Fabienne Verdier |
Dans un oubli total de l'Occident, elle devient l'élève de très grands artistes méprisés et marginalisés qui l'initient aux secrets et aux codes d'un enseignement millénaire."
Elle fait quelques rencontres comme à la maison de thé, reçoit l'enseignement de maître Huang, évite l'oubli des chants des bateliers du Yang-tseu, visite les Miao et les Yi et le mont Emei avec son maître.
P20 - Notre professeur nous enseignait également les nuances obtenues avec différentes sortes de plumes dont je fis ma première collection. J'en possédais d'extraordinaires : des plumes allemandes, anglaises, certaines dont le bout représentait un dessin particulier, tel un casque de chevalier du Moyen Age ou la découpe d'une petite lune, des plumes très fines ou les baïonnettes de Baignol et Farjon dont l'angle donnait des traits originaux. J'avais même déniché une magnifique plume d'aigle qui traçait des lignes d'une intégrité saisissante.
Je regrette de n'avoir pas travaillé plus longtemps avec ce professeur. Il a su nous communiquer l'indicible grâce de l'art calligraphique dans une institution qui ne valorisait pas ce genre de recherche, incongrue, tellement à contre-courant de l'enseignement à l'honneur dans l'École. Pourvue de la formation acquise auprès de mon père et au travail imposé dans l'entreprise de graphisme, j'ai passé mes examens en trois ans au lieu des cinq du cursus habituel.
J'ai complété mon étude du vivant et de la calligraphie en explorant bibliothèques et librairies. « Ce n'est pas chez nous que tu apprendras ce qui t'intéresse, m'avait dit un jour le professeur de dessin. Regarde plutôt vers l'art asiatique. Là, tu trouveras peut-être ton bonheur. » Je suis d'abord tombée sur un livre de François Cheng, Le Vide et le Plein, puis ce fut l'éblouissement avec Hokusai et les grands maîtres japonais de l'étude de la nature. J'étais fascinée par les recherches d'Hokusai sur les végétaux et les animaux. J'ai passé des nuits entières à étudier son interprétation au pinceau des dragons, poissons-carpes, fleurs des champs, dames de cour et autres sujets passionnants comme la chauve-souris dormant la tête en bas ou le papillon sous sa chrysalide. Après l'élan spontané qui m'avait portée vers la nature vivante, je voulais savoir comment travaillaient les géants de la peinture animalière, les grands peintres anglais et aussi Pisanello, Léonard de Vinci pour qui le meilleur livre d'étude est la Nature, Dürer enfin, même si la compréhension de son oeuvre m'est seulement apparue après mon retour de Chine en regardant son aquarelle : La Touffe d'herbes.
Pendant les cours d'histoire de la peinture, j'ai découvert les primitifs italiens et flamands, que j'appréciais bien sûr, mais l'enseignement était d'une telle platitude ! Au moment de sa jeunesse fougueuse, on cherche des expressions qui émeuvent et non une enfilade de noms propres. J'ai toutefois acquis quelques connaissances de base qui m'ont permis d'aller à leur découverte par la suite. Mais c'est la peinture orientale de la nature, chinoise et japonaise, qui fut le point de départ de ma quête. Ces artistes me semblaient les plus accomplis. J'admirais leur sens de l'humour et vénérais l'étude contemplative du monde, extrêmement élaborée dans leurs oeuvres. J'ai donc décidé d'apprendre le chinois. Je m'y suis attelée seule, à l'exemple de mes autres recherches. J'ai acheté les manuels qu'on trouvait à l'époque. J'ai rencontré une Chinoise qui m'a donné quelques cours : bases de la grammaire, écriture de certains caractères, quelques mots essentiels du langage parlé. Une passion était née.
Lors de l'examen, les autres élèves, confiants en leur art, se sont lancés dans des abstractions lyriques ou des sujets morbides. Il en résultait une facture simpliste, une violence surfaite. Ils se croyaient les échos des expressionnistes allemands qui avaient souffert et exprimaient leur misère. Eux n'étaient le plus souvent que des petits-bourgeois de province désireux de se faire plaisir. Il eût fallu transcender ces angoisses ou ces visions pour parvenir à un langage plus subtil. Ces courants me répugnaient. Je lisais, en bonne étudiante, des ouvrages de référence et je me souviens de cette pensée de Kandinsky qui, à elle seule, suffit à m'encourager : « L'artiste doit être aveugle vis-à-vis de la forme
reconnue" ou "non reconnue", sourd aux enseignements et aux désirs de son temps. Son oeil doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille tendue vers la voix de la nécessité intérieure. »
J'ai donc présenté des travaux hors norme, hors sujet, hardiesse que personne, curieusement, n'avait eu l'idée de tenter pour ce diplôme, et j'ai réussi brillamment. On m'a offert une bourse pour poursuivre mes études à Paris, que j'ai refusée : c'était en Chine que je désirais aller.
P47 - Outre les cours, la vie quotidienne était ponctuée par le réveil à cinq
heures et demie, et je ne pouvais y échapper à cause d'un haut-parleur placé
au-dessus du bâtiment où je logeais. Après le lever du drapeau national, les
étudiants allaient au réfectoire chercher leurs pains cuits à la vapeur ; et
moi, je devais rejoindre la salle d'hôte et mes plats mitonnés avec art. Si, par
mégarde, je jetais un oeil dans l'arrière-cuisine, je pouvais voir de monstrueux
cafards noirs escalader les montagnes de petits pains ou de pâtés de soja du
jour. Ensuite, il fallait se rendre sur le stade, à la place correspondant à son
numéro de matricule ; la mienne était au fond, à droite. Chaque trou signalait
une absence, notée par le représentant du Parti, et enlevait des points lors du
contrôle de fin de mois. Qui n'avait pas le nombre minimum requis était renvoyé.
Un professeur de sport, armé de son sifflet, nous faisait sauter sur place
pendant une heure et rythmait la cadence en poussant des hi-han comme les ânes.
Une ambiance de caserne pour délinquants ! Cette gymnastique épuisante sur des
airs de disco revus et corrigés par les Chinois n'avait rien à voir avec le
taï-chi-chuan ou les mouvements de la gymnastique taoïste. Ensuite, il fallait
faire quatre ou cinq fois le tour du stade, souvent dans le brouillard car
Chongqing est situé sur la pente d'une vallée encaissée du Yang-tseu, là où se
jette un de ses affluents. Comme on voyait très mal, tandis que nous tournions
au pas de course, les étudiants en profitaient pour me parler, me poser des
questions que, pendant plusieurs mois, je ne compris pas. Mon sichuanais se
limitait à quelques phrases notées dans un carnet et apprises par coeur : « Je
voudrais acheter du sucre », « Où sont les toilettes ? », « Combien coûte ce
crayon ? ». Or, pour courir, je n'emportais pas mon carnet. Ces pauvres
étudiants avaient des mines fatiguées et ils étaient très maigres ; j'ai compris
qu'ils faisaient le trafic des tickets de restaurant afin de s'acheter quelques
tubes de peinture supplémentaires pour leurs tableaux. Nous étions logés mais
leur bourse se limitait à soixante yuans par mois (environ cinquante francs de
l'époque), avec quoi ils devaient vivre et acheter tickets de restaurant et
matériel de travail. J'en touchais cent vingt, le salaire d'un enseignant, et
j'étais nourrie. Je n'avais pas compris, en partant, que ma bourse me serait
versée par le gouvernement chinois et que les étudiants chinois envoyés à
Toulouse profiteraient en retour d'une bourse française. Beaucoup portaient des
lunettes aux verres épais : l'électricité étant coupée à dix heures du soir, ils
devaient, s'ils voulaient continuer à travailler, s'éclairer à la bougie et ils
s'abîmaient les yeux.
Parfois, une mutinerie éclatait dans la nuit noire de l'université. La colère
des étudiants était telle qu'à l'extinction des lumières, ils tapaient sur leur
gamelle pendant au moins une heure. C'était insoutenable. Les professeurs, qui
vivaient autour des bâtiments des étudiants, gardaient le silence et les
directeurs de l'université ne réagissaient pas. De ma cellule, je n'ai jamais vu
revenir la lumière après ces concerts nocturnes. J'étais inquiète, seule, dans
le noir, sous ma couette. Je sentais le mécontentement des étudiants monter
comme un raz-de-marée, sentiment puissant risquant peut-être un jour de tout
détruire sur son passage...
Nous suivions les cours jusqu'à onze heures et demie et nous retournions
déjeuner au réfectoire ; puis c'était la sieste pendant une heure, pour la
digestion, délicieuse coutume chinoise que j'ai conservée en France.
L'après-midi, les cours reprenaient jusqu'à dix-huit heures, heure du dîner.
Ensuite, nous avions temps libre jusqu'à l'extinction des feux, à vingt-deux
heures. Nous pouvions retourner travailler dans nos chambres ou aller au cinéma.
Un film était projeté chaque soir. Les journées étaient longues, chargées, mais
je manquais rarement le cinéma. C'était une façon d'apprendre le chinois et cela
me détendait. J'ai vu ainsi des tas de films chinois mais aussi des films
classiques étrangers. Expérience unique : j'ai entendu Main Delon et Catherine
Deneuve parler chinois ! Le son était difficile à saisir, mes voisins
n'arrêtaient pas de croquer des graines de tournesol ou de pastèque, et le sol
était jonché d'épluchures. C'était leur grand plaisir, le seul qu'ils pouvaient
s'offrir à la petite boutique de l'université qui vendait des sucreries pour
quelques maos (centimes). J'ai fini par les imiter et par croquer des graines.
Ils fumaient aussi beaucoup. Sans doute la fatigue, la tension permanente
expliquent-elles cette forte consommation de cigarettes par les Chinois.
Certains profitaient de l'obscurité pour m'aborder, me serrer la main. Le soir,
nous étions moins surveillés. Avant d'aller nous coucher, nous pouvions repasser
au réfectoire pour une part de riz glutineux, une soupe sucrée ou un petit pain
fourré, cuit à la vapeur. C'était la récompense après une journée de labeur. Cet
emploi du temps rigoureux, immuable six jours sur sept, cet encadrement sans
relâche me faisaient souvent me demander si j'étais dans une université ou une
maison de redressement.
Les dimanches, seuls jours de répit, je commençai à explorer les alentours, mais
l'Institut était loin du centre. J'ai découvert quelques librairies, bien peu
achalandées, où il était évidemment impossible de trouver un livre en langue
occidentale. Au bout de trois semaines, j'ai enfin réussi à m'acheter une lampe
de chevet qui m'a épargné le tube au néon, et, faute de mieux, une caisse en
carton m'a servi de table de nuit. Pour me laver, je n'avais que la bassine et
la Thermos d'eau chaude que m'apportait la vieille femme chaque matin. Elle
venait également plier ma couette, donner un coup de balai, emporter mes
vêtements sales pour les laver : une manière d'inspecter ma vie intime afin de
livrer son rapport quotidien !
Les toilettes étaient l'endroit pour causer, le seul où on pouvait bavarder à
loisir. Elles ressemblaient à la porcherie où mon père élevait ses cochons.
Elles étaient séparées en deux, un côté pour les hommes, un autre pour les
femmes. De chaque côté, une tranchée au-dessus de laquelle on s'accroupissait.
L'odeur y était nauséabonde, mais c'était là que les étudiantes osaient
m'aborder : « Comment t'appelles-tu ? », « Comment es-tu faite ? », « Tiens,
toi, tu as des poils ici ». Gênée, je jouais le clown pour m'en sortir : « Vous
voulez voir mon derrière ? Eh bien, voilà, regardez ! » Elles éclataient de
rire. Je commençai à me faire mes premières amies.
Un samedi après-midi sur deux, nous avions droit à une douche. Il n'y en avait
pas à l'université et nous partions, avec notre petite serviette et notre
bassine en émail sous le bras, pour une usine électrique construite par les
Soviétiques qui répandait une pollution asphyxiante. C'était dans une grande
salle avec des pommeaux de douche et des places numérotées. Les générations s'y
confondaient, des petites filles de trois ans jusqu'à des vieilles de
quatre-vingts, car les enseignants de l'université et les ouvriers de l'usine
venaient là avec leur famille. Toute une gamme de corps nus s'offrait à la vue.
On devait mettre des chaussures en plastique car on pataugeait dans une eau sale
et croupie. Je n'osais pas me déshabiller, paralysée. Nulle part où s'isoler ni
même se cacher un peu. Cela n'avait rien à voir avec une peinture de hammam
fantasmé par un Ingres ou un Chassériau. J'enlevais mes vêtements du haut, me
lavais comme je pouvais. Les autres se moquaient de moi mais, quand on est
pudique, il est dur de se mettre nue devant cent cinquante femmes qui vous
regardent comme un phénomène parce que c'est la première fois qu'elles voient le
corps d'une Occidentale. Mon interprète m'encourageait : « Ne fais pas attention
; ce n'est pas grave, déshabille-toi. » Les femmes s'astiquaient énergie jusqu'à
devenir rouge écrevisse et se frictionnaient mutuellement. À la fin de
l'opération, les serviettes dont elles se servaient étaient noires de crasse. On
aurait dit qu'il s'agissait, pour elles, d'une sorte de rituel de purification.
Elles voulaient m'aider, me masser. Mais finalement, je préférais utiliser la
bassine et la Thermos dans ma chambre où je me lavais le bout du nez et ce qu'il
faut quand il faut. C'est en Chine que j'ai appris à me débrouiller : vous
trempez votre petite serviette dans l'eau très chaude, vous l'essorez, puis vous
vous la passez sur tout le corps ; nul besoin de se sécher : vous êtes sec en
quelques secondes.
La situation était difficile à supporter, surtout avec l'idéologie officielle
qu'on retrouvait dans toutes les touches de pinceau, celles des enseignants
comme des étudiants. Malgré tout, je n'arrêtais pas d'apprendre. J'étais là
comme un peintre ethnologue ou une sociologue étudiant ce qu'était devenue la
Chine d'après Mao. Je me sentais terriblement seule. Je n'avais personne à qui
parler. Ce qui m'a fait tenir, c'était, le soir, la lecture des méditations de
Citrouille Amère. Quand j'étais trop triste, je me replongeais dans ce livre,
sur ma paillasse, à la lumière d'une bougie après la coupure du courant. Je
n'avais d'ailleurs rien d'autre à lire, sauf mes dictionnaires que j'apprenais
par coeur. Je ne pouvais pas croire que la pensée des esthètes ou des poètes
d'autrefois ait totalement déserté le monde chinois. J'avais décidé que je ne
quitterais pas cet enfer sans avoir mené mon enquête jusqu'au bout. Avais-je
entrepris ce long voyage pour rien ? Croyez-moi, souvent, un doute immense
troublait mon sommeil, une angoisse profonde : et si je m'étais trompée ? Et si
les officiels chinois avaient réellement détruit leurs connaissances ancestrales
?
P60 - La maison de thé, une baraque en bois accrochée à un rocher, surplombait
la vallée. Tout y était crasseux, les crachats constellaient le sol, mais
c'était un lieu unique. Des blocs de ciment servaient de tables et de tabourets.
De vieux Chinois en costume gris délavé y jouaient au majong ou aux échecs.
Parfois, un conteur chantait des ballades, rythmant sa mélopée avec des
baguettes de bambou qu'il entrechoquait d'une main tout en frappant une sorte de
tambour bloqué sous son bras, un long tube de bois fermé à une extrémité par une
peau de vessie de porc. Pour quelques maos, le patron vous apportait une tasse
en porcelaine blanche avec soucoupe et couvercle ; elle contenait les feuilles
de thé pour l'après-midi. Une vieille femme passait régulièrement remplir les
tasses d'eau chaude à l'aide d'une bouilloire en cuivre au long bec. L'intérieur
des tasses avait fini par prendre une couleur marron à cause du dépôt de tanin
qu'on ne se donnait pas la peine de nettoyer. La couche était si épaisse qu'il
suffisait d'y verser l'eau bouillante pour que le liquide ait le goût du thé.
Pour quelques maos de plus, nous avions droit à une assiette de graines de
tournesol ou de cacahuètes grillées. De cette maison perchée, on voyait le
trafic des bateaux sur le fleuve, les changements incessants du ciel ; des
trouées dans la brume créaient un jeu de cache-cache où apparaissait et
disparaissait le paysage. Assis là, on voyageait ailleurs ; c'était un moment de
répit, de bonheur, de fuite loin du camp universitaire et de son atmosphère de
caserne.
Il y avait, jadis, une culture des maisons de thé en Chine, dont celle-ci
n'était qu'un vestige, comparable à celle des pubs en Angleterre, ou des cafés
en France. C'était le lieu de rencontre où les amateurs dégustaient différentes
sortes de thé, dont ils appréciaient les saveurs avec le même éclectisme que les
Français quand il s'agit de vins. C'était aussi l'endroit où l'on jouait,
notamment aux échecs, de la même façon qu'on poussait le bois au )(ville siècle
dans les cafés du Palais-Royal. C'était, en outre, un foyer qui maintenait
vivante la culture populaire : des conteurs et chanteurs de ballades y
retraçaient, l'après-midi et le soir, ces longs récits à épisodes où l'histoire
de la Chine est interprétée à la lueur du fantastique, où l'héroïsme et la magie
se disputent la vedette. Il fut de tout temps difficile, en Chine, de critiquer
le pouvoir. Grâce à l'évocation des personnages antiques, il était possible de
rappeler leurs devoirs aux puissants. Ce ne fut jamais une remise en question
fondamentale de l'État, quelle que soit sa forme au cours des siècles, mais
seulement une protestation contre ceux qui n'appliquaient pas à eux-mêmes les
règles qu'ils imposaient aux autres. Comment cette interprétation purement
morale de l'Histoire n'a-t-elle pas abouti à une attaque contre le système même
de ce gouvernement, qu'il soit impérial ou communiste ? L'explication se trouve
sans doute dans le fait que le pouvoir ne s'est pas contenté d'user de la force
pour réprimer toute dissension, mais a réussi à imposer l'autocensure autant que
la censure. Cette histoire romancée de la Chine ne fut pas écrite par le peuple
mais pour le peuple, par des lettrés ratés qui n'avaient pu devenir
fonctionnaires faute d'avoir réussi aux examens impériaux et qui, frustrés,
critiquaient le pouvoir qui ne respectait pas ses propres lois. Ces lettrés
rêvaient simplement d'un Etat idéal qu'ils fabriquaient à partir du passé, passé
d'autant plus merveilleux qu'il était situé le plus loin possible dans
l'Antiquité ; ils avaient ainsi créé, qu'ils l'aient cherché ou non, une
merveilleuse arme de propagande, que conteurs et chanteurs de ballades
répandaient sans se rendre compte qu'ils devenaient les instruments d'un désir
de justice incapable de s'en prendre aux racines mêmes de leurs maux. Je voyais
à l'université ces gardiens de l'idéologie reprendre les vieilles méthodes et
réussir à imposer une autocensure plus étouffante que toute autre forme
d'oppression. Les étudiants se permettaient de critiquer tel ou tel excès, mais
personne n'aurait osé s'avouer, même à lui-même, que c'était le socialisme à la
Mao qu'il fallait abattre.
J'ai eu du mal à me faire accepter dans la maison de thé ; à mon entrée, un
silence redoutable mettait fin aux conversations : une étrangère allait attirer
l'attention des autorités sur leur petit havre de liberté ! Je dérangeais et ne
savais comment apprivoiser mes hôtes, leur faire comprendre que je ne voulais
surtout pas troubler un lieu où on pouvait respirer sans angoisse. Un jour, j'ai
ouvert mon carnet de croquis et je me suis mise à dessiner certains visages qui
m'entouraient. Un vieillard, mû par la curiosité, s'est approché et a éclaté de
rire en se reconnaissant. C'était gagné ! Le blocage psychique qui leur faisait
croire que j'étais un être humain incapable de les comprendre était brisé.
J'offris le dessin à mon modèle. Je fus bientôt entourée par les autres. Je
parlais assez bien le dialecte local pour baragouiner avec eux, mais ce
qu'aucune parole ne serait parvenue à obtenir, quelques traits de crayon y
réussirent. Pour comprendre comment quelques croquis suffirent à ce qu'ils
m'accordent leur confiance, il faut se rappeler l'importance du trait en Chine.
En Occident, seuls les écrits font foi et restent, alors que la parole s'envole
au gré du vent. En Chine, un accord verbal est difficile à obtenir lors des
négociations car, traditionnellement, on ne revient pas sur sa parole. Comme
chez nos paysans, un oui vaut une signature. Mais les Chinois savent que le
discours peut être hypocrite ; ils l'ont appris à leurs dépens. Une peinture,
par contre, un dessin ou une calligraphie, tout ce qui relève du trait ne peut
tromper ; la vertu morale de celui qui le trace s'y révèle, elle y est mise à nu
sans qu'il soit possible de feindre. C'est la personnalité de l'artiste, autant
que son oeuvre, qu'on juge sur une peinture ou une calligraphie. Celui qui
maîtrise le hua est le possesseur de ce langage particulier qui ne peut être que
vrai. C'est une des singularités de la pensée chinoise. Elle me rappelle un ami
chinois qui s'était inspiré d'un style occidental pour réaliser une série de
peintures. Celles-ci avaient été exposées dans la galerie d'une capitale
européenne et toutes les toiles achetées. Le peintre n'en possédait plus une
seule ; il n'a pu m'en montrer que des photos. Il s'est alors posé des questions
: «Avec ce genre de peinture, je peux faire illusion, je peux séduire ; mais
soyons sérieux, ce n'est pas le produit de ma culture, de ma formation ; c'est
un costume dont je me suis déguisé. » Dès lors, ce peintre ne fit plus que de la
calligraphie chinoise car, comme il le disait, celle-ci ne pardonne pas ; on ne
peut s'en servir pour tromper le monde. L'artiste, en Chine, possède un statut
unique car l'art est supposé traduire la vérité d'un esprit, sans faux-semblant.
Les clients de la maison de thé, j'aurais pu essayer de les séduire avec de
belles paroles. Mes croquis leur avaient révélé le fond de mes intentions.
Une anecdote classique rapporte qu'un pêcheur avait réussi à apprivoiser des
mouettes qui venaient se percher autour de lui, sur son bateau. Un jour, son
père lui demanda d'en attraper une et de la lui rapporter. Le lendemain, les
mouettes tournaient en volant autour de l'embarcation sans se poser. Leur
instinct leur avait fait pressentir ce qui les attendait. L'homme ne possède
plus cet instinct animal, la culture et la parole l'ont faussé. Mais les Chinois
ont créé un art original qui oblige à parler vrai. Pendant la Révolution
culturelle, les temples furent saccagés. On a refait, depuis, ces sculptures de
divinités qui trônent sur les autels. Ce sont des reproductions exactes et,
pourtant, elles sonnent faux, sans qu'on puisse expliquer exactement pourquoi.
En fait, elles sont simplement l'oeuvre d'artistes pour qui la religion ne
signifie plus rien d'autre qu'un ramassis de croyances démodées.
Une fois qu'ils m'eurent adoptée, les petits vieux qui venaient là tous les
jours m'ont initiée à leurs jeux, car ce lieu de sérénité était aussi un tripot.
J'ai appris comment parier pour gagner et c'est avec plaisir que, très vite, je
me suis révélée une bonne élève, même si on ne jouait que
des haricots. C'est là aussi que je pouvais retrouver mes camarades de classe
critiquées parce qu'elles me fréquentaient. On s'y rencontrait soi-disant par
hasard. Combien de stratagèmes ai-je dû inventer pour ne pas attirer l'attention
sur une amitié un peu plus intime avec une élève plutôt qu'une autre ! Ici,
c'était l'endroit des confidences.
L'amie qui m'avait emmenée là pour la première fois m'y a raconté sa vie. Elle
était asociale, repliée sur elle-même. La vie, chez elle, était insupportable.
Son père était devenu fou ; il avait des crises de violence, buvait, battait sa
mère. Sa soeur était anormale. Quand elle rentrait, le soir, et montrait ses
peintures, son père l'insultait et voulait la frapper parce qu'elle n'était pas
dans la ligne du Parti ; en fait, parce qu'il avait peur qu'il lui arrive ce que
lui-même avait subi. Comme nous étions souvent ensemble, je lui ai proposé de
rencontrer ses parents, comme il est normal entre amis.
J'ai essayé d'apprivoiser son père. Le vieil homme avait été un artisan de
laque, l'un des plus réputés de sa province. J'ai vu sur son lit, sa table, des
vestiges de ses créations.
« C'est vous qui avez fait cela ? lui ai-je demandé.
— Ça vous intéresse ? demanda-t-il d'un air hagard.
— Bien sûr. Quelle est votre technique ? »
Alors il s'est lancé. Sur une section de bois, m'a-t-il expliqué, il fallait
maroufler de la toile de soie fine, enduire ce support de couches successives de
laque, sorte d'enduit résineux, en laissant sécher chaque couche poncée et
polie. Jusqu'à quinze ou vingt passages étaient nécessaires, ce qui prenait des
mois. On obtenait alors une matière solide d'apparence fragile, sublime par son
toucher, profonde et translucide par sa beauté contemplative. Ensuite, on
gravait dans l'épaisseur de laque des motifs décoratifs. Il ajouta même en
souriant que la technique des glacis de la peinture flamande était certainement
inspirée des laques chinoises.
« D'où vient cette théorie ? lui demandai-je, interloquée.
— En Europe, les peintres des 12ème et 13ème siècles manquaient de l'huile
siccative nécessaire à leur technique. Leurs tableaux restaient de matière
visqueuse sans jamais arriver à sécher. Alors qu'en Chine, l'utilisation des
laques à base d'huile résineuse date de l'époque médiévale. Nous autres Chinois
sommes les premiers inventeurs de ces effets de transparence infinie dans le
vernis. De grands explorateurs flamands ou vénitiens, invités en Chine à
l'époque des dynasties mongoles, se seraient passionnés pour cette technique des
laques. Dès leur retour en Europe, inspirés par leurs découvertes, ils auraient
créé le procédé des vernis siccatifs de la peinture à l'huile, qui fut à
l'époque une véritable révolution. »
J'étais on ne peut plus surprise par ses propos. Du jamais entendu dans nos
écoles d'art !
Il m'a alors raconté son apprentissage : sa formation à la campagne, puis son
travail dans un atelier. Il revivait par ce récit. Depuis la Révolution
culturelle, il n'avait plus le droit d'enseigner son art. Accusé d'entretenir un
culte rétrograde, traité de suppôt du féodalisme, il avait été humilié, battu,
torturé, exclu de la société. A présent, condamné à une retraite forcée, il
pouvait sortir librement mais vivait chez lui comme en prison car, s'il mettait
le nez dehors, il tombait forcément sur ses anciens tortionnaires.
Aucune famille n'avait été épargnée pendant la Révolution culturelle. Même si
l'on criait haro sur les autres, on pouvait toujours se retrouver, le lendemain,
parmi les accusés. Il n'existait pas de sauf-conduit pour l'impunité. Toute
faiblesse, tout accès de sincérité risquaient de vous mettre au rang des ennemis
du peuple. Rien, alors, ne vous était épargné et vous étiez éliminé. Un
professeur fut hissé sur un appui de fenêtre, en haut d'un bâtiment, menacé
d'être
jeté en bas, et sauvé in extremis quand son tortionnaire fut appelé dehors. A
tel autre, on arracha les ongles. Être roué de coups faisait partie de
l'ordinaire. Être traîné par les rues, au milieu d'une foule hurlante, avec un
haut bonnet de papier sur la tête et un écriteau accroché au cou où se
trouvaient consignés vos crimes supposés était la moindre avanie qui pouvait
vous arriver. Beaucoup se suicidèrent, et le suicide était salué par des cris de
joie : l'ordure reconnaissait ses crimes ! La fille d'un intellectuel respecté
fut envoyée comme caissière dans un supermarché et les hommes, estimant qu'elle
ne méritait que mépris, l'insultaient et la pinçaient en se moquant d'elle. Elle
avala une bouteille de détergent et mit ainsi fin à ses jours. La femme
dénonçait son mari, des enfants leurs parents, par peur, ou saisis par la folie
du fanatisme. À présent, ces gens devaient vivre ensemble, les enfants avec la
mauvaise conscience de leur crime, des collègues avec la crainte et la gêne de
ce qu'ils avaient fait subir aux autres, ou la haine pour ceux qui les avaient
torturés avec sadisme. Quand deux personnes se croisaient, un simple regard, un
visage qui se détournait en disaient long. On sentait cette haine entre les
membres de l'université, capable, semblait-il, d'exploser à la première
occasion. Ce n'est peut-être pas le moindre mérite de ce gouvernement que
d'avoir réussi à empêcher une explosion de règlements de comptes jusqu'à ce que
le temps ait fait son travail et, peut-être, apporté l'oubli.
P112 - En feuilletant les livres d'art, en présence d'une belle calligraphie il
se taisait ; il était presque recueilli face à l'oeuvre d'un grand maître
ancien. Je respectais ce silence et j'essayais d'entrer en communion avec
l'esprit de la peinture, même si je n'avais devant les yeux que de mauvaises
reproductions. J'aimais sa phrase : « La mémoire, cette trace furtive, éphémère,
nous enseigne doucement, mais sûrement, la saveur de l'immortalité. » J'ai
grandi intérieurement à parcourir ces images qui devenaient des entités
vivantes. Je me suis éduquée à cette forme très savante de l'art comme on
s'éduque à écouter Mozart. Un lien se formait spontanément entre ce que
j'essayais de comprendre avec la main dirigée par le coeur et ce que
j'apprenais peu à peu avec mon oeil. Arrive un moment où tout cela se trouve
réuni dans le même petit panier. J'ai appris à vivre un trait en le contemplant,
comme on communique dans la musique.
Quand je lui dis que mes camarades se moquaient de mes exercices à répétition,
il me raconta l'histoire du vieillard fou qui déplaça la montagne : devant chez
lui, une montagne cachait la vue ; avec entêtement, il se mit à la creuser. Tout
le village se moquait de lui. « Peu importe, rétorquait-il. Mes fils, mes
petits-fils, mes arrière-petits-fils reprendront ma tâche et, finalement, ils
déplaceront la montagne. »
Après des mois et des mois d'entraînement, j'éclatai, un matin d'hiver, devant
mon maître :
« Ça ne va plus ; je ne sais plus où j'en suis. Bref, je ne comprends plus rien
du tout.
— Bien, bien.
— Je ne sais pas où je vais.
— Bien, bien.
— Je ne sais même plus qui je suis.
— Encore mieux !
— Je ne sais plus la différence entre le "moi" et le "rien".
— Bravo ! »
Plus je fulminais, plus il se réjouissait, avec une expression de bonheur et de
stupéfaction sur le visage. Il trépignait même, les larmes aux yeux. Je
poursuivis, accablée par une douleur intérieure, croyant qu'il ne comprenait pas
ce que je disais : « Après toutes ces années de pratique,
je me rends compte que je suis toujours aussi ignorante devant l'univers. Je
n'arriverai jamais à accomplir ce que tu me demandes.
— Oui, c'est exactement cela », disait-il en frappant de
joie dans ses mains. Il dansait sur place avec une jouissance incompréhensible.
A cet instant, j'ai pensé qu'il délirait.
« Tu ne sais pas à quel point tu viens de me faire plaisir ! Il y a des gens à
qui une vie ne suffit pas pour comprendre leur ignorance. » Il réfléchit pendant
un moment, me tendit son mouchoir crasseux pour que je m'essuie les yeux. « Je
suis bien vieux à présent et je n'y suis pas arrivé. Mais toi, petite imbécile
que tu es, peut-être que toi, avec ce coeur solitaire et tenace, tu y
parviendras. J'en ai l'intuition en cet instant même. Le fait que tu
reconnaisses que tu es une ignare devant l'éternel, c'est l'attitude que je
désirais que tu aies pour approcher la peinture. C'est la seule attitude
valable pour devenir peintre ; sinon, ce n'est pas la peine de s'y mettre. Enfin
une compréhension soudaine, juste, de la réalité ! C'est la première fois que tu
montres une réaction spontanée, une intelligence claire, limpide.
Tu es enfin sur le chemin de la sagesse que je tente de t'indiquer depuis des
années, sur celui de la vraie peinture, celle qui est en harmonie avec le cours
naturel des choses. Tu es épuisée, viens à la maison ce soir. Je te ferai de la
soupe aux raviolis et nous boirons pour fêter cet heureux événement. »
Avant de le quitter, perdue, je me suis souvenue d'une pensée de Fernando Pessoa
dont je n'avais pas compris la profondeur auparavant. Je tentai de la traduire :
« "Celui qui aborda de n'être pas fut."
— Ah bon ! fit le maître. Comment un Occidental a-t-il pu comprendre cette
sagesse de vie ? » Après un long silence, avec malice il me demanda : « Qui est
ce monsieur Pei-Zuo ? »
Il m'a aussi enseigné à vivre les moindres gestes de la vie quotidienne, car
c'est en eux que le peintre trouve son inspiration. Une réceptivité totale nous
rend attentifs aux vibrations des choses, à la nuance de l'aube. Il m'a appris,
en me levant, à sentir la petite brume matinale qui varie chaque jour. Elle
éclaire un aspect de soi encore inexploré, un sentiment ignoré. « On enrichit sa
peinture en vivant pleinement l'humeur du jour, disait-il. Le peintre ne copie
pas la nature, en même temps elle est sa révélation première ; il en restitue
les traits, les états, l'ossature. Un brin d'herbe est source de connaissance.
Il apprend la ligne drue, coupante, dense. La danse de l'oiseau en vol t'indique
comment se déployer, prendre son élan, piquer vers le sol. Il faut te nourrir
des vies qui t'entourent. Elles provoqueront des émotions et des perceptions de
plus en plus riches et variées. Le peintre, au cours de son existence, se
construit une banque de données psychiques à partir de sa connivence avec le
monde. C'est ce qu'il restitue dans son trait. Un jour, de cette banque de
données naîtra naturellement, en un geste spontané, un acte créatif. »
Le matin, au lieu d'aller suivre les cours de gymnastique obligatoire, il m'a
demandé de rester une demi-heure ou une heure assise en tailleur, pour faire le
vide en moi. Cela paraît simple mais c'est excessivement difficile. Dès qu'une
pensée surgit, mille sentiments s'agitent. « Rien ne sert de lutter. C'est ta
nature d'être fougueuse, accepte son désordre. Si une pensée se présente,
laisse-la passer, ne la saisis pas. Tu verras que, petit à petit, tout
s'apaisera. Exerce-toi ainsi chaque jour. Cette mise en condition te fera
beaucoup de bien. Elle est importante pour y voir clair, pour élever
l'inspiration, éveiller la perception immédiate. Il faut aussi étudier les
plantes. » Il m'a apporté une petite plante en pot. « Tu dois parler à tes
plantes, leur donner un peu d'eau, parler à ton oiseau. Ensuite, prépare le thé.
Ce rituel te mettra en disposition. » Il m'a également appris à purifier le
lieu avec de l'encens. « Il n'est pas inutile de rendre hommage aux anciens, aux
esprits, aux divinités. Pense aux ancêtres en brûlant de l'encens. Balaie le
seuil de ta porte, retrouve des gestes naturels. »
C'est vrai que, maintenant, je vis ainsi. Je ne peux plus me mettre au travail
sans une table impeccable, dépoussiérée ; je décape, je nettoie. Cette
attitude, qui paraît banale, aide à la quiétude. Avant, je restais souvent
assise dans le jardin. Mais je préfère la marche. Pour chasser les pensées
négatives, retrouver la sérénité primordiale, chacun doit chercher l'attitude
qui lui convient ; la marche me convient mieux que l'immobilité.
Après une initiation à la calligraphie qui a duré environ trois ans, le maître
me proposa des séances de peinture de paysage à quatre mains. Quand j'arrivais,
je devais d'abord préparer le thé, parler avec son oiseau, respecter son silence
pendant qu'il broyait l'encre. Il déroulait alors du papier blanc, diluait
l'encre, choisissait un pinceau pour moi, un autre pour lui. La première fois,
paralysée par le vide de la feuille blanche, je ne pus le suivre. Il me dit : «
Nous allons exécuter un quatre-mains. J'ai inventé ce système-là pour toi. Je
n'en vois pas d'autre pour t'amener à découvrir l'infini du paysage dans le
néant. » Il fit une tache et me demanda :
« Que vois-tu là ?
— Une forme qui prend vie.
— Mais encore ?
— Ça peut être un caillou.
— Oui, ça peut être un caillou.
— Ça peut être un début de paroi rocheuse.
— Derrière cette paroi rocheuse, que vois-tu ?
— Je ne vois rien !
— Mais si ! Regarde derrière cette paroi rocheuse. »
Le travail de l'imaginaire commençait : « Essaie d'imaginer un paysage. »
J'avais pratiqué, en parallèle avec les exercices de calligraphie, des manuels
d'études tels que Le Jardin grand comme un grain de moutarde. C'était une
autre nomenclature, celle de la représentation du monde : un caillou, deux
cailloux, trois cailloux, une méthode pour les disposer dans l'espace, les
réunir pour former des montagnes, de jeunes montagnes agressives, des montagnes plus usées
par le temps et l'érosion, un pont, une barque, le secret des trente-six défauts
de la peinture du prunier, les écorces et troncs d'arbres, les dunes lointaines,
l'enseignement élémentaire de la peinture des iris par le maître de la maison Qingzai. Dans ce
Jardin, j'ai également découvert l'écriture du coeur des
fleurs, des étamines, du calice, celle de l'abricotier, différente de celle du
pommier sauvage. Ces manuels sont d'une richesse poétique sans égale, l'apprenti
peintre les utilise sans fin, comme une partition musicale, suit pour notes les
traits de pinceau qu'il interprète afin de saisir le vivant de chaque chose.
Quand, le soir, j'avais le courage d'ouvrir mon dictionnaire pour tenter de
traduire une citation en face d'une planche, je découvrais une pensée
merveilleuse : « Les fleurs possèdent de nombreuses formes : celles de grains
de poivre, d'yeux de crabe ou, parfois, d'un sourire... »
J'avais étudié ce manuel seule, mais, maintenant, c'était le grand saut, je
n'avais plus rien sur quoi m'appuyer. Il ne s'agissait plus de copier mais
d'inventer, d'improviser, de rêver, de créer d'une manière spontanée. Maître
Huang avait caché tous les manuels. J'avais des hésitations, des doutes, et
c'est lui qui a travaillé à ouvrir les portes psychiques devant lesquelles je
reculais : « Chacun à notre tour, nous allons mettre un coup de pinceau,
disait-il. C'est comme une partie d'échecs : nous allons voir qui va gagner de
nous deux. Un coup de pinceau qui n'est pas empreint de vie, et ta composition
meurt. Mais c'est moi, aussi, qui peux perdre la partie. Qui va la gagner ? Qui
mettra le coup de pinceau magistral ? Qui terminera l'oeuvre avec l'esprit qu'il
faut ? C'est difficile. » Évidemment, pendant de longs mois, j'ai perdu les
premières parties. C'est ce qu'il appelait « le jeu à quatre mains ». Souvent,
au cours des premières séances, le tableau était raté à cause de moi. Chaque
fois, il m'expliquait pourquoi : « Là, derrière cette paroi, tu as voulu mettre
un arbre, et l'arbre ne s'accroche pas, il s'agence mal ; ce n'est pas spontané.
» Il y avait toujours quelque chose qui n'allait pas ; je n'étais pas exercée à
sa vivacité d'esprit. Au fur et à mesure des séances, il m'initiait aux théories
de la composition, à l'apprentissage et à l'attitude du vide de l'esprit face au
papier, que je devais aborder pour donner vie au paysage à partir de mon moi
intérieur.
Si j'arrivais à une séance nerveuse, soucieuse, agacée par les soucis
quotidiens, mon trait était tremblant, flou, balbutiant, mal maîtrisé,
inintelligible. A la fin du cours, il inscrivait sur une feuille : « oisiveté ».
« Il faut qu'à la prochaine séance, tu travailles cette idée-là. » Rentrée chez
moi, je travaillais l'idée d'oisiveté et de détachement pour faire naître la
puissance d'expression naturelle. Un jour, j'arrivais à la séance sûre de moi,
dans une forme olympique, décidée à braver toutes les épreuves, audacieuse. Du
coup, mon trait était incisif, violent, chargé d'encre, dense, trop noir,
basculant aisément dans le vulgaire : orgueil. Il inscrivait sur une feuille : «
humilité ». « Tu as déjà oublié ce que je t'ai enseigné sur l'effacement,
l'oubli de soi. Si tu veux travailler les perceptions infinies à travers les
lavis d'encre, il faut une attitude d'humilité, de transparence ; c'est
seulement ainsi que tu feras naître dans tes peintures une présence subtile. Si
tu arrives fière de toi, sûre de vaincre, tu basculeras dans la trivialité. Tu
as perdu la partie d'échecs. »
Lors d'une séance, j'ai voulu recourir à des stratagèmes pour épater le vieux
maître et mon trait s'en est ressenti. Saccadé, il trahissait la ruse. Je
m'étais perdue moi-même. Il écrivit sur la feuille : « Quiétude, calme, silence
». « Je t'ai expliqué qu'avant de venir tu devais faire le vide en toi. C'est ce
vide qui nourrira ton futur tableau. C'est de ce terrain vierge que naîtra
l'intention et la pensée jaillira, comme une étincelle limpide, au moment où je
te passerai le pinceau. Si tu y penses avant, tu n'es plus dans l'instant ; tu
seras forcément perturbée. »
Parfois, j'arrivais l'esprit fragmenté, sans recul, obsédée par mon sujet : les
traits étaient éparpillés ; ils sentaient le labeur, l'oubli de la composition
globale. J'intervenais à des endroits différents du tableau ; je n'arrivais pas
à retrouver l'unité du sujet. Il notait alors sur la feuille : « Étudier la
distance lointaine ». « C'est elle qui permet d'embrasser le tout sans
s'attacher aux détails. Tu n'as vu que la mousse sur la pierre ; celle-ci peut
nourrir l'inspiration mais en gardant à l'esprit l'unité fondamentale. Avec
simplicité, la composition se manifestera d'elle-même et seule subsistera la
solitude sublime de ton tableau. »
Nous vivions la transformation sur la feuille blanche : la mutation du ciel
devenu eau, de la terre devenue ciel, du caillou devenu nuage, de la barque
devenue récif ; soudain, tout était possible, la liberté d'inventer un univers
s'offrait... « La pensée ricoche avec le vide, elle nous apprend à sonder les
profondeurs du néant et, de l'obscur, peut jaillir la lumière. Du mouvement peut
naître la sérénité. » Je pensais à ce film où l'on voit Picasso transformer un
sujet en un autre. Au gré de l'intuition, ce jeu de l'esprit devient jouissif,
passionnant, surprenant et, avec le temps, on y prend goût : saveurs des
découvertes, comme les impromptus en musique, devenus ici impromptus de
l'imaginaire. Cela enivre ; on oublie tout ; on vit dans un état second, un
bonheur fécond de la pensée créatrice. Mon coup de pinceau faisait écho au sien,
le sien au mien ; nous inventions dans l'espace. C'est ce qu'il appelait des
exercices pour révéler l'intelligence spontanée.
« C'est l'attitude du coeur, me disait maître Huang, qui fait naître ou non le
paysage. S'il est calme et sans entrave, il sera le miroir limpide de
l'inspiration qui passe. Par la retenue et l'humilité, il suggérera
l'insaisissable, et les éléments du paysage se placeront dans le vide de la
composition comme une évidence.
— Vos propos me font penser au grand peintre paysagiste Caspar David Friedrich,
pour lequel j'ai la plus vive admiration. »
Je tentais de lui traduire quelques théories de l'artiste : « La seule source
véritable de l'art est notre coeur » ou encore : « Ferme l'oeil de ton corps
afin de voir le tableau d'abord par l'oeil de l'esprit... »
Le vieux Huang était très heureux des réminiscences de ma culture qui faisaient
de temps en temps écho à son enseignement. Cela le surprenait toujours, il
adorait la réplique lors de nos échanges.
Une fois les principes de composition acquis, la peur de la feuille blanche
surmontée, après l'apprentissage de la variation illimitée des effets, de la
richesse des humeurs traduisible au bout du pinceau, nous choisissions pour chaque
séance un thème différent. Chaque fois, il rajoutait une difficulté. «
Aujourd'hui, nous allons interpréter un paysage de neige : comment représenter
le froid, l'insolite, sur un lac. Pour traiter ce sujet, je vais te lire un
poème :
Sur les mille montagnes, les oiseaux ne volent plus,
Sur les centaines de sentiers, la trace des hommes a disparu ;
Un bateau solitaire, un pêcheur, sous son chapeau et cape de paille,
Pêche, seul
au milieu du fleuve glacial et de la neige. »
Puis je devais songer à un paysage d'automne. J'étais fougueuse, trop énergique,
quand lui représentait l'audace, la maturité, la modestie, la sagesse. Il
m'initia aussi à l'humour. Il me l'a enseigné par la présence de l'homme dans
les paysages, toujours dans des situations cocasses ou drôles, en train de
pêcher, d'uriner dans la montagne. Chaque fois, il en souriait, se moquait de
sa place si réduite dans l'univers. Il m'expliquait par ces attitudes que nous
sommes bien peu de chose. Chaque tableau était pour lui le rêve d'un espace de
survie qui l'aidait à supporter la réalité quotidienne. Il ne vivait que dans
ses compositions imaginaires. Pendant nos études à quatre mains je songeais
souvent à la belle histoire du maître Wang-Fô et de son disciple Ling écrite par
Marguerite Yourcenar. Maître et disciple avaient si bien atteint l'oubli de
soi-même qu'ils étaient montés ensemble dans la barque qu'ils venaient de
peindre. Ils disparaissaient dans le tableau, subtil lavis représentant la
pâleur du crépuscule sur une mer de jade infinie inventée par le maître. N'y
avait-il pas là, de la part de maître Huang comme de maître Wang-Fô, une
initiation à la transcendance dans l'acte de peindre ?
« Le beau en peinture, selon l'enseignement des vieux maîtres, disait maître
Huang, n'est pas le beau tel qu'on l'entend en Occident. Le beau, en peinture
chinoise, c'est le trait animé par la vie, quand il atteint le sublime du
naturel. Le laid ne signifie pas la laideur d'un sujet qui, au contraire, peut
être intéressante : si elle est authentique, elle nourrit un tableau. Le laid,
c'est le labeur du trait, le travail trop bien exécuté, léché, l'artisanat.
« Les manifestations de la folie, de l'étrange, du bizarre, du naïf, de
l'enfantin sont troublantes car elles existent clans ce qui nous entoure. Elles
possèdent une personnalité et une saveur propres, une intelligence. Ce sont des
humeurs qu'il faut développer. Toi, en tant que peintre, tu dois saisir ces
subtilités. Mais l'adresse, l'habileté, la dextérité qui, en Occident, sont
souvent considérées comme une qualité, sont un désastre, car on passe à côté de
l'essentiel. La maladresse et le raté sont bien plus vivants. »
Au cours de nos exercices à quatre mains, quand je disais que j'avais perdu la
partie, raté mon trait, il éclatait de rire : « Le raté n'est pas mauvais du
tout. La faiblesse peut même être d'une élégance folle. La maladresse, si elle
vient du coeur, est bouleversante. Ce que tu viens de faire là est bouleversant.
La maladresse peut même constituer l'esprit du tableau. Si l'expression est
sincère, elle habitera forcément l'esprit qui la contemple.
« Garde le côté cru, la fraîcheur dans le rendu. Les légumes crus qui
conservent leur saveur sont meilleurs et plus nourrissants que s'ils sont
mijotés en sauce et longuement préparés. Il faut oeuvrer à la fois avec liberté
et rectitude. »
Il était difficile de le suivre ; il disait une chose et son contraire le
lendemain. Son enseignement n'était jamais un discours, une démonstration, une
théorie. Il procédait par touches, à la fois opposées et complémentaires, pour
que, peu à peu, je parvienne de moi-même à l'équilibre. J'avais l'impression
qu'il m'apprenait à marcher sur une corde raide, comme un funambule.
« Il s'agit de suggérer sans jamais montrer les choses, disait le maître.
L'ineffable, en peinture, naît de ce secret : la suggestion. Tu dois parvenir à
saisir cet état, entre le dit et le non-dit, entre l'être et le non-être. À un
lettré qui avait écrit un poème sur la pensée, son neveu rétorqua : "S'il existe
une pensée, un poème ne saurait l'exprimer parfaitement ; s'il n'y a pas de
pensée, pourquoi écrire un poème ?
— Mon poème se situe justement entre la
pensée et l'absence de pensée", répondit le lettré.
« Il faut de la discontinuité dans la continuité du trait.
La danse du pinceau dans l'espace laisse des blancs pour permettre à celui qui
regarde de vivre l'imaginaire dans le tableau, d'aller découvrir le paysage
seul, par la suggestion, sans trop en dire, pour faire jaillir la pensée. Si tu
tentes d'achever une oeuvre, d'enfermer une composition, elle meurt dans
l'instant. » Je pensai alors à cette idée de Jankélévitch : « C'est dans
l'inachevé qu'on laisse la vie s'installer. » « Si on tente d'achever le
tableau, disait le maître, il meurt. On rajoute toujours un coup de pinceau en
trop. Recherche sans cesse et sans répit le singulier, l'insolite, détruis les
frontières ou catégories esthétiques forgées par nos cultures et n'aie pas peur
de paraître parfois folle ou excentrique car il s'agit de retrouver les mille et
une manifestations de la nature des choses. C'est primordial pour la recherche
d'un peintre. Oublie aussi toute la métaphysique de la peinture ! » C'était
peut-être là le plus difficile. Il faut mûrir avant d'y parvenir.
Un jour, le vieux maître m'a demandé si je voulais qu'il me trouve un nom
chinois. « Non, surtout pas, ai-je répondu. Je ne suis pas chinoise ; je ne veux
pas jouer à la Chinoise.
— Tu as raison. D'ailleurs, ton destin est inscrit dans ton prénom français :
fa-bi-enne correspond en chinois à fa, la règle, mais aussi à celle qui
recherche sa voie spirituelle, la méthode, le modèle à suivre ; bi à l'étude
comparative, et enne à la bonté, à la générosité, que tu ne dois pas ensevelir
sous ta volonté d'être un peintre célèbre. Écris ton nom avec ces caractères
chinois, il ressemble un peu à celui d'une nonne bouddhiste ; c'est ton karma ;
tu es entrée en peinture comme d'autres en religion. »
P136 - Ma présence avait donné l'idée aux dirigeants d'arrondir les revenus de
l'Institut : ils envoyèrent des dépliants destinés à attirer des étudiants
étrangers, à l'exemple d'autres universités chinoises, en exigeant des frais de
scolarité très élevés. Des étudiants américains sont arrivés. Ils n'ont pas tenu
plus de deux mois. L'un d'entre eux, pourtant, s'est accroché, mais il a attrapé
une hépatite lors d'une épidémie qui a ravagé l'Institut et ne m'a pas épargnée
non plus. Le pauvre, incapable de marcher, se déplaçait avec une canne et il est
bientôt reparti.
Un jour débarquèrent des responsables du festival d'Avignon pour une tournée en
Chine en quête de spectacles. « Nous recherchons les bateliers des grands
fleuves du monde, m'annoncèrent-ils, mais il est impossible de pénétrer le
milieu chinois. Vous vivez au bord du Yang-tseu, pourriez-vous vous documenter,
savoir s'ils existent encore, si on peut monter un spectacle avec leurs
répertoires de chants ? »
J'ai donc commencé à interroger mes amis peintres, leur famille, les vieilles
femmes qui habitaient sur les bords du fleuve et chez qui j'avais assisté aux
courses de bateaux-dragons. J'ai appris qu'il existait encore quelques haleurs
de bateaux. J'enquêtais discrètement car, si la responsable du Parti avait
appris que je recherchais des bateliers, elle aurait fait des histoires. J'en ai
découvert dans des coins perdus, habitant des baraquements de fortune. J'ai
demandé à des copains de me traduire ce qu'ils racontaient dans leur patois et
s'ils se souvenaient de leurs chants. Nous avons passé de longues soirées à
boire avec eux. Ils m'ont décrit leur dangereuse vie de galérien, comment ils
tiraient les bateaux sur la rive. Beaucoup mouraient d'épuisement, de chutes, de
maladie parce qu'ils avaient tout le temps les pieds dans l'eau. Ceux qui
avaient survécu étaient robustes. Ils possédaient une grande joie de vivre et
beaucoup d'humour. Mon préféré me chantait des chants d'amour et
d'encouragement. Il se les rappelait tous. Il m'a dit avec un air malicieux : «
Je vais aller voir mes vieux potes. Je te trouverai ce que tu cherches. » Il a
réuni ses camarades et nous avons descendu les gorges encaissées du Yang-tseu,
terrifiantes à certains endroits. Ils connaissaient chaque lame de fond, chaque
méandre du fleuve, ils avaient apprivoisé l'esprit de ces eaux impétueuses.
Hélas, ce paysage, un des plus beaux de Chine, va bientôt disparaître sous les
eaux, car on est en train d'y construire un gigantesque barrage ; des villages
entiers ont déjà été évacués. J'ai enregistré les chants de mes bateliers sur
cassettes et j'ai écrit en France, annonçant que j'avais trouvé des perles rares
fort sympathiques qui possédaient le répertoire de leurs anciens chants. Je
devais prévenir mon université. La responsable du Parti était entrée dans tous
ses états : « Comment peux-tu t'intéresser à de pauvres misérables, des
va-nu-pieds qui vivent dans des baraquements ? Il est impensable d'envoyer à
l'étranger de tels minables pour représenter notre culture. » Je suis donc allée
trouver mon ami le directeur, qui souriait toujours de mes aventures, mais il
n'avait jamais entendu ces chants de bateliers. L'affaire s'engageait mal et
j'ai décidé d'en discuter avec mes amis, afin de savoir à quelle unité de
travail ils appartenaient. Ma question déclencha leur hilarité : « Ça fait belle
lurette qu'on n'a plus d'unité de travail ! »
A ma seconde visite, ils avaient disparu. Chez l'un d'eux, j'ai trouvé l'épouse
en larmes. « Je ne peux pas t'expliquer ce qui s'est passé. Je ne peux plus te
recevoir. Excuse-moi. »
Elle m'a servi une tasse de thé et m'a suppliée de partir. Chez une autre, même
accueil. Furieuse, je suis allée voir la responsable du Parti :
« Vous avez écrit un rapport, n'est-ce pas ?
— J'en ai parlé aux autorités, elles étaient effarées par votre démarche. »
Têtue et inconsciente, j'ai pris le train pour Pékin et suis allée accomplir les
démarches moi-même auprès du ministère de la Culture. J'ai demandé à rencontrer
le responsable des négociations avec les diplomates étrangers. Je lui ai
expliqué la mission dont j'étais chargée et je lui ai fait écouter les
cassettes.
« Ces bateliers perpétuent un patrimoine passionnant de votre culture, ai-je
plaidé. Pourquoi refuser qu'ils participent au festival d'Avignon, l'un des plus
grands festivals du monde ? La province est terrorisée par le pouvoir central.
Avec votre aide, nous avons peut-être une chance.
Sinon, c'en sera fini des chants des bateliers du Yang-tseu dont il n'existe
aucun enregistrement. »
Le responsable fut touché : il n'avait jamais vu une démarche pareille de la
part d'un étranger et m'a promis son aide. L'attente se prolongeait et j'étais
inquiète car la date approchait. Un mois plus tard, la responsable du Parti est
venue me voir avec un sourire amer qui sous-entendait : « Parfait, c'est toi qui
as gagné ! » Elle avait un télégramme à la main : « C'est incroyable, mais nous
avons reçu une note du ministère de la Culture à Pékin : nous devons t'assister
dans ton entreprise. Effectivement, il s'agit d'une forme d'art reconnue par le
pouvoir central. Un responsable de l'université de musique va t'aider à monter
le spectacle. Il y aura aussi un officiel pour veiller à l'organisation. Je t'ai
fait préparer une voiture. »
Du jour au lendemain, j'ai été traitée comme un officiel chinois, avec une
voiture munie de petits rideaux et d'un drapeau rouge. J'ai rencontré l'officiel
à la mairie et j'ai eu droit au banquet de rigueur. On m'a présenté le
spécialiste de musique, fort sympathique, qui avait étudié les chants des
bateliers et ceux des minorités. C'était un passionné. Mes bateliers
réapparurent immédiatement mais on décida que, sur les cinq que j'avais choisis,
seuls deux seraient sélectionnés. Je me suis battue à coups de télégrammes pour
garder les trois autres, en vain. Le spécialiste s'est donc transformé en
batelier, et on lui a adjoint un chanteur de variétés de l'école de musique.
C'était cocasse : les deux anciens apprenaient des variétés et le musicologue à
jouer les bateliers ! Tant bien que mal, de bric et de broc, nous sommes
parvenus à monter un spectacle. Ensuite, durant l'été 1987, nous sommes partis
en France. Mes bateliers en France ! Au festival d'Avignon, on s'en souvient
encore. Ils n'étaient pas habitués à notre nourriture ; j'ai dû leur trouver un
réchaud et des casseroles pour faire cuire des soupes de riz à côté de leur lit
ou dans le couloir de l'hôtel ! Le propriétaire a manqué devenir fou. Je les ai
baladés en ville où nous avons eu un grand succès. J'étais heureuse de cette
réalisation : ce n'était pas un grand spectacle mais il donnait quand même une
idée juste de ce que nous voulions représenter. De retour en Chine, je fus
impressionnée par les proportions démentes que prit l'événement pendant deux ou
trois ans. La manifestation a eu une immense répercussion dans la Chine entière,
des articles furent publiés dans tous les journaux. Mes bateliers sont devenus
des stars nationales, on fit des films sur eux, des livres sur leurs chants, des
interprétations de ces chants par des chanteurs de variétés. Les chaînes de
télévision se les disputaient. Ils ont fait du cinéma et de la publicité. La
star de variétés est devenue une plus grande star encore. La vie des bateliers a
changé. Ils étaient fiers, dans leurs bicoques, de montrer les photos prises
devant la tour Eiffel, sur les bateaux-mouches, à Paris. J'ai remercié le
festival d'Avignon et le festival d'Automne. Les difficultés n'avaient pas
manqué mais j'étais heureuse : nous avions sauvegardé une partie du patrimoine
chinois en exaltant la valeur d'un trésor culturel méprisé jusque-là.
P172 - Une année, je suis partie avec mon interprète dans la province du
Guizhou. « Viens avec nous ; nous rendons visite à des amis, m'avait-elle
proposé. Ensuite, nous irons nous promener dans les montagnes ; elles abritent
des eth nies extraordinaires, les Buyi, les Miao en particulier. »
Les vêtements des Miao sont splendides. Je leur ai demandé comment ils les
confectionnaient. Ils m'ont expliqué qu'ils grattaient le vert de l'écorce des
arbres, et s'en servaient comme pigment pour les teintures. Puis ils polissaient
le tissu pour obtenir une brillance d'un vert doré, comme le dos des scarabées.
Leurs tissages et brode- ries étaient d'une étonnante beauté. Une paysanne m'
appris qu'elle avait mis des années à réaliser le costume de' sa fille. Les
motifs des broderies étaient liés à leurs mythe et croyances ; ils en
conservaient ainsi la mémoire, car c'est un peuple sans écriture.
En me promenant dans les villages, je découvris, dans les maisons entièrement
construites en bois de cèdre, de petits dessins gravés sur les parois. Je
remarquai des papillons et les copiai sur mon carnet de croquis. Le soir, en
dînant chez des Miao, je leur demandai l'explication de ces dessins. Ils
éclatèrent de rire en voyant mon croquis de papillon et s'écrièrent : « C'est la
Mère Papillon ! » Ils me contèrent alors son histoire. Un jour, un dieu trouva
une graine qu'il planta dans la terre. Un arbre en naquit, près d'un étang. Cet
arbre était un érable. Il grandit, grandit et devint immense. Les oiseaux
sauvages venaient s'y poser car il offrait un abri merveilleux. L'arbre se
trouvant près d'un étang, les oiseaux mangèrent tous les poissons. L'arbre fut
jugé responsable de la mort des poissons et abattu sur-le-champ. Il se
transforma alors en un papillon qui fut fécondé par les gouttes de pluie. La
maman papillon pondit des oeufs qu'elle couva longtemps et donna naissance au
dieu de la Terre, au dieu du Ciel, au dieu de la Montagne. Ces dieux créèrent
le premier homme, l'ancêtre des Miao. C'est pourquoi ils représentent la Mère
Papillon dans leurs traditions populaires et vénèrent les érables.
Dans un autre village, au pied d'un vieil arbre, je découvris, disposés entre
les racines, des offrandes et de petits autels, avec des étoffes rouges, des
baguettes d'encens fumantes, preuves de rituels encore vivants. Quand je me
renseignai, j'appris que ce rite rendait hommage au dieu du Sol, pourvoyeur de
toute chose. Pour les paysans, le vieil arbre symbolisait la fertilité et la
longévité : ses racines, plongeant dans les rivières souterraines, assuraient la
liaison avec l'eau qui arrose les champs, nourrit les plantes et donne la vie.
Il rassurait les paysans car sa vigueur était de bon augure pour les cultures :
il était le protecteur du village.
Je n'ai pas rencontré de véritable chaman mais, apparemment, le plus âgé du
village remplissait cet office. Il tenait le rôle de l'ancien comme, autrefois,
celui qui possédait la parole de sagesse, à qui on a recours pour régler les
affaires du village, mais il était aussi le responsable du Parti communiste.
Chez les Miao, j'ai vu la famine, la pauvreté mais je n'ai pas senti une
présence chinoise aussi forte qu'ailleurs. Repoussés dans des régions ingrates,
ils n'attiraient ni cadres ni immigrants. Ils détestaient les commissaires
politiques périodiquement chargés de venir surveiller la région mais, autrement,
on ne sentait pas le poids omniprésent du Parti.
Dans les années 1940-50, des massacres furent perpétrés par le Kuomintang : les
Miao furent pillés, les femmes violées, coupées en morceaux. Pendant la
Révolution culturelle, ils connurent de nouveaux pillages de la part des Gardes
rouges qui volèrent leurs bijoux. Contraints une fois de plus de se déplacer,
ils trouvèrent refuge dans les montagnes.
Malheureusement, une fois là-haut, ils ne parvenaient plus à se nourrir car
leur aliment de base était le riz, cultivé en terrasses, et on ne trouvait pas
assez d'eau pour irriguer les champs. Ils connurent des famines catastrophiques
qui duraient encore en 1995. Il n'y avait carrément rien à manger. Les
Tibétains parvenaient à s'organiser malgré la misère mais les Miao étaient complètement démunis. Des enfants mouraient de malnutrition, la pénurie
alimentaire était très grave. J'ai été choquée de les voir vivre sur la terre
battue de leurs maisons, presque nus. Ils n'avaient non seulement rien à manger
mais même pas de quoi se vêtir. La femme chez qui j'habitais m'a dit : « Il n'y
a qu'un pantalon pour tous les hommes. Quand l'un d'eux doit aller en ville, il
le porte. » Les femmes ne possédaient aucun contraceptif. Elles avaient jusqu'à
dix enfants. Quand elles allaient aux champs, où elles travaillaient comme des
esclaves, ils étaient laissés à l'abandon. Ces gosses me suivaient partout.
Chaque fois que je partais explorer les environs à pied avec mon carnet de
croquis, cinquante gamins en guenilles, squelettiques, m'accompagnaient.
M'emboîter le pas les amusait beaucoup mais c'était dur à supporter. Une femme
m'offrit sa petite fille de trois ans, d'une grande beauté, avec un cadenas
votif autour du cou pour la protéger. « J'en ai sept, me suppliait-elle. Je ne
peux plus les nourrir. » La seule façon de survivre était de cultiver l'opium.
Ils en faisaient le trafic pour obtenir non de la nourriture, mais des outils
afin de travailler leurs champs.
Les Yi sont une autre minorité nationale du sud-ouest de la Chine. Nous avons
visité leurs villages avec le professeur qui enseignait à peindre des
personnages à l'encre pour étudier les types physiques de cette population. Il
ne cachait pas son antipathie à mon égard. Une fille, petite amie de l'un des
élèves de notre Institut, avait obtenu l'autorisation de se joindre à nous car
le voyage se déroulait pendant les vacances. Je n'ai pas sympathisé avec elle :
elle ne m'adressait pas la parole et restait dans son coin, avec son copain. Les
autres camarades n'étaient guère aimables non plus : « Comment se trimbaler
là-haut avec elle ? Quelle galère ! » se plaignaient-ils. Difficile à supporter
: j'étais le fardeau qu'il fallait chaque fois cacher car les Yi vivaient dans
une région rigoureusement interdite aux étrangers. L'autorisation d'y pénétrer
aurait été refusée par la police et nous étions partis sans dire où nous
allions. Les routes devenaient de plus en plus dangereuses. A un tournant, nous
aperçûmes un car dans un ravin et, comme dans les hautes montagnes tibétaines,
le chauffeur nous déclara simplement : « Un accident s'est produit il y a quinze
jours ; tous les passagers sont morts. » Dans les descentes, pour économiser le
carburant, car il n'y avait pas de postes d'essence, il conduisait en roue
libre. Au moment d'entrer dans le territoire interdit, les étudiants prévinrent
le professeur : « Les flics sont là. On va monter Mlle Fa sur le toit et la
cacher au milieu des paniers, sous les oies. » On fit stopper le car, mes
camarades me hissèrent sur le toit, poussèrent les oies et m'installèrent dans
un panier rempli de fientes, avec les volatiles sur la tête. À la frontière,
les gardes vérifièrent les papiers, tout leur parut en ordre. Contrairement aux
Chinois des villes qui ne cessent de se dénoncer mutuellement, les mentalités
sont différentes dans les montagnes. Pas une seule des vieilles femmes en route
pour le marché et qui, pourtant, savaient que j'étais sur le toit, ne m'a
dénoncée. Tout le monde riait et ils ont fait durer le plaisir jusqu'à l'étape
suivante, craignant, paraît-il, qu'on me repère de loin. L'odeur des oies était
écoeurante, j'avais des fientes plein les cheveux. Enfin extirpée de ma
cachette, je les ai insultés, folle de rage. J'ai eu le plus grand mal à me
nettoyer car il n'y avait pas d'eau. Plus on avançait, moins il était possible
de se laver.
Les premières villes où nous nous sommes arrêtés étaient d'une effroyable
tristesse, colonisées par l'armée et le gouvernement. Les Yi qui y résidaient
étaient plus ou moins payés par le gouvernement pour cohabiter, s'attirant la
haine des Yi des montagnes qui les traitaient de « chiens de Yi ». Traîtres à
leur culture, ils avaient accepté de devenir chinois. Comme chez les Tibétains,
on sentait l'antagonisme entre collaborateurs et résistants. L'armée commençait
à peupler les territoires de l'ethnie. Les écoles des Yi étaient fermées, ils
n'avaient plus le droit de parler leur langue ni de pratiquer leur culture
ancestrale ou leur religion chamanique. Il leur fallait s'adapter à la culture
chinoise. Les colons chinois, eux-mêmes malheureux d'avoir été exilés dans un
endroit aussi reculé, se montraient agressifs à leur égard. Nous sommes allés
rendre visite à des professeurs des Beaux-Arts envoyés là-bas après avoir suivi
leurs études dans notre Institut. Eux aussi étaient aigris par l'exil. Affectés
dans les villes de la région pour enseigner dans les écoles, ils menaient une
existence infernale, si dure qu'ils avaient perdu leur inspiration d'artistes et
jusqu'au désir de vivre. À leur place, j'aurais préféré habiter carrément dans
la montagne ; mais sans doute auraient-ils jugé une telle condamnation encore
plus dégradante.
Les Yi, des montagnards, cultivaient du maïs, du blé, des pommes de terre et
surtout, comme les Miao pour survivre, de l'opium. Ils commerçaient avec les
gens de Chengdu qui montaient jusque chez eux, et certains s'étaient
considérablement enrichis. Il y avait les Yi blancs et les Yi noirs. Les Yi
noirs étaient les aristocrates et se mariaient entre eux ; les Yi blancs, leurs
esclaves, appartenaient à une caste différente. C'était un système féodal. Dans
l'une des villes que je visitai, il ne restait plus qu'un seul Yi noir. Il était
l'ami de notre professeur de peinture et c'est lui qui, ensuite, nous servit de
guide et nous conduisit dans la montagne. Il était extrêmement intelligent,
très beau et parlait chinois.
Le professeur nous a projeté un film tourné au moment de l'arrivée de l'Armée
populaire de libération, la politique de Mao consistant à libérer les
montagnards en même temps qu'à les utiliser à des fins de propagande. C'était un
film en noir et blanc, datant des années cinquante. On y voyait des Yi esclaves,
enchaînés et traités comme des bêtes. Le Yi noir nous expliqua qu'à l'époque ses
propres ancêtres, nobles, exigeaient un dixième de la récolte. La coutume
donnait le droit de vie et de mort sur les esclaves et, si on naissait esclave,
on le restait toute sa vie. Après la Libération, les Yi blancs furent
effectivement « libérés », mais les cadres et militaires chinois envoyés dans
ces territoires exigèrent du jour au lendemain la moitié des récoltes ! Ces
anciens esclaves, environ sept cent mille, jugèrent leurs nouveaux maîtres pires
encore que les Yi noirs puisqu'ils confisquaient la moitié de la récolte et non
plus un dixième. S'ensuivirent des famines effroyables qui compromirent encore
une situation déjà dégradée.
La langue yi comprend six dialectes. Elle possède une écriture d'un millier de
caractères composée de pictogrammes et d'idéogrammes ravissants. Le seul à la
connaître encore était un chaman qui vivait dans la montagne, le seul bimo
capable de transmettre la culture et les connaissances médicales et
astronomiques de son peuple.
Le territoire était dangereux depuis l'arrivée de l'Armée et des Gardes rouges
car les Yi, comme les Tibétains, restaient des irréductibles. Une nuit, dans la
montagne, nous avons entendu des coups de feu. Le lendemain matin, nous avons
interrogé notre ami, le Yi noir. « On les appelle des bandits, nous dit-il, mais
ce sont des Yi qui défendent leur culture. De plus en plus pauvres, minés par
l'alcool et l'opium, ils guerroient encore contre l'armée chinoise et
les Yi accusés de collaboration. Tous les soirs, on s'entre-tue.
Selon la tradition, quand on recevait un ami ou un visiteur, on buvait à la
ronde un verre d'alcool ; dehors, au bord des chemins, assis en rond à même le
sol des cabanes ou dans les villes, on pratiquait ce rituel immuable. Un soir où
un Yi avait beaucoup bu, il m'a dit : « Ils sont en train de nous tuer les uns
après les autres ; nos filles sont obligées d'épouser des Chinois Han. Nous n'y
survivrons pas. »
Invités un jour à la grande fête du Feu, nous sommes partis de bon matin, avec
nos carnets de croquis, pour une longue marche. La fête se déroulait dans un
magnifique paysage de collines dont l'une était entièrement peuplée de Yi venus
de partout avec leurs buffles, leurs coqs, leurs filles et leurs épouses en
habits chamarrés ; les femmes tenaient des ombrelles jaunes et, avec le soleil,
j'avais l'impression de me trouver dans un tableau de Monet ou devant une nuée
de papillons voletant et butinant. On chantait, on buvait, on organisait des
jeux : courses de chevaux, combats de buffles ou de coqs ; les paris allaient
bon train. Soudain, un cortège de jeunes filles s'avança : un jury devait
choisir la plus belle femme de tout le pays. Parées de leurs plus beaux atours,
avec leur grand chapeau noir, leurs vêtements brodés et leur ombrelle, elles
avaient une grâce légère. Les jeunes gens étaient de solides gaillards, comme
les Tibétains, au beau visage carré. Il y avait aussi des concours de chants
d'amour : garçons et filles, disposés en deux groupes, se faisaient face et,
selon le charme de la voix ou du texte, les jeunes filles choisissaient l'élu de
leur coeur. À la tombée de la nuit, ils formaient un long cortège qui parcourait
les collines avec des torches enflammées. C'était le moment essentiel de la
fête, destiné à chasser les mauvais esprits responsables des épidémies. Ce rite
d'exorcisme ressemblait à celui mentionné dans des textes chinois de
l'Antiquité. Partir de Chongqing et arriver en ces lieux, c'était pénétrer un
autre univers. Je comprenais l'enchantement des peintres qui l'avaient connu
après les souffrances de la Révolution culturelle, ravis de découvrir un tel
paradis de beauté.
Nous nous dispersions avec nos cartons à dessins et nos pinceaux pour croquer
les femmes et les enfants. Au pied des collines, devant leurs petites maisons
d'une architecture magnifique, tout en bois, ils m'offraient un bol de nourriture
et, pour les remercier, je leur laissais quelques croquis. Un étudiant de notre
groupe vint me voir lorsque je fus plus tard attachée culturelle à Pékin. De
retour d'un nouveau voyage chez les Yi, il m'apprit que mes dessins étaient
toujours accrochés aux murs de leurs maisons.
Leurs costumes étaient confectionnés avec de la laine de mouton tissée. Ils
portaient des capes en peau de mouton qui leur servaient aussi de couvertures la
nuit. Quand je me promenais parmi eux, ils se cachaient sous leur cape et je ne
voyais même plus leur visage. Leurs coiffures obéissaient à un code très
strict. Un jour où je m'étais tressé une natte pour aller dessiner mes croquis,
je rencontrai notre guide qui, très gêné à ma vue, alla trouver mon professeur
: « Pouvez-vous ordonner à votre étudiante de se faire deux nattes au lieu d'une
? » Tout le monde éclata de rire : une seule natte signifie qu'on cherche un
mari ; deux nattes veulent dire qu'on est marié ; et, après dix-sept ans, quand
une jeune fille n'est pas encore mariée, on lui coupe la natte, ce qui signifie
qu'elle a le droit d'avoir des rapports sexuels même sans être mariée. Ainsi,
on repérait tout de suite celles qui avaient des aventures amoureuses et qui
n'étaient pas mariées, celles qui étaient mariées et celles qui cherchaient un
mari. Les hommes se rasaient le dessus de la tête et c'était l'une des dernières
ethnies en Chine à porter encore une natte enroulée sous leur turban. Bécassine
au pays des Yi, je me suis arrêtée devant un très beau garçon, désireuse de
faire son portrait, et j'ai demandé à voir sa natte : il a ôté son turban et sa
natte s'est déroulée jusqu'à ses pieds. J'étais stupéfaite car je croyais que la
natte n'existait plus en Chine depuis la chute de la dernière dynastie. J'étais
tellement impressionnée que je l'ai prise dans ma main. Les Yi qui se trouvaient
à côté se sont précipités, m'écartant si violemment que je me retrouvai par
terre. Le Yi noir avertit notre professeur : « La chevelure d'un Yi est sacrée.
Un Yi a droit de vie et de mort sur la femme qui la touche. » Notre professeur
me prévint que je ne m'étais pas rendu compte de la gravité de mon geste et, dès
le lendemain, décida de quitter les lieux.
p202 - Un après-midi où il faisait très chaud, nous décidâmes de faire une
longue sieste. Je ne sais pourquoi, je me mis à penser aux êtres chers que
j'avais laissés en France. Et si, à mon retour, nous étions devenus des
étrangers ? Malgré ma joie de les revoir, ne serais-je pas mal à l'aise ? De
leur côté, ils attendaient celle qu'ils avaient connue mais je n'étais plus
cette personne. Le maître lut peut-être une certaine tristesse sur mon visage et
me demanda à quoi je pensais :
«A des amis, à mes parents en France, soupirai-je.
— Admire la puissance de l'esprit : tu es ici, allongée sur le versant d'une
montagne chinoise, et ton esprit peut se transporter dans ton pays natal !
L'esprit possède des possi¬bilités d'excursion infinies ; tu dois t'en servir
pour voyager. Il établit des connexions tout seul ; il est de même nature que le
nuage qui passe ; le stable n'existe pas pour lui. Suis ses variations sans fin.
Il faut accepter nos pensées diverses, même contradictoires. Pour le nourrir,
sois atten¬tive à la petite brume du matin, au balancement de la branche dans le
vent, à tous les lieux où tu te trouves car les lieux cultivent l'esprit.
Pourquoi t'aurais-je amenée ici sinon pour cette raison ? Nourris ton esprit,
pas seulement de connaissances livresques comme tant de gens, mais de la réalité
qui t'entoure, de tes songes aussi — entraîne-toi à rêver et à te souvenir de
tes rêves une fois éveillée ; à les commander en réfléchissant, juste avant de
t'endormir, à ce que tu souhaites que soit leur point de départ —, alors tu
verras fonctionner la plus haute qualité de l'esprit qui est de produire des
intuitions. Elles fuseront en grand nombre et il te suffira de transcrire cette
poésie qui passe dans l'instant. Arrête de cogiter, d'essayer de comprendre ;
oublie, oublie, et ton esprit comprendra "subitement" pour toi. »
Lors d'une étape dans un temple, je n'ai pu me retenir de lui poser une question
délicate : « Maître, croyez-vous aux dieux, à ces bouddhas qui nous entourent
ici ? » Il a semblé assez décontenancé par ma question, a réfléchi quelques
secondes, puis m'a répondu :
« Je ne crois certainement pas à ces représentations naï¬ves douées d'une seule
qualité esthétique mais dont la beauté s'explique par la spiritualité des
artisans qui les ont créées. Je ne crois pas non plus à ce que racontent les
bonzes et autres prêtres dont l'esprit est enfermé dans des dogmes, et j'admets
que certains, mais certains seulement, sont des exploiteurs cyniques des
croyances populaires. Mais la pensée religieuse ne se réduit pas à des supersti¬tions,
comme l'affirme le gouvernement. Je crois qu'il existe quelque chose qui nous
dépasse et qu'un cerveau humain ne pourra jamais saisir complètement. En cela,
je suis de l'avis de Confucius : je ne sais déjà pas ce qu'est l'homme, comment
veux-tu que je sache ce que sont les dieux et les esprits, ni même s'ils
existent ? En tout cas, s'ils existent, ce n'est sûrement pas sous la forme que
nous imaginons. Il y a des questions auxquelles nous ne pour¬rons jamais
répondre et il faut accepter cette impuissance. Que savons-nous de ce qui nous
arrive après la mort ? Le mieux est de suivre les appels de son coeur. L'homme
bon y obéit et parle ou garde le silence, suivant les moments.
— Vous me faites penser à Flaubert qui disait : "Je ne peux supporter ni ceux
qui affirment que Dieu existe ni ceux qui affirment qu'il n'existe pas."
— Tu veux parler de l'auteur de Madame Bovaly? J'ai lu ce roman ; nous en avons
d'excellentes traductions en chinois. Il n'est pas étonnant que ce perspicace
analyste du coeur humain ait une approche aussi intelligente de l'au-delà.
Croire ou ne pas croire au Ciel n'est pas important. L'essentiel, c'est qu'il
existe ; non pas au sens de la voûte céleste mais en tant qu'ordonnance de
l'univers, genèse du tout à partir de l'oeuf cosmique. Notre esprit en fait
aussi partie et ce qui importe c'est d'être en harmonie avec lui. Il faut donc
essayer de pénétrer l'ordre secret des choses et prendre modèle sur la nature du
Ciel. C'est un modèle de grandeur, de vide et un générateur d'absolu. Ce n'est
qu'en suivant sa voie que l'on peut s'approcher de l'Être. Comme l'a dit un
peintre du ville siècle : "À l'extérieur j'ai pris la nature pour maître et j'ai
trouvé la nature de mon coeur."
— Je dois avouer que j'ai parfois du mal à saisir le sens profond de vos paroles
comme de celles de vos penseurs quand j'en lis des traductions. J'ai même
l'impression de ne pas être digne de votre enseignement.
— N'essaie pas de comprendre. Si tu trouves le chemin difficile, c'est que tu es
déjà sur la bonne voie. Apprends à te connaître et tu connaîtras le Ciel, car il
fait partie d'un même tout. Nombreuses sont les voies pour y parvenir, qui ne
sont que les facettes d'une seule voie. Le Ciel nous en offre au moins une que
tu peux toujours suivre : la sincérité. Ne cherche pas à éblouir, à faire la
maligne, reste vraie. Mais je t'en ai trop dit ; je ne fais que te brouiller
l'esprit. Il y a une vérité fondamentale que j'aimerais expri¬mer, mais les mots
me manquent. Le Ciel et la Terre ne parlent pas, ni les quatre saisons et
pourtant, ils nous ensei¬gnent tellement mieux que des paroles. On se gargarise
trop facilement de mots. »
Au détour d'un sentier, au pied d'un arbre, nous avons rencontré, assis sur un
petit muret, un personnage éton¬nant qui m'a fait un peu peur. Il avait des
ongles très longs, une grande barbe, un visage tanné par le soleil, si émacié
qu'on avait l'impression qu'il était devenu caillou ou miné¬ral. C'est tout
juste si de la mousse ne poussait pas sur ses épaules. Il portait une cape en
paille, des sandales de corde et tenait une canne sculptée. Il avait un regard
malicieux et un sourire d'une grande bonté. Il puait affreusement mais dégageait
un rayonnement extraordinaire. Le maître était ravi de rencontrer un ermite de
la forêt et lui a offert une cigarette. Le vieil homme savait lire dans les
lignes de la main. Le maître, fort intéressé par les sciences occultes, me
pressa de lui tendre la mienne. Je voulus refuser mais, comme il insistait en
disant que cela lui ferait plaisir, je cédai. Le vieillard prit ma main et un
long silence suivit. Enfin, il déclara : « C'est excellent. » Mon maître était
ravi. « Tu as un destin merveilleux, ajouta le devin. Ton chemin sera très dur,
épuisant, mais tu seras riche et heureuse. Ne te fais plus aucun souci. Tu
vivras de ta peinture et de poésie. »
J'étais évidemment sceptique : à suivre un vieux maître, perdue sur les chemins
brumeux d'une montagne sacrée, apprentie peintre sans le sou, loin du monde et
des miens, mon baluchon et ma canne en noyer pour uniques riches¬ses, n'étais-je
pas plutôt devenue la clocharde du Sichuan ? En même temps, inexplicablement, je
me sentais rassurée par ces paroles de bon augure. Le maître, tout à coup,
semblait soulagé. Je n'ignorais pas qu'il avait été critiqué à l'université car
les responsables se rendaient compte que son enseignement prenait des
proportions beaucoup plus importantes que celles prévues au départ : la
discipline technique était devenue une véritable initiation. Bien qu'il ne m'ait
pas tout dit, je savais que les attaques de ceux auxquels il ne voulait plus
jamais avoir affaire ni rien devoir avaient dû lui rendre la vie infernale.
Cette prédiction lui paraissait donc magnifique : malgré toutes nos difficultés,
les siennes comme les miennes, l'avenir, devant nous, s'éclairait. Quand nous
avons quitté le devin, j'étais toute guillerette et le maître avait retrouvé une
énergie nouvelle.
Le soir, il se lança dans des histoires d'immortels et d'er¬mites. Il me raconta
la vie d'un membre de la famille impé¬riale dont le frère avait été exécuté et
les proches maltraités. Écoeuré par l'état lamentable de l'Empire, il part dans
les montagnes pour méditer. Un jour, deux immortels lui demandent ce qu'il fait
là :
« Je cherche la Voie, répond-il.
— Quelle Voie et où est-elle ? »
Il reste un instant silencieux puis montre son coeur du doigt. Satisfaits, les
deux immortels lui déclarent : « Le coeur est le Ciel et le Ciel est la Voie. »
Et ils l'invitent à se joindre à eux.
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