Les livres de voyage


Auteurs
Jules Crevaux
Richard Henry Dana
Jane Dieulafoy
A-O Exmelin
Émile Guimet
Robert Fortune
Thorkild Hansen
R-E HUC
Robert Knox
N. M-Maklaï
Nicolaï Prjevalski
R.L.Stevenson

XX siècle
Nicolas Baïkov
Nigel Barley
Josef Martin Bauer
Sybille Bedford
Michel Benoît
Richard Bernstein
Nicolas Bouvier
Agatha Christie
Yves Courriere
A. David-Neel
Mircea Eliade
René Flinois
Aron Gabor
Ryszard Kapuscinski
Hisao Kimura
Theodora Kroeber
Laurie Lee
Jean Lescuyer
Norman Lewis
Ella Maillard
Henri Michaux
Henry de Monfreid
Redmond O'Hanlon
Bernard Ollivier
F. Ossendowski
Michel Peissel
Odette du Puigaudeau
R. Rallier du Baty
Dominique Richert
Corrado Ruggeri
Slavomir Rawicz
St-Preux - Minosa
Marcel Sauvage
Vikram Seth
Freya Stark
Paul Theroux
Philippe Valéry
Fabienne Verdier
Olivier Weber
Jacques Yonnet
Stefan Zweig  

 

Fabienne Verdier

 

Passagère du silence
"Tout quitter du jour au lendemain pour aller chercher, seule, au fin fond de la Chine communiste, les secrets oubliés de l'art antique chinois, était-ce bien raisonnable ? Fabienne Verdier ne s'est pas posé la question : en ce début des années 80, la jeune et brillante étudiante des Beaux-Arts est comme aimantée par le désir d'apprendre cet art pictural et calligraphique dévasté par la Révolution culturelle. Et lorsque étrangère et perdue dans la province du Sichuan, elle se retrouve dans une école artistique régie par le Parti, elle est déterminée à affronter tous les obstacles : la langue et la méfiance des Chinois, mais aussi l'insupportable promiscuité, la misère et la saleté ambiantes, la maladie et le système inquisitorial de l'administration...

Dans un oubli total de l'Occident, elle devient l'élève de très grands artistes méprisés et marginalisés qui l'initient aux secrets et aux codes d'un enseignement millénaire."

Elle fait quelques rencontres comme à la maison de thé, reçoit l'enseignement de maître Huang, évite l'oubli des chants des bateliers du Yang-tseu, visite les Miao et les Yi et le mont Emei avec son maître.

 

 



Etudiante des beaux-arts

P20 - Notre professeur nous enseignait également les nuances obtenues avec différentes sortes de plumes dont je fis ma première collection. J'en possédais d'extraordinaires : des plumes allemandes, anglaises, certaines dont le bout repré­sentait un dessin particulier, tel un casque de chevalier du Moyen Age ou la découpe d'une petite lune, des plumes très fines ou les baïonnettes de Baignol et Farjon dont l'angle donnait des traits originaux. J'avais même déniché une magnifique plume d'aigle qui traçait des lignes d'une intégrité saisissante.

Je regrette de n'avoir pas travaillé plus longtemps avec ce professeur. Il a su nous communiquer l'indicible grâce de l'art calligraphique dans une institution qui ne valorisait pas ce genre de recherche, incongrue, tellement à contre-cou­rant de l'enseignement à l'honneur dans l'École. Pourvue de la formation acquise auprès de mon père et au travail imposé dans l'entreprise de graphisme, j'ai passé mes examens en trois ans au lieu des cinq du cursus habituel.

J'ai complété mon étude du vivant et de la calligraphie en explorant bibliothèques et librairies. « Ce n'est pas chez nous que tu apprendras ce qui t'intéresse, m'avait dit un jour le professeur de dessin. Regarde plutôt vers l'art asiati­que. Là, tu trouveras peut-être ton bonheur. » Je suis d'abord tombée sur un livre de François Cheng, Le Vide et le Plein, puis ce fut l'éblouissement avec Hokusai et les grands maîtres japonais de l'étude de la nature. J'étais fasci­née par les recherches d'Hokusai sur les végétaux et les animaux. J'ai passé des nuits entières à étudier son inter­prétation au pinceau des dragons, poissons-carpes, fleurs des champs, dames de cour et autres sujets passionnants comme la chauve-souris dormant la tête en bas ou le papil­lon sous sa chrysalide. Après l'élan spontané qui m'avait portée vers la nature vivante, je voulais savoir comment travaillaient les géants de la peinture animalière, les grands peintres anglais et aussi Pisanello, Léonard de Vinci pour qui le meilleur livre d'étude est la Nature, Dürer enfin, même si la compréhension de son oeuvre m'est seulement apparue après mon retour de Chine en regardant son aqua­relle : La Touffe d'herbes.

Pendant les cours d'histoire de la peinture, j'ai découvert les primitifs italiens et flamands, que j'appréciais bien sûr, mais l'enseignement était d'une telle platitude ! Au moment de sa jeunesse fougueuse, on cherche des expres­sions qui émeuvent et non une enfilade de noms propres. J'ai toutefois acquis quelques connaissances de base qui m'ont permis d'aller à leur découverte par la suite. Mais c'est la peinture orientale de la nature, chinoise et japo­naise, qui fut le point de départ de ma quête. Ces artistes me semblaient les plus accomplis. J'admirais leur sens de l'humour et vénérais l'étude contemplative du monde, extrêmement élaborée dans leurs oeuvres. J'ai donc décidé d'apprendre le chinois. Je m'y suis attelée seule, à l'exemple de mes autres recherches. J'ai acheté les manuels qu'on trouvait à l'époque. J'ai rencontré une Chinoise qui m'a donné quelques cours : bases de la grammaire, écriture de certains caractères, quelques mots essentiels du langage parlé. Une passion était née.

Lors de l'examen, les autres élèves, confiants en leur art, se sont lancés dans des abstractions lyriques ou des sujets morbides. Il en résultait une facture simpliste, une violence surfaite. Ils se croyaient les échos des expressionnistes alle­mands qui avaient souffert et exprimaient leur misère. Eux n'étaient le plus souvent que des petits-bourgeois de pro­vince désireux de se faire plaisir. Il eût fallu transcender ces angoisses ou ces visions pour parvenir à un langage plus subtil. Ces courants me répugnaient. Je lisais, en bonne étudiante, des ouvrages de référence et je me souviens de cette pensée de Kandinsky qui, à elle seule, suffit à m'en­courager : « L'artiste doit être aveugle vis-à-vis de la forme

reconnue" ou "non reconnue", sourd aux enseignements et aux désirs de son temps. Son oeil doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille tendue vers la voix de la néces­sité intérieure. »

J'ai donc présenté des travaux hors norme, hors sujet, hardiesse que personne, curieusement, n'avait eu l'idée de tenter pour ce diplôme, et j'ai réussi brillamment. On m'a offert une bourse pour poursuivre mes études à Paris, que j'ai refusée : c'était en Chine que je désirais aller.


Etrangère et perdue

P47 - Outre les cours, la vie quotidienne était ponctuée par le réveil à cinq heures et demie, et je ne pouvais y échapper à cause d'un haut-parleur placé au-dessus du bâtiment où je logeais. Après le lever du drapeau national, les étudiants allaient au réfectoire chercher leurs pains cuits à la vapeur ; et moi, je devais rejoindre la salle d'hôte et mes plats mitonnés avec art. Si, par mégarde, je jetais un oeil dans l'arrière-cuisine, je pouvais voir de monstrueux cafards noirs escalader les montagnes de petits pains ou de pâtés de soja du jour. Ensuite, il fallait se rendre sur le stade, à la place correspondant à son numéro de matricule ; la mienne était au fond, à droite. Chaque trou signalait une absence, notée par le représentant du Parti, et enlevait des points lors du contrôle de fin de mois. Qui n'avait pas le nombre minimum requis était renvoyé. Un professeur de sport, armé de son sifflet, nous faisait sauter sur place pendant une heure et rythmait la cadence en poussant des hi-han comme les ânes. Une ambiance de caserne pour délinquants ! Cette gymnastique épuisante sur des airs de disco revus et corrigés par les Chinois n'avait rien à voir avec le taï-chi-chuan ou les mouvements de la gymnastique taoïste. Ensuite, il fallait faire quatre ou cinq fois le tour du stade, souvent dans le brouillard car Chongqing est situé sur la pente d'une vallée encaissée du Yang-tseu, là où se jette un de ses affluents. Comme on voyait très mal, tandis que nous tournions au pas de course, les étudiants en profitaient pour me parler, me poser des questions que, pendant plusieurs mois, je ne compris pas. Mon sichuanais se limitait à quelques phrases notées dans un carnet et apprises par coeur : « Je voudrais acheter du sucre », « Où sont les toilettes ? », « Combien coûte ce crayon ? ». Or, pour courir, je n'emportais pas mon carnet. Ces pauvres étudiants avaient des mines fatiguées et ils étaient très maigres ; j'ai compris qu'ils faisaient le trafic des tickets de restaurant afin de s'acheter quelques tubes de peinture supplémentaires pour leurs tableaux. Nous étions logés mais leur bourse se limitait à soixante yuans par mois (environ cinquante francs de l'époque), avec quoi ils devaient vivre et acheter tickets de restaurant et matériel de travail. J'en touchais cent vingt, le salaire d'un enseignant, et j'étais nourrie. Je n'avais pas compris, en partant, que ma bourse me serait versée par le gouvernement chinois et que les étudiants chinois envoyés à Toulouse profiteraient en retour d'une bourse française. Beaucoup portaient des lunettes aux verres épais : l'électricité étant coupée à dix heures du soir, ils devaient, s'ils voulaient continuer à travailler, s'éclairer à la bougie et ils s'abîmaient les yeux.

Parfois, une mutinerie éclatait dans la nuit noire de l'université. La colère des étudiants était telle qu'à l'extinction des lumières, ils tapaient sur leur gamelle pendant au moins une heure. C'était insoutenable. Les professeurs, qui vivaient autour des bâtiments des étudiants, gardaient le silence et les directeurs de l'université ne réagissaient pas. De ma cellule, je n'ai jamais vu revenir la lumière après ces concerts nocturnes. J'étais inquiète, seule, dans le noir, sous ma couette. Je sentais le mécontentement des étudiants monter comme un raz-de-marée, sentiment puissant risquant peut-être un jour de tout détruire sur son passage...

Nous suivions les cours jusqu'à onze heures et demie et nous retournions déjeuner au réfectoire ; puis c'était la sieste pendant une heure, pour la digestion, délicieuse coutume chinoise que j'ai conservée en France. L'après-midi, les cours reprenaient jusqu'à dix-huit heures, heure du dîner. Ensuite, nous avions temps libre jusqu'à l'extinction des feux, à vingt-deux heures. Nous pouvions retourner travailler dans nos chambres ou aller au cinéma. Un film était projeté chaque soir. Les journées étaient longues, chargées, mais je manquais rarement le cinéma. C'était une façon d'apprendre le chinois et cela me détendait. J'ai vu ainsi des tas de films chinois mais aussi des films classiques étrangers. Expérience unique : j'ai entendu Main Delon et Catherine Deneuve parler chinois ! Le son était difficile à saisir, mes voisins n'arrêtaient pas de croquer des graines de tournesol ou de pastèque, et le sol était jonché d'épluchures. C'était leur grand plaisir, le seul qu'ils pouvaient s'offrir à la petite boutique de l'université qui vendait des sucreries pour quelques maos (centimes). J'ai fini par les imiter et par croquer des graines. Ils fumaient aussi beaucoup. Sans doute la fatigue, la tension permanente expliquent-elles cette forte consommation de cigarettes par les Chinois. Certains profitaient de l'obscurité pour m'aborder, me serrer la main. Le soir, nous étions moins surveillés. Avant d'aller nous coucher, nous pouvions repasser au réfectoire pour une part de riz glutineux, une soupe sucrée ou un petit pain fourré, cuit à la vapeur. C'était la récompense après une journée de labeur. Cet emploi du temps rigoureux, immuable six jours sur sept, cet encadrement sans relâche me faisaient souvent me demander si j'étais dans une université ou une maison de redressement.

Les dimanches, seuls jours de répit, je commençai à explorer les alentours, mais l'Institut était loin du centre. J'ai découvert quelques librairies, bien peu achalandées, où il était évidemment impossible de trouver un livre en langue occidentale. Au bout de trois semaines, j'ai enfin réussi à m'acheter une lampe de chevet qui m'a épargné le tube au néon, et, faute de mieux, une caisse en carton m'a servi de table de nuit. Pour me laver, je n'avais que la bassine et la Thermos d'eau chaude que m'apportait la vieille femme chaque matin. Elle venait également plier ma couette, donner un coup de balai, emporter mes vêtements sales pour les laver : une manière d'inspecter ma vie intime afin de livrer son rapport quotidien !

Les toilettes étaient l'endroit pour causer, le seul où on pouvait bavarder à loisir. Elles ressemblaient à la porcherie où mon père élevait ses cochons. Elles étaient séparées en deux, un côté pour les hommes, un autre pour les femmes. De chaque côté, une tranchée au-dessus de laquelle on s'accroupissait. L'odeur y était nauséabonde, mais c'était là que les étudiantes osaient m'aborder : « Comment t'appelles-tu ? », « Comment es-tu faite ? », « Tiens, toi, tu as des poils ici ». Gênée, je jouais le clown pour m'en sortir : « Vous voulez voir mon derrière ? Eh bien, voilà, regardez ! » Elles éclataient de rire. Je commençai à me faire mes premières amies.

Un samedi après-midi sur deux, nous avions droit à une douche. Il n'y en avait pas à l'université et nous partions, avec notre petite serviette et notre bassine en émail sous le bras, pour une usine électrique construite par les Soviétiques qui répandait une pollution asphyxiante. C'était dans une grande salle avec des pommeaux de douche et des places numérotées. Les générations s'y confondaient, des petites filles de trois ans jusqu'à des vieilles de quatre-vingts, car les enseignants de l'université et les ouvriers de l'usine venaient là avec leur famille. Toute une gamme de corps nus s'offrait à la vue. On devait mettre des chaussures en plastique car on pataugeait dans une eau sale et croupie. Je n'osais pas me déshabiller, paralysée. Nulle part où s'isoler ni même se cacher un peu. Cela n'avait rien à voir avec une peinture de hammam fantasmé par un Ingres ou un Chassériau. J'enlevais mes vêtements du haut, me lavais comme je pouvais. Les autres se moquaient de moi mais, quand on est pudique, il est dur de se mettre nue devant cent cinquante femmes qui vous regardent comme un phénomène parce que c'est la première fois qu'elles voient le corps d'une Occidentale. Mon interprète m'encourageait : « Ne fais pas attention ; ce n'est pas grave, déshabille-toi. » Les femmes s'astiquaient énergie jusqu'à devenir rouge écrevisse et se frictionnaient mutuellement. À la fin de l'opération, les serviettes dont elles se servaient étaient noires de crasse. On aurait dit qu'il s'agissait, pour elles, d'une sorte de rituel de purification. Elles voulaient m'aider, me masser. Mais finalement, je préférais utiliser la bassine et la Thermos dans ma chambre où je me lavais le bout du nez et ce qu'il faut quand il faut. C'est en Chine que j'ai appris à me débrouiller : vous trempez votre petite serviette dans l'eau très chaude, vous l'essorez, puis vous vous la passez sur tout le corps ; nul besoin de se sécher : vous êtes sec en quelques secondes.

La situation était difficile à supporter, surtout avec l'idéologie officielle qu'on retrouvait dans toutes les touches de pinceau, celles des enseignants comme des étudiants. Malgré tout, je n'arrêtais pas d'apprendre. J'étais là comme un peintre ethnologue ou une sociologue étudiant ce qu'était devenue la Chine d'après Mao. Je me sentais terriblement seule. Je n'avais personne à qui parler. Ce qui m'a fait tenir, c'était, le soir, la lecture des méditations de Citrouille Amère. Quand j'étais trop triste, je me replongeais dans ce livre, sur ma paillasse, à la lumière d'une bougie après la coupure du courant. Je n'avais d'ailleurs rien d'autre à lire, sauf mes dictionnaires que j'apprenais par coeur. Je ne pouvais pas croire que la pensée des esthètes ou des poètes d'autrefois ait totalement déserté le monde chinois. J'avais décidé que je ne quitterais pas cet enfer sans avoir mené mon enquête jusqu'au bout. Avais-je entrepris ce long voyage pour rien ? Croyez-moi, souvent, un doute immense troublait mon sommeil, une angoisse profonde : et si je m'étais trompée ? Et si les officiels chinois avaient réellement détruit leurs connaissances ancestrales ?

 


La maison de thé

P60 - La maison de thé, une baraque en bois accrochée à un rocher, surplombait la vallée. Tout y était crasseux, les crachats constellaient le sol, mais c'était un lieu unique. Des blocs de ciment servaient de tables et de tabourets. De vieux Chinois en costume gris délavé y jouaient au majong ou aux échecs. Parfois, un conteur chantait des ballades, rythmant sa mélopée avec des baguettes de bambou qu'il entrechoquait d'une main tout en frappant une sorte de tambour bloqué sous son bras, un long tube de bois fermé à une extrémité par une peau de vessie de porc. Pour quelques maos, le patron vous apportait une tasse en porcelaine blanche avec soucoupe et couvercle ; elle contenait les feuilles de thé pour l'après-midi. Une vieille femme passait régulièrement remplir les tasses d'eau chaude à l'aide d'une bouilloire en cuivre au long bec. L'intérieur des tasses avait fini par prendre une couleur marron à cause du dépôt de tanin qu'on ne se donnait pas la peine de nettoyer. La couche était si épaisse qu'il suffisait d'y verser l'eau bouillante pour que le liquide ait le goût du thé. Pour quelques maos de plus, nous avions droit à une assiette de graines de tournesol ou de cacahuètes grillées. De cette maison perchée, on voyait le trafic des bateaux sur le fleuve, les changements incessants du ciel ; des trouées dans la brume créaient un jeu de cache-cache où apparaissait et disparaissait le paysage. Assis là, on voyageait ailleurs ; c'était un moment de répit, de bonheur, de fuite loin du camp universitaire et de son atmosphère de caserne.

Il y avait, jadis, une culture des maisons de thé en Chine, dont celle-ci n'était qu'un vestige, comparable à celle des pubs en Angleterre, ou des cafés en France. C'était le lieu de rencontre où les amateurs dégustaient différentes sortes de thé, dont ils appréciaient les saveurs avec le même éclectisme que les Français quand il s'agit de vins. C'était aussi l'endroit où l'on jouait, notamment aux échecs, de la même façon qu'on poussait le bois au )(ville siècle dans les cafés du Palais-Royal. C'était, en outre, un foyer qui maintenait vivante la culture populaire : des conteurs et chanteurs de ballades y retraçaient, l'après-midi et le soir, ces longs récits à épisodes où l'histoire de la Chine est interprétée à la lueur du fantastique, où l'héroïsme et la magie se disputent la vedette. Il fut de tout temps difficile, en Chine, de critiquer le pouvoir. Grâce à l'évocation des personnages antiques, il était possible de rappeler leurs devoirs aux puissants. Ce ne fut jamais une remise en question fondamentale de l'État, quelle que soit sa forme au cours des siècles, mais seulement une protestation contre ceux qui n'appliquaient pas à eux-mêmes les règles qu'ils imposaient aux autres. Comment cette interprétation purement morale de l'Histoire n'a-t-elle pas abouti à une attaque contre le système même de ce gouvernement, qu'il soit impérial ou communiste ? L'explication se trouve sans doute dans le fait que le pouvoir ne s'est pas contenté d'user de la force pour réprimer toute dissension, mais a réussi à imposer l'autocensure autant que la censure. Cette histoire romancée de la Chine ne fut pas écrite par le peuple mais pour le peuple, par des lettrés ratés qui n'avaient pu devenir fonctionnaires faute d'avoir réussi aux examens impériaux et qui, frustrés, critiquaient le pouvoir qui ne respectait pas ses propres lois. Ces lettrés rêvaient simplement d'un Etat idéal qu'ils fabriquaient à partir du passé, passé d'autant plus merveilleux qu'il était situé le plus loin possible dans l'Antiquité ; ils avaient ainsi créé, qu'ils l'aient cherché ou non, une merveilleuse arme de propagande, que conteurs et chanteurs de ballades répandaient sans se rendre compte qu'ils devenaient les instruments d'un désir de justice incapable de s'en prendre aux racines mêmes de leurs maux. Je voyais à l'université ces gardiens de l'idéologie reprendre les vieilles méthodes et réussir à imposer une autocensure plus étouffante que toute autre forme d'oppression. Les étudiants se permettaient de critiquer tel ou tel excès, mais personne n'aurait osé s'avouer, même à lui-même, que c'était le socialisme à la Mao qu'il fallait abattre.

J'ai eu du mal à me faire accepter dans la maison de thé ; à mon entrée, un silence redoutable mettait fin aux conversations : une étrangère allait attirer l'attention des autorités sur leur petit havre de liberté ! Je dérangeais et ne savais comment apprivoiser mes hôtes, leur faire comprendre que je ne voulais surtout pas troubler un lieu où on pouvait respirer sans angoisse. Un jour, j'ai ouvert mon carnet de croquis et je me suis mise à dessiner certains visages qui m'entouraient. Un vieillard, mû par la curiosité, s'est approché et a éclaté de rire en se reconnaissant. C'était gagné ! Le blocage psychique qui leur faisait croire que j'étais un être humain incapable de les comprendre était brisé. J'offris le dessin à mon modèle. Je fus bientôt entourée par les autres. Je parlais assez bien le dialecte local pour baragouiner avec eux, mais ce qu'aucune parole ne serait parvenue à obtenir, quelques traits de crayon y réussirent. Pour comprendre comment quelques croquis suffirent à ce qu'ils m'accordent leur confiance, il faut se rappeler l'importance du trait en Chine. En Occident, seuls les écrits font foi et restent, alors que la parole s'envole au gré du vent. En Chine, un accord verbal est difficile à obtenir lors des négociations car, traditionnellement, on ne revient pas sur sa parole. Comme chez nos paysans, un oui vaut une signature. Mais les Chinois savent que le discours peut être hypocrite ; ils l'ont appris à leurs dépens. Une peinture, par contre, un dessin ou une calligraphie, tout ce qui relève du trait ne peut tromper ; la vertu morale de celui qui le trace s'y révèle, elle y est mise à nu sans qu'il soit possible de feindre. C'est la personnalité de l'artiste, autant que son oeuvre, qu'on juge sur une peinture ou une calligraphie. Celui qui maîtrise le hua est le possesseur de ce langage particulier qui ne peut être que vrai. C'est une des singularités de la pensée chinoise. Elle me rappelle un ami chinois qui s'était inspiré d'un style occidental pour réaliser une série de peintures. Celles-ci avaient été exposées dans la galerie d'une capitale européenne et toutes les toiles achetées. Le peintre n'en possédait plus une seule ; il n'a pu m'en montrer que des photos. Il s'est alors posé des questions : «Avec ce genre de peinture, je peux faire illusion, je peux séduire ; mais soyons sérieux, ce n'est pas le produit de ma culture, de ma formation ; c'est un costume dont je me suis déguisé. » Dès lors, ce peintre ne fit plus que de la calligraphie chinoise car, comme il le disait, celle-ci ne pardonne pas ; on ne peut s'en servir pour tromper le monde. L'artiste, en Chine, possède un statut unique car l'art est supposé traduire la vérité d'un esprit, sans faux-semblant. Les clients de la maison de thé, j'aurais pu essayer de les séduire avec de belles paroles. Mes croquis leur avaient révélé le fond de mes intentions.

Une anecdote classique rapporte qu'un pêcheur avait réussi à apprivoiser des mouettes qui venaient se percher autour de lui, sur son bateau. Un jour, son père lui demanda d'en attraper une et de la lui rapporter. Le lendemain, les mouettes tournaient en volant autour de l'embarcation sans se poser. Leur instinct leur avait fait pressentir ce qui les attendait. L'homme ne possède plus cet instinct animal, la culture et la parole l'ont faussé. Mais les Chinois ont créé un art original qui oblige à parler vrai. Pendant la Révolution culturelle, les temples furent saccagés. On a refait, depuis, ces sculptures de divinités qui trônent sur les autels. Ce sont des reproductions exactes et, pourtant, elles sonnent faux, sans qu'on puisse expliquer exactement pourquoi. En fait, elles sont simplement l'oeuvre d'artistes pour qui la religion ne signifie plus rien d'autre qu'un ramassis de croyances démodées.
Une fois qu'ils m'eurent adoptée, les petits vieux qui venaient là tous les jours m'ont initiée à leurs jeux, car ce lieu de sérénité était aussi un tripot. J'ai appris comment parier pour gagner et c'est avec plaisir que, très vite, je me suis révélée une bonne élève, même si on ne jouait que
des haricots. C'est là aussi que je pouvais retrouver mes camarades de classe critiquées parce qu'elles me fréquentaient. On s'y rencontrait soi-disant par hasard. Combien de stratagèmes ai-je dû inventer pour ne pas attirer l'attention sur une amitié un peu plus intime avec une élève plutôt qu'une autre ! Ici, c'était l'endroit des confidences.

L'amie qui m'avait emmenée là pour la première fois m'y a raconté sa vie. Elle était asociale, repliée sur elle-même. La vie, chez elle, était insupportable. Son père était devenu fou ; il avait des crises de violence, buvait, battait sa mère. Sa soeur était anormale. Quand elle rentrait, le soir, et montrait ses peintures, son père l'insultait et voulait la frapper parce qu'elle n'était pas dans la ligne du Parti ; en fait, parce qu'il avait peur qu'il lui arrive ce que lui-même avait subi. Comme nous étions souvent ensemble, je lui ai proposé de rencontrer ses parents, comme il est normal entre amis.

J'ai essayé d'apprivoiser son père. Le vieil homme avait été un artisan de laque, l'un des plus réputés de sa province. J'ai vu sur son lit, sa table, des vestiges de ses créations.

« C'est vous qui avez fait cela ? lui ai-je demandé.
— Ça vous intéresse ? demanda-t-il d'un air hagard.
— Bien sûr. Quelle est votre technique ? »
Alors il s'est lancé. Sur une section de bois, m'a-t-il expliqué, il fallait maroufler de la toile de soie fine, enduire ce support de couches successives de laque, sorte d'enduit résineux, en laissant sécher chaque couche poncée et polie. Jusqu'à quinze ou vingt passages étaient nécessaires, ce qui prenait des mois. On obtenait alors une matière solide d'apparence fragile, sublime par son toucher, profonde et translucide par sa beauté contemplative. Ensuite, on gravait dans l'épaisseur de laque des motifs décoratifs. Il ajouta même en souriant que la technique des glacis de la peinture flamande était certainement inspirée des laques chinoises.

« D'où vient cette théorie ? lui demandai-je, interloquée.
— En Europe, les peintres des 12ème et 13ème siècles manquaient de l'huile siccative nécessaire à leur technique. Leurs tableaux restaient de matière visqueuse sans jamais arriver à sécher. Alors qu'en Chine, l'utilisation des laques à base d'huile résineuse date de l'époque médiévale. Nous autres Chinois sommes les premiers inventeurs de ces effets de transparence infinie dans le vernis. De grands explorateurs flamands ou vénitiens, invités en Chine à l'époque des dynasties mongoles, se seraient passionnés pour cette technique des laques. Dès leur retour en Europe, inspirés par leurs découvertes, ils auraient créé le procédé des vernis siccatifs de la peinture à l'huile, qui fut à l'époque une véritable révolution. »

J'étais on ne peut plus surprise par ses propos. Du jamais entendu dans nos écoles d'art !

Il m'a alors raconté son apprentissage : sa formation à la campagne, puis son travail dans un atelier. Il revivait par ce récit. Depuis la Révolution culturelle, il n'avait plus le droit d'enseigner son art. Accusé d'entretenir un culte rétrograde, traité de suppôt du féodalisme, il avait été humilié, battu, torturé, exclu de la société. A présent, condamné à une retraite forcée, il pouvait sortir librement mais vivait chez lui comme en prison car, s'il mettait le nez dehors, il tombait forcément sur ses anciens tortionnaires.

Aucune famille n'avait été épargnée pendant la Révolution culturelle. Même si l'on criait haro sur les autres, on pouvait toujours se retrouver, le lendemain, parmi les accusés. Il n'existait pas de sauf-conduit pour l'impunité. Toute faiblesse, tout accès de sincérité risquaient de vous mettre au rang des ennemis du peuple. Rien, alors, ne vous était épargné et vous étiez éliminé. Un professeur fut hissé sur un appui de fenêtre, en haut d'un bâtiment, menacé d'être
jeté en bas, et sauvé in extremis quand son tortionnaire fut appelé dehors. A tel autre, on arracha les ongles. Être roué de coups faisait partie de l'ordinaire. Être traîné par les rues, au milieu d'une foule hurlante, avec un haut bonnet de papier sur la tête et un écriteau accroché au cou où se trouvaient consignés vos crimes supposés était la moindre avanie qui pouvait vous arriver. Beaucoup se suicidèrent, et le suicide était salué par des cris de joie : l'ordure reconnaissait ses crimes ! La fille d'un intellectuel respecté fut envoyée comme caissière dans un supermarché et les hommes, estimant qu'elle ne méritait que mépris, l'insultaient et la pinçaient en se moquant d'elle. Elle avala une bouteille de détergent et mit ainsi fin à ses jours. La femme dénonçait son mari, des enfants leurs parents, par peur, ou saisis par la folie du fanatisme. À présent, ces gens devaient vivre ensemble, les enfants avec la mauvaise conscience de leur crime, des collègues avec la crainte et la gêne de ce qu'ils avaient fait subir aux autres, ou la haine pour ceux qui les avaient torturés avec sadisme. Quand deux personnes se croisaient, un simple regard, un visage qui se détournait en disaient long. On sentait cette haine entre les membres de l'université, capable, semblait-il, d'exploser à la première occasion. Ce n'est peut-être pas le moindre mérite de ce gouvernement que d'avoir réussi à empêcher une explosion de règlements de comptes jusqu'à ce que le temps ait fait son travail et, peut-être, apporté l'oubli.


Maître Huang

P112 - En feuilletant les livres d'art, en présence d'une belle calligraphie il se taisait ; il était presque recueilli face à l'oeuvre d'un grand maître ancien. Je respectais ce silence et j'essayais d'entrer en communion avec l'esprit de la peinture, même si je n'avais devant les yeux que de mauvaises reproductions. J'aimais sa phrase : « La mémoire, cette trace furtive, éphémère, nous enseigne doucement, mais sûrement, la saveur de l'immortalité. » J'ai grandi intérieurement à parcourir ces images qui devenaient des entités vivantes. Je me suis éduquée à cette forme très savante de l'art comme on s'éduque à écouter Mozart. Un lien se formait spontanément entre ce que j'essayais de comprendre avec la main dirigée par le coeur et ce que j'apprenais peu à peu avec mon oeil. Arrive un moment où tout cela se trouve réuni dans le même petit panier. J'ai appris à vivre un trait en le contemplant, comme on communique dans la musique.

Quand je lui dis que mes camarades se moquaient de mes exercices à répétition, il me raconta l'histoire du vieillard fou qui déplaça la montagne : devant chez lui, une montagne cachait la vue ; avec entêtement, il se mit à la creuser. Tout le village se moquait de lui. « Peu importe, rétorquait-il. Mes fils, mes petits-fils, mes arrière-petits-fils reprendront ma tâche et, finalement, ils déplaceront la montagne. »

Après des mois et des mois d'entraînement, j'éclatai, un matin d'hiver, devant mon maître :
« Ça ne va plus ; je ne sais plus où j'en suis. Bref, je ne comprends plus rien du tout.
— Bien, bien.
— Je ne sais pas où je vais.
— Bien, bien.
— Je ne sais même plus qui je suis.
— Encore mieux !
— Je ne sais plus la différence entre le "moi" et le "rien".
— Bravo ! »
Plus je fulminais, plus il se réjouissait, avec une expression de bonheur et de stupéfaction sur le visage. Il trépignait même, les larmes aux yeux. Je poursuivis, accablée par une douleur intérieure, croyant qu'il ne comprenait pas ce que je disais : « Après toutes ces années de pratique, je me rends compte que je suis toujours aussi ignorante devant l'univers. Je n'arriverai jamais à accomplir ce que tu me demandes.
— Oui, c'est exactement cela », disait-il en frappant de joie dans ses mains. Il dansait sur place avec une jouissance incompréhensible. A cet instant, j'ai pensé qu'il délirait.
« Tu ne sais pas à quel point tu viens de me faire plaisir ! Il y a des gens à qui une vie ne suffit pas pour comprendre leur ignorance. » Il réfléchit pendant un moment, me tendit son mouchoir crasseux pour que je m'essuie les yeux. « Je suis bien vieux à présent et je n'y suis pas arrivé. Mais toi, petite imbécile que tu es, peut-être que toi, avec ce coeur solitaire et tenace, tu y parviendras. J'en ai l'intuition en cet instant même. Le fait que tu reconnaisses que tu es une ignare devant l'éternel, c'est l'attitude que je désirais que tu aies pour approcher la peinture. C'est la seule attitude valable pour devenir peintre ; sinon, ce n'est pas la peine de s'y mettre. Enfin une compréhension soudaine, juste, de la réalité ! C'est la première fois que tu montres une réaction spontanée, une intelligence claire, limpide.
Tu es enfin sur le chemin de la sagesse que je tente de t'indiquer depuis des années, sur celui de la vraie peinture, celle qui est en harmonie avec le cours naturel des choses. Tu es épuisée, viens à la maison ce soir. Je te ferai de la soupe aux raviolis et nous boirons pour fêter cet heureux événement. »

Avant de le quitter, perdue, je me suis souvenue d'une pensée de Fernando Pessoa dont je n'avais pas compris la profondeur auparavant. Je tentai de la traduire : « "Celui qui aborda de n'être pas fut."
— Ah bon ! fit le maître. Comment un Occidental a-t-il pu comprendre cette sagesse de vie ? » Après un long silence, avec malice il me demanda : « Qui est ce monsieur Pei-Zuo ? »

Il m'a aussi enseigné à vivre les moindres gestes de la vie quotidienne, car c'est en eux que le peintre trouve son inspiration. Une réceptivité totale nous rend attentifs aux vibrations des choses, à la nuance de l'aube. Il m'a appris, en me levant, à sentir la petite brume matinale qui varie chaque jour. Elle éclaire un aspect de soi encore inexploré, un sentiment ignoré. « On enrichit sa peinture en vivant pleinement l'humeur du jour, disait-il. Le peintre ne copie pas la nature, en même temps elle est sa révélation première ; il en restitue les traits, les états, l'ossature. Un brin d'herbe est source de connaissance. Il apprend la ligne drue, coupante, dense. La danse de l'oiseau en vol t'indique comment se déployer, prendre son élan, piquer vers le sol. Il faut te nourrir des vies qui t'entourent. Elles provoqueront des émotions et des perceptions de plus en plus riches et variées. Le peintre, au cours de son existence, se construit une banque de données psychiques à partir de sa connivence avec le monde. C'est ce qu'il restitue dans son trait. Un jour, de cette banque de données naîtra naturellement, en un geste spontané, un acte créatif. »

Le matin, au lieu d'aller suivre les cours de gymnastique obligatoire, il m'a demandé de rester une demi-heure ou une heure assise en tailleur, pour faire le vide en moi. Cela paraît simple mais c'est excessivement difficile. Dès qu'une pensée surgit, mille sentiments s'agitent. « Rien ne sert de lutter. C'est ta nature d'être fougueuse, accepte son désordre. Si une pensée se présente, laisse-la passer, ne la saisis pas. Tu verras que, petit à petit, tout s'apaisera. Exerce-toi ainsi chaque jour. Cette mise en condition te fera beaucoup de bien. Elle est importante pour y voir clair, pour élever l'inspiration, éveiller la perception immédiate. Il faut aussi étudier les plantes. » Il m'a apporté une petite plante en pot. « Tu dois parler à tes plantes, leur donner un peu d'eau, parler à ton oiseau. Ensuite, prépare le thé. Ce rituel te mettra en disposition. » Il m'a également appris à purifier le lieu avec de l'encens. « Il n'est pas inutile de rendre hommage aux anciens, aux esprits, aux divinités. Pense aux ancêtres en brûlant de l'encens. Balaie le seuil de ta porte, retrouve des gestes naturels. »

C'est vrai que, maintenant, je vis ainsi. Je ne peux plus me mettre au travail sans une table impeccable, dépoussiérée ; je décape, je nettoie. Cette attitude, qui paraît banale, aide à la quiétude. Avant, je restais souvent assise dans le jardin. Mais je préfère la marche. Pour chasser les pensées négatives, retrouver la sérénité primordiale, chacun doit chercher l'attitude qui lui convient ; la marche me convient mieux que l'immobilité.

Après une initiation à la calligraphie qui a duré environ trois ans, le maître me proposa des séances de peinture de paysage à quatre mains. Quand j'arrivais, je devais d'abord préparer le thé, parler avec son oiseau, respecter son silence pendant qu'il broyait l'encre. Il déroulait alors du papier blanc, diluait l'encre, choisissait un pinceau pour moi, un autre pour lui. La première fois, paralysée par le vide de la feuille blanche, je ne pus le suivre. Il me dit : « Nous allons exécuter un quatre-mains. J'ai inventé ce système-là pour toi. Je n'en vois pas d'autre pour t'amener à découvrir l'infini du paysage dans le néant. » Il fit une tache et me demanda :
« Que vois-tu là ?
— Une forme qui prend vie.
— Mais encore ?
— Ça peut être un caillou.
— Oui, ça peut être un caillou.
— Ça peut être un début de paroi rocheuse.
— Derrière cette paroi rocheuse, que vois-tu ?
— Je ne vois rien !
— Mais si ! Regarde derrière cette paroi rocheuse. »

Le travail de l'imaginaire commençait : « Essaie d'imaginer un paysage. » J'avais pratiqué, en parallèle avec les exercices de calligraphie, des manuels d'études tels que Le Jardin grand comme un grain de moutarde. C'était une autre nomenclature, celle de la représentation du monde : un caillou, deux cailloux, trois cailloux, une méthode pour les disposer dans l'espace, les réunir pour former des montagnes, de jeunes montagnes agressives, des montagnes plus usées par le temps et l'érosion, un pont, une barque, le secret des trente-six défauts de la peinture du prunier, les écorces et troncs d'arbres, les dunes lointaines, l'enseignement élémentaire de la peinture des iris par le maître de la maison Qingzai. Dans ce Jardin, j'ai également découvert l'écriture du coeur des fleurs, des étamines, du calice, celle de l'abricotier, différente de celle du pommier sauvage. Ces manuels sont d'une richesse poétique sans égale, l'apprenti peintre les utilise sans fin, comme une partition musicale, suit pour notes les traits de pinceau qu'il interprète afin de saisir le vivant de chaque chose. Quand, le soir, j'avais le courage d'ouvrir mon dictionnaire pour tenter de traduire une citation en face d'une planche, je découvrais une pensée merveilleuse : « Les fleurs possèdent de nombreuses formes : celles de grains de poivre, d'yeux de crabe ou, parfois, d'un sourire... »

J'avais étudié ce manuel seule, mais, maintenant, c'était le grand saut, je n'avais plus rien sur quoi m'appuyer. Il ne s'agissait plus de copier mais d'inventer, d'improviser, de rêver, de créer d'une manière spontanée. Maître Huang avait caché tous les manuels. J'avais des hésitations, des doutes, et c'est lui qui a travaillé à ouvrir les portes psychiques devant lesquelles je reculais : « Chacun à notre tour, nous allons mettre un coup de pinceau, disait-il. C'est comme une partie d'échecs : nous allons voir qui va gagner de nous deux. Un coup de pinceau qui n'est pas empreint de vie, et ta composition meurt. Mais c'est moi, aussi, qui peux perdre la partie. Qui va la gagner ? Qui mettra le coup de pinceau magistral ? Qui terminera l'oeuvre avec l'esprit qu'il faut ? C'est difficile. » Évidemment, pendant de longs mois, j'ai perdu les premières parties. C'est ce qu'il appelait « le jeu à quatre mains ». Souvent, au cours des premières séances, le tableau était raté à cause de moi. Chaque fois, il m'expliquait pourquoi : « Là, derrière cette paroi, tu as voulu mettre un arbre, et l'arbre ne s'accroche pas, il s'agence mal ; ce n'est pas spontané. » Il y avait toujours quelque chose qui n'allait pas ; je n'étais pas exercée à sa vivacité d'esprit. Au fur et à mesure des séances, il m'initiait aux théories de la composition, à l'apprentissage et à l'attitude du vide de l'esprit face au papier, que je devais aborder pour donner vie au paysage à partir de mon moi intérieur.

Si j'arrivais à une séance nerveuse, soucieuse, agacée par les soucis quotidiens, mon trait était tremblant, flou, balbutiant, mal maîtrisé, inintelligible. A la fin du cours, il inscrivait sur une feuille : « oisiveté ». « Il faut qu'à la prochaine séance, tu travailles cette idée-là. » Rentrée chez moi, je travaillais l'idée d'oisiveté et de détachement pour faire naître la puissance d'expression naturelle. Un jour, j'arrivais à la séance sûre de moi, dans une forme olympique, décidée à braver toutes les épreuves, audacieuse. Du coup, mon trait était incisif, violent, chargé d'encre, dense, trop noir, basculant aisément dans le vulgaire : orgueil. Il inscrivait sur une feuille : « humilité ». « Tu as déjà oublié ce que je t'ai enseigné sur l'effacement, l'oubli de soi. Si tu veux travailler les perceptions infinies à travers les lavis d'encre, il faut une attitude d'humilité, de transparence ; c'est seulement ainsi que tu feras naître dans tes peintures une présence subtile. Si tu arrives fière de toi, sûre de vaincre, tu basculeras dans la trivialité. Tu as perdu la partie d'échecs. »

Lors d'une séance, j'ai voulu recourir à des stratagèmes pour épater le vieux maître et mon trait s'en est ressenti. Saccadé, il trahissait la ruse. Je m'étais perdue moi-même. Il écrivit sur la feuille : « Quiétude, calme, silence ». « Je t'ai expliqué qu'avant de venir tu devais faire le vide en toi. C'est ce vide qui nourrira ton futur tableau. C'est de ce terrain vierge que naîtra l'intention et la pensée jaillira, comme une étincelle limpide, au moment où je te passerai le pinceau. Si tu y penses avant, tu n'es plus dans l'instant ; tu seras forcément perturbée. »

Parfois, j'arrivais l'esprit fragmenté, sans recul, obsédée par mon sujet : les traits étaient éparpillés ; ils sentaient le labeur, l'oubli de la composition globale. J'intervenais à des endroits différents du tableau ; je n'arrivais pas à retrouver l'unité du sujet. Il notait alors sur la feuille : « Étudier la distance lointaine ». « C'est elle qui permet d'embrasser le tout sans s'attacher aux détails. Tu n'as vu que la mousse sur la pierre ; celle-ci peut nourrir l'inspiration mais en gardant à l'esprit l'unité fondamentale. Avec simplicité, la composition se manifestera d'elle-même et seule subsistera la solitude sublime de ton tableau. »

Nous vivions la transformation sur la feuille blanche : la mutation du ciel devenu eau, de la terre devenue ciel, du caillou devenu nuage, de la barque devenue récif ; soudain, tout était possible, la liberté d'inventer un univers s'offrait... « La pensée ricoche avec le vide, elle nous apprend à sonder les profondeurs du néant et, de l'obscur, peut jaillir la lumière. Du mouvement peut naître la sérénité. » Je pensais à ce film où l'on voit Picasso transformer un sujet en un autre. Au gré de l'intuition, ce jeu de l'esprit devient jouissif, passionnant, surprenant et, avec le temps, on y prend goût : saveurs des découvertes, comme les impromptus en musique, devenus ici impromptus de l'imaginaire. Cela enivre ; on oublie tout ; on vit dans un état second, un bonheur fécond de la pensée créatrice. Mon coup de pinceau faisait écho au sien, le sien au mien ; nous inventions dans l'espace. C'est ce qu'il appelait des exercices pour révéler l'intelligence spontanée.

« C'est l'attitude du coeur, me disait maître Huang, qui fait naître ou non le paysage. S'il est calme et sans entrave, il sera le miroir limpide de l'inspiration qui passe. Par la retenue et l'humilité, il suggérera l'insaisissable, et les éléments du paysage se placeront dans le vide de la composition comme une évidence.
— Vos propos me font penser au grand peintre paysagiste Caspar David Friedrich, pour lequel j'ai la plus vive admiration. »
Je tentais de lui traduire quelques théories de l'artiste : « La seule source véritable de l'art est notre coeur » ou encore : « Ferme l'oeil de ton corps afin de voir le tableau d'abord par l'oeil de l'esprit... »

Le vieux Huang était très heureux des réminiscences de ma culture qui faisaient de temps en temps écho à son enseignement. Cela le surprenait toujours, il adorait la réplique lors de nos échanges.

Une fois les principes de composition acquis, la peur de la feuille blanche surmontée, après l'apprentissage de la variation illimitée des effets, de la richesse des humeurs traduisible au bout du pinceau, nous choisissions pour chaque séance un thème différent. Chaque fois, il rajoutait une difficulté. « Aujourd'hui, nous allons interpréter un paysage de neige : comment représenter le froid, l'insolite, sur un lac. Pour traiter ce sujet, je vais te lire un poème :


Sur les mille montagnes, les oiseaux ne volent plus,
Sur les centaines de sentiers, la trace des hommes a disparu ;
Un bateau solitaire, un pêcheur, sous son chapeau et cape de paille,
Pêche, seul au milieu du fleuve glacial et de la neige. »


Puis je devais songer à un paysage d'automne. J'étais fougueuse, trop énergique, quand lui représentait l'audace, la maturité, la modestie, la sagesse. Il m'initia aussi à l'humour. Il me l'a enseigné par la présence de l'homme dans les paysages, toujours dans des situations cocasses ou drôles, en train de pêcher, d'uriner dans la montagne. Chaque fois, il en souriait, se moquait de sa place si réduite dans l'univers. Il m'expliquait par ces attitudes que nous sommes bien peu de chose. Chaque tableau était pour lui le rêve d'un espace de survie qui l'aidait à supporter la réalité quotidienne. Il ne vivait que dans ses compositions imaginaires. Pendant nos études à quatre mains je songeais souvent à la belle histoire du maître Wang-Fô et de son disciple Ling écrite par Marguerite Yourcenar. Maître et disciple avaient si bien atteint l'oubli de soi-même qu'ils étaient montés ensemble dans la barque qu'ils venaient de peindre. Ils disparaissaient dans le tableau, subtil lavis représentant la pâleur du crépuscule sur une mer de jade infinie inventée par le maître. N'y avait-il pas là, de la part de maître Huang comme de maître Wang-Fô, une initiation à la transcendance dans l'acte de peindre ?

« Le beau en peinture, selon l'enseignement des vieux maîtres, disait maître Huang, n'est pas le beau tel qu'on l'entend en Occident. Le beau, en peinture chinoise, c'est le trait animé par la vie, quand il atteint le sublime du naturel. Le laid ne signifie pas la laideur d'un sujet qui, au contraire, peut être intéressante : si elle est authentique, elle nourrit un tableau. Le laid, c'est le labeur du trait, le travail trop bien exécuté, léché, l'artisanat.

« Les manifestations de la folie, de l'étrange, du bizarre, du naïf, de l'enfantin sont troublantes car elles existent clans ce qui nous entoure. Elles possèdent une personnalité et une saveur propres, une intelligence. Ce sont des humeurs qu'il faut développer. Toi, en tant que peintre, tu dois saisir ces subtilités. Mais l'adresse, l'habileté, la dextérité qui, en Occident, sont souvent considérées comme une qualité, sont un désastre, car on passe à côté de l'essentiel. La maladresse et le raté sont bien plus vivants. »

Au cours de nos exercices à quatre mains, quand je disais que j'avais perdu la partie, raté mon trait, il éclatait de rire : « Le raté n'est pas mauvais du tout. La faiblesse peut même être d'une élégance folle. La maladresse, si elle vient du coeur, est bouleversante. Ce que tu viens de faire là est bouleversant. La maladresse peut même constituer l'esprit du tableau. Si l'expression est sincère, elle habitera forcément l'esprit qui la contemple.

« Garde le côté cru, la fraîcheur dans le rendu. Les légumes crus qui conservent leur saveur sont meilleurs et plus nourrissants que s'ils sont mijotés en sauce et longuement préparés. Il faut oeuvrer à la fois avec liberté et rectitude. »

Il était difficile de le suivre ; il disait une chose et son contraire le lendemain. Son enseignement n'était jamais un discours, une démonstration, une théorie. Il procédait par touches, à la fois opposées et complémentaires, pour que, peu à peu, je parvienne de moi-même à l'équilibre. J'avais l'impression qu'il m'apprenait à marcher sur une corde raide, comme un funambule.

« Il s'agit de suggérer sans jamais montrer les choses, disait le maître. L'ineffable, en peinture, naît de ce secret : la suggestion. Tu dois parvenir à saisir cet état, entre le dit et le non-dit, entre l'être et le non-être. À un lettré qui avait écrit un poème sur la pensée, son neveu rétorqua : "S'il existe une pensée, un poème ne saurait l'exprimer parfaitement ; s'il n'y a pas de pensée, pourquoi écrire un poème ?

— Mon poème se situe justement entre la pensée et l'absence de pensée", répondit le lettré.

« Il faut de la discontinuité dans la continuité du trait.

La danse du pinceau dans l'espace laisse des blancs pour permettre à celui qui regarde de vivre l'imaginaire dans le tableau, d'aller découvrir le paysage seul, par la suggestion, sans trop en dire, pour faire jaillir la pensée. Si tu tentes d'achever une oeuvre, d'enfermer une composition, elle meurt dans l'instant. » Je pensai alors à cette idée de Jankélévitch : « C'est dans l'inachevé qu'on laisse la vie s'installer. » « Si on tente d'achever le tableau, disait le maître, il meurt. On rajoute toujours un coup de pinceau en trop. Recherche sans cesse et sans répit le singulier, l'insolite, détruis les frontières ou catégories esthétiques forgées par nos cultures et n'aie pas peur de paraître parfois folle ou excentrique car il s'agit de retrouver les mille et une manifestations de la nature des choses. C'est primordial pour la recherche d'un peintre. Oublie aussi toute la métaphysique de la peinture ! » C'était peut-être là le plus difficile. Il faut mûrir avant d'y parvenir.

Un jour, le vieux maître m'a demandé si je voulais qu'il me trouve un nom chinois. « Non, surtout pas, ai-je répondu. Je ne suis pas chinoise ; je ne veux pas jouer à la Chinoise.
— Tu as raison. D'ailleurs, ton destin est inscrit dans ton prénom français : fa-bi-enne correspond en chinois à fa, la règle, mais aussi à celle qui recherche sa voie spirituelle, la méthode, le modèle à suivre ; bi à l'étude comparative, et enne à la bonté, à la générosité, que tu ne dois pas ensevelir sous ta volonté d'être un peintre célèbre. Écris ton nom avec ces caractères chinois, il ressemble un peu à celui d'une nonne bouddhiste ; c'est ton karma ; tu es entrée en peinture comme d'autres en religion. »



Les bateliers du Yang-tseu

P136 - Ma présence avait donné l'idée aux dirigeants d'arrondir les revenus de l'Institut : ils envoyèrent des dépliants destinés à attirer des étudiants étrangers, à l'exemple d'autres universités chinoises, en exigeant des frais de scolarité très élevés. Des étudiants américains sont arrivés. Ils n'ont pas tenu plus de deux mois. L'un d'entre eux, pourtant, s'est accroché, mais il a attrapé une hépatite lors d'une épidémie qui a ravagé l'Institut et ne m'a pas épargnée non plus. Le pauvre, incapable de marcher, se déplaçait avec une canne et il est bientôt reparti.

Un jour débarquèrent des responsables du festival d'Avignon pour une tournée en Chine en quête de spectacles. « Nous recherchons les bateliers des grands fleuves du monde, m'annoncèrent-ils, mais il est impossible de pénétrer le milieu chinois. Vous vivez au bord du Yang-tseu, pourriez-vous vous documenter, savoir s'ils existent encore, si on peut monter un spectacle avec leurs répertoires de chants ? »

J'ai donc commencé à interroger mes amis peintres, leur famille, les vieilles femmes qui habitaient sur les bords du fleuve et chez qui j'avais assisté aux courses de bateaux-dragons. J'ai appris qu'il existait encore quelques haleurs de bateaux. J'enquêtais discrètement car, si la responsable du Parti avait appris que je recherchais des bateliers, elle aurait fait des histoires. J'en ai découvert dans des coins perdus, habitant des baraquements de fortune. J'ai demandé à des copains de me traduire ce qu'ils racontaient dans leur patois et s'ils se souvenaient de leurs chants. Nous avons passé de longues soirées à boire avec eux. Ils m'ont décrit leur dangereuse vie de galérien, comment ils tiraient les bateaux sur la rive. Beaucoup mouraient d'épuisement, de chutes, de maladie parce qu'ils avaient tout le temps les pieds dans l'eau. Ceux qui avaient survécu étaient robustes. Ils possédaient une grande joie de vivre et beaucoup d'humour. Mon préféré me chantait des chants d'amour et d'encouragement. Il se les rappelait tous. Il m'a dit avec un air malicieux : « Je vais aller voir mes vieux potes. Je te trouverai ce que tu cherches. » Il a réuni ses camarades et nous avons descendu les gorges encaissées du Yang-tseu, terrifiantes à certains endroits. Ils connaissaient chaque lame de fond, chaque méandre du fleuve, ils avaient apprivoisé l'esprit de ces eaux impétueuses.

Hélas, ce paysage, un des plus beaux de Chine, va bientôt disparaître sous les eaux, car on est en train d'y construire un gigantesque barrage ; des villages entiers ont déjà été évacués. J'ai enregistré les chants de mes bateliers sur cassettes et j'ai écrit en France, annonçant que j'avais trouvé des perles rares fort sympathiques qui possédaient le répertoire de leurs anciens chants. Je devais prévenir mon université. La responsable du Parti était entrée dans tous ses états : « Comment peux-tu t'intéresser à de pauvres misérables, des va-nu-pieds qui vivent dans des baraquements ? Il est impensable d'envoyer à l'étranger de tels minables pour représenter notre culture. » Je suis donc allée trouver mon ami le directeur, qui souriait toujours de mes aventures, mais il n'avait jamais entendu ces chants de bateliers. L'affaire s'engageait mal et j'ai décidé d'en discuter avec mes amis, afin de savoir à quelle unité de travail ils appartenaient. Ma question déclencha leur hilarité : « Ça fait belle lurette qu'on n'a plus d'unité de travail ! »

A ma seconde visite, ils avaient disparu. Chez l'un d'eux, j'ai trouvé l'épouse en larmes. « Je ne peux pas t'expliquer ce qui s'est passé. Je ne peux plus te recevoir. Excuse-moi. »

Elle m'a servi une tasse de thé et m'a suppliée de partir. Chez une autre, même accueil. Furieuse, je suis allée voir la responsable du Parti :
« Vous avez écrit un rapport, n'est-ce pas ?
— J'en ai parlé aux autorités, elles étaient effarées par votre démarche. »

Têtue et inconsciente, j'ai pris le train pour Pékin et suis allée accomplir les démarches moi-même auprès du ministère de la Culture. J'ai demandé à rencontrer le responsable des négociations avec les diplomates étrangers. Je lui ai expliqué la mission dont j'étais chargée et je lui ai fait écouter les cassettes.

« Ces bateliers perpétuent un patrimoine passionnant de votre culture, ai-je plaidé. Pourquoi refuser qu'ils participent au festival d'Avignon, l'un des plus grands festivals du monde ? La province est terrorisée par le pouvoir central. Avec votre aide, nous avons peut-être une chance.
Sinon, c'en sera fini des chants des bateliers du Yang-tseu dont il n'existe aucun enregistrement. »

Le responsable fut touché : il n'avait jamais vu une démarche pareille de la part d'un étranger et m'a promis son aide. L'attente se prolongeait et j'étais inquiète car la date approchait. Un mois plus tard, la responsable du Parti est venue me voir avec un sourire amer qui sous-entendait : « Parfait, c'est toi qui as gagné ! » Elle avait un télégramme à la main : « C'est incroyable, mais nous avons reçu une note du ministère de la Culture à Pékin : nous devons t'assister dans ton entreprise. Effectivement, il s'agit d'une forme d'art reconnue par le pouvoir central. Un responsable de l'université de musique va t'aider à monter le spectacle. Il y aura aussi un officiel pour veiller à l'organisation. Je t'ai fait préparer une voiture. »

Du jour au lendemain, j'ai été traitée comme un officiel chinois, avec une voiture munie de petits rideaux et d'un drapeau rouge. J'ai rencontré l'officiel à la mairie et j'ai eu droit au banquet de rigueur. On m'a présenté le spécialiste de musique, fort sympathique, qui avait étudié les chants des bateliers et ceux des minorités. C'était un passionné. Mes bateliers réapparurent immédiatement mais on décida que, sur les cinq que j'avais choisis, seuls deux seraient sélectionnés. Je me suis battue à coups de télégrammes pour garder les trois autres, en vain. Le spécialiste s'est donc transformé en batelier, et on lui a adjoint un chanteur de variétés de l'école de musique. C'était cocasse : les deux anciens apprenaient des variétés et le musicologue à jouer les bateliers ! Tant bien que mal, de bric et de broc, nous sommes parvenus à monter un spectacle. Ensuite, durant l'été 1987, nous sommes partis en France. Mes bateliers en France ! Au festival d'Avignon, on s'en souvient encore. Ils n'étaient pas habitués à notre nourriture ; j'ai dû leur trouver un réchaud et des casseroles pour faire cuire des soupes de riz à côté de leur lit ou dans le couloir de l'hôtel ! Le propriétaire a manqué devenir fou. Je les ai baladés en ville où nous avons eu un grand succès. J'étais heureuse de cette réalisation : ce n'était pas un grand spectacle mais il donnait quand même une idée juste de ce que nous voulions représenter. De retour en Chine, je fus impressionnée par les proportions démentes que prit l'événement pendant deux ou trois ans. La manifestation a eu une immense répercussion dans la Chine entière, des articles furent publiés dans tous les journaux. Mes bateliers sont devenus des stars nationales, on fit des films sur eux, des livres sur leurs chants, des interprétations de ces chants par des chanteurs de variétés. Les chaînes de télévision se les disputaient. Ils ont fait du cinéma et de la publicité. La star de variétés est devenue une plus grande star encore. La vie des bateliers a changé. Ils étaient fiers, dans leurs bicoques, de montrer les photos prises devant la tour Eiffel, sur les bateaux-mouches, à Paris. J'ai remercié le festival d'Avignon et le festival d'Automne. Les difficultés n'avaient pas manqué mais j'étais heureuse : nous avions sauvegardé une partie du patrimoine chinois en exaltant la valeur d'un trésor culturel méprisé jusque-là.



Chez les Miao et les Yi

P172 - Une année, je suis partie avec mon interprète dans la province du Guizhou. « Viens avec nous ; nous rendons visite à des amis, m'avait-elle proposé. Ensuite, nous irons nous promener dans les montagnes ; elles abritent des eth nies extraordinaires, les Buyi, les Miao en particulier. »

Les vêtements des Miao sont splendides. Je leur ai demandé comment ils les confectionnaient. Ils m'ont expliqué qu'ils grattaient le vert de l'écorce des arbres, et s'en servaient comme pigment pour les teintures. Puis ils polissaient le tissu pour obtenir une brillance d'un vert doré, comme le dos des scarabées. Leurs tissages et brode- ries étaient d'une étonnante beauté. Une paysanne m' appris qu'elle avait mis des années à réaliser le costume de' sa fille. Les motifs des broderies étaient liés à leurs mythe et croyances ; ils en conservaient ainsi la mémoire, car c'est un peuple sans écriture.

En me promenant dans les villages, je découvris, dans les maisons entièrement construites en bois de cèdre, de petits dessins gravés sur les parois. Je remarquai des papillons et les copiai sur mon carnet de croquis. Le soir, en dînant chez des Miao, je leur demandai l'explication de ces dessins. Ils éclatèrent de rire en voyant mon croquis de papillon et s'écrièrent : « C'est la Mère Papillon ! » Ils me contèrent alors son histoire. Un jour, un dieu trouva une graine qu'il planta dans la terre. Un arbre en naquit, près d'un étang. Cet arbre était un érable. Il grandit, grandit et devint immense. Les oiseaux sauvages venaient s'y poser car il offrait un abri merveilleux. L'arbre se trouvant près d'un étang, les oiseaux mangèrent tous les poissons. L'arbre fut jugé responsable de la mort des poissons et abattu sur-le-champ. Il se transforma alors en un papillon qui fut fécondé par les gouttes de pluie. La maman papillon pondit des oeufs qu'elle couva longtemps et donna naissance au dieu de la Terre, au dieu du Ciel, au dieu de la Montagne. Ces dieux créèrent le premier homme, l'ancêtre des Miao. C'est pourquoi ils représentent la Mère Papillon dans leurs traditions populaires et vénèrent les érables.

Dans un autre village, au pied d'un vieil arbre, je découvris, disposés entre les racines, des offrandes et de petits autels, avec des étoffes rouges, des baguettes d'encens fumantes, preuves de rituels encore vivants. Quand je me renseignai, j'appris que ce rite rendait hommage au dieu du Sol, pourvoyeur de toute chose. Pour les paysans, le vieil arbre symbolisait la fertilité et la longévité : ses racines, plongeant dans les rivières souterraines, assuraient la liaison avec l'eau qui arrose les champs, nourrit les plantes et donne la vie. Il rassurait les paysans car sa vigueur était de bon augure pour les cultures : il était le protecteur du village.

Je n'ai pas rencontré de véritable chaman mais, apparemment, le plus âgé du village remplissait cet office. Il tenait le rôle de l'ancien comme, autrefois, celui qui possédait la parole de sagesse, à qui on a recours pour régler les affaires du village, mais il était aussi le responsable du Parti communiste. Chez les Miao, j'ai vu la famine, la pauvreté mais je n'ai pas senti une présence chinoise aussi forte qu'ailleurs. Repoussés dans des régions ingrates, ils n'attiraient ni cadres ni immigrants. Ils détestaient les commissaires politiques périodiquement chargés de venir surveiller la région mais, autrement, on ne sentait pas le poids omniprésent du Parti.

Dans les années 1940-50, des massacres furent perpétrés par le Kuomintang : les Miao furent pillés, les femmes violées, coupées en morceaux. Pendant la Révolution culturelle, ils connurent de nouveaux pillages de la part des Gardes rouges qui volèrent leurs bijoux. Contraints une fois de plus de se déplacer, ils trouvèrent refuge dans les montagnes.

Malheureusement, une fois là-haut, ils ne parvenaient plus à se nourrir car leur aliment de base était le riz, cultivé en terrasses, et on ne trouvait pas assez d'eau pour irriguer les champs. Ils connurent des famines catastrophiques qui duraient encore en 1995. Il n'y avait carrément rien à manger. Les Tibétains parvenaient à s'organiser malgré la misère mais les Miao étaient complètement démunis. Des enfants mouraient de malnutrition, la pénurie alimentaire était très grave. J'ai été choquée de les voir vivre sur la terre battue de leurs maisons, presque nus. Ils n'avaient non seulement rien à manger mais même pas de quoi se vêtir. La femme chez qui j'habitais m'a dit : « Il n'y a qu'un pantalon pour tous les hommes. Quand l'un d'eux doit aller en ville, il le porte. » Les femmes ne possédaient aucun contraceptif. Elles avaient jusqu'à dix enfants. Quand elles allaient aux champs, où elles travaillaient comme des esclaves, ils étaient laissés à l'abandon. Ces gosses me suivaient partout. Chaque fois que je partais explorer les environs à pied avec mon carnet de croquis, cinquante gamins en guenilles, squelettiques, m'accompagnaient. M'emboîter le pas les amusait beaucoup mais c'était dur à supporter. Une femme m'offrit sa petite fille de trois ans, d'une grande beauté, avec un cadenas votif autour du cou pour la protéger. « J'en ai sept, me suppliait-elle. Je ne peux plus les nourrir. » La seule façon de survivre était de cultiver l'opium. Ils en faisaient le trafic pour obtenir non de la nourriture, mais des outils afin de travailler leurs champs.

Les Yi sont une autre minorité nationale du sud-ouest de la Chine. Nous avons visité leurs villages avec le professeur qui enseignait à peindre des personnages à l'encre pour étudier les types physiques de cette population. Il ne cachait pas son antipathie à mon égard. Une fille, petite amie de l'un des élèves de notre Institut, avait obtenu l'autorisation de se joindre à nous car le voyage se déroulait pendant les vacances. Je n'ai pas sympathisé avec elle : elle ne m'adressait pas la parole et restait dans son coin, avec son copain. Les autres camarades n'étaient guère aimables non plus : « Comment se trimbaler là-haut avec elle ? Quelle galère ! » se plaignaient-ils. Difficile à supporter : j'étais le fardeau qu'il fallait chaque fois cacher car les Yi vivaient dans une région rigoureusement interdite aux étrangers. L'autorisation d'y pénétrer aurait été refusée par la police et nous étions partis sans dire où nous allions. Les routes devenaient de plus en plus dangereuses. A un tournant, nous aperçûmes un car dans un ravin et, comme dans les hautes montagnes tibétaines, le chauffeur nous déclara simplement : « Un accident s'est produit il y a quinze jours ; tous les passagers sont morts. » Dans les descentes, pour économiser le carburant, car il n'y avait pas de postes d'essence, il conduisait en roue libre. Au moment d'entrer dans le territoire interdit, les étudiants prévinrent le professeur : « Les flics sont là. On va monter Mlle Fa sur le toit et la cacher au milieu des paniers, sous les oies. » On fit stopper le car, mes camarades me hissèrent sur le toit, poussèrent les oies et m'installèrent dans un panier rempli de fientes, avec les volatiles sur la tête. À la frontière, les gardes vérifièrent les papiers, tout leur parut en ordre. Contrairement aux Chinois des villes qui ne cessent de se dénoncer mutuellement, les mentalités sont différentes dans les montagnes. Pas une seule des vieilles femmes en route pour le marché et qui, pourtant, savaient que j'étais sur le toit, ne m'a dénoncée. Tout le monde riait et ils ont fait durer le plaisir jusqu'à l'étape suivante, craignant, paraît-il, qu'on me repère de loin. L'odeur des oies était écoeurante, j'avais des fientes plein les cheveux. Enfin extirpée de ma cachette, je les ai insultés, folle de rage. J'ai eu le plus grand mal à me nettoyer car il n'y avait pas d'eau. Plus on avançait, moins il était possible de se laver.

Les premières villes où nous nous sommes arrêtés étaient d'une effroyable tristesse, colonisées par l'armée et le gouvernement. Les Yi qui y résidaient étaient plus ou moins payés par le gouvernement pour cohabiter, s'attirant la haine des Yi des montagnes qui les traitaient de « chiens de Yi ». Traîtres à leur culture, ils avaient accepté de devenir chinois. Comme chez les Tibétains, on sentait l'antagonisme entre collaborateurs et résistants. L'armée commençait à peupler les territoires de l'ethnie. Les écoles des Yi étaient fermées, ils n'avaient plus le droit de parler leur langue ni de pratiquer leur culture ancestrale ou leur religion chamanique. Il leur fallait s'adapter à la culture chinoise. Les colons chinois, eux-mêmes malheureux d'avoir été exilés dans un endroit aussi reculé, se montraient agressifs à leur égard. Nous sommes allés rendre visite à des professeurs des Beaux-Arts envoyés là-bas après avoir suivi leurs études dans notre Institut. Eux aussi étaient aigris par l'exil. Affectés dans les villes de la région pour enseigner dans les écoles, ils menaient une existence infernale, si dure qu'ils avaient perdu leur inspiration d'artistes et jusqu'au désir de vivre. À leur place, j'aurais préféré habiter carrément dans la montagne ; mais sans doute auraient-ils jugé une telle condamnation encore plus dégradante.

Les Yi, des montagnards, cultivaient du maïs, du blé, des pommes de terre et surtout, comme les Miao pour survivre, de l'opium. Ils commerçaient avec les gens de Chengdu qui montaient jusque chez eux, et certains s'étaient considérablement enrichis. Il y avait les Yi blancs et les Yi noirs. Les Yi noirs étaient les aristocrates et se mariaient entre eux ; les Yi blancs, leurs esclaves, appartenaient à une caste différente. C'était un système féodal. Dans l'une des villes que je visitai, il ne restait plus qu'un seul Yi noir. Il était l'ami de notre professeur de peinture et c'est lui qui, ensuite, nous servit de guide et nous conduisit dans la montagne. Il était extrêmement intelligent, très beau et parlait chinois.

Le professeur nous a projeté un film tourné au moment de l'arrivée de l'Armée populaire de libération, la politique de Mao consistant à libérer les montagnards en même temps qu'à les utiliser à des fins de propagande. C'était un film en noir et blanc, datant des années cinquante. On y voyait des Yi esclaves, enchaînés et traités comme des bêtes. Le Yi noir nous expliqua qu'à l'époque ses propres ancêtres, nobles, exigeaient un dixième de la récolte. La coutume donnait le droit de vie et de mort sur les esclaves et, si on naissait esclave, on le restait toute sa vie. Après la Libération, les Yi blancs furent effectivement « libérés », mais les cadres et militaires chinois envoyés dans ces territoires exigèrent du jour au lendemain la moitié des récoltes ! Ces anciens esclaves, environ sept cent mille, jugèrent leurs nouveaux maîtres pires encore que les Yi noirs puisqu'ils confisquaient la moitié de la récolte et non plus un dixième. S'ensuivirent des famines effroyables qui compromirent encore une situation déjà dégradée.

La langue yi comprend six dialectes. Elle possède une écriture d'un millier de caractères composée de pictogrammes et d'idéogrammes ravissants. Le seul à la connaître encore était un chaman qui vivait dans la montagne, le seul bimo capable de transmettre la culture et les connaissances médicales et astronomiques de son peuple.

Le territoire était dangereux depuis l'arrivée de l'Armée et des Gardes rouges car les Yi, comme les Tibétains, restaient des irréductibles. Une nuit, dans la montagne, nous avons entendu des coups de feu. Le lendemain matin, nous avons interrogé notre ami, le Yi noir. « On les appelle des bandits, nous dit-il, mais ce sont des Yi qui défendent leur culture. De plus en plus pauvres, minés par l'alcool et l'opium, ils guerroient encore contre l'armée chinoise et
les Yi accusés de collaboration. Tous les soirs, on s'entre-tue.

Selon la tradition, quand on recevait un ami ou un visiteur, on buvait à la ronde un verre d'alcool ; dehors, au bord des chemins, assis en rond à même le sol des cabanes ou dans les villes, on pratiquait ce rituel immuable. Un soir où un Yi avait beaucoup bu, il m'a dit : « Ils sont en train de nous tuer les uns après les autres ; nos filles sont obligées d'épouser des Chinois Han. Nous n'y survivrons pas. »

Invités un jour à la grande fête du Feu, nous sommes partis de bon matin, avec nos carnets de croquis, pour une longue marche. La fête se déroulait dans un magnifique paysage de collines dont l'une était entièrement peuplée de Yi venus de partout avec leurs buffles, leurs coqs, leurs filles et leurs épouses en habits chamarrés ; les femmes tenaient des ombrelles jaunes et, avec le soleil, j'avais l'impression de me trouver dans un tableau de Monet ou devant une nuée de papillons voletant et butinant. On chantait, on buvait, on organisait des jeux : courses de chevaux, combats de buffles ou de coqs ; les paris allaient bon train. Soudain, un cortège de jeunes filles s'avança : un jury devait choisir la plus belle femme de tout le pays. Parées de leurs plus beaux atours, avec leur grand chapeau noir, leurs vêtements brodés et leur ombrelle, elles avaient une grâce légère. Les jeunes gens étaient de solides gaillards, comme les Tibétains, au beau visage carré. Il y avait aussi des concours de chants d'amour : garçons et filles, disposés en deux groupes, se faisaient face et, selon le charme de la voix ou du texte, les jeunes filles choisissaient l'élu de leur coeur. À la tombée de la nuit, ils formaient un long cortège qui parcourait les collines avec des torches enflammées. C'était le moment essentiel de la fête, destiné à chasser les mauvais esprits responsables des épidémies. Ce rite d'exorcisme ressemblait à celui mentionné dans des textes chinois de l'Antiquité. Partir de Chongqing et arriver en ces lieux, c'était pénétrer un autre univers. Je comprenais l'enchantement des peintres qui l'avaient connu après les souffrances de la Révolution culturelle, ravis de découvrir un tel paradis de beauté.

Nous nous dispersions avec nos cartons à dessins et nos pinceaux pour croquer les femmes et les enfants. Au pied des collines, devant leurs petites maisons d'une architecture magnifique, tout en bois, ils m'offraient un bol de nourriture et, pour les remercier, je leur laissais quelques croquis. Un étudiant de notre groupe vint me voir lorsque je fus plus tard attachée culturelle à Pékin. De retour d'un nouveau voyage chez les Yi, il m'apprit que mes dessins étaient toujours accrochés aux murs de leurs maisons.

Leurs costumes étaient confectionnés avec de la laine de mouton tissée. Ils portaient des capes en peau de mouton qui leur servaient aussi de couvertures la nuit. Quand je me promenais parmi eux, ils se cachaient sous leur cape et je ne voyais même plus leur visage. Leurs coiffures obéissaient à un code très strict. Un jour où je m'étais tressé une natte pour aller dessiner mes croquis, je rencontrai notre guide qui, très gêné à ma vue, alla trouver mon professeur : « Pouvez-vous ordonner à votre étudiante de se faire deux nattes au lieu d'une ? » Tout le monde éclata de rire : une seule natte signifie qu'on cherche un mari ; deux nattes veulent dire qu'on est marié ; et, après dix-sept ans, quand une jeune fille n'est pas encore mariée, on lui coupe la natte, ce qui signifie qu'elle a le droit d'avoir des rapports sexuels même sans être mariée. Ainsi, on repérait tout de suite celles qui avaient des aventures amoureuses et qui n'étaient pas mariées, celles qui étaient mariées et celles qui cherchaient un mari. Les hommes se rasaient le dessus de la tête et c'était l'une des dernières ethnies en Chine à porter encore une natte enroulée sous leur turban. Bécassine au pays des Yi, je me suis arrêtée devant un très beau garçon, désireuse de faire son portrait, et j'ai demandé à voir sa natte : il a ôté son turban et sa natte s'est déroulée jusqu'à ses pieds. J'étais stupéfaite car je croyais que la natte n'existait plus en Chine depuis la chute de la dernière dynastie. J'étais tellement impressionnée que je l'ai prise dans ma main. Les Yi qui se trouvaient à côté se sont précipités, m'écartant si violemment que je me retrouvai par terre. Le Yi noir avertit notre professeur : « La chevelure d'un Yi est sacrée. Un Yi a droit de vie et de mort sur la femme qui la touche. » Notre professeur me prévint que je ne m'étais pas rendu compte de la gravité de mon geste et, dès le lendemain, décida de quitter les lieux.
 


Au mont Emei

p202 - Un après-midi où il faisait très chaud, nous décidâmes de faire une longue sieste. Je ne sais pourquoi, je me mis à penser aux êtres chers que j'avais laissés en France. Et si, à mon retour, nous étions devenus des étrangers ? Malgré ma joie de les revoir, ne serais-je pas mal à l'aise ? De leur côté, ils attendaient celle qu'ils avaient connue mais je n'étais plus cette personne. Le maître lut peut-être une certaine tristesse sur mon visage et me demanda à quoi je pensais :

«A des amis, à mes parents en France, soupirai-je.

— Admire la puissance de l'esprit : tu es ici, allongée sur le versant d'une montagne chinoise, et ton esprit peut se transporter dans ton pays natal ! L'esprit possède des possi¬bilités d'excursion infinies ; tu dois t'en servir pour voyager. Il établit des connexions tout seul ; il est de même nature que le nuage qui passe ; le stable n'existe pas pour lui. Suis ses variations sans fin. Il faut accepter nos pensées diverses, même contradictoires. Pour le nourrir, sois atten¬tive à la petite brume du matin, au balancement de la branche dans le vent, à tous les lieux où tu te trouves car les lieux cultivent l'esprit. Pourquoi t'aurais-je amenée ici sinon pour cette raison ? Nourris ton esprit, pas seulement de connaissances livresques comme tant de gens, mais de la réalité qui t'entoure, de tes songes aussi — entraîne-toi à rêver et à te souvenir de tes rêves une fois éveillée ; à les commander en réfléchissant, juste avant de t'endormir, à ce que tu souhaites que soit leur point de départ —, alors tu verras fonctionner la plus haute qualité de l'esprit qui est de produire des intuitions. Elles fuseront en grand nombre et il te suffira de transcrire cette poésie qui passe dans l'instant. Arrête de cogiter, d'essayer de comprendre ; oublie, oublie, et ton esprit comprendra "subitement" pour toi. »

Lors d'une étape dans un temple, je n'ai pu me retenir de lui poser une question délicate : « Maître, croyez-vous aux dieux, à ces bouddhas qui nous entourent ici ? » Il a semblé assez décontenancé par ma question, a réfléchi quelques secondes, puis m'a répondu :
« Je ne crois certainement pas à ces représentations naï¬ves douées d'une seule qualité esthétique mais dont la beauté s'explique par la spiritualité des artisans qui les ont créées. Je ne crois pas non plus à ce que racontent les bonzes et autres prêtres dont l'esprit est enfermé dans des dogmes, et j'admets que certains, mais certains seulement, sont des exploiteurs cyniques des croyances populaires. Mais la pensée religieuse ne se réduit pas à des supersti¬tions, comme l'affirme le gouvernement. Je crois qu'il existe quelque chose qui nous dépasse et qu'un cerveau humain ne pourra jamais saisir complètement. En cela, je suis de l'avis de Confucius : je ne sais déjà pas ce qu'est l'homme, comment veux-tu que je sache ce que sont les dieux et les esprits, ni même s'ils existent ? En tout cas, s'ils existent, ce n'est sûrement pas sous la forme que nous imaginons. Il y a des questions auxquelles nous ne pour¬rons jamais répondre et il faut accepter cette impuissance. Que savons-nous de ce qui nous arrive après la mort ? Le mieux est de suivre les appels de son coeur. L'homme bon y obéit et parle ou garde le silence, suivant les moments.

— Vous me faites penser à Flaubert qui disait : "Je ne peux supporter ni ceux qui affirment que Dieu existe ni ceux qui affirment qu'il n'existe pas."
— Tu veux parler de l'auteur de Madame Bovaly? J'ai lu ce roman ; nous en avons d'excellentes traductions en chinois. Il n'est pas étonnant que ce perspicace analyste du coeur humain ait une approche aussi intelligente de l'au-delà. Croire ou ne pas croire au Ciel n'est pas important. L'essentiel, c'est qu'il existe ; non pas au sens de la voûte céleste mais en tant qu'ordonnance de l'univers, genèse du tout à partir de l'oeuf cosmique. Notre esprit en fait aussi partie et ce qui importe c'est d'être en harmonie avec lui. Il faut donc essayer de pénétrer l'ordre secret des choses et prendre modèle sur la nature du Ciel. C'est un modèle de grandeur, de vide et un générateur d'absolu. Ce n'est qu'en suivant sa voie que l'on peut s'approcher de l'Être. Comme l'a dit un peintre du ville siècle : "À l'extérieur j'ai pris la nature pour maître et j'ai trouvé la nature de mon coeur."
— Je dois avouer que j'ai parfois du mal à saisir le sens profond de vos paroles comme de celles de vos penseurs quand j'en lis des traductions. J'ai même l'impression de ne pas être digne de votre enseignement.
— N'essaie pas de comprendre. Si tu trouves le chemin difficile, c'est que tu es déjà sur la bonne voie. Apprends à te connaître et tu connaîtras le Ciel, car il fait partie d'un même tout. Nombreuses sont les voies pour y parvenir, qui ne sont que les facettes d'une seule voie. Le Ciel nous en offre au moins une que tu peux toujours suivre : la sincérité. Ne cherche pas à éblouir, à faire la maligne, reste vraie. Mais je t'en ai trop dit ; je ne fais que te brouiller l'esprit. Il y a une vérité fondamentale que j'aimerais expri¬mer, mais les mots me manquent. Le Ciel et la Terre ne parlent pas, ni les quatre saisons et pourtant, ils nous ensei¬gnent tellement mieux que des paroles. On se gargarise trop facilement de mots. »
Au détour d'un sentier, au pied d'un arbre, nous avons rencontré, assis sur un petit muret, un personnage éton¬nant qui m'a fait un peu peur. Il avait des ongles très longs, une grande barbe, un visage tanné par le soleil, si émacié qu'on avait l'impression qu'il était devenu caillou ou miné¬ral. C'est tout juste si de la mousse ne poussait pas sur ses épaules. Il portait une cape en paille, des sandales de corde et tenait une canne sculptée. Il avait un regard malicieux et un sourire d'une grande bonté. Il puait affreusement mais dégageait un rayonnement extraordinaire. Le maître était ravi de rencontrer un ermite de la forêt et lui a offert une cigarette. Le vieil homme savait lire dans les lignes de la main. Le maître, fort intéressé par les sciences occultes, me pressa de lui tendre la mienne. Je voulus refuser mais, comme il insistait en disant que cela lui ferait plaisir, je cédai. Le vieillard prit ma main et un long silence suivit. Enfin, il déclara : « C'est excellent. » Mon maître était ravi. « Tu as un destin merveilleux, ajouta le devin. Ton chemin sera très dur, épuisant, mais tu seras riche et heureuse. Ne te fais plus aucun souci. Tu vivras de ta peinture et de poésie. »

J'étais évidemment sceptique : à suivre un vieux maître, perdue sur les chemins brumeux d'une montagne sacrée, apprentie peintre sans le sou, loin du monde et des miens, mon baluchon et ma canne en noyer pour uniques riches¬ses, n'étais-je pas plutôt devenue la clocharde du Sichuan ? En même temps, inexplicablement, je me sentais rassurée par ces paroles de bon augure. Le maître, tout à coup, semblait soulagé. Je n'ignorais pas qu'il avait été critiqué à l'université car les responsables se rendaient compte que son enseignement prenait des proportions beaucoup plus importantes que celles prévues au départ : la discipline technique était devenue une véritable initiation. Bien qu'il ne m'ait pas tout dit, je savais que les attaques de ceux auxquels il ne voulait plus jamais avoir affaire ni rien devoir avaient dû lui rendre la vie infernale. Cette prédiction lui paraissait donc magnifique : malgré toutes nos difficultés, les siennes comme les miennes, l'avenir, devant nous, s'éclairait. Quand nous avons quitté le devin, j'étais toute guillerette et le maître avait retrouvé une énergie nouvelle.
Le soir, il se lança dans des histoires d'immortels et d'er¬mites. Il me raconta la vie d'un membre de la famille impé¬riale dont le frère avait été exécuté et les proches maltraités. Écoeuré par l'état lamentable de l'Empire, il part dans les montagnes pour méditer. Un jour, deux immortels lui demandent ce qu'il fait là :
« Je cherche la Voie, répond-il.
— Quelle Voie et où est-elle ? »
Il reste un instant silencieux puis montre son coeur du doigt. Satisfaits, les deux immortels lui déclarent : « Le coeur est le Ciel et le Ciel est la Voie. » Et ils l'invitent à se joindre à eux.



 

 

 

@Courriel - Lien vers les sites Bibliomane, Sannyasa

© 2003-2013  Sann, Duth, Orve...