Hisao Kimura |
Déguisé en lama et fort de sa connaissance du mongol, appris dans un monastère; pour mission de gagner le Sinkiang afin d'y attendre les troupes; japonaises. Mais diverses mésaventures l'empêchent de s'y rendre, et il se joint à une caravane en route pour Lhassa. Là-bas il apprendra la capitulation du Japon."
Ce récit rend bien compte du choc culturel ressenti par ce jeune japonais, la vie à le ferme, les préparatifs de départ, les femmes du Tsaïdam, la cicatrice, la séductrice, l'accouchement.
p54 - La vie à la ferme était simple et frugale. Nous vivions exactement comme les Mongols, partageant leur nourriture, leurs vêtements et leur logement sauf qu'en été nous prenions parfois des bains dans les creux qui se trouvaient près des puits. En hiver, nous nous en passions. Il aurait été inutile de creuser des toilettes – cela n'aurait été considéré que comme une manie bizarre et nous aurait certainement fait distinguer de nos amis et collègues mongols –, alors, comme tout le monde, nous nous soulagions dans les champs, et les chiens nettoyaient. Nous laissâmes pousser nos cheveux de sorte que nous pûmes en faire des nattes et les poux pullulaient dans nos vêtements. L'été, nous nous nourrissions de laitages et de grain ; en automne, nous nous gavions de viande (y compris de ce plat de choix, la queue de mouton qui faisait de notre exploitation une plaisanterie) bouillie avec du sel minéral, des oignons sauvages et de l'ail ; et en hiver, nous puisions dans les réserves de fromage, de beurre, de thé, de nouilles et de viande séchée.
C'était une belle vie pour un jeune homme. Pendant notre temps libre, nous parcourions la prairie sur nos rapides poneys mongols, avec l'impression d'être des soldats de Gengis Khan se préparant à conquérir le monde. Au cours de l'une de ces sorties, je découvris tout à fait par hasard une tombe ancienne, un événement rare en Mongolie où les sépultures des nobles et des rois étaient soigneusement dissimulées. On n'y laissait jamais de repère ni de marque ; à la place, en ces temps éloignés et cruels, on sacrifiait un petit chameau surplace, parce qu'une chamelle se souvient toujours de l'endroit où son petit est mort, et chaque fois que c'est possible elle y revient pleurer silencieusement. La chamelle pouvait alors servir de guide dès que des cérémonies devaient être organisées en l'honneur du noble défunt. Cela avait été un pur hasard si j'avais découvert cette tombe, et je rentrai avec un casque et une épée. Ceci troubla tellement les Mongols superstitieux que je dus les ramener là où je les avais trouvés.
Nos autres distractions étaient aussi simples. J'aimais tout particulièrement me tenir sur la falaise rouge qui séparait dans notre ferme la prairie du désert, scruter l'horizon, surtout au coucher du soleil, et rêver de ce qu'il pouvait y avoir au-delà. Or il y avait le changement des saisons, avec le passage des migrations de troupeaux d'animaux sauvages. Nous recueillions parfois de jeunes retardataires qui s'étaient blessés et les soignions : il y eut une antilope, une grue et même un louveteau. Nous les relâchions quand leurs troupeaux repassaient, et le seul que je fus heureux de voir partir fut le jeune loup. En grandissant, il devenait de plus en plus silencieux et discret et parfois, alors que je travaillais sous la tente, j'avais tout à coup l'impression d'une présence ; en me retournant, je rencontrais son regard inquiétant fixé sur moi.
Nos vies suivaient le même rythme que celles des nomades. Les naissances, les morts et les mariages en étaient les événements marquants. Un jour, la mère de Danzan finit par décéder. Elle n'était jamais parvenue à rentrer chez elle, mais elle avait tout de même été heureuse à la ferme. Nous avions une clinique et nous nous agitâmes un peu autour d'elle, mais après avoir été victime d'une crise cardiaque, sa fin ne fut plus qu'une question de temps. Ni Nagasaka ni moi n'avions jamais participé à des funérailles mongoles, alors nous payâmes les moines d'un monastère voisin pour qu'ils procèdent aux cérémonies qui entouraient l'abandon du corps, en ultime geste de renoncement, aux loups et aux vautours. Peut-être grâce à nos efforts, le corps devait rapidement disparaître, signe que l'esprit allait renaître dans des conditions favorables.
Danzan était heureux et nous avions élargi le champ de nos connaissances, de sorte que tout le monde était content. Cependant les coutumes funéraires mongoles sont des choses auxquelles je ne me fis jamais, et l'idée que mon cadavre pourrait être traité de la sorte me troublait plus que l'idée de mourir. Je ne pouvais m'empêcher de remarquer que des chiens de la ferme prenaient part au festin et même qu'une fois, l'un d'entre eux rentra au bercail avec un bras humain entre les crocs.
À ce moment-là, il n'y avait plus de raisons de détenir Danzan et nous lui dîmes qu'il était libre de s'en aller. Quand il nous dit qu'il préférait rester, nous eûmes la naïveté de croire que c'était par amitié pour nous. C'était en fait une affection d'une nature différente qui le retenait, et dont l'objet était la gentille Tseren-Tso. C'était la fille adoptive de l'une de nos familles, chargée de la surveillance d'un troupeau de deux mille moutons. Je l'aimais bien. Même si elle était un peu simplette, elle était pleine de vie et de gaieté, mais approchant de la trentaine, elle me semblait incroyablement âgée. Danzan avait environ trente-cinq ans, aussi elle lui convenait parfaitement.
Il y avait déjà pas mal de temps qu'ils se rejoignaient la nuit dans leurs tentes. Les Mongols ne sont pas très regardants sur le sujet et les enfants nés hors mariage sont pris en charge sans drame. Bien souvent, les jeunes filles mongoles étaient des bergères, alors elles n'avaient guère besoin d'explications et savaient parfaitement comment les choses se passaient. Si un homme passait par là à cheval et que vous vous retrouviez seule avec lui, que pouvait-il y avoir de plus naturel ? À l'évidence, Danzan s'était arrangé pour passer fréquemment à proximité du troupeau de Tseren-Tso. Libéré de ses obligations envers sa mère, il avait décidé de convoler, et puisque je l'avais aidé pour les funérailles, il me demanda de l'assister également dans les négociations de mariage.
C'est ainsi que je réglai les détails avec la famille de la fiancée et que je les régalai d'un festin que le couple n'aurait pu s'offrir lui-même. Il me semblait que tout ceci entrait dans le cadre de mes activités à la ferme, et c'est sans calculs ni motifs ultérieurs que je m'acquis l'amitié solide et loyale de Danzan.
Comme les saisons passaient, je finis par comprendre que les intérêts des
Mongols qui s'efforçaient de survivre dans un environnement à peu près stérile,
et ceux des militaires japonais qui voulaient en tirer le plus possible de
viande, de laine et de chevaux étaient fondamentalement opposés. Certains de mes
compatriotes étaient des gens bien ; il y en avait même qui étaient là depuis la
guerre russo-japonaise et qui croyaient passionnément en la cause du peuple
mongol, mais ce n'étaient pas eux qui définissaient et appliquaient la
politique. C'était l'armée qui s'en chargeait et bien souvent les officiers ne
cherchaient qu'à s'enrichir.
Mais c'est la Mandchourie et la Chine qui rapportaient vraiment. On envoyait les
officiers en Mongolie pour les punir : il y avait là, en particulier, un grand
nombre de jeunes civils et militaires qui avaient participé à la tentative de
coup d'État mené par l'extrême droite, le 26 février 1936 et qui était resté
dans l'histoire sous le nom d'Incident 26-2. Ces jeunes cadres n'étaient guère
d'humeur à se comporter en administrateurs compréhensifs. Après avoir observé
pendant deux ans la brutalité des militaires japonais à exploiter un peuple que
je considérais maintenant presque comme le mien, je me sentais dans la peau d'un
jeune homme très perturbé, écartelé entre des loyautés contradictoires, et mon
idéalisme flanchait comme un drapeau déchiré battu par le vent. Je désirais
toujours « servir mon pays », mais quand j'entendais mes amis mongols se
plaindre, par exemple, d'officiers japonais qui les taxaient de plus de chevaux
qu'ils ne pouvaient fournir, je savais qu'il ne s'agissait pas de récriminations
de routine mais d'une question de vie ou de mort.
Alors que pouvais-je faire de mes frustrations ? Rien, bien sûr, sinon me livrer
à des amusantes mais inutiles facéties. Je me souviens en particulier d'un
inspecteur gouvernemental, qui ne connaissait pas grand-chose en dehors de
Kalgan, venu en camion expertiser la ferme. Nagasaka et moi lui avions arrangé
une petite réception, et après qu'il eut bu suffisamment, il confirma nos pires
suppositions. C'était un de ces individus qui se croient supérieurs à tout le
monde, en particulier aux « indigènes » qui sentent si mauvais et à ceux qui
partagent leur manière de vivre. C'était la saison de l'émasculation des moutons
et nous avions à dîner ce que ces pauvres bêtes avaient perdu dans la journée.
Notre invité n'avait évidemment pas la moindre idée de la nature de ce qu'il
avalait avec tant de plaisir, tandis que Nagasaka et moi échangions des regards
complices. Je sortis et trafiquai son camion de sorte qu'il serait obligé de
passer la journée du lendemain à cheval.
Naturellement nous étions devenus d'excellents cavaliers, faisant beaucoup d'efforts pour égaler les Mongols sur leurs selles en V inversé, inconfortables et dangereuses. Dès que notre inspecteur commença à montrer des signes d'inquiétude, nous prîmes sa bride et l'entraînâmes au galop. Alors qu'il essayait en vain de s'accrocher au pommeau de sa selle, nous lui annonçâmes que nous allions observer une castration à grande échelle, ce qui ne manquerait pas de l'intéresser à en juger par la façon dont il en avait savouré les fruits la veille. Je ne vis jamais personne virer au vert si rapidement. Notre réputation à Kalgan en prit un coup.
Ce n'était bien sûr pas une réaction très adulte mais nous ne pouvions tout simplement rien faire d'utile. C'est ce genre d'individu qui finalement nous fit comprendre, même à nous qui vivions éloignés dans la prairie, que le combat pour « l'Indépendance de la Mongolie » n'était qu'une vaste fumisterie, et que nous n'avions soutenu le prince De, le leader nationaliste, que dans la mesure où nous pourrions l'utiliser à nos propres fins.
Le prince De était le trente et unième descendant de Gengis Khan, le membre le plus élevé de la noblesse traditionnelle et le gouverneur de Sunit-Ouest. Son mouvement nationaliste était profondément divisé et comprenait des éléments aussi divers que d'autres princes mongols – dont certains vivaient à Pékin et étaient conservateurs, rapaces et bien souvent bornés – ainsi que de jeunes intellectuels radicaux qui avaient été éduqués en Chine, en Mongolie extérieure ou au Japon. Avec un peu plus de temps il aurait peut-être réussi à faire fonctionner sa « Région autonome », mais les dissensions internes de son mouvement en faisaient une proie facile pour les manipulations japonaises. Lorsque j'étais encore au Ko Ah Gijuku, sa capitale se trouvait à Huhehot et son armée – largement composée de bandits à la loyauté douteuse – y était stationnée. Mais son gouvernement n'était toléré que dans la mesure où il obéissait aux Japonais et tous les postes de responsabilité étaient occupés par des gens à nous.
Il me semblait que le Japon était en train de gâcher une occasion unique de
remplir un rôle de guide éclairé. Les Mongols sans défense ne pouvaient guère
que regarder les Chinois installer de force des fermes et des immigrants sur
leurs herbages, les rendant inutilisables en tant que pâturages et menaçant
ainsi l'existence des nomades, aussi avaient-ils d'excellentes raisons de
vouloir se débarrasser du joug chinois. Si nous avions fait preuve de bonne
volonté au lieu de piller le pays, nous aurions pu être un exemple pour le reste
du monde.
Le départ
p71 - En septembre 1943, je fus convoqué à Kalgan et je m'y rendis en espérant
que c'était pour voir approuvé le projet que j'avais proposé pour la première
fois plus d'un an auparavant. Cette fois-ci, je ne fus pas déçu. Je vis M.
Yasuki, le supérieur de M. Tsugiki. Il me remit dix mille yens pour mes
préparatifs, m'accorda un an de congé et me plaça sur la liste du personnel de
l'ambassade. Je savais pertinemment qu'un an ne suffirait pas pour un tel voyage
mais je n'allais pas remettre tout le projet en question en demandant un
détachement plus long. Je voulais d'abord partir.
Je fis immédiatement chercher les Danzan, et dès leur arrivée, nous nous mîmes à acheter des chameaux et à rassembler du matériel. Danzan était le genre de type qui savait discuter du prix des chameaux et je le menai chez le prince De où mon ami, le lettré prince Khorjirjap, de la Bannière de Sunit-Est, était justement en visite. Non seulement il m'avait enseigné le folklore et les traditions mongoles, mais de surcroît, il possédait un magnifique troupeau de chameaux et nous lui en achetâmes cinq – trois pour nous et deux pour les bagages – pour le prix de cinq cents yuans chinois chacun.
Danzan me dit que je cassais le marché et que je ferais mieux de surveiller sa femme pendant qu'il s'occupait des choses sérieuses. Et effectivement, il valait mieux garder l'oeil sur elle, parce que c'était la première fois qu'elle se trouvait en ville, et la foule l'époustouflait complètement. De plus, le fait que tout s'achète était au-delà de sa compréhension. Là où Tseren-Tso avait toujours vécu, sur la prairie, la terre était à tout le monde et la bouse était gratuite pour ceux qui voulaient la ramasser et faire du feu avec. Quand elle entendit dire que même l'amour était à vendre, ce fut le dernier choc. « Est-ce que les hommes ne savent pas monter à cheval ici ? » demanda-t-elle.
Nous nous équipâmes sérieusement, comme tous les autres pèlerins, – avec une tente, une pelle (pour remuer la neige, ou pour creuser des fossés autour de la tente), deux grosses bouilloires mongoles en cuivre pour conserver l'eau, une bouillotte mongole, des allumettes, une hache, de la pierre à briquet, deux casseroles, plusieurs bols en argent, trois tapis de feutre, un sac de couchage traditionnel doublé de fourrure pour moi, des vêtements d'hiver et d'été avec des bottes, du coton et des tissus pour le troc, une vaste quantité de chapelets pour les cadeaux et des provisions de nourriture de base – de la farine et des briques de thé séché. En plus de nos bagages, nous emmenions 600 grosses pièces d'argent (que nous toucherions plus tard), 20 000 yuans chinois, et des médicaments. Ces derniers exigeaient une attention toute particulière puisqu'il pouvait être dangereux de transporter des drogues d'origine étrangère. Nous pilâmes donc les comprimés pour les camoufler avec des cendres, de l'extrait d'écorce et des herbes. Soigneusement repérés, les mélanges se trouvaient dans des petits sacs de cuir.
Nous dûmes nous passer des cartes, des boussoles et de l'appareil photo qui auraient pu s'avérer dangereux en cas de fouille. Les talismans et les sutras tibétains étaient plus adaptés. Finalement, notre déguisement fut complet lorsque les dernières touches eurent été apportées à mon apparence : alors que mes cheveux commençaient à repousser, je les fis raser à nouveau ; je revêtis la soutane de voyage des moines avec dans ses plis, une boîte porte-bonheur contenant une image en argent du Bouddha et complétai le tout avec un chapelet. Maintenant, je m'appelais Dawa Sangpo et mon but était Drépung, le plus grand monastère bouddhiste du monde, aux abords de Lhassa.
Pendant ce temps-là, encore que je ne l'aie appris que bien plus tard, certains des fonctionnaires de l'ambassade, soucieux d'améliorer leur ordinaire, étaient en train de rendre mon voyage encore plus dangereux.
Prétextant que plus il y aurait d'agents à nous le long de la piste, plus sûre serait mon expédition, ils parvinrent à obtenir des crédits pour recruter des hommes et les entraîner, garnissant ainsi leurs propres poches. Quelques agents furent effectivement envoyés mais ils étaient mal préparés, et l'un d'entre eux au moins allait être capturé dans la région de la frontière par les services de renseignements japonais et torturé jusqu'à ce qu'il admette qu'il m'attendait.
L'hiver s'installait au moment où nous partîmes. Nous nous arrêtâmes à la ferme pendant quelques jours pour que mes compagnons puissent mettre leurs affaires en ordre, puis encore une quinzaine de jours à Sunit-Ouest où, avec les pièces d'argent, Tsugiki m'apporta ses dernières instructions. D'après ces consignes, je ne devais prendre aucun risque, je devais envoyer mes rapports par l'intermédiaire des agents qui se trouvaient sur la route, et une fois arrivé au Sinkiang, je devrais y rester, comme un agent en sommeil, restant discret, réunissant des renseignements, et préparant le jour où l'armée victorieuse de l'Empereur ferait son entrée triomphale.
Nous partîmes pour de bon à la fin d'octobre 1943. Tout d'abord, il nous faudrait franchir clandestinement la frontière et entrer dans la province du Ninghsia ; ensuite, nous continuerions vers le grand centre religieux de Koumboum dans le Chinghai. À la même époque, dans le Pacifique, sur une île appelée Guadalcanal, les forces japonaises subissaient leur première défaite par les Américains, mais cela ne me paraissait pas vraiment porter à conséquence. Nous étions solidement installés de la Mandchourie à la Birmanie, jusqu'à la frontière indienne ; les Alliés étaient occupés en Europe et ne tarderaient pas à demander la paix. De toute façon personne n'avait jamais entendu parler d'une armée japonaise en retraite.
Dès que, loin des champs de bataille, nous nous fûmes mis en route avec nos
chameaux, mon coeur se mit à battre de joie devant l'espace que cette liberté
nous offrait et même les grommellements de TserenTso, qui ne comprenait pas
pourquoi on se lançait dans un tel voyage en hiver, ne parvenaient pas à gâcher
l'excitation qui s'était emparée de moi. Je n'aurais plus à convaincre les gens
que nos moutons n'étaient pas diaboliques, et j'étais enfin débarrassé de la
corvée sans espoir qui consistait à persuader les Mongols d'aimer mes
compatriotes. À partir de maintenant, j'étais moi-même un Mongol et rien
d'autre. Le voyage pouvait durer un an, deux ans, il pouvait même durer plus
longtemps. Qu'est-ce que cela pouvait me faire ?
Les femmes du Tsaïdam
p128 - La foule qui se pressait à la cérémonie nous fut bien utile, car s'y
trouveraient nécessairement des Mongols du Chinghai, originaires du bassin de
Tsaïdam qui est un point de passage obligé sur la route du Sinkiang. Même s'ils
avaient la même réputation que les gens du Ninghsia, il semblait naturel de lier
connaissance avec un groupe de plusieurs d'entre eux retournant sur leur terres
et de voyager ensemble.
« Fais bien attention à les reconnaître, Dawa Sangpo, me dit Danzan le matin de la cérémonie alors que la foule commençait à se rassembler. Ils sont faciles à identifier grâce à leurs vêtements, mais il faut faire attention à ne pas les prendre pour des Tibétains Tangouts.
– Dawa Sangpo saura bien reconnaître une femme du Tsaïdam », plaisanta Tseren-Tso.
Son mari continua en l'ignorant. « Les hommes portent de longues peaux de mouton avec la fourrure à l'intérieur mais ils les raccourcissent jusqu'à leurs genoux en les coinçant sous leurs ceintures, comme ça », et Danzan me fit une démonstration en formant avec sa robe une large poche au dessus de la taille. « Ça les fait ressembler un peu à des vessies de mouton gonflées. Et ils se servent de cette poche pour mettre tout ce qu'on peut imaginer : des bols, les recueils de sutras, des bébés ou des chiens ; et sauf quand il fait vraiment froid, ils laissent leur bras et leur épaule droite nus, en dehors de leur vêtements.
– Les filles aussi, fit sa femme, elles montrent tout ce qu'elles peuvent ;
tu peux être certain que tu verras plus d'un sein droit.
– Non, ici dans le monastère, elle le couvriront », interrompit Danzan même si
je préférais écouter la description que faisait sa femme à la sienne.
« Et ces garces-là ne portent pas non plus de sous-vêtements, simplement une espèce de combinaison. Les hommes au moins, mettent des culottes de peau de mouton dessous.
– Femme, vas-tu essayer de te rappeler qu'on est dans un endroit sacré ?
Est-ce que tu crois que Dawa Sangpo va aller soulever les jupes de toutes les
femmes ?
– Mais c'est toi qui m'as parlé des femmes du Chinghai », répondit-elle en
boudant, refusant ensuite de participer plus avant à la conversation.
« En fait, c'est aux cheveux qu'elles se reconnaissent, continua Danzan. Les filles non mariées en font cent huit nattes. Elles ne les étalent pas à plat sur leur dos avec un tissu comme le font les Tibétaines, mais les laissent pendre par dessus leurs épaules. Les femmes mariées, elles, n'ont que deux nattes et elles en mettent l'extrémité dans des sacs noirs brodés. La plupart d'entre elles portent un chapeau qui se termine en pointe et d'où pendent des brillants rouges. »
Avec une description pareille, il aurait fallu le faire exprès pour les rater et nous en repérâmes rapidement un groupe de trois. Ils me paraissaient sauvages et exotiques, et me semblaient ressembler plus à des Tibétains qu'à des Mongols. Ce fut donc une surprise agréable que de pouvoir les comprendre, même si leur accent me paraissait bizarre et s'ils me semblaient utiliser beaucoup de périphrases en parlant. Ils étaient plutôt amicaux, deux hommes et une jeune femme dont les cheveux, je le remarquai avec regret, étaient tressés en deux nattes et dont le sein droit était bien couvert. Nous les invitâmes à prendre le thé dans la cour de Jimba.
L'un des hommes avait environ trente-cinq ans et s'appelait Gombo Zaisun. « Zaisun » est une forme de titre honorifique accordé à celui qui paie de fortes taxes, mais il ne semblait pas particulièrement riche. Il était grand, avec un long visage sérieux et des manières énergiques. L'autre homme, plus jeune, s'appelait Tenzin ; il était petit et parlait peu ; nous allions apprendre plus tard qu'il avait un caractère emporté. Je pensais que Za-huhun, la « Petite Jeune Fille » pourrait être plutôt mignonne après un bon bain. Elle souriait facilement, mais restait discrète et paraissait mélancolique. Je me demandais si c'était à cause de l'horrible cicatrice rouge qui lui barrait le cou.
« Vous êtes les bienvenus parmi nous, commenta Gombo Zaisun par-dessus sa tasse de thé, mais je ne comprends pas pourquoi vous vous rendez dans un endroit pareil.
– C'est sur notre chemin, expliqua Danzan simplement.
– Eh bien, c'est heureux que vous alliez au Tibet et pas au Sinkiang. » Nous en
étions toujours à notre histoire de pèlerinage à Lhassa. « Jusqu'à ces trois
dernières années, les caravanes passaient, non seulement celles qui allaient à
Lhassa, mais également celles qui se rendaient au Sinkiang. Et puis, les
musulmans Kazakhs de là-bas se sont rebellés et ont coupé la route du Takla
Makan. En plus, ils lancent constamment des raids sur le Tsaïdam et nous ne
pouvons plus vivre tranquilles. Tout l'Ouest est désorganisé, et l'Est plein de
réfugiés. Ils sont cruels. Ça ne leur suffit pas de voler le bétail, ils ont
l'air d'éprouver un vrai plaisir à tuer. Je suis sûr que vous avez remarqué la
cicatrice sur le cou de Za-huhun. » La jeune femme baissa les yeux et dissimula
la plaie avec l'une de ses nattes. « C'est un exemple de l'hospitalité des
Kazakhs, et elle a eu de la chance, ils la croyaient morte. »
Un moine qui était venu chercher des médicaments chez Jimba l'entendit parler et nous rejoignit. Il avait l'accent des Mongols Torgouts. « Ça fait des années qu'on a des problèmes avec ce damné peuple. Ils ne sont pourtant pas invincibles. Une fois, à Bulkul, ils en ont un peu trop fait. Il y a une route là-bas : personne ne sait d'où elle vient, mais il y a des camions qui y passent avec du ravitaillement pour Chiang Kaï-chek. C'était trop tentant pour les Kazakhs mais pas aussi facile à piller qu'ils l'avaient cru. Chiang Kaï-chek leur a envoyé tellement de soldats qu'ils ont dû s'échapper jusqu'au Tibet. » J'essayai de ne montrer aucune émotion, mais cela sonnait à mes oreilles comme la première information sur la route que j'avais ordre de rechercher.
Après dix jours passés à Koumboum nous étions prêts à partir pour le bassin de Tsaïdam, et j'eus alors à résoudre un problème d'ordre culturel : il fallait payer le docteur Jimba pour son hospitalité et je me trouvais devoir résoudre un dilemme, en essayant de lui sauver la face tout en lui permettant d'accepter l'argent. Il continuait à prétendre ne pas vouloir de paiement alors que je savais qu'il le voulait vraiment ; et comme je ne pouvais pas prévoir quand, ni dans quelles circonstances, je repasserais, je voulais absolument le remercier. Finalement, je lui offris la manière de s'en sortir en me plaignant de l'insécurité à venir avec les Kazakhs et dans les territoires infestés de bandits que nous allions parcourir.
« En ce cas, dit-il, je devrais peut-être aller faire une offrande à un grand lama qui pourra prédire ton avenir. » Ce qui lui permit de disparaître honorablement, emportant l'argent que je lui avais offert. Il revint rapidement, le visage triomphant.
« Votre avenir est limpide, et vous allez sûrement arriver à destination », annonça-t-il. Nous n'aurions qu'à répéter certains sutras et rechercher les pierres blanches dont le grand lama avait dit qu'elles seraient de bon augure. « Ça aiderait peut-être si je demandais au lama de chanter le sutra pour vous. » Ce pourquoi, il fallait naturellement une offrande supplémentaire.
Nous fûmes en selle et prêts à partir le matin du 12 février, et Gombo
Zaisun vint nous prendre. Lui et Za-huhun montaient des chameaux avec de petites
charges. Tenzin suivait à cheval, un fusil à trépied en bandoulière. Nous
fermions la marche avec nos sept chameaux, reposés et en bonne condition même si
après leur régime de paille, ils attendaient de retrouver la bonne herbe de la
steppe. Nous faisions une confiance totale à nos nouveaux amis du Chinghai, et
Danzan et moi nous contentâmes de prendre des repères en prévision du retour.
La cicatrice
p134 - Nous installâmes notre camp à proximité du lac de Namoktai, et de là nous
pouvions voir une île sur laquelle on nous avait dit que se trouvait un petit
temple. Il n'y avait là que quelques moines, des ermites qui ne quittaient
l'endroit qu'une fois par an, en traversant la glace pour aller faire leurs
provisions. Autrement, la plaine était habitée seulement par des nomades
Tangouts Tibétains qui ressemblaient beaucoup aux Mongols du Tsaïdam avec
lesquels nous voyagions, mais qui vivaient dans des tentes de couleur noire,
très élaborées, faites de poil de yak.
Au cours de ces soirées, passées sous notre confortable tente à boire notre thé mongol noir et fort, nous apprîmes à mieux connaître nos compagnons. D'abord, ils furent difficiles à comprendre non seulement du fait de leur accent, mais aussi parce qu'ils donnaient l'impression de tourner autour des idées les plus simples. Je fis des progrès une fois que Danzan m'eut expliqué que tout ce qui pouvait faire la moindre allusion à la sexualité était absolument interdit dans la conversation quotidienne – et pourtant, à en juger par le nombre de mots tabous, ils ne semblaient guère penser à autre chose. Il était impossible, par exemple, de parler simplement de : entrer, être trempé, percer, se tenir droit, avoir un rendez-vous, aiguiser, creuser ou escalader. De telles conventions pouvaient être le propre de gens particulièrement puritains ou pudiques, et de ce fait, alors nous avions d'abord cru que Gombo et Za-huhun étaient mariés puisqu'ils couchaient ensemble sans se cacher. Bientôt – et ce très ouvertement – nous fûmes informés qu'il en était autrement : elle avait en fait un époux, chez elle au Tsaïdam, un moine médecin de Mongolie intérieure. Et pourtant elle se comportait à tous égards comme la femme dévouée de Gombo Zaisun, et c'est à sa demande qu'elle nous raconta l'histoire de sa cicatrice.
Ce n'était pas le genre d'histoire à donner envie de continuer vers le Sinkiang. Lentement et doucement, les yeux baissés, elle commença à raconter d'une voix qui pouvait à peine couvrir le vent qui rugissait au-dessus des plaines enneigées, mais au cours de son récit, son ton se raffermit et elle se mit à parler plus fort.
« C'était il y a plusieurs années, chez moi, dans la Bannière de Juun, où je ne retournerai peut-être jamais. Nous étions une foule nombreuse, réunie au monastère pour la cérémonie annuelle de la lecture des textes sacrés. Nous étions tout à nos prières quand une bande de Khazaks à cheval a surgi de nulle part. Ils ont commencé à nous tirer dessus. Ce sont des musulmans et ils ne respectent pas notre religion. On a couru vers le monastère, on s'y est barricadés et les hommes ont commencé à répondre en tirant. Mais les Kazakhs nous ont encerclés et ont mis le feu aux bâtiments. Le magasin du monastère était rempli de laine, qui a pris feu. On ne pouvait plus supporter la chaleur, et la fumée nous empêchait de respirer. Alors, dans la panique, on a voulu s'échapper. »
Elle s'arrêta un instant, et les flammes du feu se réfléchirent dans ses yeux quand elle nous regarda. « Ils l'avaient prévu et ils nous attendaient dehors. Je ne suis pas allée loin. Tout ce dont je me souviens, c'est d'un Kazakh barbu, juste devant moi avec son regard d'assassin. Il m'a tiré dessus à bout portant avant même que j'aie eu le temps de crier.
– Ils ont pensé qu'elle était morte », fit Gombo Zaisun reprenant l'histoire là où elle s'était arrêtée « et ce fut une chance qu'il l'aient cru. Non seulement ça lui a épargné bien des choses, mais en plus, ça lui a évité de voir ce qu'ils ont fait aux autres cette nuit-là. » Je me demandais si c'était seulement le vent qui balayait le lac gelé qui me faisait frissonner dans ma chaude robe doublée de fourrure.
« Lorsque je revins à moi, il faisait jour, et ils avaient disparu, continua la femme. Je pouvais à peine remuer. Tant bien que mal, je me suis arrangée pour ramper jusqu'à la rivière, plus morte que vive, et là les autres m'ont trouvée. Il m'a fallu des mois pour me remettre, et peut-être n'y serais-je pas arrivée si un gentil lama docteur ne s'était pas occupé de moi. Il a été tellement généreux que je n'ai pas pu faire autrement que d'accepter de l'épouser.
– Accepter de l'épouser !
» rit Gombo comme s'il avait besoin de se détendre après une histoire aussi
sinistre. « Tu as piégé le malheureux en plein milieu de son pèlerinage. » Il se
tourna vers moi. « Son mari est un moine de Mongolie intérieure, comme toi. Tu
en verras pas mal au Tsaïdam. La route de Lhassa est pavée de dangers, mais tous
ne sont pas douloureux.
– Tu peux dire ce que tu voudras, mais j'ai été une bonne épouse pour lui, fit
la fille fièrement, et me sembla-t-il sincèrement.
– Ça c'est vrai, et personne ne pourrait dire le contraire », approuva Gombo,
tout aussi sincèrement alors qu'ils se préparaient à aller se coucher.
J'eus du mal à trouver le sommeil ce soir-là. Quand le vent finit par tomber, je pus entendre le hurlement des loups ; et lorsque je finis par m'assoupir, mes rêves étaient un mélange de corps mutilés, de loups armés de fusils et de moines emprisonnés qui priaient pour qu'on les autorise à continuer vers Lhassa.
Un ou deux jours plus tard, nous approchions du Tsaïdam. Après une marche forcée qui devait nous permettre de passer rapidement un endroit connu pour ses pillards, nous nous installâmes le 18 février au matin dans une gorge afin que les chameaux puissent bien se reposer avant de franchir le dernier col. Ce soir-là, tel une vision, un homme à pied apparut devant notre camp. Sans un mot, Tenzin disposa rapidement et calmement son fusil sur son trépied s'allongea et mit le visiteur en joue tandis que Gombo sortait lui parler.
Il revint rapidement. « C'est bien ce qu'il me semblait, c'est un Kazakh ; ce qui est étrange, c'est qu'il soit là marchant seul dans cette gorge. » Il réfléchit un moment. « Ils sont gonflés. Ils n'ont peur de rien. Ils sont probablement toute une bande à nous épier et ils ont envoyé celui-là pour voir si ça valait le coup de nous piller. Je crois qu'il est trop dangereux de passer la nuit ici. » Il dit ça froidement, comme s'il trouvait que le sol était trop humide pour y planter la tente.
Nous fîmes rapidement les préparatifs de départ, puis
attendîmes que la nuit soit absolument noire. Après quelques tours et détours
dans la gorge, nous repérâmes un feu de camp de l'autre côté du cours d'eau et
entendîmes des rires et des conversations dans une langue que nous ne
comprenions pas. Tenzin descendit de son cheval avec son fusil et nous chuchota
qu'il resterait en arrière-garde. C'était un type calme et il ne nous a jamais
raconté l'histoire de sa vie. Espérant que le bruissement du ruisseau couvrirait
le son de nos pas, nous passâmes à moins de vingt mètres du camp, lentement,
priant pour que les animaux ne fassent pas de bruit et ne trébuchent pas. Chaque
pas semblait résonner dans la nuit et il nous parut incroyable de ne pas être
repérés. Une fois que nous fûmes en sécurité, Tenzin nous rattrapa, regrettant
presque de ne pas avoir eu l'occasion de se servir de son arme. Nous continuâmes
quelques heures avant d'établir un nouveau camp.
La séductrice
p139 - Lorsque le système des Bannières avait été institué au début de la
dynastie mandchoue, on en avait découpé vingt-neuf au Chinghai mongol. Les
Tibétains, toutefois, étant devenus de plus en plus puissants, il n'en restait
plus maintenant que cinq. De ces cinq-là, seules Baruun et Khuhut avaient été
relativement épargnées par les incursions kazakhes, tandis que les Bannières
occidentales de Khurrik et Taijinar étaient complètement détruites.
Les cicatrices du genre de celle de Za-huhun n'étaient pas rares sur ces confins violents et l'un de nos nouveaux voisins, un homme bavard d'âge moyen et à l'air solide qui s'appelait Shara Hund, était fier de nous montrer celle qu'il avait au plexus solaire. Il avait une fille potelée, qui nous apportait du lait frais chaque matin, et il l'accompagnait fréquemment sous notre tente ; il nous raconta son aventure peu de temps après notre arrivée. Ouvrant sa robe pour nous montrer une blessure à laquelle on se demandait comment il avait pu survivre, il se lança dans son histoire sans y mettre les silences et les hésitations de Za-huhun. Il avait été victime de la même attaque qu'elle, et comme elle, il avait été abattu à bout portant quand il avait essayé de s'échapper en courant du temple en feu ; mais il avait repris connaissance alors que les Kazakhs étaient toujours en train de piller le monastère et de torturer à mort les blessés.
« J'ai essayé de ne pas bouger, de rester complètement immobile », dit-il, s'arrêtant un instant pour ménager son effet. Je lui savais gré d'avoir choisi un matin ensoleillé pour faire son récit. « La bande avait fait un feu, et était assise là à boire, à manger et à tirer au hasard sur les cadavres de mes amis. J'ai vu des choses épouvantables cette nuit-là, et j'ai prié pour être tué rapidement. Mais les actions de mes vies antérieures avaient décidé que je devrais vivre, être témoin de scènes dignes des enfers les plus profonds, et en garder le souvenir. Est-ce que tu peux imaginer qu'on dépiaute un homme vivant de son visage comme si c'était un animal mort ? Peux-tu te représenter ses cris de souffrance ? Qu'est-ce que c'est que ces gens qui coupent les bras ou les jambes de leurs victimes encore en vie pour le plaisir de les voir se tordre de douleur, ou qui leur ouvrent le ventre pour en tirer les intestins. On ne fait même pas ça aux animaux qu'on abat. Je n'oublierai jamais cette nuit-là. » Ce qui ne l'empêchait pas de raconter son histoire avec plaisir.
« Puis, l'un des coups de feu me toucha à la cuisse. C'est peut-être ce qui m'a sauvé car la douleur était telle que je me suis évanoui à nouveau. Quand je suis revenu à moi le lendemain, il faisait jour et ma fille était là qui pansait mes blessures – c'est une bonne fille – le genre de fille qu'un homme aime avoir dans les temps difficiles.
– Ne peut-on rien faire pour arrêter ces pillards ? » demandai-je. Mon intérêt n'était pas seulement académique ; ils nous barraient le chemin et on avait l'impression qu'un groupe de Mongols n'aurait pas beaucoup de chances en face d'un peuple aussi cruel.
« Qu'est-ce qu'on peut faire ? Ce sont peut-être des barbares, mais ce sont aussi de fins stratèges. Et fais-moi confiance, personne n'a jamais vu des gens aussi bons cavaliers, ni aussi bons tireurs – sans parler de leur courage, parce qu'ils savent mourir quand il le faut. Ils doivent être comme l'étaient nos ancêtres, qui conquirent le monde sous Gengis Khan. Mais à l'époque on ne connaissait pas la sainte lumière du Dharma. On ne pourrait plus faire de choses pareilles maintenant, Et même les Kazakhs ne doivent pas faire ça aux gens de leur religion.
« Le gouvernement de Sining ? Oh, ils sont bien venus, leurs soldats se sont bien fait admirer mais pour finir, ils n'ont pas fait grand chose ; normal, ils sont musulmans aussi. Et d'ailleurs pourquoi se plaindre ? Ne sommes-nous pas responsables de cela, à cause des péchés que nous avons commis dans nos vies antérieures ? » C'était cette croyance dans le kharma qui les amenait à ce remarquable manque de ressentiment à l'égard des Kazakhs, et ils ne semblaient pas éprouver plus de haine personnelle contre leurs persécuteurs qu'ils n'en auraient eue contre un glissement de terrain.
Tandis que notre voisin parlait et parlait, sa fille s'était assise près de moi et me regardait tranquillement avec une attention que je finis par trouver troublante. Elle était dodue mais attirante, exhibant fièrement son sein droit bien plein, et bien formé ; ainsi qu'un peu d'épaule tendre et musclée. Son père la flattait allègrement racontant comme elle avait été douce et attentive lorqu'elle l'avait soigné ; et pourtant, je ne l'aurais jamais soupçonnée d'être douce, elle avait l'air aussi solide qu'un chameau de bât.
Souvent, après nous avoir apporté le lait du matin, elle restait assise pendant des heures dans un coin, parlant peu, mais chargeant l'atmosphère de la tente d'une sensualité sans équivoque. Elle avait beau ne pas être mon type, j'avais de plus en plus de mal à éviter de penser à ce que Tseren-Tso m'avait dit que ces filles ne portaient pas sous leurs jupes ; et il m'arrivait de regretter de m'être déguisé en moine. Danzan pouvait être marié et être quand même considéré comme un moine, mais de ma part, une erreur de conduite aurait suscité des bavardages et des soupçons, et c'est ce que je devais éviter à tout prix.
Un jour, Danzan et sa femme étaient dehors, elle entra avec une
khata, et m'expliqua qu'elle pensait avoir pris froid et me demanda de lui
prendre le pouls. C'était une tâche agréable. De façon que je puisse faire un
examen plus approfondi, elle ôta le bras gauche de sa robe, de sorte que je pus
constater que son sein gauche était aussi agréable que le droit. Cette proximité
de chair bien ronde dénudée me fit momentanément tourner la tête et représentait
une épreuve pénible pour un jeune homme en bonne santé qui prétendait être
moine. Elle se tourna comme ci, puis comme ça, choisissant les endroits que je
devrais examiner : une petite pression ici, peut-être, un petit pincement par
là. Je ne pouvais pas trouver de quoi elle souffrait, mais j'étais, moi, en
train d'avoir une poussée de fièvre lorsque Danzan et Tseren-Tso revinrent
soudainement.
« Vous avez été très gentil », dit la jeune fille pas le moins du monde
embarrassée et replaçant chastement son bras gauche sous sa robe. « Je me sens
déjà mieux. » Je fouillais maladroitement parmi nos médicaments et lui tendit
quelque chose – je ne sais pas trop quoi – et elle s'en fut gaiement.
« Assis, Dawa Sangpo, on a à parler », fit Tseren-Tso sévèrement aussitôt que la jeune fille fut sortie. Elle avait tout à coup l'air d'une vraie grande soeur, responsable et protectrice. « Quel culot ! Tu sais ce que cette fille venait chercher ?
– Euh... non, fis-je innocemment.
– Ouais... elle est venue te montrer quel joli corps elle a. Cela fait des jours
que j'observe manoeuvrer cette petite garce sans vergogne.
– C'est vrai », ajouta Danzan qui apparemment possédait l'expérience de femmes
se jetant à la tête des moines. « Rappelle-toi la réputation des filles du
Chinghai. S'offrir un pèlerin est une espèce de jeu pour elles. Et n'oublie pas
que tu possèdes sept chameaux. Il y a dans le bassin tout un tas de moines de
Mongolie intérieure qui ne retourneront jamais chez eux.
– Eh bien, c'est qu'ils sont contents, alors », répondis-je sèchement, vexé que
l'on me dise comment me comporter – et un peu aussi à l'idée que ce déploiement
de chair pouvait être plutôt dû à mes chameaux qu'à ma propre personne.
« Certains, sûrement, répliqua Tseren-Tso, avec un rire sarcastique, le mari de
Za-huhun par exemple. »
Ses paroles m'atteignirent. Za-huhun était la femme modèle, douce et soumise à
son mari lorsqu'elle était à la maison – ou à n'importe quel homme lorsqu'elle
était ailleurs. Finalement, ma « sœur » avait raison et ne se préoccupait que de
mon bien. Je ne voulais pas d'une femme comme ça et je ne voulais pas passer le
reste de mes jours dans le Chinghai mongol. Je voulais achever mon pèlerinage,
devenir un bon moine comme Dorji me l'avait conseillé, et retourner à
Sunit-Ouest.
Je m'arrêtai brutalement au milieu de mes pensées... réalisant soudain que, sur le moment, je n'avais plus joué de rôle, mais que j'avais vraiment cru que j'étais un moine mongol en pèlerinage. Affolé, j'essayai de me souvenir des plages et des coteaux de mon Kyushu natal, mais en vain. Devant mon silence soudain, Danzan et Tseren-Tso durent penser que la persuasion avait fait son effet, et je fus plus qu'heureux de le leur laisser croire.
L'accouchement
p171 - Dans la soirée du 5 décembre, Tseren-Tso commença à souffrir des douleurs
prénatales. Des voisines, jeunes ou vieilles, se réunirent rapidement pour aider
à son accouchement sous la direction d'une vieille sage-femme. On attacha deux
morceaux de corde à la paroi de notre ger, y faisant deux boucles où la
parturiente allait passer les mains : ensuite, elle s'accroupirait, les bras en
extension, le dos au mur. Cette position est supposée augmenter la pression et
faire sortir l'enfant de l'utérus plus facilement. Sous la femme accroupie, on
avait confectionné un doux tapis de crottes de cheval et de mouton. À proximité,
on avait placé un bol de porcelaine. Il serait brisé et son bord ébréché serait
utilisé pour couper le cordon ombilical.
On me mit à surveiller le feu –
peut-être seulement pour m'occuper et m'empêcher de déranger. À minuit
exactement on nous fit sortir dans la neige, Danzan et moi : l'enfant risquait
de naître d'un moment à l'autre. Serrant nos genoux, nous nous assîmes côte à
côte et nous mîmes à observer nerveusement la nuit remplie d'étoiles. Puis
enfin, le silence fut traversé par le cri du nouveau-né et, quelques instants
plus tard, une femme nous fit signe d'entrer. On nous montra alors un beau bébé,
mâle, resplendissant de santé et enveloppé de feutre. Comme la coutume le
voulait, il ne fut pas lavé mais seulement essuyé avec des chiffons.
Tseren-Tso était toujours pendue à ses cordes, toujours accroupie et absolument
épuisée. Je dis à la vieille sage-femme qu'elle devrait s'allonger et se
reposer. Elle me répondit sèchement qu'une mère ne pouvait pas se reposer avant
que le placenta ne soit évacué. Comme je ne savais pas grand-chose sur les
accouchements, je me tus. Une demi-heure passa sans qu'il arrive quoi que ce
soit, Tseren-Tso était abrutie de fatigue et finalement on l'autorisa à
s'étendre. Après une tasse de thé chaud, elle s'assoupit tandis que la
vieille-femme grommelait qu'une mère ne devrait pas se reposer avant d'avoir
terminé son travail correctement.
Ce fut une longue nuit. Je m'allongeai mais ne pus dormir, et me levai sans
cesse pour alimenter le feu. À chaque fois que l'enfant pleurait, la vieille
sage-femme imbibait un chiffon d'un mélange d'eau et de lait de brebis et le
nourrissait avec ça. Finalement, la pâle lueur du matin vint éclairer
l'intérieur de la tente. Danzan se leva et balaya les crottes de cheval et de
mouton sur lesquelles son fils était né. L'état de sa femme restait inchangé.
Toutes les femmes du voisinage passèrent faire leurs suggestions. Quelqu'un apporta une herbe miracle qui n'eut aucun effet. Vers sept heures du matin, Tseren-Tso commença à délirer. On pouvait la ranimer avec l'odeur de feuilles de cèdre brûlées, mais ça ne durait pas longtemps et ses périodes d'inconscience étaient de plus en plus longues. Je me sentais inutile et ridicule. Certains des voisins avaient déjà extirpé du placenta réticent de chevaux, de moutons ou de chameaux, mais personne n'osait essayer sur un être humain. Quelqu'un souleva Tseren-Tso en la tenant par derrière, et essaya de la maintenir éveillée. Vers dix heures, son teint commença à prendre une sinistre couleur violette et les femmes commencèrent à chuchoter entre elles de façon lugubre.
Puis, l'une des femmes se souvint tout à coup d'un vieux réfugié de Juun nommé lama Taiji, qui avait déjà sauvé une mère dans le même cas. Je demandai où il vivait et je me précipitai pour aller le chercher. La neige épaisse qui m'arrivait aux genoux me ralentissait et me faisait rager intérieurement. Mais, après avoir couru pendant une demi-heure, je finis par arriver à une tente noire et pleine de suie, à l'intérieur de laquelle je trouvai un vieil homme noir et poussiéreux entouré d'une grande famille d'enfants et de petits-enfants à l'air paresseux. Il n'avait qu'environ soixante-cinq ans mais il avait l'air déjà gâteux. Mon premier réflexe fut de faire demi-tour et de m'enfuir, mais il représentait notre dernier espoir.
« Ma soeur a eu un bébé la nuit dernière à minuit, mais le placenta n'est pas encore sorti », haletai-je, essoufflé par ma course. Je ne pris pas le temps de me livrer aux courtoisies habituelles. On m'a dit que vous pourriez l'aider.
– Minuit ? » Le vieil homme sortit une puce de sa robe et
l'observa comme s'il réfléchissait. « Il est presque midi. Ce n'est pas bon.
Pourquoi n'êtes-vous pas venu plus tôt ?
– Je suis venu dès que l'on m'a parlé de vous.
– C'est toujours pareil ; c'est toujours la même chose. On vient chercher lama
Taiji quand il est trop tard, et qu'on n'attend plus qu'un miracle. » Il n'avait
toujours pas bougé et semblait se demander si ça valait la peine de sortir dans
le froid. « C'est loin ?
– À côté du camp de Babu Noyen. Il m'a fallu une demi-heure pour venir en
courant.
– Il va me falloir plus longtemps que ça. Je ne suis plus aussi jeune qu'avant,
et puis il y a cette neige. Tu n'as pas de monture ? »
Il n'y avait que moi. « Je vous porterai sur mon dos, proposai-je. Il faut se
dépêcher ; elle devenait violette quand je suis parti.
– Violette ? Ça c'est mauvais ; c'est très mauvais. » Il dit ça calmement tout
en endossant sa robe doublée de fourrure et en demandant à un de ses
petits-enfants de le suivre avec sa boîte à instruments.
Puis il me fit mettre à genoux pour pouvoir grimper sur mon dos.
« Pas de quoi s'inquiéter, pas de quoi s'inquiéter me rassurait-il comme je titubais dans la neige. Ça arrive tout le temps. J'ai fait ça cent fois, ou deux cents ; ou même mille si ça se trouve... Attention au fossé là... Je n'ai encore jamais perdu une mère. Ou du moins celles qui vivaient encore à mon arrivée... Doucement, fiston, ou bien tu vas te casser la figure et la mienne avec... Et ta soeur sera bien avancée hein ? D'un autre côté, si elle commençait déjà à devenir violette quand tu es parti... eh bien, j'espère que tu as une bonne réserve de textes sacrés sous la main parce qu'il ne restera pas grand-chose d'autre à faire qu'à prier pour une réincarnation favorable. De toute façon, je les connais tous par coeur_ et j'ai une sacrée expérience des prières pour les mères dont la famille m'a appelé trop tard. Pourrais-tu faire attention et ne pas me secouer comme ça ? S'il me restait des dents, tu les aurais déjà fait tomber... Mais bien sûr, on va arriver à temps et je vais la sauver. »
J'étais aussi fatigué par ses incessants bavardages que par son poids, car il
n'arrêtait pas de parler pendant tout ce temps-là. Si la vie de Tseren-Tso n'en
avait pas dépendu, j'aurais laissé tomber le vieux gâteux dans la neige. Quand
nous fûmes finalement arrivés à notre ger et qu'il fut descendu de mon
dos, je m'écroulai dans un coin. Tseren-Tso avait l'air encore plus mal en point
et était maintenant complètement inconsciente.
Lama Taiji, cabotin en diable, demanda qu'on lui apporte plein d'eau• bouillante
et s'offrit en spectacle, en se coupant les ongles avec une paire de ciseaux.
Ses doigts bien préparés, il lava ses bras à la soude puis les enduisit de
beurre et finalement expulsa tous les hommes de la tente. J'étais si épuiséque
Danzan, lui-même au bord de l'effondrement nerveux, dut me soutenir.
Dix minutes plus tard, on nous rappelait. Tout allait bien. Lama Taiji, le visage rayonnant, se lavait les mains. Tseren-Tso, toute pâle, semblait dormir paisiblement et, tandis que Danzan et moi la regardions avec affection, je regrettai mes pensées peu aimables à l'égard du vieil homme. Pas une fois, malgré tout son bavardage, il n'avait parlé de paiement quoiqu'il se fût trouvé en position de force. Le sang remonta au visage de la malade après quelques instants et le vieux moine déclara qu'il pouvait partir. Nous le remerciâmes sincèrement autant que nous le pouvions, et, comme preuve de notre gratitude, lui fîmes cadeau d'une cuisse de yak et de l'un de mes biens les plus chers – la tabatière que m'avait donnée Dorji, celle où étaient gravés les dix-huit saints. Il s'éloigna en souriant, monté sur un chameau.
Tseren-Tso ne put se lever que trois jours plus tard et le bébé dut vivre de lait de brebis pendant une semaine avant qu'elle puisse l'allaiter. C'était une gentille petite chose aux joues bien roses et rondes comme les ont souvent les bébés mongols, et nous en étions tous fous. Tseren-Tso était fière d'avoir donné le jour à un fils, Danzan d'en être le père ; et moi, eh bien oui, j'étais un oncle satisfait, aussi heureux que l'étaient les parents. Comme le voulait la coutume, on attendrait qu'il ait cinq ou six ans avant de lui donner un nom.
La nuit du 25 décembre, Danzan et sa femme étaient couchés comme d'habitude à l'est de l'âtre, et moi à l'ouest. Vers minuit, une plainte du bébé me réveilla mais pas ses parents, alors je le pris et l'emmenai dans mon lit. Il s'était mouillé et une fois que j'en eus pris soin, il se calma rapidement et se rendormit. Puis Tseren-Tso remua et demanda dans son sommeil si Danzan avait l'enfant ; alors je me levai et le lui portai ; elle commença à l'allaiter et nous nous rendormîmes tous.
Je fus réveillé par un cri de Tseren-Tso, qui hurlait que le bébé ne respirait plus. Me précipitant à son côté, je me rendis compte avec horreur qu'elle avait raison. Nous ne pouvions pas le croire. Il était encore tout chaud et des fluides coulaient de son nez. Tous nos efforts pour le ranimer furent vains et sa pauvre mère me sembla sur le point de devenir folle de douleur. Ce pouvait être une fièvre qui avait emporté l'enfant, mais il me sembla plutôt (bien que je ne le lui aie jamais dit) que Tseren-Tso endormie avait roulé sur le bébé alors qu'elle le nourrissait et qu'elle l'avait étouffé avec son sein. Jusqu'au matin, elle resta assise, gardant dans ses bras cet enfant sans vie qui avait eu tellement de signification pour elle.
De toutes mes années de pérégrinations, je ne peux me souvenir d'une journée aussi désespérée que celle du lendemain, alors que Danzan et moi nous mîmes en route dans la neige pour déposer l'enfant mort qui, en si peu de temps, nous avait apporté tant de joies. Incapable de supporter ce qui allait se passer, j'avais plaidé pour un enterrement, mais l'idée du petit corps couché dans le sol froid, dévoré lentement par les insectes et les vers était aussi insupportable aux parents que son exposition aux rapaces l'était pour moi. Pendant cette marche, ni Danzan ni moi ne dîmes un mot. À ce moment-là, je haïssais la Mongolie, je la haïssais comme un homme hait la femme aimée qui l'a trahi. Je haïssais la crasse, l'ignorance, et plus encore je haïssais ce qui me semblait être l'indifférence qui nous avait fait interner dans ces conditions d'inconfort et de privations. Les bébés n'avaient même pas droit aux prières. Cela signifiait qu'ils avaient été moins vivants ? Pourquoi, me demandai-je, avais-je jamais voulu être un de ces gens-là ? Pourquoi avais-je pris ce chemin qui n'offrait pas de sortie de secours ?
Nous trouvâmes un creux dans la falaise et y laissâmes l'enfant mort. Le vent hurlait sur la neige et venait se fracasser contre la falaise. Je ne regardais pas Danzan craignant de voir le désespoir de mon ami dont je ne désirais pas être le témoin, et j'essayais de ne pas penser à ce qui se passerait après notre départ. Quelques jours plus tard, alors que je cherchais du combustible, je vins jeter un coup d'oeil dans le creux ; il n'y avait plus rien. Par la suite, Danzan évita toujours cet endroit.
Tseren-Tso était inconsolable. Afin d'essayer de comprendre à sa façon pourquoi un tel accident s'était produit, elle consulta le sankasopa local, une espèce de magicien qui portait de longues nattes enroulées autour la tête et qui avait la réputation d'être capable de contrôler le temps. Il lui expliqua que notre habitation était sous l'influence d'un esprit malfaisant qui devrait être capturé si elle voulait avoir un autre enfant. Danzan était un peu embarrassé par tout ça, mais comme moi il s'inquiétait du chagrin dans lequel sa femme semblait sombrer ; il me demanda un peu timidement si je pouvais participer à la cérémonie. Naturellement, j'acceptai. J'avais arrangé le mariage et me sentais un peu responsable de tout ce qui s'était passé.
La cérémonie dura toute la journée. Danzan et deux autres moines du voisinage chantèrent une sutra. Des lampes sacrées furent disposées sur l'autel ainsi que des offrandes de tsampa sous différentes formes. Le son des cloches, des cymbales, un petit tambourin et le grand tambour sur lequel je frappais, tintèrent, roulèrent, résonnèrent, jusqu'à atteindre un niveau déchirant, se mêlant à des incantations de plus en plus frénétiques.
Finalement, le moment arriva où il fallut capturer l'esprit qui, à ce point-là,
devait être terrorisé. Neuf petits morceaux de bois furent taillés en forme de
diamant et marqués d'un passage du sutra sur le devant et d'un chiffre derrière.
On mit ces petits morceaux de bois dans un petit sac de cuir que je tenais dans
ma main gauche et dont les bords étaient fermés par une cordelette que je
serrais fortement de ma main droite, ainsi qu'un petit couteau, un balai et une
pince à feu. Équipé de la sorte, je cherchai la source de nos malheurs ;
derrière les boîtes, sous les tables, à l'intérieur et à l'extérieur de la
tente, balayant avec le balai tout en chantant les sutras magiques que m'avaient
enseignés Danzan. Le balai devait faire sortir le démon de sa cachette, le
couteau devait le tuer et la pince à feu devait permettre de le saisir et de le
flanquer dans le sac.
Après cinq minutes de ces gesticulations, je remis le sac au plus ancien des
lamas qui l'ouvrit et fit tomber les morceaux de bois sur une table. Si les
chiffres 1, 2, 3 sortaient dans l'ordre, le rituel suivait son cours normal ;
sinon, il fallait recommencer jusqu'à ce que tout se passe bien. Les nombres qui
sortaient dans l'ordre étaient conservés sur un plateau et on recommençait avec
les autres. Lorsque les neufs morceaux de bois furent dans l'ordre, cela
signifiait que l'esprit avait été capturé et mis dans le sac.
Finalement, bien que les nombres nous aient dit que nous avions capturé le fauteur de trouble, la cérémonie fit peu pour améliorer l'atmosphère tendue qui régnait dans notre tente, et le Nouvel An de 1945 ne s'en trouva pas amélioré pour autant. Toute joie semblait avoir abandonné Tseren-Tso, qu'on avait connue en permanence exubérante, qui vaquait toujours à ses tâches quotidiennes, et j'aurais donné beaucoup pour l'entendre raconter une de ses plaisanteries bien grasses suivie de son rire salace qui menaçait toujours de nous trahir. Son humeur sombre nous affectait tous et il parut normal qu'un soir, une jeune femme du voisinage qui était sortie ramasser du combustible revienne terrorisée en courant dans la neige mouillée. Entre les sanglots et ses hoquètements, elle finit par bafouiller qu'en revenant elle avait rencontré un homme au visage noir, vêtu de noir, et chevauchant un cheval noir. Elle était si effrayée qu'elle semblait avoir perdu l'esprit et fit une poussée de fièvre qui dura quelques jours. Les Mongols croyaient qu'elle avait aperçu le Khara Dairna, l'Esprit noir. Nos médicaments « déguisés » ne pouvaient rien pour elle, et il fallut organiser une nouvelle et complète cérémonie pour qu'elle guérisse.
Et mon moral ne fut guère remonté par la visite d'un type qui souffrait de maux d'estomac et qui se lança dans une tirade sur les agissements des Japonais en Mongolie intérieure.
« Vous avez de la chance qu'ils ne vous aient pas envahis, chez vous au Ningshia », commença-t-il. Il nous raconta qu'il s'était d'abord rendu en Mongolie intérieure en tant que participant auprès des représentants des Bannières à la Conférence politique pan-mongole qui s'était tenue à Baatu Halga (ou Pai Lin Miau) en 1934, et qu'il était resté ensuite plusieurs années en territoire contrôlé par les Japonais. « Le prince De est quelqu'un de bien, mais il n'y a pas assez de Mongols pour pouvoir faire face à la fois aux Japonais et aux Chinois. Il a bien dû choisir entre les uns et les autres. Les princes et les seigneurs étaient pour les Chinois, mais la plupart des Mongols ne leur faisaient pas confiance. Le prince De a bien essayé de s'allier à eux à une certaine époque, mais dès qu'ils ont commencé à faiblir, il s'est retourné vers les Japonais. Ce n'est pas qu'il aimait les Japonais, mais il espérait pouvoir les utiliser pour se débarrasser des Chinois et puis, par la suite, se débarrasser d'eux aussi. Mais ils ont été trop astucieux – et trop puissants – pour lui. Maintenant, il n'est guère plus qu'un instrument entre leurs mains. Ce sont toujours les Japonais qui tiennent tous les postes importants dans le "Gouvernement autonome". Ils sont hypocrites et avides. Si tu étais venu de plus loin vers l'est, tu n'aurais pas pu partir si facilement pour ton pèlerinage : ils ont tellement peur des espions qu'il faut une permission pour sortir de sa propre ger. »
Je savais, par expérience que la
Mongolie intérieure grouillait d'agents de Mongolie extérieure, du Kuomintang et
des communistes, et je comprenais que nous imposions des restrictions aux
mouvements. Et pourtant, plus je vivais loin des zones sous contrôle japonais,
plus je me demandais de quel droit nous y étions. « Et bien sûr, pendant que les
étrangers s'enrichissent, les Mongols s'appauvrissent, continuait notre malade.
Tout ce qui les intéresse c'est de savoir les qualités de viande, de laine, de
cuir, combien de chevaux ils peuvent voler. Et nous, ils nous transformeraient
en esclaves si ça pouvait les aider à faire tourner leurs armées. »
Pendant qu'il parlait me revint soudain en mémoire un incident auquel je n'avais
pas pensé depuis longtemps. Lorsque j'étais venu du Japon à Pékin et que j'avais
traversé la frontière entre la Corée et la Mandchourie, un jeune douanier coréen
m'avait demandé, en ouvrant ma valise, qui j'étais et où j'allais. Arrogant
comme on peut l'être à cet âge, et certain d'être en route pour sauver le monde,
j'avais répondu fièrement que j'allais aider le peuple mongol dans son combat
pour l'indépendance. Il avait passé sa vie sous le règne des Japonais et ne
répondit pas. Il se contenta de me regarder avec une expression que je ne pus
interpréter, mais que je ne pus non plus oublier. Maintenant, des années plus
tard, je commençais à comprendre.
Mais notre visiteur n'avait pas tout à fait terminé. « Comment des abrutis pareils peuvent-ils faire la loi chez nous, je ne comprends pas. Et pourtant, je suis sûr qu'ils n'en ont plus pour longtemps et qu'une terrible surprise les attend. Beaucoup de nos gens portent des uniformes japonais et sont allés s'entraîner au Japon, mais ce seront ces gens-là qui, sous d'autres uniformes, vont les flanquer à la mer. » Cette nuit-là, allongé comme de coutume à l'ouest du foyer, je fus incapable de trouver le sommeil, et écoutai le souffle désordonné de Tseren-Tso. Je réexaminai les quatre années passées, mes études, la ferme, mon plan pour partir vers l'ouest et le voyage lui-même. Je ne pouvais pas m'empêcher de m'étonner et de me demander si, tout compte fait, je n'avais pas fait tout ça uniquement pour moi.
Les trois mois
suivants finirent par passer, la douleur de Tseren-Tso se transformant en une
terne résignation et mes propres doutes devenant une part inconsciente de
moi-même. Quand en mars, les premiers groupes de la caravane de Lhassa
commencèrent à arriver de Sining, je savais que nous devions les rejoindre. Il
nous faudrait quitter cet endroit aux souvenirs douloureux pour que Tseren-Tso
connaisse l'apaisement. Seule la poursuite d'un nouveau but pouvait me redonner
une raison de vivre. Bien que les Kazakhs bloquassent toujours la route du
Sinkiang, Babu Noyen semblait nous avoir pris en affection. Nos chameaux ne
disparaissaient plus et son fils nous accorda tout de suite l'autorisation de
nous joindre à la caravane.
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