les conquistadors et leurs descendants eurent fort à faire. L'Inquisition pesait sur leur conscience, et la couronne d'Espagne calculait ses profits – à chaque instant ils pouvaient être suspects d'hérésie ou accusés de mettre de l'or à gauche. Ne leur reprochait-on pas déjà de ne jamais envoyer assez d'or ? Même la concession d'un terrain n'allait pas sans condition; le gouvernement espagnol pouvait, en récompense de vos bons et loyaux services, vous allouer des milliers d'hectares. pour ensuite utiliser les bénéfices à l'entretien de quelque église. Les années passaient : ils se battaient, dirigeaient, plaidaient. Ils étaient très isolés, coupés du monde civilisé et de leur époque; alors que chaque instant de leur vie était un pas vers l'inconnu, ils n'en demeuraient pas moins ligotés à l'Espagne par mille liens bureaucratiques. Ces hommes n'étaient pas des intellectuels, mais ils n'étaient pas dépourvus d'appétits intellectuels. Et ils étaient décidés à les satisfaire. La distinction n'avait pas encore été faite entre esprit d'aventure et esprit d'inquisition. Ainsi, le premier évêque de Michoacàn, qui admirait Sir Thomas More, avait demandé dans une lettre au Conseil des Indes que lui fût accordée la permission d'organiser chez les Tarasques une communauté sur le modèle de l'Utopie de More. C'étaient des hommes versatiles. Des érudits et des poètes. autrement dit des latinistes, lisant Platon dans le texte et rimaillant en italien, mais pour autant ni artistes ni philosophes. Ces connaissances faisaient partie de leur panoplie d'hommes de la Renaissance. un peu commue l'aquarelle chez les jeunes femmes du IX'' siècle. et il ne leur serait jamais venu à l'esprit qu'il fût possible de les transmettre au pays conquis.
Les descendants respectifs des Toltèques. Aztèques et Tarasques, dont les ancêtres se ressemblaient sans doute autant que les bergers britanniques ressemblaient à leurs contemporains d'Athènes, vivaient sous une tutelle commune. Obéissants, ils rasaient les temples, construisaient des cathédrales, creusaient des puits de mine. Des lois leur furent imposées; un style fut importé pour leurs lieux de culte; leur nouvelle religion les reçut en son sein – en violation de sa doctrine même – comme des chrétiens de second ordre, des mineurs spirituels, tenus pour incapables de distinguer l'hérésie du dogme, et par conséquent dispensés de I Inquisition et jugés irresponsables de la pureté de leur foi.
Une fois admis le principe selon lequel « il n'y a que la foi qui sauve », cette mesure était un expédient inévitable. puisque juger les hérésies multiples des Indiens eût été une tâche impossible pour n'importe quel tribunal, et qu'on ne pouvait rien faire pour les empêcher d'en commettre. Si les Indiens se montraient enchantés d'accueillir un nouveau dieu, ils l'étaient moins à l'idée d'abandonner les anciens. Une fois qu'on leur eut permis de se débrouiller avec leur curieux panthéon, ils s'installèrent avec un certain contentement dans leur nouvelle religion; et en l'occurrence devinrent des catholiques fervents. En l'espace de quelques siècles, les anciens dieux s'effacèrent devant l'éclat de la Trinité, de la Vierge et des saints, et ne se manifestèrent plus qu'occasionnellement, sous la forme de reliques insignifiantes.
Huitzilopochtli est encore dans les parages, ailes et coiffe comprises, il se cache sous l'autel en prévision des mauvais jours: mais si les Mexicains sont encore dans une certaine mesure enclins au polythéisme, de nos jours la majorité de leurs dieux se trouvent dans la Légende dorée et le calendrier des chrétiens.
Ainsi les Indiens sont devenus pieux et ont appris à parler l'espagnol. Les Espagnols sont restés pieux et ont continué à parler l'espagnol. La première génération ayant débarqué sans épouses, il y eut, sinon beaucoup de mariages mixtes, du moins beaucoup de métissages. Les Indiens cessèrent d'être des Indiens à cent pour cent, et les Espagnols devinrent des créoles. Il faut compter aussi avec l'influence du pays : peu à peu les créoles, après avoir traversé plusieurs phases de « mexicanisation », sont devenus des créoles mexicains. Après quelques centaines d'années de cohabitation, ni les Indiens ni les Espagnols ne sont tout à fait à ce qu'ils étaient à l'origine. D'un côté ils sont devenus des frères, de l'autre ils n'ont strictement rien en commun. L'abîme qui avait séparé les conquis des conquérants s'est glissé à présent entre les classes. Et aujourd'hui chacun cultive ses propres traditions on rie tient pas compte des expériences d'autrui. Quand ils sont en bons termes, ils s'appellent niños– enfants. Et ils vivent côte à côte. dans l'intimité du foyer, à la fois proches et étrangers les uns des autres, confiants et méfiants, comme beaucoup de ces frères de lait dont l'un est né au village, l'autre au château, et qui ont partagé la même nourrice.
Est-il possible que la ville de Guanajuato soit ce qu'elle paraît être ? Nous savons ce que la province dissimule sous sa façade de sereine respectabilité : la méchanceté – qui n'a lu Balzac ? – la répression – Mauriac ? Julien Green ? – et les crimes. Chaque procès d'assises le révèle : dans ces respectables trous perdus, sévissent l'Ogre de Didier-le-Marché ou d'Argemont-sous-Congre. Et pourtant la façade reste immuable. En France cela coule de source, mais pas au Mexique. Les conditions ne sont pas réunies. Comment cette ville a-t-elle réussi à ressembler à ce point à ce qu'elle ne peut pas être ? C'est un véritable mystère. A moins que cela ne relève de la prestidigitation : les veux suivent, le cerveau se bloque.
Guanajuato est une ville du Mexique central. Guanajuato, en tarasque, signifie « la colline de la grenouille ». On y pénètre par un canon. Deux mille mètres d'altitude, un climat agréable. Une très jolie architecture : des rues en pente bordées de maisons blanches toutes simples, de style vaguement mauresque, qui serpentent à flanc de coteau. Son histoire fut exceptionnellement féroce et sa prospérité, naguère, fabuleuse.
On est séduit par un monument insensé, un théâtre néoclassique pourvu d'un grand portique et de neuf muses debout qui vous saluent de la main du haut de la corniche, édifice né de l'esprit candide de quelque architecte qui, inspiré par la Madeleine, le Parthénon et la Comédie-Française, n'en aurait pas moins étudié, et avec plus d'attention encore, le théâtre municipal de Toulouse construit sous la présidence de Jules Grévy. De proportions plutôt modestes, il est tout reluisant de pierres vertes. Au demeurant, cette note surréaliste lui prête – à l'encontre de toutes les intentions de l'architecte – un charme douillet et exotique. Mais tout le monde à Guanajuato vous pousse à visiter l'ossuaire, un caveau où s'entassent pêle-mêle les ossements des misérables, alors que les cadavres des plus riches, plus ou moins bien embaumés, se tiennent au garde-à-vous. debout contre les murs. Le caveau est ouvert aux visiteurs aux heures régulières. (La visite est gratuite.)
Le Mexique central subit de plein fouet les guerres révolutionnaires. En 1810, Guanajuato, qui possède une superbe forteresse, fut défendue par les Espagnols et assiégée par une armée d'insurgés nationalistes menée par Hidalgo en personne. Don Miguel Hidalgo y Costilla, aujourd'hui reconnu héros national, était, si vous vous souvenez bien, un curé de paroisse d'origine créole. A l'issue d'un siège cruel, vint l'assaut final – un massacre abominable, les deux camps se battant avec une férocité et un courage sans égal. Cela se termina par des portes brûlées, des corps à corps clans les patios et une tuerie sur un toit. Ensuite, les nationalistes victorieux mirent la ville à feu et à sang. Trois jours plus tard, les Guanajuatiens répliquèrent en prenant la forteresse et en assassinant tous ceux qui leur tombaient sous la main, en l'occurrence des prisonniers monarchistes, quelque deux cents soldats espagnols désarmés. Après quoi d'autres Espagnols marchèrent sur la ville, l'investirent à leur tour et finirent d'ailleurs par la reprendre aux nationalistes. Les Espagnols firent exécuter tous ceux qu'ils avaient capturés, hommes, femmes et enfants. Et lorsque plusieurs mois plus tard, Hidalgo, Ignacio Allende et quelques chefs rebelles eurent été emmenés à Chihuahua pour y être exécutés, leurs têtes furent envoyées à Guanajuato, enfermées clans des cages en fer et suspendues à l'extérieur de la forteresse. Elles y restèrent exposées pendant dix ans. Puis on proclama l'indépendance, la Nouvelle-Espagne devint la République du Mexique; les têtes prirent le chemin de la capitale dans une urne en cristal, et on leur fit des funérailles nationales. Pour finir, l'ex-lieutenant Agustin de Iturbide, un tout jeune mestizo et l'un des chefs nationalistes, se fit proclamer empereur du Mexique. Malgré son extrême jeunesse, Agustin Ier était marié et il insista pour que lui et sa femme fussent couronnés dans la cathédrale de Mexico. Le premier Empire dura en tout et pour tout trois cent sept jours. Agustin abdiqua; on l'exila. Il se rendit en Angleterre, puis rentra au Mexique où, conformément à la procédure sommaire en usage dans ce pays, il fut passé immédiatement par les armes. A se demander si Stendhal n'a pas entendu parler d'Agustin de Iturbide.
Le pays devint alors une république constitutionnelle. Le premier président changea son nom de Fernandez en Guadalupe-Victoria, en l'honneur à la fois de sa victoire et de la sainte patronne nationale, la Vierge de Guadalupe. Après quoi il supprima leurs titres à tous ses compatriotes. Bientôt, deux moines franciscains se rebellèrent contre la forme de gouvernement en vogue à l'époque; accourut à sa défense un créole qui avait surgi comme un diable d'une boîte, le général Santa Anna. La guerre entre les centralisateurs et les fédéralistes avait commencé. Les provinces se soulevèrent, des bandes se constituèrent, des armées entières marchèrent sur des villes qui se retrouvaient en état de siège. Et ainsi de suite.
Des champs de tabac et de maïs tapissent à présent les collines creuses de Guanajuato, et le principal produit d'exportation de la région semble le millet. La Valenciana, El Melado. Las Revas – jadis collines recelant les gisements d'or et d'argent les plus fabuleux de l'histoire. C'était au temps où l'or jouissait d'un immense prestige, où personne n'aurait rêvé de remettre en question la valeur intrinsèque du métal précieux; ces mines avaient changé la face de l'Europe et participé à l'édification du monde, tel que nous le connaissons aujourd'hui. Pendant le siècle qui suivit la Conquête, l'or de Guanajuato fut acheminé en bateau vers la couronne d'Espagne. La péninsule Ibérique n'en devint pas plus fertile; on y délaissa en réalité les cultures ; mais comme des voisins plus prospères se montraient trop heureux d'échanger leur production courante contre l'or et l'argent, l'Espagne n'avait que l'embarras du choix. Une fraction de l'argent extrait de La Valenciana suffit à payer les hommes et le bois qui entrèrent dans la construction de l'Invincible Armada. L'Espagne devint une grande puissance, et naturellement, une menace. En Angleterre, plusieurs générations la considérèrent de cet oeil effrayé avec lequel les Français ont longtemps regardé les Allemands. La Réforme catholique connut de nouveaux prolongements. Le centre de la chrétienté se transporta de Rome à l'Escurial, de la modération et du prosaïsme latins à la barbarie et à la discipline ascétique d'une Prusse mauresque en plein essor.
On extrait encore de faibles quantités d'or à Guanajuato. Il est acheté par les États-Unis qui, pour empêcher sa dépréciation, se sont engagés à prendre la totalité de la production. Une fois dans le Kentucky, l'or est enterré sous Fort Knox.
La Valenciana a été entièrement vidée de son argent. Au sommet de la colline,
dominant les toits de la ville, le canon et la large vallée baignée de soleil
dans l'air qui scintille, se dresse l'église de San Caetano, construite en guise
d'action de grâces pendant l'âge d'or de la mine; churrigueresque, surplombée
d'un dôme, couleur de miel, extravagante et patinée. Ses pierres ont l'éclat que
dispense la chaleur mise en réserve par deux cents années d'ensoleillement. Nous
avons grimpé jusque là-haut en emportant une bouteille de vin et du pain: et,
assises à l'ombre des murs, dans le calme intense d'une fin de matinée
cristalline, nous avons mangé et bu, contemplé la vallée éblouissante. E.
parlait du déclin de l'Occident : Spengler avait, paraît-il, consacré un long
chapitre à La Valenciana; la mine, pas l'église.
p279 - Maximilien de Habsbourg fut condamné à mort par la cour martiale de Querétaro le 15 juin 1867, et fusillé quatre jours plus tard sur une colline à l'extérieur de la ville. Il ne fut pas le premier à mourir de mort violente dans ces parages, bien que pendant ces quatre jours, un grand nombre de gens s'efforcèrent de lui sauver la vie. Le télégraphe les reliait au quartier général de Juárez à San Luis Potosi. Les représentants du monde civilisé intercédèrent en sa faveur : la reine Victoria, la reine d'Espagne, les rois d'Italie, de Suède, de Belgique et de Prusse demandèrent une commutation de peine; aux Etats-Unis, le président Johnson députa un émissaire ; Victor Hugo et Garibaldi lancèrent chacun un appel ; le consul français et le ministre autrichien s'empressèrent d'obéir aux ordres ; la princesse Salm-Salm se rendit seule de Querétaro à San Luis pour se jeter aux pieds de Juárez. Il resta intraitable. Après trois ans passés sur le terrain, trois ans de combats, de retraites, de nouveaux combats, repoussé vers le nord par l'artillerie française et les dragons autrichiens en tunique bleu ciel et cartouchière de cuir, déménageant le siège de moins en moins impressionnant de son gouvernement temporaire de villes de marché en villages de montagne, acculé à la frontière, se réfugiant au Texas, avançant de nouveau : hors-la-loi, guérillero, puissant en puissance, le président Juárez, grâce à la victoire militaire et la capture de l'empereur, reprenait ipso facto la tête du gouvernement mexicain. Il avait trop longtemps erré dans le maquis. La mort, la mort, encore et toujours la mort. Et voilà qu'a présent on venait le supplier d'épargner un seul homme. Juárez était soumis à de fortes pressions morales: peut-être ces dernières dépassaient-elles les bornes, peut-être provenaient-elles d'une mauvaise direction ? Il n'aimait pas l'Europe et il se vantait lui-même de ne pas respecter la vie humaine. Il envoya un télégramme à Querétaro pour confirmer la condamnation le lendemain du jour où elle avait été prononcée.
Évidemment il est facile de juger après coup. Mais il aurait suffi d'un geste – le pardon. le soulagement général. un fantôme envoyé en exil – pour que le nouveau régime commençât par un acte de clémence. Pourquoi Juárez n'a-t-il pas décidé d'une commutation de peine ? Pourquoi, à en croire les témoignages, n'a-t-il pas même voulu l'envisager ? On peut penser qu'il a manqué ce jour-là de perspicacité. Malgré tout, quelque chose avait bien a passer dans tous ces messages angoissés transmis à San Luis. Comment lui, un défenseur des valeurs humaines, n'a-t-il pas compris qu'il avait à portée de la main sinon une action morale, du moins une opportunité rhétorique ? Il aurait pu dédaigner les instances du corps diplomatique, mais répondre cependant au président Johnson, car s'il considérait l'Europe avec la méfiance d'un paysan du Nouveau Monde, Juárez admirait les Etats-Unis, et par-dessus tout Lincoln dont le combat lui semblait parallèle au sien, bien qu'il ne soupçonnât probablement pas les doutes intellectuels, la générosité, la subtilité et la largesse de vues de ce grand homme, avec qui il avait en commun des débuts difficiles dans la vie. Il aurait pu être touché par Victor Hugo, radical comme lui et ennemi de Napoléon III, et par son appel si émouvant à leur idéal commun de liberté et de justice. Peut-être ces mots n'avaient-ils pas le même sens pour lui ? Juárez n'avait pas grandi à l'ombre des principes voltairiens selon lesquels on doit permettre à son adversaire d'exprimer les opinions les plus nuisibles, ni des traditions classiques qui condamnent la tyrannie et louent le vainqueur pour sa modération, du fait qu'ils décèlent en lui un nouveau tyran potentiel. Il ne devait pas être de ceux qui pensent que la plus belle victoire est celle que l'on obtient sur soi-même : la liberté se résumait pour lui à celle de gagner sa vie et de manger à sa faim, l'asservissement des hommes n'étant que le résultat d'une conjugaison de forces extérieures. Des forces que Juárez s'était juré de détruire. Il en eut une première fois l'occasion quand il fut nommé ministre de la Justice et chargé des relations avec l'Église dans le gouvernement Juan Alvarez de 1855.
Juárez était un Indien, un patriote, un avocat et un réformateur militant, convaincu que ses réformes étaient bonnes et qu'il était le seul à pouvoir les mettre en oeuvre. Il faut songer à l'époque où Juárez a débuté en politique, dans le Mexique des années 1850 : la perspective de voir s'imposer des réformes, quelles qu'elles fussent, semblait alors un progrès et un rêve irréalisables. Benito Juárez était non seulement un homme dur, déterminé et têtu comme sept mules, mais aussi un être incorruptible; il apparut tout naturellement comme l'homme de la situation.
Les antécédents de la présidence de Juan Alvarez n'avaient rien d'inhabituel, hormis pour l'un des prédécesseurs d'Alvarez, Mariano Arista : non content de se faire élire constitutionnellement, il avait été le premier président ainsi choisi à ne pas mourir avant d'accéder à ses fonctions. Aux premières insurrections, cet homme singulier, plutôt que de plonger son pays dans une autre guerre civile, donna sa démission et s'exila à l'étranger où il mourut dans le dénuement. Après le départ d'Arista, le général Santa Anna revint au pouvoir. Cela faisait la quatrième ou la cinquième fois qu'il se retrouvait dictateur et généralissime – tout le monde le prenait pour un individu peu recommandable, et on ne voit pas très bien comment il a pu s'emparer du pouvoir. Il avait perdu une jambe dans je ne sais quelle bataille, et ponctuait ses discours de coups frappés à l'aide de sa jambe de bois, en appelant à la gratitude nationale. Il avait aussi fait capituler la totalité de l'année mexicaine après une escarmouche de vingt minutes avec le général Houston. A la suite de quoi ses compatriotes voulurent le fusiller, mais il se plaça sous la protection militaire américaine, céda le Texas aux États-Unis et s'échappa. Plus tard, il désavoua la transaction. Santa Anna passa de longs moments à bouder dans son hacienda et à séjourner à l'étranger, mais il surgissait toujours au moment propice, et chaque fois il était accueilli à bras – politiques – ouverts. Un jour, l'époux de Mme Calderon de la Barca, l'ambassadeur d'Espagne, « lui remit (à Santa Anna) une lettre de la reine qui le croyait encore président. Cette lettre eut l'air de lui faire très plaisir ». Mme de la Barca écrit un peu plus loin : « Il a le teint cireux, de beaux veux noirs et veloutés au regard pénétrant, et une intéressante expression de visage... Il est étrange de constater à quel point cette expression de résignation philosophique, de tristesse amorphe, est courante chez les hommes les plus profonds, les plus ambitieux et les plus intrigants. » Pendant la dictature dont je parle, cet incroyable imposteur ne se priva de rien. Il commença par vendre un bout de terrain – quelque soixante mille kilomètres carrés le long de la frontière – au gouvernement américain, puis, une fois en fonds, réinstaura l'ordre de Guadalupe, dissous trente ans plus tôt par l'un des caprices impériaux du jeune Iturbide, et se nomma lui-même grand maître: il rappela également les jésuites, expulsés plus récemment. Six mois après son accession au pouvoir, avec une insolence digne de Guignol, il se proclama « dictateur par décret ». Ensuite les révolutions éclatèrent, et les ennemis de Santa Anna marchèrent sur la capitale. Santa Anna s'esquiva, et deux nouveaux présidents libéraux, le général Alvarez et Ignacio Comonfort, entrèrent dans Mexico à la tête de leurs armées respectives. Ils se raccommodèrent. Alvarez resta président, Comonfort devint secrétaire d'État à la Guerre. C'est au sein de ce gouvernement que Juárez fit ses premières armes.
Le Mexique du XIXème siècle était un pays tout à la fois médiéval et anarchique. Ni le souffle du protestantisme ni celui du modernisme n'avait encore effleuré l'autorité spirituelle de l'Église: certains membres du clergé prenaient parti dans des conflits séculiers, mais l'institution elle-même demeurait entière et unique, son prestige intact. L'Église au Mexique était très riche. Elle jouissait encore de nombreuses prérogatives et exemptions temporelles abrogées partout ailleurs. Un quart des terres cultivables du pays lui appartenait, les membres du clergé, ces privilégiés, entretenaient quantité de parasites, alors que le peuple ne figurait qu'en tant que pions sur l'échiquier et que les gouvernements n'étaient qu'une vaste et égoïste comédie. L'Eglise seule se montrait intouchable, et ses abus étaient saris doute aussi manifestes, coutumiers et excessifs que jadis en Europe. Voilà dans quel paysage politique Juárez avait rédigé en forme de plaidoyer la longue proposition de loi qui devait devenir la loi Juárez : il voulait réformer l'administration. En particulier, il réduisait les pouvoirs des tribunaux spéciaux du clergé et de l'armée qui, jusque-là, avaient eu l'exclusivité de toutes les affaires, civiles ou criminelles, impliquant des membres du clergé et de l'armée. Juárez avait bien choisi son cheval de bataille : la majorité de la population masculine avait à un moment ou à un autre été poussée dans les rangs de l'armée, et les privilèges du clergé s'étendaient parfois jusqu'aux familles des domestiques; d'autre part, les tribunaux ecclésiastiques avaient tendance à ne pas être très scrupuleux en matière de propriété, les militaires se montrant, eux, totalement négligents quand il ne s'agissait pas de crimes militaires. Ils avaient commis tout de suite. Cette loi déchaîna la fureur. L'évêque de Michoacàn cria à l'hérésie ; la moitié de l'armée se souleva et fut matée par le gouvernement grâce à l'autre moitié. Juárez continua. Dans une loi suivante. il ordonna carrément la vente de toutes les terres de l'Église. Elles devaient se vendre, au prix estimé, à des particuliers, et le clergé empocherait l'argent. L'évêque de Puebla appela à la sédition; les cléricaux levèrent une armée de quinze mille hommes. L'archevêque voulut soumettre l'affaire au pape, proposition qui exaspéra à tel point la fibre nationaliste du gouvernement que le président Comonfort (Alvarez avant entre-temps été poussé dehors) se mit aussitôt à confisquer les terres de l'Église. En conséquence de quoi les cléricaux se joignirent aux militaires; le clergé menaça d'anathème tout individu se portant acquéreur des biens de l'Église au cours des ventes organisées par le gouvernement: ce fut le début de la guerre de la Réforme, l'une des plus sanglantes guerres civiles que le Mexique ait jamais connues.
En 1857, Pie IX déclara le gouvernement mexicain apocryphe et excommunia tous ses membres. Comonfort commença à prendre peur. Il annula la nouvelle constitution, fit arrêter Juárez et tenta de constituer un gouvernement de compromis. Puis il prit peur de nouveau, renforça la garde nationale, libéra Juárez et rétablit la constitution. Puis il s'exila. Dans la capitale, l'insurrection battait son plein; d'autres libéraux se rassemblèrent à Querétaro et déclarèrent Juárez président du Mexique, conformément aux dispositions de la Constitution alors de nouveau en vigueur. Les cléricaux élurent un anti-président par pronunciamiento quelques jours après que Juárez eut pris ses fonctions. Ce détail est important dans la mesure où Juárez, qui, en bon avocat athée vivant dans une ère d'anarchie, respectait scrupuleusement la loi, a toujours insisté sur la légalité de son gouvernement. Les cléricaux et les juaristas s'affrontèrent à Querétaro et à San Luis; puis les combats gagnèrent le nord. Juárez fut obligé de se replier à Guadalajara. Ce furent les premiers jours d'une guerre qui devait durer trois ans et s'étendre à tout le pays – trois années de souffrances et de cruauté, trois années monotones et dangereuses, trois années qui durent sembler intolérables à Juárez, au cours desquelles se perdaient tant d'occasions, de richesses, de temps. Jamais il ne parviendrait à doter son pays de tout ce qu'il souhaitait lui offrir. Fait prisonnier à Guadalajara„ il fut sur le point d'être fusillé. Il s'échappa et remonta en combattant la côte Pacifique, se réfugia aux Etats-Unis, puis rentra au Mexique par bateau. Il débarqua à Veracruz et défendit te port pendant deux ans contre les attaques terrestres et maritimes lancées par une série de contre-présidents depuis la capitale. C'est de cette place forte, avec une obstination remarquable, que Juárez divulgua les fameuses lois de la Réforme. Il n'y avait pas été de main morte. Séparation de l'Église et de l'État, naturellement, et tolérance religieuse ; abolition de tous les privilèges du clergé. Le mariage devenait uniquement un contrat civil ; les ordres et les communautés religieuses étaient dissous; l'Église n'avait plus le droit de posséder de terres, ni le clergé de se faire rémunérer – les prêtres allaient devoir s'en remettre à la charité de leurs paroissiens. Plusieurs centaines de milliers de Mexicains avaient pris les armes pour devenir soit des juaristas, soit des cléricaux, soit des brigands. Les évêchés excommuniaient à tour de bras, des prêtres étaient assassinés dans leur presbytère, et des couvents clandestins installés dans les caves des croyants; on fusillait des prisonniers dans les deux camps, et le général Marquez (le tigre de Tacubaya), clérical, fit exécuter des médecins pour avoir soigné des juaristas.
A partir de 1860, les forces de Juárez se mirent à grossir. Des hommes tels que le père de don Otavio prenaient le train en marche. Et dès le début de l'année 1861, les juaristas réussirent à entrer dans Mexico. Naturellement, Juárez s'empressa d'appliquer ses lois de Réforme. Tous les biens qui restaient à l'Église furent confisqués, il expulsa le nonce apostolique et l'envoyé espagnol. Les évêques, l'anti-président, plusieurs anciens anti-présidents et un certain nombre d'émigrés mexicains s'exilèrent à Paris, où ils intriguèrent tant et si bien que l'invasion du Mexique finit non seulement par séduire les ambitions romantiques de l'impératrice Eugénie, mais par paraître méritoire aux veux du Vatican, et profitable à ceux des banques. Le gouvernement Juárez avait un autre problème : il était à court (l'argent. Les caisses de l'État étaient vides, rien d'étonnant à cela, et la dette extérieure assez élevée : dix mille livres – empruntées par Santa Anna à l'Angleterre – plus des bons surévalués tenus par la France et l'Espagne. Juárez suspendit le paiement des intérêts. D'où l'expédition punitive décidée par les pays créditeurs, le débarquement français à Veracruz et le siège de Puebla. Le pays était de nouveau en guerre. Au bout d'un an et demi, les Français prirent Mexico. Le président Juárez se replia vers le nord avec quelques troupes et deux fidèles généraux (l'un d'eux était l'héritage le plus ironique de Juárez : le général Diaz). Les Français se répandirent dans les provinces centrales. Mexico devint un pays occupé et, pour les chancelleries d'Europe, cet intéressant problème qu'est un trône vacant. D'où l'arrivée de l'empereur Maximilien; d'où trois ans plus tard, Querétaro.
Voilà en quoi consistait. en 1867, le passé de Benito Juárez. (Son avenir se bornant à cinq années d'un règne relativement paisible, suivies d'une mort naturelle brutale à l'âge de soixante-six ans. Il fut remplacé par un ami, Tejada, autre avocat, qui rendit les lois de la Réforme extrêmement impopulaires et fut renversé par un autre ami de Juárez, Porfirio Diaz.) Juárez aurait-il pu prendre une autre décision à San Luis Potosi ? Sa ligne politique avait déjà creusé un profond sillon; arrivé à un certain point de son action, un homme ne peut que suivre la voie qu'il s'est tracée. Juárez n'a pas eu besoin de réfléchir. Maximilien avait conspiré contre le gouvernement légitime du Mexique: Maximilien avait lui-même décrété que tout Mexicain combattant la monarchie serait condamné à mort Maximilien était soutenu par des puissances hostiles au bien public du pays. Son exécution était légale, juste – un avertissement. tin événement sans importance. Pour quelle raison aurait-il reculé devant un acte de régicide ? Juárez ne considérait pas Maximilien de Habsbourg comme un prince, plutôt comme un contre-président exotique. Aucune rencontre n'eut lieu entre les deux hommes. Juárez était trop fruste pour comprendre que Maximilien était en réalité innocent, au même titre qu'il était lui attaché à une certaine conception du devoir, et désormais privé de tout appui„ de tout soutien, totalement seul. Cela n'aurait de toute façon pas changé grand-chose. Les principes seraient restés les mêmes : Maximilien avait violé les règles. Aux yeux de Juárez, qui côtoyait la mort tous les jours, les règles paraissaient plus durables et plus essentielles que la vie. Quelles règles ? Inutile, en pareil cas, de se le demander. Cet homme courageux et persévérant, qui n'avait pas épargné sa peine, qui avait rongé son frein pendant des années, qui avait réussi à tenir contre vents et marées„ eh bien, cet homme ne pouvait pas renverser le juste retour des choses d'ici-bas; il n'était plus en son pouvoir de mettre un terme à la ronde sans fin des représailles.
Passé un certain stade, un homme ne peut que suivre la voie qu'il s'est tracée. Pourquoi Maximilien est-il allé à Querétaro ? Pourquoi n'a-t-il pas abdiqué ? Pourquoi n'a-t-il pas quitté le Mexique alors qu'il en était encore temps ? Et pourquoi, s'il avait décidé de se battre jusqu'au bout, a-t-il quitté une cité ouverte pour entrer délibérément dans une ville en état de siège ?
Au moment où Maximilien décida de se rendre à Querétaro, en février 1867, cette ville était déjà investie par deux généraux juaristes qui savaient ce qu'ils faisaient. Quelques jours après l'arrivée de l'empereur, elle était encerclée; et pendant les trois mois qui précédèrent la reddition, jamais les troupes impériales ne réussirent à percer les lignes des assiégeants. Querétaro. qui s'étage doucement à flanc de coteau au milieu d'une vallée, n'est pas une place particulièrement facile à tenir, d'autant qu'on y trouve peu de fortifications. En outre, personne n'avait prévu une pareille augmentation de la garnison. Une pénurie de munitions et de nourriture se fit tout de suite sentir; et plus tard, les soldats et les habitants furent bien près de mourir de faim. Quant aux réserves d'eau potable. elles furent coupées de l'extérieur, tandis que la rivière était polluée par des cadavres. Les renforts n'arrivèrent jamais, personne ne pouvait plus laver son linge. Et c'est dans cette ville que vint se réfugier Maximilien, fuyant Mexico, le seul centre de communication du pays; il s'était coupé lui-même de toute possibilité de mouvement, de manoeuvre et d'alternative. Il emmenait avec lui quelque deux mille hommes, trois généraux – dont deux trouvèrent la mort, et le troisième tenta une percée après laquelle on ne le revit jamais plus –, un bon nombre d'aides de camp, dont un certain colonel Lopez qui fut l'instigateur de négociations plutôt louches avec l'ennemi et ne fut jamais payé; son médecin, le bon Dr Basch, qui se vit donner une épingle de cravate et tint un journal très émouvant jusqu'à la fin; son secrétaire; le Père Fisher, enfin, son confesseur, si l'on petit appeler ainsi ce colosse, enclin a la violence. et qui avait été pasteur luthérien en Allemagne et cow-boy dans le Wyoming – l'empereur l'avait ramassé à Mexico et envoyé l'année précédente en mission au Vatican, où il avait été traité sans ménagement. Son cuisinier hongrois et un ami, le prince Félix Salm-Salm, un soldat de fortune allemand qui venait de se battre aux côtés des Sudistes dans la guerre de Sécession, réussirent à le rattraper de leur propre initiative. Ce fut Maximilien qui choisit Querétaro. Certains prétendent que l'empereur ignorait l'état de siège et que ses généraux, eux-mêmes dans le noir ou mal renseignés, le lui auraient caché. D'autres disent qu'il aurait été trahi. Théories au demeurant plus fantastiques les unes que les autres. Que l'incompétence, la lassitude, les trahisons minables, aient joué un rôle dans l'affaire, cela ne fait aucun doute, mais il ne faut rien exagérer. Querétaro ne se trouvait qu'à environ deux cents kilomètres au nord de Mexico, et les communications n'étaient pas encore coupées. Maximilien avait étudié la stratégie, la géographie était un de ses passe-temps favoris, et puis quel traître avait jamais utilisé des moyens aussi tortueux ? Le repli sur Querétaro n'avait d'ailleurs pas rencontré beaucoup de succès auprès de l'entourage de Maximilien. Un général au bord de la défaite s'y prenait d'ordinaire de la façon suivante : selon ce qu'il comptait faire ensuite, il choisissait soit de s'exiler sans plus tarder, soit de se frayer un chemin vers le nord ou la côte, de s'arrêter à Veracruz et d'attendre son heure. Mais il évitait surtout de gagner le sud, voyage qui promettait d'être infernal, et puis on ne savait pas quelle troisième force armée pouvait se lever dans l'État de l'Oaxaca ou du Tabasco. Faute de mieux, il pouvait à la rigueur essayer de tenir Puebla, à condition d'avoir, ouverte derrière lui, la route de la côte.
Pendant un certain temps, Maximilien a sans doute eu l'impression de nager en pleine irréalité. Chacune de ses décisions était un coup d'épée dans l'eau. Tout était fini, et pourtant il se trouvait encore là. A trente-cinq ans. Son éducation lui avait inculqué une chose : un soldat ne désertait jamais son poste. Mais ce poste, où donc était-il passé ? Et pour qui fallait-il le tenir? Qui servait-il désormais ? Maximilien n'était pas un homme de complots. Il avait des idéaux, mais contrairement à Juárez, qui le dépassait en intelligence et en connaissances, sinon en bonté et en modestie, Maximilien n'était attaché à aucune cause. Il considérait comme son devoir d'accomplir au mieux sa tâche, en se donnant du mal, en s'efforçant de mieux comprendre; et il était, que cela lui plût ou non, corps et âme au service de ce devoir qu'il n'avait pas défini lui-même et qui aux yeux des juaristas devait apparaître comme un incompréhensible esclavage. Puis il voyait se dérober les intérêts qui l'avaient porté jusqu'au pouvoir. Personne n'avait souhaité l'induire en erreur; il n'avait plus de troupes, seulement une suite – quelques personnes qui l'aimaient trop, qui lui étaient trop fidèles ou trop compromises pour l'abandonner à cette heure.
Le monde, son monde, s'était effondré, mais le décor tenait encore debout. Le cérémonial au château de Chapultepec, que Maximilien avait mis au point avec un zèle de collégien en s'inspirant de l'étiquette espagnole en vigueur à la cour de l'empereur d'Autriche, son propre goût pour les pays exotiques et ses idées sur ce qui convenait à la couronne de Montezuma, tout cela fonctionnait encore : un nombre bien déterminé de dames (l'honneur créoles et autrichiennes, de chambellans, d'adjudants et de gentilshommes accomplissaient à heures fixes des tâches bien définies. Étaient maintenus la relève de la garde indienne. le port des décorations, le lever. la messe quotidienne, l'anniversaire de l'empereur d'Autriche, l'ordre de préséances à la table impériale. L'ensemble du cérémonial était scrupuleusement observé – la cour était réglée comme du papier à musique, ce qui en rehaussait d'autant le surréalisme. Au milieu de tout cela, seul Maximilien avait l'air un peu débraillé; on l'avait trop vu ces derniers temps assis à l'ombre à Cuernavaca, en veste d'alpaga – sa barbe n'était pas toujours bien taillée, et il laissait souvent sa tunique ouverte.
Les domestiques indiens l'aimaient beaucoup. Il avait passé de longs moments à la campagne en compagnie de la famille du jardinier. En privé, il attirait la sympathie, mais il jouissait de peu de contacts à Mexico. Les populations qui l'avaient vu s'étaient montrées plutôt favorablement impressionnées : sans doute était-il ce messie aztèque à la barbe blonde que l'on attendait d'au-delà des mers. En territoire juariste, le peuple le considérait soit comme une sorte d'épouvantail, un faux prophète de la race des Cortés, soit comme le responsable de tous leurs maux, et un objet de haine. Les cercles plus intellectuels voyaient en lui le réactionnaire par excellence, l'incarnation des soixante-deux vice-rois espagnols en une seule et même personne. Quant à la faction qui l'avait soutenu au départ, elle se disait affreusement déçue par Maximilien. Il n'avait pas abrogé les lois de la Réforme. il n'avait pas rendu ses terres à l'Église, il avait sympathisé avec les libéraux qui naturellement ne voulaient pas de lui, et par-dessus tout, il n'avait pas été capable de persuader les Français de laisser leurs troupes sur place afin de mater les juaristas. Ils n'avaient rien d'autre à faire qu'à se séparer de lui le plus rapidement possible, pauvre Masimiliano, un homme si distingué, quelle pitié vraiment. Parmi les créoles régnait un certain sentiment de solidarité aristocratique : quelques-uns de leurs fils restèrent dans les troupes de Maximilien, colonels ou aides de camp, quitte à tomber un jour ou l'autre au champ d'honneur; mais il était temps de mettre un terme à cette plaisanterie. Abdication... peut-être le suivraient-ils en exil – après tout, pour un jeune homme, vivre à Vienne ne devait pas être tellement désagréable. Maximilien n'était pas, paraît-il, dans les meilleurs termes avec son frère; mais François-Joseph serait bien obligé de faire quelque chose... Vienne n'était évidemment pas Paris, en revanche c'était une cour convenable, pauvre Eugénie, tellement plus chic au fond que l'impératrice Elizabeth, mais on ne pouvait tout de même pas leur demander d'avaler les Bonaparte...
Aux yeux de l'empereur d'Autriche en effet, l'aventure mexicaine de son frère
était devenue une source d'embarras. Ennuis, dépenses, scandale.
François-Joseph, qui n'avait pas l'esprit large et pas encore trente-huit ans,
était déjà ce vieux bureaucrate qui, quarante-sept ans plus tard, apprenant le
meurtre de l'archiduc Ferdinand à Sarajevo, déclarerait d'une voix sévère : «
Rien ne m'aura été épargné » –Mir bleibt doch nichts erspart. Envoyer du secours
? Alors que tout cela lui avait déjà coûté tellement cher ! Des troupes ?
Jusqu'au Mexique ? De toute façon, c'était l'affaire de Napoléon, pas la sienne.
Pour l'amour du ciel, pas d'abdication ! De quoi aurions-nous l'air ? Tout le
monde évoquerait 1848. Non : Max est très bien là où il est.
Aux yeux de Napoléon III, le véritable entrepreneur de l'empire mexicain,
c'était pire encore. Lui était déjà un homme malade, et pour qui les choses
avaient plutôt mal tourné : entre l'opposition à l'intérieur et Bismarck à
l'extérieur, il était assailli de tous côtés – dans son emploi du temps, les
problèmes financiers avaient remplacé les effets de la gloire, et l'humeur qui
avait prévalu à la veille de Puebla appartenait désormais à une époque révolue.
La campagne mexicaine était devenue très impopulaire en France. Les soldats
n'étaient pas rentrés chargés (l'or comme autant de conquistadors ; ils
n'étaient pas rentrés du tout. L'occupation tranquille d'un pays s'était
transformée en une de ces interminables et exténuantes guerres lointaines. Les
journaux en faisaient des gorges chaudes, la Chambre des députés était une vraie
foire d'empoigne, et sur place le moral des troupes était au plus bas : les
soldats vendaient leurs fusils aux Mexicains, les sous-officiers ouvraient à
Mexico des magasins d'alimentation oit ils faisaient leurs choux gras en
écoulant les stocks de sucre et de farine de l'armée. Ils ne manquaient pas en
plus de se poser des questions. Pour corser le tout, les Etats-Unis trouvaient à
redire à la présence d'une armée européenne, si débraillée fût-elle, à leur
frontière méridionale; ils sortaient d'une guerre de Sécession, ils étaient donc
en mesure de faire valoir leurs objections. Toute cette affaire mexicaine
devenait bien embarrassante pour la France. Personne n'en voyait la fin. Rien
n'avait marché comme prévu, les républicains prenaient d'année en année plus de
poids, et aucun signe ne permettait d'affirmer que la monarchie bénéficierait
jamais du soutien populaire. Et voilà que Maximilien appelait des renforts.
Autant jeter de l'argent par les fenêtres... La France ne pouvait plus se le
permettre. Naturellement, il y avait la convention de Miramar, les lettres de
Napoléon et les garanties françaises d'aide militaire et financière... Mais
Maximilien, en trois ans, aurait au moins pu faire quelque chose ! Et ces
Mexicains de Paris, ils auraient pu savoir de quoi ils parlaient ! Il ne restait
plus à présent qu'à annuler discrètement toute l'opération. Et en premier lieu,
à rapatrier les troupes...
Au Mexique, en effet, rien ne marchait comme prévu. Dès le départ, l'entreprise n'avait bénéficié d'aucune base solide; et il faut bien avouer que Maximilien n'avait rien fait pour arranger les choses. A son arrivée, elles ne se présentèrent pas trop mal. Certes les Mexicains n'étaient ni civilisés ni disciplinés. Certes on avait vu se multiplier les incidents – la réception à Veracruz avait été un brin désorganisée (le gouverneur faisait la sieste, après son déjeuner, quand était arrivé le destroyer impérial); la ville, une suite de taudis baignant dans une chaleur d'étuve, était déserte (il venait d'y avoir une épidémie) et, comme les souverains en furent informés, infestée de traîtres et de fièvres; le voyage en chemin de fer devait se terminer au bord d'un précipice, et la suite impériale se voir entasser dans d'antiques voitures, « des espèces de diligences, ainsi que le relata dans son journal l'un des voyageurs, peinturlurées comme des roulottes de foire, tirées par des chevaux à demi sauvages». A Puebla, ils furent accueillis avec des roses et par le Te Deum, et l'entrée dans la capitale se déroula dans les règles, à ceci près que le palais sentait le renfermé et que les lits grouillaient de vermine. La suite passa sa première nuit sur des tables de billard. L'impératrice était dans tous ses états, mais Maximilien prenait tout avec bonne humeur, presque avec enthousiasme. Il était enchanté par le climat, les gens, les fleurs ; il venait de tomber, irrémédiablement, amoureux du Mexique. Il se montrait très occupé. A signer des papiers, à perfectionner son espagnol, à prononcer des discours, à nommer un cabinet, à distribuer des médailles, à dresser des listes. Il fut couronné en même temps que Carlota dans la cathédrale. Il rédigea un manuel d'étiquette à l'usage de la cour de Mexico ; il fit savoir qu'il donnerait audience à toute personne qui le solliciterait; il organisait son règne. C'est ce qu'on lui avait appris à faire, et c'est ce qu'il faisait. Il déménagea la cour à Chapultepec et se mit à bâtir. Le château de Chapultepec avait été construit par le 47ème vice-roi qui, racontant à Madrid qu'il avait besoin d'une résidence d'été, s'était payé une superbe forteresse aux frais de la couronne d'Espagne. Le château s'élevait dans les hauteurs d'une forêt, aux abords d'un des faubourgs chauds de la capitale. De ce donjon, Maximilien avait fait une villa pompéienne, ou plutôt une villa pompéienne toscane, semblable à celle qu'il avait déjà en tête, jadis, à Miramar, son château sur l'Adriatique. Il fit raser la forêt, aménagea une superposition de terrasses et un jardin à la française; il fit percer les faubourgs d'une grande avenue au tracé rectiligne, aujourd'hui le Paseo de la Reforma. Maximilien fit venir des statues, des meubles, sa collection de porcelaine qui lança au Mexique la vogue du nymphenburg; il demanda à son frère de lui envoyer du vin du Rhin et de Tokay. Carlota, qui était elle aussi férue d'architecture, fit planter des arbres dans les rues et gratifia les villes de province de ces bancs, pots de fleurs et kiosques à musique qui ornent encore les places et sont repeints chaque armée le jour de la fête du saint patron. La haute société mexicaine adopta l'impératrice. Ces dames se montraient charmantes avec elle et professaient une grande admiration pour sa façon de s'habiller, à l'exception d'un détail qui les stupéfiait : l'impératrice portait des rubis et des émeraudes. Les pierres de couleur, lui apprit-on, étaient considérées comme vulgaire, seuls les diamants...
Impossible pourtant qu'ils n'aient pas ressenti un malaise. Lorsque l'empereur s'aperçut des rancoeurs provoquées par la guerre de la Réforme, il souhaita une amnistie. On lui fit remarquer que la guerre n'était pas encore terminée. Les combats se poursuivaient dans le nord, ailleurs aussi – de nouveaux soulèvements étaient rapportés tous les jours –, rien de très grave, de simples guérillas, oeuvre de bandits, même si ces bandits, au dire des Français, ne reculaient devant rien. N'empêche que le Mexique n'était ni en paix ni unanimement favorable à la nouvelle monarchie. En outre, l'empereur était harcelé par des gens qui prétendaient qu'on leur avait promis une commission, un poste de gouverneur, une rente. Promis ? Par qui ? Mais, les agents de Sa Majesté avaient dit... Il avait été question... d'une récompense... Une récompense pour quoi ? Mais pour avoir « mis » Sa Majesté où elle était, sur le trône. Maximilien et Carlota s'indignaient : l'empereur n'avait pas d'agent, personne ne l'avait mis nulle part. (Ils ne firent pas le rapprochement avec la présence des troupes françaises : ces troupes qui étaient chargées de pacifier le pays, lequel était en fait beaucoup plus sauvage qu'on voulait bien l'admettre dans la capitale.) L'empereur avait été appelé au Mexique par la volonté d'un peuple qui, déçu par cinquante ans de pouvoir républicain, avait exprimé le désir d'une monarchie héréditaire et désintéressée, et cela grâce à un plébiscite organisé librement par des Mexicains responsables.
Oui, oui, tout à fait. Et les Mexicains responsables, il les avait devant lui.
Maximilien ne se laissa pas impressionner, ce qui jeta la consternation et blessa plus d'un dans son amour-propre. Il ne pouvait consulter personne: chaque fois qu'il mentionnait le plébiscite, les gens se mettaient à pérorer ou se taisaient, embarrassés. Il aurait voulu nommer des libéraux dans son cabinet. Les libéraux, qui n'aimaient pas ce qu'il représentait, refusèrent. Les cléricaux-conservateurs lui rappelèrent alors que c'étaient eux qu'il représentait, et qu'il était sur le trône pour servir leurs intérêts. Maximilien rétorqua qu'il était venu servir les intérêts du peuple mexicain. Le plébiscite... Tout d'un coup, il se rendit compte que le plébiscite n'était qu'un leurre. Il fléchit, mais ne se résolut point à prendre la décision qui s'imposait. Il était conscient de l'ambiguïté de sa position, mais Carlota et l'honneur de son nom lui firent repousser l'éventualité d'un retrait, comme s'il se fût agi d'une désertion. D'autre part, il commença à entretenir l'illusion, courante dans ce genre de situation, qu'il pouvait faire du bien aux Mexicains malgré eux. (Chose ironique, Maximilien, déjà incapable de traiter ou de deviner le jeu de quiconque, conseillers, subalternes ou organisation administrative, n'avait en outre jamais rien compris aux rouages du pouvoir politique. Saris égard ni pour lui-même ni pour aucune faction, il aurait fait un monarque absolu admirable, eût-il été parachuté dans cette position et mis en contact direct avec ses sujets, sans l'intermédiaire des baïonnettes, de l'argent, des ministres et de droits acquis antérieurement.) Il n'abdiqua pas, ni n'accepta de jouer le jeu des « Mexicains responsables ». En dépit des pressions, il refusa d'abroger les lois de la Réforme, ce qui le priva du soutien des Mexicains, ne le mit pas dans les bonnes grâces du Vatican et n'encouragea pas l'aide étrangère, sans pour autant lui apporter la moindre reconnaissance du côté des juaristas. Maximilien semblait avoir le chic pour se fourvoyer avec un certain panache. On peut s'interroger sur sa prise de position concernant les lois de la Réforme. Il y avait dans ces lois des choses qui, forcément, lui répugnaient; certaines choses qui sont d'ailleurs répugnantes. Pensait-il qu'une abrogation irait à l'encontre de la nature profonde du pays, qu'il était trop tard, que le problème était trop complexe ? Dix ans, c'est long. Les monastères avaient eu le temps de changer de mains, les terres du clergé d'être vendues; l'argent de la vente avait fondu. Maximilien n'avait sûrement aucune envie d'être l'homme venu rétablir les anciens privilèges; tout catholiques pratiquants qu'ils fussent, lui et Carlota restaient bouche bée devant la rapacité du clergé mexicain. Ils écrivaient à leur famille des lettres horrifiées. Maximilien découvrit que les caisses étaient vides. Il avait l'habitude de s'entendre dire que le trésor était en difficulté, mais à ce point ? Il n'y avait plus rien. Le Mexique devait pourtant bien disposer de ressources financières. Comme n'importe quel pays. Des entrepreneurs se présentèrent. La cour avait déjà attiré pas mal de charlatans venus d'Europe. Maximilien céda des concessions, vendit des monopoles; il signait, empruntait, hypothéquait, sans savoir très bien ce qu'il faisait. Quand il ne comprenait pas un projet, il faisait confiance à celui qui le proposait, et qui en général ne le méritait pas. Lui et Carlota étaient atterrés par la pauvreté du peuple. Le Mexique n'était-il pas soi-disant très riche ? N'y avait-il pas l'argent, et les minerais, tant de mines de toutes sortes ? Ils voulaient lui venir en aide. Que pouvaient-ils faire ? Donner aux pauvres des terres qui leur appartenaient? Les terres appartenaient à d'autres. Créer des emplois ? Beaucoup d'entre eux n'avaient aucune envie de travailler. Augmenter les salaires ? Les propriétaires prétendaient qu'ils ne pouvaient pas se le permettre. Rendre les terres plus productives, lutter contre les huit mois de saison sèche ? Améliorer la gestion des mines. s'équiper en machines ? II n'y avait pas d'argent. Pour redistribuer les terres, réglementer les salaires, recueillir des fonds pour acheter des foreuses, des barrages, des réservoirs, il aurait fallu que la Couronne imposât un système de législation d'une ambition folle, irréalisable et impopulaire, et la Couronne ne bénéficiait d'aucun soutien. Au Mexique, c'est la guerre civile qui édicte les lois. La Couronne aurait pu acquérir du pouvoir. A un moment donné, Bazaine, tenté de se ranger aux côtés de Maximilien, engagea – jusqu'au contrordre de Paris – ses troupes au service de l'empereur; il n'aurait pas déplu à Bazaine de participer à un régime autoritaire. Les Etats-Unis auraient pu intervenir, et peut-être l'Autriche. De belles perspectives pour un soldat. Maximilien n'y songea pas un instant. D'une certaine façon, il était tout aussi respectueux de la constitution que Juárez. A chacune de leurs sorties, l'empereur et l'impératrice faisaient distribuer des pièces d'or; Carlota s'efforça d'améliorer les services de santé; les gens disaient adiós et poursuivaient leur route; Maximilien se désintéressa de la vie publique. Plus tard peut-être, un jour ou l'autre, lorsque le pays sera plus tranquille... Il se retira de plus en plus longtemps dans la solitude de sa maison de Cuernavaca. D'après ses visiteurs, il était « mélancolique, mais serein », et on l'imagine, à la fois attristé et libéré par la conscience de son impuissance. Cette éclipse était sans doute plus cruelle pour l'impératrice. Elle n'aimait pas la campagne et elle tenait à son rang. Maximilien avait beaucoup d'affection et de respect pour sa femme – quoique, à ce qu'il paraît, il se montrât peu démonstratif – et la consultait en tout ; en fait, Carlota était sa conseillère, officielle et privée. Elle était plus rusée que Maximilien, mais ses motivations étaient moins nobles; elle l'influençait par la force de ses convictions et de ses désirs. Carlota semble avoir été une femme passionnée, débordante d'énergie, aimant à la folie cette gloire que, malheureusement pour elle, elle ne pouvait atteindre sans le truchement de la carrière de son mari, Maximilien, qui de ce point de vue se montrait à peu près aussi brillant que Charles Bovary.
Le règne était encore capable de beaux gestes. Pour assurer leur succession et perpétuer la dynastie, Maximilien et Carlota, qui n'avaient pas d'enfants, adoptèrent un petit Mexicain qu'ils firent proclamer héritier présomptif. Avec leur flair habituel, ils choisirent le petit-fils de cet autre spectre, l'empereur Agustin de Iturbide. L'enfant fut élevé à la dignité de prince héritier du Mexique et peint en grand tralala sur les genoux de ses nouveaux parents. Il a l'air tout à fait charmant, avec son petit visage grave et innocent. Sa mère étant américaine, les journaux américains en firent toute une affaire: ses tantes insistèrent pour être nommées princesses impériales, la famille réclama des pensions et fit des histoires à n'en plus finir, pour en venir au bout du compte à demander l'annulation pure et simple de l'adoption. Le garçon fut envoyé en Europe où l'attendait, comme prévu, une existence pleine de vicissitudes.
Il en alla ainsi pendant deux ans, et les choses, soudain, prirent une tournure
critique. De plus en plus de villes tombaient entre les mains des juaristas, la
moitié des provinces s'était soulevée, les familles des cléricaux-conservateurs
s'exilaient en Europe. Aucun renfort ne venait de France. Les réponses aux
appels à l'aide mettaient du temps à venir et, quand elles arrivaient, se
révélaient évasives. L'impératrice commença à s'affoler : pourquoi ne
comprenaient-ils pas ?
Elle décida d'aller elle-même plaider leur cause dans les cours européennes.
Après un dernier Te Deum dans la cathédrale de Mexico, on rassembla tant bien
que mal une escorte et on partit pour Veracruz où elle s'embarqua pour la
France, emportant dans ses bagages la vision d'un pays en péril. Elle arriva à
la fin de l'été 1866, et se rendit immédiatement à Paris. On lui réserva une
suite au Grand-Hôtel. Septembre embrasait les jardins des Tuileries, les jets
d'eau accompagnaient de leur gai murmure la promenade des hauts-de-forme et des
crinolines sous les marronniers, la rue de Rivoli retentissait du matin au soir
d'élégants équipages. C'est dans l'insouciance de cette fin des années 1860 que
l'impératrice du Mexique débarqua comme si elle sortait d'une maison en flammes
pour chercher un seau d'eau. L'impératrice Eugénie vint la voir et lui tendit
gentiment la joue. « Vous devez sauver mon pays ! » s'écria Carlota. Napoléon
n'allait pas bien, il ne recevait personne, pas cette semaine en tout cas : mais
on jouait Offenbach à l'opéra. Carlota insista, on essaya de l'amuser par une
audience officielle. Alors elle se présenta à nouveau à Saint-Cloud et força les
portes du cabinet de travail de l'empereur. Une scène épouvantable. Napoléon
finit par se calmer; Eugénie retourna au Grand-Hôtel. Mais désormais tout était
clair : il n'était plus question d'envoyer du secours, Napoléon avait
l'intention de rapatrier ses troupes du Mexique. Carlota se dépêcha de gagner
l'Italie; elle insista pour qu'y fût célébré le 16 Septembre, le jour de
l'Indépendance mexicaine; elle présida le banquet. Puis elle continua vers Rome.
Maximilien attendait. La suite, de l'aide, des nouvelles. En septembre, il entendit dire que des renforts allaient arriver, en octobre, que Carlota avait soudainement et dramatiquement perdu la raison au Vatican pendant une audience avec Pie IX. Cette affreuse nouvelle – il ne s'y était pas attendu – le paralysa. C'était pourtant le moment ou jamais de partir. Il envisagea de gagner le chevet de Carlota. mais on le lui déconseilla; il hésita, prit la route, rebroussa chemin, resta sur place. Il attendit plus de détails un changement, un virage, des ordres. IL N'Y AVAIT PLUS D'ORDRES. Comme n'importe quel voyageur ordinaire, il dut parfois être assailli par la peur et par l'impression que ce pays implacable était aussi lointain qu'une autre planète. En janvier, les Français commencèrent à évacuer les villes de garnison; le 5 février, l'armée française quittait Mexico. Maximilien les regarda traverser la Plaza Mayor depuis une fenêtre du palais. Une semaine plus tard, il prenait le chemin de Querétaro.
Le gouvernement autrichien a fait construire une chapelle à l'endroit où sont tombés Maximilien et ses deux aides de camp. Une petite construction en pierres brunes, aussi insignifiante qu'un corps de garde, dressée au sommet d'une colline dénudée et terreuse, parmi les débris de maçonnerie et les agaves clairsemés. Elle a été bâtie en 1901 – quelque trente ans après l'événement – et appartient désormais à la nation mexicaine. Elle est administrée par l'Instituto Nacional de Antropologia e Historia, qui lui a désigné un gardien auquel elle a omis de fournir un toit : à l'approche des visiteurs, il surgit de derrière un rocher pour vous vendre un billet d'entrée et une carte postale de ce disgracieux monument. La même institution est chargée de veiller sur une collection d'objets réunis dans ce qu'ils appellent le « Musée politique », dans une des salles du palais fédéral de Querétaro. Nous nous sommes promenées parmi les photographies, les médailles, les bannières, penchées sur des vitrines où étaient exposés des bouts de papier griffonnés. L'encrier utilisé par la cour martiale... les tabourets sur lesquels étaient assis Mejija et Miramôn, les deux aides de camp, pendant le procès... des bottes à revers d'on ne sait qui... des sabres.
Le gardien ne nous quittait pas d'une semelle.
– Faites comme chez vous. Vos Excellences ont raté le cercueil. Approchez,
approchez. Le cercueil de don Masimiliano.
Croyez surtout pas que parce qu'il est vide, c'est pas le vrai. La Mamacita en a
envoyé un autre quand on a emmené don Masimiliano de l'autre côté de la mer,
mais celui-ci, c'est le vrai. Le général Juárez est venu voir don Masimiliano
quand il était dedans.
» Vos Excellences n'ont pas remarqué la tache de sang ? S'il vous plaît, regardez à l'intérieur. N'est-ce pas que ça a la forme d'une main ? Vos Excellences sont observatrices. Prenez donc la loupe. Vous verrez mieux.
Un uniforme... le fac-similé de la condamnation à mort... un daguerréotype de la princesse Salm-Salin à cheval...
– On lui a donné la possibilité de s'échapper, énonça E. C'était habituel. La princesse Salm-Salm est rentrée de San Luis Potosi dans un tel état qu'elle avait réussi à le persuader de s'enfuir. Elle avait tout arrangé avec les ministres belges et autrichiens. Ils avaient graissé la patte à tout le monde. Une véritable fortune. Un général juariste devait s'enfuir avec eux. Quand tout fut prêt, ils drapèrent Maximilien dans une cape, puis s'aperçurent que sa barbe blonde était trop voyante. Il n'y en avait pas deux pareilles. Et brusquement, Maximilien est revenu sur terre : il a refusé de bouger. Peut-être trouvait-il que sa sortie manquait de dignité. Ils firent de leur mieux pour le persuader. Entre-temps, la relève de la garde avait eu lieu. Les nouveaux n'avaient pas été achetés. C'était trop tard.
– Et voici la seringue avec laquelle on a embaumé don Masimiliano. Regardez bien : c'est la seringue de l'embaumement. Vos Excellences ne comprennent pas ? La seringue de l'embaumement. La seringue qui a servi à embaumer don Masimiliano une fois mort. Je vous en prie, Excellence, votre amie ne comprend pas ? C'est pourtant très intéressant. La seringue de l'embaumement. S'il vous plaît, expliquez-lui.
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