Robert Louis Stevenson (1850-1894) |
LES RACES MÉPRISÉES
De toutes les haines idiotes il n'en était
pas de pire, de plus bête que celle de mes semblables caucasiens à
l'endroit de nos compagnons du wagon chinois. On aurait dit que sans même
les avoir jamais regardés, écoutés ou étudiés, ils les détestaient a
priori. Dans une guerre de l'argent aussi cruelle que semée d'embûches,
les Mongols étaient leurs ennemis. Ces derniers arrivant à travailler
mieux et pour moins cher dans une bonne cinquantaine d'industries, il
n'était pas de calomnie assez oiseuse pour que, Caucasien, on ne la
reprît, voire n'y crût entièrement. On les déclarait vermine hideuse et
l'on faisait semblant d'étouffer dès qu'on en découvrait un.
En fait, le jeune Chinois ressemble tellement à une vaste catégorie de
femmes européennes qu'il m'arriva moi-même de m'y tromper plus d'une fois
un instant en en apercevant un au loin. Je ne dis pas qu'il s'agirait là
de nos femmes les plus belles, mais quand même : nombreuses sont parmi nos
épouses celles que le sort a moins agréablement favorisées. En plus, mes
émigrants n'arrêtaient pas de déclarer que nos Chinois étaient sales. Je
n'irai certes pas jusqu'à soutenir qu'ils étaient impeccables, mais
comment auraient ils pu l'être dans des conditions pareilles ? Les efforts
qu'ils déployaient pour rester propres avaient d'ailleurs de quoi nous
faire rougir de honte. Tels des porcs mijotant dans une seule et même
infamie, il nous suffisait de nous mouiller les mains et le visage trente
secondes par jour sur la plate-forme arrière pour oser garder la tête
haute. Les Chinois, eux - et pas un seul d'entre nous n'aurait même songé
à un pareil exploit - ne perdaient jamais une occasion de se laver les
pieds et d'aller aussi loin dans leurs ablutions que la décence le
permettait. Je remarquerai en passant que plus les gens sont sales et plus
ils se montrent chatouilleux sur la pudeur. C'est ainsi que l'homme propre
n'hésitera pas à se dévêtir dans un hangar à bateaux plein de monde, alors
que celui qui ne se lave jamais se débrouillera toujours pour entrer et
sortir de ses draps sans jamais laisser voir un centimètre de peau nue.
Depuis peu, mes très grossiers et très malodorants Caucasiens se sont même
pris de l'illusion pour le moins surprenante que c'est la voiture des
Chinois, et elle seule, qui pue à vomir. Or, je l'ai déjà souligné, de
loin la moins crasseuse, elle tranchait nettement sur les trois qui nous
avaient été allouées.
Typiques, leurs jugements disaient bien le sentiment qui prévaut dans tout
l'Ouest américain. Si les Chinois passent pour des imbéciles, c'est parce
qu'ils ont une connaissance imparfaite de la langue anglaise. On ne les
prend pour des êtres vils que parce que leur dextérité et leur frugalité
leur permettent de battre à la sous enchère le Caucasien paresseux et
habitué au luxe. On dit aussi qu'ils sont voleurs mais je suis bien sûr
qu'ils n'ont pas le monopole du filoutage. On leur prête la réputation
d'être cruels mais je crois que l'Anglo-saxon et le boute-en-train
irlandais feraient mieux d'y réfléchir à deux fois avant de les accuser
ainsi. On m'assure aussi qu'étant de la race des pirates de rivières, ils
feraient partie de la classe sociale la plus dangereuse et la plus
méprisée du Céleste Empire. Or ça, s'il en va vraiment ainsi, ce sont de
bien remarquables pirates que nous avons là! Que doivent donc être les
vertus, l'industrie et l'intelligence de ceux qui les gouvernent dans leur
pays!
Il y a quelque temps, c'était à l'Irlandais de déguerpir. Voilà maintenant
que c'est au Chinois - du moins le crie t-on. Et, après tout, pourquoi
faudrait-il qu'une nation soit obligée de subir l'immigration comme une
invasion ? Dans l'un et l'autre cas, il s'agit de guerre au couteau et la
résistance paraît bien de l'ordre de la légitime défense. Nous pouvons
néanmoins regretter les traditions de liberté d'une république qui
n'aimait rien tant que de se représenter sous les dehors d'une femme
accueillant tous les malheureux à bras ouverts. Et, en tant qu'homme
aimant la Liberté, j'espère que l'on me pardonnera une certaine amertume
quand je trouve ce nom sacré détourné et trahi. J'entendais l'autre jour
au Sand Lot, qui est la tribune populaire de San Francisco, un bonhomme
très vulgaire en appeler aux armes et à la boucherie
- Lorsque Abraham Lincoln vous le demanda, rugissait il, c'est au nom de
la liberté que vous vous levâtes pour libérer les Nègres. Seriez-vous donc
incapables d'en faire autant pour vous libérer d'une poignée de sales
Mongols ?
Je ne saurais, pour ma part, parler des Chinois qu'avec respect et
admiration. Leurs ancêtres observaient les étoiles bien avant que les
miens ne se missent à garder les cochons. La poudre et l'imprimerie, que
nous ne leur avons reprises qu'hier, et une école de bonnes manières que
nous n'avons jamais eu la simple délicatesse de vouloir imiter, leur
appartiennent en propre depuis l'antiquité la plus haute. La terre qu'ils
foulent est la même que la nôtre mais on dirait qu'ils sont, eux, faits
d'une autre argile. L'horloge qu'ils écoutent sonne la même heure que pour
nous mais elle est évidemment d'une autre époque. Ils font usage de la
vapeur pour voyager mais leur bagage de pensées et de superstitions
asiatiques est si lourd et ancien qu'il en arrêterait presque la
progression de leurs locomotives. Ces idées qu'on ne saurait nourrir que
dans l'enceinte de la Grande Muraille, cet enseignement que le maître
d'école au regard astucieux derrière ses lunettes ne peut dispenser que
dans les hameaux qui entourent Pékin, ces religions si anciennes qu'à côté
d'elles notre langue ressemble à une gamine mal dégrossie, cette
philosophie si pleine de sagesse que nos meilleurs penseurs y découvrent
toujours des choses dont s'émerveiller - c'était tout cela qui
m'accompagnait sur des milliers de kilomètres de plaine et de montagne.
Dieu seul pourrait dire si nous avions une seule idée en commun pendant
tout ce trajet et si notre esprit, qui avait pourtant le même dessein,
découvrait le même monde de l'autre côté de la vitre. Ah! l'étrange
disparité qu'il devait y avoir dans nos visions intérieures quand les uns
et les autres nous tournions nos pensées vers les demeures de notre
enfance - quand je revoyais cette vieille cité fortifiée toute grise
dominant son estuaire, avec le drapeau de Grande-Bretagne claquant dans le
vent, et les tuniques rouges montant la garde... et que dans la voiture
d'à côté, qu'on songeait à des pagodes, à des jonques, à un fort en
porcelaine, en se disant avec la même tendresse que ces choses-là étaient
l'incarnation du pays.
Il y avait, chez mes compagnons de voyage, une autre race qui partageait
la disgrâce des Chinois : celle - mais est-il vraiment nécessaire de le
préciser? - de ces nobles Indiens d'autrefois, dont notre train, depuis
des jours et des jours, parcourait les territoires.
Des hommes rouges, indépendants ou sauvages, je n'en vis point; mais on me
dit qu'ils évitaient les abords du chemin de fer. De temps à autre
néanmoins, accompagné de son épouse et de quelques enfants, tous
horriblement revêtus des oripeaux de notre civilisation, il s'en montrait
un sur le quai d'une gare perdue: il venait regarder l'émigrant. Le
stoïcisme silencieux de leur conduite et la dégradation pathétique de leur
apparence auraient suffi à émouvoir n'importe quel être pensant; mes
compagnons de voyage, eux, dansaient autour d'eux et se moquaient de leurs
personnes avec une vraie bassesse de cockney. J'eus honte de cette chose
qu'on appelle la civilisation. La mauvaise conduite de nos ancêtres
devrait pourtant nous peser au moins autant sur la conscience que tous les
profits que nous réalisons aujourd'hui.
Si l'oppression finit par rendre fou l'homme sage, quels sentiments
doivent faire rage dans le cœur de ces malheureuses tribus qu'on repousse
pas à pas et qu'on expulse des réserves mêmes qu'on leur avait promises,
au fur et à mesure que les États-Unis s'agrandissent vers l'Ouest, jusqu'à
les confiner enfin dans ces affreux déserts montagneux du centre du pays,
où des vauriens de chercheurs d'or les envahissent encore, les insultent
et les pourchassent? L'éviction des Cherokees (pour ne mentionner que ceux
là), les extorsions des agents indiens, les outrages des brutes, la
mauvaise foi générale, que dis-je, jusqu'à la conduite ridicule de ces
pauvres émigrants qui voyageaient avec moi, le chapitre d'injustice et
d'indignités qui s'écrit en ce moment est tel que l'homme, d'une certaine
manière, devrait être proclamé ici fondamentalement indigne - si tant est
que sur ces questions il ait encore en son cœur une place pour le pardon
ou pour l'oubli. Ces haines historiques aussi vieilles que bien fondées
ont des goûts de noblesse au palais de celui qui ne les connaît que de
loin. Que le juif n'aime pas le chrétien, que l'Irlandais déteste
l'Anglais et que le guerrier indien ne supporte pas de seulement songer à
l'Américain, il n'y a là rien de déshonorant pour la nature humaine,
pensons-nous; au contraire même, ces inimitiés remontent à des torts aussi
anciens que la race et ne sauraient donc être personnelles à celui qui les
éprouve...
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