Jane Dieulafoy (1851-1916) |
Bassorah
p159 - 4 décembre 1881. - Suivant qu'on visite Bassorah à marée haute ou à marée
basse, on circule dans un paradis ou dans un réseau d'égouts. Quand je
suis sortie ce soir, les canaux étaient à sec; les eaux, en se retirant,
avaient laissé à découvert des boues infectes et des détritus de toute
espèce; les barques légères, échouées au milieu des ordures, ressemblaient
à des épaves jetées dans la vase; une odeur nauséabonde s'élevait dans
l'air et faisait oublier le charme des palmiers et des bosquets
d'orangers.
A l'infection donnée par les canaux, aux chaleurs humides et très intenses du climat, causes premières de l'insalubrité de la ville, il faut en joindre une troisième, due à l'incurable apathie de l'autorité turque. Les digues du Tigre se rompirent il y a quelque soixante ans en amont de la ville; les eaux se précipitèrent dans la plaine et formèrent un marécage immense alimenté tous les ans par les crues hivernales du fleuve. Depuis cette époque néfaste, la fièvre sévit pendant toute l'année et décime la population de Bassorah et des villages environnants.
Si l'archéologue n'a rien à glaner dans la ville, en revanche l'œil du coloriste est mis en fête par l'animation : des bazars grossièrement édifiés, mais encombrés d'une population vêtue de costumes aux couleurs éclatantes. Les Turques ont remplacé le sévère tchader gros bleu des Persanes par Pizza, grande pièce de soie bleue, rose, blanche, jaune, rayée d'or ou d'argent. Sous Pizza apparaissent parfois la chemisette de gaze brodée de lourdes fleurs métalliques, la petite veste ronde et la grosse ceinture fermée par deux énormes demi-sphères d'or enrichies de pierreries. Presque toutes les femmes, les chrétiennes en particulier, ont adopté les jupes à traîne taillées à la mode franque, et balayent de leurs plis mal drapés les rues uniformément poudreuses de la ville. Quelle que soit leur religion, elles ne sortent jamais à visage découvert: les unes jettent sur leur figure un voile de crin noir, les autres des mouchoirs de soie colorée. En revanche elles montrent avec orgueil à l'œil curieux des passants leurs bijoux les plus éclatants attachés sous Pizza à la racine des cheveux, ou les plaques de roses et de mauvais brillants dont elles parent journellement leurs poignets et leur poitrine. Quant à la chaussure, elle heurte les yeux d'une façon si désespérante qu'il faut posséder un grand fond de générosité pour pardonner aux élégantes de Bassorah des bottines bleues ou vertes à boutons de cuivre ou de cristal, produits caractéristiques du Royaume Uni.
L'escorte
p229- Le colonel achevait de nous conter sa mésaventure quand un nuage de
poussière s'élève de nouveau dans la direction de Bagdad. Le tourbillon se
rapproche, grossit, pirouette sur lui-même et s'ouvre enfin. Bien loin de
dissimuler Jupiter en personne, il enfante deux cavaliers à figure
patibulaire, mal vêtus, mal armés et sales à faire peur au diable
lui-même.
Les nouveaux venus s'arrêtent devant les marchands de dattes et fraternisent avec nos zaptiés. Aurions-nous la malchance de faire route avec de pareils bandits? Nous ne sommes pas en possession de grandes richesses, mais il serait bien dur de donner le peu qui nous reste à des gens d'aussi mauvaise mine.
- Çaheb, permettez-moi de présenter à Votre Excellence les zaptiés qui
vont désormais vous accompagner, dit en s'avançant le chef de notre
escorte.
- Allez-vous vous mettre à six pour épouvanter les voleurs?
- Oh non! A votre départ de la ville, vous avez été sur la demande du
consul, entouré des zaptiés les plus beaux et les mieux vêtus de Bagdad,
de vrais zaptiés de luxe; nous vous avons fait faire une sortie digne de
votre rang, il ne nous reste plus qu'à vous saluer et à reprendre le
chemin de la caserne. Des gens bien montés et bien équipés ne sauraient
courir les chemins de caravane. Donnez-nous le bakchich qui nous est dû
pour avoir brûlé sans compter la poudre du gouvernement et usé nos habits
en votre honneur, et qu'Allah vous accompagne!
Cela dit, les zaptiés de parade reprennent aussitôt le chemin de la boîte à coton où on les conserve à l'abri de la poussière et des mouches, et nous laissent en compagnie des deux forbans mis désormais à notre solde.
L'administration turque
18 décembre. - Pendant mon séjour en Perse je n'ai cessé de maugréer
contre l'administration et les mœurs locales, tout en reconnaissant,
d'ailleurs, la haute portée intellectuelle et le sens artistique des
Iraniens. Allah, en créant les Osmanlis, a voulu, j'imagine, me faire
regretter les Persans : depuis le jour où j'ai mis le pied en Turquie, il
me semble que j'ai été transportée du paradis en enfer.
- Et pourtant, me disait hier Marcel, les habiles politiques de l'Europe se sont bercés de l'idée qu'il suffirait d'imposer nos institutions aux Orientaux pour leur inculquer en même temps notre civilisation. Il ne me reste plus d'illusion à ce sujet; les machines administratives de l'Occident sont bien trop compliquées pour qu'on puisse aisément en isoler quelques rouages et les confier à des mains inexpérimentées. Ce n'est pas en s'efforçant de calquer, en tout ou en partie, les coutumes européennes que les nations musulmanes progresseront, mais plutôt en suivant l'esprit de perfectionnement et les méthodes politiques caractéristiques des grandes nations de l'Orient. Combien je préfère à la Turquie de la réforme la vieille Perse avec ses satrapes et sa féodalité! Tandis que l'autorité du sultan est méconnue et bafouée; tandis que les procureurs généraux, leurs substituts et leurs zaptiés (gendarmes) sont impuissants à protéger la vie et les biens des étrangers, l'existence et la fortune des plus fidèles rayas, la Perse, avec ses institutions immuables, reste attachée à ses souverains et soumise à des gouverneurs assez puissants et assez respectés pour assurer, sans tribunaux et sans gendarmes, la sécurité matérielle et la bonne police du pays.
Je suis obligée de convenir que l'antipathie de mon mari pour la Turquie officielle n'est pas toute de sentiment; ce n'est pas au Caire d'ailleurs, ce n'est pas à Constantinople ou dans les villes du littoral de la Méditerranée, caravansérails cosmopolites où affluent les Levantins et les Européens, que l'on peut apprécier la valeur de la régénération de la Turquie sous l'influence des idées occidentales.
La crainte de la France et de l'Angleterre, un certain vernis que l'Oriental prend facilement au contact des Occidentaux, donnent au monde officiel, en partie composé de fils d'Arméniens, de Grecs ou de Syriens convertis à l'islamisme, une souplesse féline qui trompe les plus habiles.
Si l'on veut étudier l'administration turque dans toute sa beauté, il faut aller loin de l'Europe, loin des regards chrétiens; il faut venir à Bagdad par exemple, dans la deuxième ville de l'empire, et suivre, dans ses rapports avec la population, cette armée de concussionnaires éhontés qui constitue le corps des fonctionnaires turcs.
Un banquier chaldéen a fait faillite à Mossoul en 1880. Au nombre des gens atteints par ce désastre se trouvait un employé de la douane, qui avait trouvé moyen d'économiser, sur des appointements irrégulièrement payés, plus de six cent mille francs. Ce chiffre n'a rien d'exagéré, quand on songe qu'un modeste administrateur, avec la complicité de ses chefs, est parvenu à bâtir, brûler, reconstruire et incendier à nouveau un monument public dont on n'avait même pas creusé les fondations.
Les chefs militaires se sont piqués d'honneur et ont surenchéri sur cet exploit. Dernièrement ils ont laissé écraser dans une embuscade un corps d'armée qui n'avait jamais quitté Bagdad.
Cette fausse défaite a été imaginée pour apurer une comptabilité défectueuse, couvrir des ventes clandestines d'armes et de munitions de guerre, et le renvoi dans leurs foyers de trop nombreux soldats, indûment portés par les officiers sur les états de solde.
Les gouverneurs, dont on a admiré à Stamboul les idées progressistes et humanitaires, les chefs religieux, dont on respecte la science et la sainteté, épousent les filles des cheikhs rebelles, préviennent leurs beaux-pères des mouvements de l'armée ou du départ et de l'itinéraire des grandes caravanes, et leur permettent d'échapper aux troupes dirigées contre eux et de piller sans danger les voyageurs. C'est ainsi que s'est formée la scandaleuse fortune des Khamavend. La tribu ne compte pas plus de deux cents familles, et brave depuis plus de cinquante ans, grâce à la complicité intéressée des hauts fonctionnaires, toutes les forces du sultan.
Le général, qui a retenu de son passage dans nos écoles militaires la fière devise inscrite sur le drapeau de l'armée française, et ne laisse passer aucune occasion de se targuer de ses sentiments patriotiques et généreux, fomente chez les Chamars une révolte qui lui permettra de diriger contre les Arabes une expédition militaire, où mourront par centaines les soldats confiés à ses soins, mais d'où il retirera honneur et fortune.
Tels sont les Turcs de la nouvelle école : ils ont tous les défauts de leurs prédécesseurs et n'en ont pas la franchise; en revêtant l'habit et le pantalon de la réforme, ils sont devenus faux et hypocrites. Gardez-vous de vous fier à ces aimables convives qui partagent avec vous les meilleurs vins de France, et dégustent, en raillant Mahomet et le Coran, la viande de porc ou la cuisine impure des Francs; ils seraient les premiers à massacrer les Européens s'ils se croyaient sûrs de l'impunité : car, s'il est un sentiment vivace chez les musulmans, et chez les Turcs en particulier, c'est le fanatisme religieux, qui se réduit aujourd'hui à la haine du chrétien. Le Turc nous hait de toute la force de son âme : il nous hait parce que nous sommes les représentants de ces infidèles dont on lui apprend à redouter jusqu'au contact impur; il nous hait parce que nous reprenons possession des terres dont ses ancêtres nous ont autrefois chassés; il nous hait parce que, malgré les préjugés et l'éducation, il reconnaît dans ce chrétien méprisable, dans ce chien, fils de chien, son supérieur et son maître.
Les accidents qui tendent à précipiter la désorganisation de l'empire ottoman sont d'autant plus graves que la victime est atteinte aux sources de la vie sociale par la pratique de la polygamie et la croyance au dogme de la prédestination, croyance tempérée, jusqu'à un certain point, chez les chias par l'admission du libre arbitre.
A la polygamie les Turcs sont redevables de la dégénérescence de la race et de la perte de toute notion de morale publique.
Le Coran, par exemple, ordonne au mari de loger chacune de ses épouses légitimes dans une maison isolée et de les traiter toutes avec une égalité parfaite.
Ces installations multiples, les exigences tous les jours renouvelées de femmes naturellement jalouses et haineuses, amènent le chef de famille à entretenir un état de maison fort au-dessus de sa position sociale et le forcent à gaspiller sa fortune en vaines dépenses. Aussi, quand les revenus ne suffisent plus, quand les Arméniens et les Juifs restent sourds à ses appels, le mari, se sentant ruiné et à bout de ressources, a recours aux bénéfices.
Comment résisterait-il à la tentation et à l'entraînement général?
Les ministres, le gouverneur, les chefs de la religion lui donnent l'exemple et dépouillent sans pudeur les particuliers. Les collecteurs d'impôts, les officiers, les chefs de village malversent à l'envi les fonds dont ils ont le maniement; les intendants et les domestiques trompent leurs maîtres; le négociant dupe le client, et le client à son tour est bien malavisé s'il ne se venge de ses exploiteurs. Cette situation est d'autant plus grave que, suivant une expression énergique de mon mari, les femmes dans le harem sont devenues, comme les chevaux dans une écurie, des objets de vaine ostentation et que leur nombre n'est plus en rapport avec les fantaisies amoureuses du maître, mais avec son orgueil et le rang qu'il aspire à occuper.
La croyance à la prédestination n'est pas moins funeste dans ses conséquences que l'autorisation accordée à un seul homme de prendre plusieurs femmes.
Le fatalisme vient au secours de l'incurable paresse des Turcs sunnytes et leur fournit un prétexte à tout laisser péricliter. Dans quel but combattrait-on un fléau, une épidémie? A quoi servirait de lutter contre la mauvaise fortune? L'homme n'a-t-il pas son oiseau (sa destinée) attaché autour de son cou? »
L'esprit se révolte parfois contre ce dogme, et les musulmans les plus fervents protestent, sans en avoir conscience, contre cette loi terrible, en introduisant dans la fatalité une sorte de limite d'élasticité. De même qu'un morceau de fer, par l'effet d'une traction trop énergique, perd tout ou partie de sa force, de même le dogme de la prédestination ne résiste pas à une trop dure épreuve et éclate en maints endroits. Ainsi, à Constantinople, il existe des pompes manœuvrées par des pompiers qui s'évertuent à éteindre les incendies et ne s'en remettent plus au ciel de ce soin. Les ulémas eux-mêmes ont décidé que lorsque, en temps d'épidémie, le nombre de décès à Stamboul dépassait le chiffre de cinq cents, un musulman ne commettait pas une faute en quittant la ville pour échapper au fléau. Néanmoins, le principe subsiste, et avec le principe toutes les conséquences de cette détestable doctrine dont les plus funestes sont l'insouciance et l'incurie.
Cette tendance à ne voir dans l'histoire de l'humanité que la réalisation des prévisions inscrites de toute éternité sur le grand livre divin, jointe à l'instinct commun à toutes les races guerrières, a fini par faire des sunnytes les plus funestes des sectaires.
Aussi, dans tous les pays où Turcs et Arabes ont posé les pieds, la fertilité de la terre semble s'être tarie à leur contact. Que sont devenues entre les mains des sectateurs de l'islam les riches alluvions du Tigre et de l'Euphrate? Elles sont recouvertes de marais immenses devenus des foyers de peste et de fièvre dont nous subissons tout les premiers les funestes influences. Les terres sont fertiles, mais, faute d'eau bien distribuée, elles ne peuvent être mises en culture et restent stériles. Le sang des races primitives n'a pas été modifié, mais il s'est appauvri sous l'influence de la polygamie, tandis que le nombre des habitants a diminué en raison directe des superficies de terres laissées en jachère.
Je me prends à philosopher aujourd'hui plus que de raison; mais depuis mon entrée en Chaldée je vois si bien à chaque pas et à chaque heure combien la plaie est profonde, que mon esprit, obsédé de la même idée, rapproche sans cesse de la richesse et de la gloire évanouies des âges babyloniens la pauvreté et la décrépitude actuelles.
En parcourant les environs de Bagdad transformés la plupart du temps en déserts stériles, comment oublier les terres fertiles où le blé rendait trois cents pour un, où la feuille du froment et celle de l'orge avaient quatre doigts de large, ces champs où les récoltes de maïs et de sésame étaient si plantureuses qu'Hérodote se refuse à donner la hauteur de leur tige, tant il redoute d'être taxé d'exagération. Est-ce ma faute si je ne puis sortir du consulat sans qu'un incident vienne me rappeler la profonde incurie dans laquelle est plongée la Turquie d'Asie? En passant à Bassorah, je suis montée sur une frégate qui, faute d'une ailette à son hélice, s'enfonce dans la vase avec les nombreux millions qu'elle représente, et cela sans que personne songe à y apporter remède. Aujourd'hui encore nous avons pris sur la rive droite un tramway qui, sur la foi des traités, devait nous conduire à Kâzhemeine en un quart d'heure ou vingt minutes; à moitié chemin on est venu nous prier de descendre, en nous annonçant avec un flegme tout oriental que la voiture allait dérailler.
La route décrit en ce point une courbe fort brusque, le rail extérieur s'est affaissé de telle sorte que la voiture, si elle continuait à marcher, serait projetée sur la chaussée. Cet état de choses dure depuis dix-huit mois. Croirait-on que pendant un an et demi les Turcs n'ont pas essayé de réparer la voie ferrée? La compagnie a installé auprès de la courbe un poste de hammals : quand l'accident se produit, les voyageurs descendent et les ouvriers ramènent péniblement le véhicule sur les rails. Comme la distance totale entre Kâzhemeine et Bagdad n'excède pas quatre kilomètres, et que l'on passe un quart d'heure environ pour remettre la voiture en état de continuer la route, les voyageurs désertent le tramway et reprennent l'habitude d'effectuer le voyage à pied.
Il suffirait cependant de deux heures de travail pour riper la voie et relever les rails.
La répulsion instinctive des Turcs pour toutes les manifestations du génie occidental n'empêche pas les Bagdadiens de tirer beaucoup plus de vanité de leur tramway que ne se sont jamais enorgueillis les Français du percement de l'isthme de Suez, ou les Américains de l'exécution du chemin de fer de New York à San Francisco.
Dizfoul
p290...Tranquille de ce côté, Marcel se décida à rendre au gouverneur une
visite dont les résultats avaient été si heureux. Nous ne partîmes pas
sans appréhension: c'était la première fois que nous abandonnions le camp.
Après avoir déjeuné sur les bords de l'Ab-Dizfoul, nous marchâmes en procession solennelle, ainsi qu'il convient à des personnages de gros os. Mirza Taguy, Mçaoud, quatre cavaliers sous les ordres d'Abbas, homme de confiance de Papi khan, formaient l'escorte.
Que faire si ce n'est causer?
- Logeras-tu au palais, ou t'installeras-tu en ville avec tes camarades? ai-je demandé à Abbas.
- Les cavaliers iront au caravansérail, je me rendrai chez ma femme.
- Comment, toi, un nomade, tu as deux femmes! Préfères tu celle de la ville à celle des champs ?
- Je suis le serviteur de celle chez qui je me rends. L'Arabe est jalouse; je suis sûr qu'elle me battra, mais je m'excuserai d'être venu ici en arguant de vos ordres.
- La Dizfouli est-elle plus accommodante?
- Elle me reçoit bien quand je lui porte de l'argent; il lui est indifférent de ne pas me voir.
- Pourquoi partages-tu ton cœur en morceaux?
- Aucune de mes femmes n'est capable de le recueillir en entier. Croyez-vous donc que les Persanes ou les Arabes soient des sultanes ? Elles ne comprennent que deux choses, c'est qu'il faut broyer le blé et faire du pain pour ne pas mourir d'inanition.
Voici les maisons de la ville, voici le pont sassanide et le château de Kouch où je n'étais venue depuis un an. Des tentes, plantées devant le palais, forment une longue avenue. Nous entrons graves, empesés. Je vois passer, tout courant, le haakim bachy du gouverneur
- Le khan est à la chasse, nous dit-il, mais il reviendra ce soir. Installez-vous dans mon appartement, je vous rejoins. On sert le thé, et dix minutes plus tard l'Esculape du palais rentre fort satisfait.
- Excusez-moi si j'ai négligé de vous introduire chez moi. Je coupais un bras, quand je me suis aperçu que j'avais oublié les ligatures, et je me hâtais, de crainte que le patient ne perdît trop de sang.
- L'opéré va-t-il bien?
- A merveille. Je l'ai débarrassé d'un membre cassé en trois morceaux, déjà gangrené; il est parti enchanté.
- Comment, parti?
- Mais oui; sa tribu est campée dans les environs!
Le khan arrivait à la tombée de la nuit. La conversation fut interrompue vers dix heures du soir par l'entrée des tchelaus, pilaus, kébabs et autres combinaisons raffinées de la cuisine persane. Comme boisson, de l'eau de rose coupée d'eau. Après le repas le gouverneur nous adressa des compliments fort bien tournés, et quatre ferachs portant des flambeaux nous précédèrent dans l'appartement qui nous était destiné.
Quelle nuit! les puces sautaient, gambadaient, tombaient dans notre bouche quand nous parlions, sur nos yeux lorsqu'ils étaient ouverts. Jamais je n'ai vu manœuvrer de pareilles légions d'insectes. L'aube nous trouva dans la cour, mis en fuite par les vampires.
Nous ne pouvions venir à Dizfoul sans rendre visite à Cheikh Taher. L'accomplissement de ce devoir nous a donné un faible échantillon des difficultés qu'eût soulevées le passage des charrettes à travers la ville.
Pour atteindre la maison du cheikh, il faut parcourir un quartier populeux et longer la place du marché. A peine apparaissons-nous, précédés d'une vingtaine de ferachs, que des nuées de gamins accourent
- Les chrétiens! les fils de chiens! les voleurs de talismans! Des injures encore plus vives passent sur nos têtes pour atteindre les ferachs et leur maître.
Les bâtons ouvrent un passage, les pierres sifflent; la populace, refoulée, roule sur nos pas telle qu'une marée grondante, mais se calme dès qu'elle nous voit mettre pied à terre devant la maison du cheikh. Au départ la foule se presse silencieuse; plus de cris, plus d'injures, plus de pierres.
Si j'en crois Abbas, l'attitude de la population aurait été en partie provoquée par la présence des policiers. Les pétitions se succèdent pour réclamer le changement du gouverneur; la ville est en insurrection ouverte. Le khan ne pourrait traverser le Meïdan sans le faire au préalable balayer par ses soldats.
Notre ami est d'ailleurs un justicier inimitable.
Le neveu de Cheikh Ali vole trois buffles à son père et les vend. La victime vient trouver Mozaffer el-Molk et le prie de lui faire rendre les animaux acquis par un citadin au mépris de tous droits.
Les coupables et le plaignant entendus, l'acquéreur est condamné à rendre les buffles à... Mozaffer el-Molk; le voleur à remettre deux cents krans - le produit de la vente - à... Mozaffer el-Molk, et la victime à une amende de cent krans, qu'elle payera... à Mozaffer el-Molk en sa dite qualité de père du voleur. Il sera loisible à l'infortuné vieillard d'appliquer vingt coups de bâton reconventionnels sur la plante des pieds de son héritier.
Et les plaideurs n'eurent pas même la consolation de se partager les coquilles.
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