Les livres de voyage


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Robert Louis Stevenson (1850-1894)

 

La route de Silverado
1879 Stevenson en désaccord total avec sa famille (qui est fortunée) et ses amis rejoint le nouveau monde en prenant la route des émigrants, car il est sans le sou, le bateau, le train vers la côte ouest, la Californie, où il veut rejoindre sa future femme, américaine encore mariée et mère de grands enfants, un monde dur, il faillit y laisser sa peau mais il décrit fidèlement ce qu'il vit, sans complaisance, c'est un bon témoignage qui s'écarte quelque peu des clichés habituels sur les "pionniers", par exemple il dénonce les préjugés racistes.

 

LES RACES MÉPRISÉES
De toutes les haines idiotes il n'en était pas de pire, de plus bête que celle de mes semblables caucasiens à l'endroit de nos compagnons du wagon chinois. On aurait dit que sans même les avoir jamais regardés, écoutés ou étudiés, ils les détestaient a priori. Dans une guerre de l'argent aussi cruelle que semée d'embûches, les Mongols étaient leurs ennemis. Ces derniers arrivant à travailler mieux et pour moins cher dans une bonne cinquantaine d'industries, il n'était pas de calomnie assez oiseuse pour que, Caucasien, on ne la reprît, voire n'y crût entièrement. On les déclarait vermine hideuse et l'on faisait semblant d'étouffer dès qu'on en découvrait un.

En fait, le jeune Chinois ressemble tellement à une vaste catégorie de femmes européennes qu'il m'arriva moi-même de m'y tromper plus d'une fois un instant en en apercevant un au loin. Je ne dis pas qu'il s'agirait là de nos femmes les plus belles, mais quand même : nombreuses sont parmi nos épouses celles que le sort a moins agréablement favorisées. En plus, mes émigrants n'arrêtaient pas de déclarer que nos Chinois étaient sales. Je n'irai certes pas jusqu'à soutenir qu'ils étaient impeccables, mais comment auraient ils pu l'être dans des conditions pareilles ? Les efforts qu'ils déployaient pour rester propres avaient d'ailleurs de quoi nous faire rougir de honte. Tels des porcs mijotant dans une seule et même infamie, il nous suffisait de nous mouiller les mains et le visage trente secondes par jour sur la plate-forme arrière pour oser garder la tête haute. Les Chinois, eux - et pas un seul d'entre nous n'aurait même songé à un pareil exploit - ne perdaient jamais une occasion de se laver les pieds et d'aller aussi loin dans leurs ablutions que la décence le permettait. Je remarquerai en passant que plus les gens sont sales et plus ils se montrent chatouilleux sur la pudeur. C'est ainsi que l'homme propre n'hésitera pas à se dévêtir dans un hangar à bateaux plein de monde, alors que celui qui ne se lave jamais se débrouillera toujours pour entrer et sortir de ses draps sans jamais laisser voir un centimètre de peau nue. Depuis peu, mes très grossiers et très malodorants Caucasiens se sont même pris de l'illusion pour le moins surprenante que c'est la voiture des Chinois, et elle seule, qui pue à vomir. Or, je l'ai déjà souligné, de loin la moins crasseuse, elle tranchait nettement sur les trois qui nous avaient été allouées.

Typiques, leurs jugements disaient bien le sentiment qui prévaut dans tout l'Ouest américain. Si les Chinois passent pour des imbéciles, c'est parce qu'ils ont une connaissance imparfaite de la langue anglaise. On ne les prend pour des êtres vils que parce que leur dextérité et leur frugalité leur permettent de battre à la sous enchère le Caucasien paresseux et habitué au luxe. On dit aussi qu'ils sont voleurs mais je suis bien sûr qu'ils n'ont pas le monopole du filoutage. On leur prête la réputation d'être cruels mais je crois que l'Anglo-saxon et le boute-en-train irlandais feraient mieux d'y réfléchir à deux fois avant de les accuser ainsi. On m'assure aussi qu'étant de la race des pirates de rivières, ils feraient partie de la classe sociale la plus dangereuse et la plus méprisée du Céleste Empire. Or ça, s'il en va vraiment ainsi, ce sont de bien remarquables pirates que nous avons là! Que doivent donc être les vertus, l'industrie et l'intelligence de ceux qui les gouvernent dans leur pays!

Il y a quelque temps, c'était à l'Irlandais de déguerpir. Voilà maintenant que c'est au Chinois - du moins le crie t-on. Et, après tout, pourquoi faudrait-il qu'une nation soit obligée de subir l'immigration comme une invasion ? Dans l'un et l'autre cas, il s'agit de guerre au couteau et la résistance paraît bien de l'ordre de la légitime défense. Nous pouvons néanmoins regretter les traditions de liberté d'une république qui n'aimait rien tant que de se représenter sous les dehors d'une femme accueillant tous les malheureux à bras ouverts. Et, en tant qu'homme aimant la Liberté, j'espère que l'on me pardonnera une certaine amertume quand je trouve ce nom sacré détourné et trahi. J'entendais l'autre jour au Sand Lot, qui est la tribune populaire de San Francisco, un bonhomme très vulgaire en appeler aux armes et à la boucherie

- Lorsque Abraham Lincoln vous le demanda, rugissait il, c'est au nom de la liberté que vous vous levâtes pour libérer les Nègres. Seriez-vous donc incapables d'en faire autant pour vous libérer d'une poignée de sales Mongols ?

Je ne saurais, pour ma part, parler des Chinois qu'avec respect et admiration. Leurs ancêtres observaient les étoiles bien avant que les miens ne se missent à garder les cochons. La poudre et l'imprimerie, que nous ne leur avons reprises qu'hier, et une école de bonnes manières que nous n'avons jamais eu la simple délicatesse de vouloir imiter, leur appartiennent en propre depuis l'antiquité la plus haute. La terre qu'ils foulent est la même que la nôtre mais on dirait qu'ils sont, eux, faits d'une autre argile. L'horloge qu'ils écoutent sonne la même heure que pour nous mais elle est évidemment d'une autre époque. Ils font usage de la vapeur pour voyager mais leur bagage de pensées et de superstitions asiatiques est si lourd et ancien qu'il en arrêterait presque la progression de leurs locomotives. Ces idées qu'on ne saurait nourrir que dans l'enceinte de la Grande Muraille, cet enseignement que le maître d'école au regard astucieux derrière ses lunettes ne peut dispenser que dans les hameaux qui entourent Pékin, ces religions si anciennes qu'à côté d'elles notre langue ressemble à une gamine mal dégrossie, cette philosophie si pleine de sagesse que nos meilleurs penseurs y découvrent toujours des choses dont s'émerveiller - c'était tout cela qui m'accompagnait sur des milliers de kilomètres de plaine et de montagne.

Dieu seul pourrait dire si nous avions une seule idée en commun pendant tout ce trajet et si notre esprit, qui avait pourtant le même dessein, découvrait le même monde de l'autre côté de la vitre. Ah! l'étrange disparité qu'il devait y avoir dans nos visions intérieures quand les uns et les autres nous tournions nos pensées vers les demeures de notre enfance - quand je revoyais cette vieille cité fortifiée toute grise dominant son estuaire, avec le drapeau de Grande-Bretagne claquant dans le vent, et les tuniques rouges montant la garde... et que dans la voiture d'à côté, qu'on songeait à des pagodes, à des jonques, à un fort en porcelaine, en se disant avec la même tendresse que ces choses-là étaient l'incarnation du pays.
Il y avait, chez mes compagnons de voyage, une autre race qui partageait la disgrâce des Chinois : celle - mais est-il vraiment nécessaire de le préciser? - de ces nobles Indiens d'autrefois, dont notre train, depuis des jours et des jours, parcourait les territoires.

Des hommes rouges, indépendants ou sauvages, je n'en vis point; mais on me dit qu'ils évitaient les abords du chemin de fer. De temps à autre néanmoins, accompagné de son épouse et de quelques enfants, tous horriblement revêtus des oripeaux de notre civilisation, il s'en montrait un sur le quai d'une gare perdue: il venait regarder l'émigrant. Le stoïcisme silencieux de leur conduite et la dégradation pathétique de leur apparence auraient suffi à émouvoir n'importe quel être pensant; mes compagnons de voyage, eux, dansaient autour d'eux et se moquaient de leurs personnes avec une vraie bassesse de cockney. J'eus honte de cette chose qu'on appelle la civilisation. La mauvaise conduite de nos ancêtres devrait pourtant nous peser au moins autant sur la conscience que tous les profits que nous réalisons aujourd'hui.

Si l'oppression finit par rendre fou l'homme sage, quels sentiments doivent faire rage dans le cœur de ces malheureuses tribus qu'on repousse pas à pas et qu'on expulse des réserves mêmes qu'on leur avait promises, au fur et à mesure que les États-Unis s'agrandissent vers l'Ouest, jusqu'à les confiner enfin dans ces affreux déserts montagneux du centre du pays, où des vauriens de chercheurs d'or les envahissent encore, les insultent et les pourchassent? L'éviction des Cherokees (pour ne mentionner que ceux là), les extorsions des agents indiens, les outrages des brutes, la mauvaise foi générale, que dis-je, jusqu'à la conduite ridicule de ces pauvres émigrants qui voyageaient avec moi, le chapitre d'injustice et d'indignités qui s'écrit en ce moment est tel que l'homme, d'une certaine manière, devrait être proclamé ici fondamentalement indigne - si tant est que sur ces questions il ait encore en son cœur une place pour le pardon ou pour l'oubli. Ces haines historiques aussi vieilles que bien fondées ont des goûts de noblesse au palais de celui qui ne les connaît que de loin. Que le juif n'aime pas le chrétien, que l'Irlandais déteste l'Anglais et que le guerrier indien ne supporte pas de seulement songer à l'Américain, il n'y a là rien de déshonorant pour la nature humaine, pensons-nous; au contraire même, ces inimitiés remontent à des torts aussi anciens que la race et ne sauraient donc être personnelles à celui qui les éprouve...
 

 

 

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