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Nicolas Bouvier (Genève 1929-1998)


En 1953 deux suisses partent sur leur vieille fiat vers l'extrême orient, des artistes, un peintre -Thierry Vernet-, un écrivain -Nicolas Bouvier-, un voyage de plusieurs années qu'ils comptent financer en exerçant leur talent :
"Nous avions deux ans devant nous et de l'argent pour quatre mois. Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l'essentiel est de partir. C'est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l'envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu'on y croise, aux idées qui vous y attendent... Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité, c'est qu'on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu'au jour où, pas trop sûr de soi, on s'en va pour de bon.

Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même. On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait." [L'usage du monde, Avant-propos]

L'usage du monde

Le poisson-scorpion

Journal d'Aran et d'autres lieux

Chronique japonaise

Le vide et le plein
 

 

 

 

L'usage du monde
Genève, juin 1953-Khyber Pass, décembre 1954, le récit de voyage par excellence, parce qu'il est unique, il ne se reproduira plus, et puis parce que l'auteur a des fulgurances, sorte de trait de génie, car le parcours est aussi intérieur et initiatique et que la fugacité de l'émerveillement et de la lucidité n'a jamais été aussi bien rendu j'en veux pour exemple les dernières lignes du livre :
 

"...Khyber Pass.... j'ai passé une bonne heure immobile, saoulé par ce paysage apollinien. Devant cette prodigieuse enclume de terre et de roc, le monde de l'anecdote était comme aboli. L'étendue de la montagne, le ciel clair de décembre, la tiédeur de midi, le grésillement du narghilé et jusqu'aux sous qui sonnaient dans ma poche, devenaient les éléments d'une pièce où j'étais venu, à travers bien des obstacles, tenir mon rôle à temps. " Pérennité... transparente évidence du monde...appartenance paisible... " moi non plus, je ne sais comment dire...car, pour parler comme Plotin :

Une tangente est un contact qu'on ne peut ni concevoir ni formuler.

Mais dix ans de voyage n'auraient pas pu payer cela.
Ce jour-là, j'ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s'en trouverait changée. Mais rien de cette nature n'est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.
Repris mon passeport paraphé, et quitté l'Afghanistan. Il m'en coûtait. Sur les deux versants du col la route est bonne. Les jours de vent d'est, bien avant le sommet, le voyageur reçoit par bouffées l'odeur mûre et brûlée du continent indien..."

...et ce bénéfice est réel, parce que nous avons droit à ces élargissements, et, une fois ces frontières franchies, nous ne redeviendrons jamais plus tout à fait les misérables pédants que nous étions. Emerson

 

 

 

 

Le poisson-scorpion
Pas tout à fait dans la continuité du précédent car il manque l'épisode indien, séjour-dérive à Ceylan, la maladie, la torpeur consécutive au climat, l’abattement moral, une fascination pour les carnages entomophages, des rencontres hors-temps comme celle avec le père Alvaro, le voyage se fait intérieur, ce bouquin a un charme indéniable.

 

Carnages entomophages
p95-Ce grondement inquiet qui me parvenait à travers l'averse n'était pas dans ma tête. Il monte droit de sous mon balcon. Je n'ai pas encore de pinces mais je commence à avoir des antennes. Je sens dans mes os que la termitière dont les expéditions empruntent si souvent mes murs et mon plancher est en train de faire sauter le mauvais ciment de la cour et va mettre une forteresse plusieurs fois centenaire en péril pour lâcher son vol nuptial. Ici comme partout, les élans du cœur ne vont pas sans danger. La nuit est maintenant faite, la pluie a cessé, la terre est ameublie, on peut risquer l'opération. Les fourmis qui l'ont su avant moi préparent fébrilement une descente sur les brèches qui viennent d'être ouvertes. Elles ne sont pas seules; dans un périmètre qui dépasse bien l'auberge, mâchoires, museaux, dards, moustaches, mandibules vibrent ou claquent de convoitise. Scolopendres, engoulevents, araignées, lézards, couleuvres, tout ce joli monde d'assassins que je commence à connaître est littéralement sur les dents. Suis descendu voir cette hécatombe, une lanterne sourde à la main. Par les fissures du béton éclaté les termites volants montaient du sol en rangs serrés pour leurs épousailles, les ailes collées au corps, leur corselet neuf astiqué comme les perles noires du bazar. Puceaux et pucelles choyés des années durant dans l'obscurité, dans une sécurité absolue dont notre précaire existence n'offre aucun exemple, ignorant tout de la société de malfrats, goinfres et coupe-jarrets réunie pour les accueillir à leur premier bal. Ils s'ébrouaient au bord des failles et prenaient leur essor dans une nuée fuligineuse et bourdonnante qui brouillait les étoiles. Bref enchantement. Après quelques minutes d'ivresse, ils s'abattaient en pluie légère, perdaient leurs ailes, cherchaient une fissure où disparaître avec leur conjoint. Pour ceux qui retombaient dans la cour, aucune chance d'échapper aux patrouilles de fourmis rousses qui tenaient tout le terrain. Fantassins frénétiques de sept huit millimètres encadrant des soldats cuirassés de la taille d'une fève qui faisaient moisson de ces fiancés sans défense et s'éloignaient en stridulant, brandissant dans leurs pinces un fagot de victimes mortes ou mutilées. D'autres de ces machines de guerre guidées par leur piétaille cherchaient à envahir la forteresse par les brèches que les soldats termites défendaient au coude à coude. J'avais souvent vu sur mon mur ces étranges conscrits - produits d'une songerie millénaire des termites supérieurs - dans des travaux de simple police (escorter une colonne d'ouvriers, menacer un gêneur étourdi) avec leur dégaine hallucinante ventre mou, plastron blindé et cette énorme tête en forme d'ampoule qui expédie sur l'adversaire une goutte d'un liquide poisseux et corrosif. De profil ce sont de minuscules chevaliers en armure de tournoi, visière baissée. Et un culot d'enfer. À quelques centimètres de la faille les assaillants recevaient décharges sur décharges et tombaient bientôt sur le côté, pédalant éperdument des pattes jusqu'à ce que leurs articulations soient entièrement bloquées par les déchets qui venaient s'y coller. Les défenseurs tenaillés ou enlevés étaient aussitôt remplacés au créneau. Ici et là, un risque-tout quittait sa tranchée et sautait dans la mêlée pour mieux ajuster sa salve avant d'être taillé en pièces. D'un côté comme de l'autre ni fuyard ni poltron, seulement des morts et des survivants tellement pressés d'en découdre qu'ils en oubliaient le feu de ma lanterne et de mordre mes gigantesques pieds nus. Si nous mettions tant de cœur à nos affaires elles aboutiraient plus souvent. Sifflements, chocs, cris de guerre, d'agonie, de dépit, cymbales de chitine. Certains coups de cisailles s'entendaient à deux mètres. La rumeur qui montait de ce carnage rappelait celle d'un feu de sarments. Avant l'aube, les fourmis ont commencé à faire retraite et les ouvriers termites à boucher les brèches sous les soldats qui protégeaient leur travail. Murés dehors, ils vont terminer leur vie de soudards aveugles aux mains du soleil et de quelques autres ennemis. À ce prix, la termitière a gagné son pari. Les rôdeurs et les intrus qui ont pu y pénétrer sont déjà occis, dépecés, réduits en farine pour les jours de disette. Dans la cellule faite du ciment le plus dur où elle vit prisonnière, l'énorme reine connaît la nouvelle. Un des Suisses de sa garde est venu lui dire d'antenne à antenne, en hochant comiquement sa grosse tête, que « Malbrouck était revenu ». C'est l'heure du Te Deum souterrain. Celle aussi de faire dans la sécurité retrouvée le compte des pertes qui sont effroyables. Et de repourvoir exactement - soldats, ouvriers, termites sexués - les effectifs décimés. Par des manipulations génétiques auxquelles il semble, bien heureusement, que nous ne comprenions rien. Personne en tout cas, dans ces catacombes d'argile, ne choisit son destin. Ai-je vraiment choisi le mien? Est-ce de mon propre gré que je suis resté là des heures durant, accroupi, hors d'échelle, à regarder ces massacres en y cherchant un signe?

Le premier soleil m'a réveillé en me chauffant une joue. Je m'étais endormi par terre à côté du falot qui brûlait toujours en sifflant. J'avais les yeux au ras du sol. Autour de moi, la cour était couverte d'une poussière d'ailes argentées, de carapaces vides, de pattes et de têtes sectionnées, de cuirasses éclatées. Quelques grandes fourmis engluées bougeaient encore faiblement. Les cancrelats, voireux et matinaux, étaient déjà au travail dans ce cimetière. Je me demandais si ce jour de désastre porterait même un nom dans les chroniques de mes microscopiques et mystérieux compagnons. Et s'il en aurait un dans la mienne.

 

Padre Alvaro
p137...Retour au petit trot, le cœur entre les dents. Des bouffées de citronnelle et de jasmin me parvenaient déjà du Fort. Ces odeurs véhémentes, cette Île! depuis quand étais-je venu vivre ici? L'effritement continuait, avant d'atteindre ma chambre j'aurais oublié jusqu'à mon nom.

Les nuages venaient de dégager la lune. En passant au pied d'une église baroque que j'avais toujours trouvée fermée, j'aperçus une forme noire, en chapeau rond à larges bords assise sur la dernière marche, qui lâchait des ronds de fumée et semblait regarder dans ma direction. Minuit était bien passé. Je me pinçai pour m'assurer que je ne rêvais pas, mis mes mains en porte-voix et criai d'une voix qui masquait mal ma déconfiture: «Mon Père, priez pour moi; je ne peux plus me souvenir, il fait trop chaud.»

«Mon fils, répondit aussitôt l'apparition, voilà bien longtemps que j'ai trop chaud pour prier.» C'était une voix d'opéra bouffe, sonore et creuse comme celle d'une cigale, avec un fort accent italien.

D'un index noirci de tabac, le petit être me fit signe de le rejoindre. Je montai l'escalier zébré de crabes gris dont les marches inégales étaient soulevées par les racines d'un banian et m'assis à côté de lui. Il portait des bottines à boutons de la pointure d'un enfant de dix ans, une barbe de deux jours et sa soutane crasseuse largement étalée autour de lui donnait à penser que le corps n'existait pas, ou qu'il avait été brisé en plusieurs morceaux depuis longtemps. Il tira un cigare des profondeurs de son vêtement, le fit craquer contre son oreille, frotta une allumette soufrée sur sa semelle et me le tendit tout allumé.

«Je suis le Père Alvaro, reprit la voix chitineuse, passé quatre-vingts ans, dont cinquante à servir la Compagnie. Personne ne prie ici. Je suis bien placé pour vous le dire. On ne peut pas, le ciel est trop chargé, l'air trop lourd, cela ne passe pas. Même nos jeunes avec leur bel entrain... ils ont beau s'appliquer mais quand je vois leurs airs faussement repus, je sais bien qu'ils simulent. Nous les envoyons chaque année à Ampitya dans notre séminaire des collines à deux mille pieds, pour qu'ils retrouvent un peu à Qui parler. Sans cette coupure ils ne tiendraient pas. Ce climat, vous l'avez constaté, ne favorise pas les convictions bien ancrées. Moi, cela fait des années que je n'y suis plus monté, mais à mon âge on supporte mieux cette solitude. J'ai cru si longtemps en Dieu, c'est bien son tour de croire en moi... »

Le ricanement qui ébranla sa légère carcasse s'acheva en toux de fumeur.

«Notez, poursuivit-il, que j'ai eu d'excellentes années : douze à Shrinagar, huit à Darjeeling, un air comme du champagne. Je n'ai jamais mieux prié, légèrement, des heures durant, à ne plus s'arrêter au point que nos aînés devaient nous rappeler à nos besognes. Nous sommes tout de même un Ordre militant. Tôt le matin surtout cela montait tout droit. Des deux côtés une réception parfaite, pas de parasites, pas un seul malentendu. Je demandais beaucoup, j'obtenais plus encore... même des choses dont j'ai vergogne aujourd'hui... Oui! le Ciel a pour la jeunesse des complaisances inexplicables. (Ce n'était cette nuit-là pas du tout mon avis.) Le seul de mes vœux qui n'ait pas été exaucé, c'était de rester là-haut. De bonnes places croyez-moi et que je regrette chaque jour! Enfin, j'ai eu ma part. Chacun son tour d'aller au bal. J'espère que ceux qui sont au frais ne m'oublient pas dans leurs requêtes.»

De sa petite main sèche et tavelée, il fit le geste de congédier quelque chose d'importun et se mit à se balancer d'avant en arrière sans plus s'occuper de moi. Au terme de cette journée abominable c'était tout de même une aubaine de tomber sur quelqu'un qui parlait de Dieu comme un aérostier et d'effusions mystiques comme un télégraphiste. Moi qui avais toujours aimé les trucs de métier, les tours de main, les spécialistes qui soignent le travail, je venais d'en trouver un, un fameux même ! et dans un domaine où on les compte sur les doigts d'une main. Je n'allais pas le laisser s'en tirer à si bon comte.

«A vous entendre, mon Père, on dirait que vous avez perdu la foi ici » dis-je pour le relancer. « Dieu seul le sait ! répliqua-t-il d'un ton piqué, c'est désormais son affaire et non la mienne. » Réponse dont l'ambiguïté était bien digne de la Compagnie qu'il servait depuis si longtemps. « D'ailleurs, reprit-il en m'envoyant un léger coup de coude et comme s'il me filait un tuyau pour les courses, moins on en amène dans l'Ile, moins elle vous prend.»

J'entendis encore ce grincement qui lui tenait lieu de rire, puis la toux; il n'avait pas fini de s'expliquer avec ses bronches que je m'étais assoupi, perché tout droit sur ma marche, avant d'avoir pu mesurer la pertinence de cette affirmation. Je rêvais. Je descendais en tournoyant vers des paysages oubliés depuis trop longtemps.

Je voyais des haies, des andains mouillés, la pluie sur de maigres cerisiers sauvages bouffés par le gui où des merles picoraient des cerises vineuses et déjà fermentées, une roulotte de vanniers bâchée de vert secrètement garée entre des saules...

La bouffée de vent de mer qui me réveilla me ramena à bride abattue sur l'escalier de l'église par six degrés de latitude Nord et septante-sept de longitude Est. J'essuyai de l'avant-bras mon visage trempé de sueur et m'assurai du coin de l'œil que mon compagnon était toujours là. La brise gonflait sa soutane et il flottait maintenant une bonne coudée au-dessus de la dernière marche, l'axe du corps oscillant légèrement sur cette noire corolle, ses bottines de comédie se balançant dans le vide. Il fixait la mer en fumant un de ses infects cigares sans se préoccuper le moins du monde de cette lévitation, d'ailleurs modeste, mais qui me semblait bien incommode. Il était seulement un peu monté comme un ludion dans sa bouteille. Un petit tricorne de cuir bouilli avait remplacé son chapeau de curé. Il marmottait des mots sans suite et semblait m'avoir complètement oublié. Je m'aperçus que dans mon sommeil je l'avais empoigné par sa soutane et que ma main froissait encore un petit paquet de lustrine.

J'assurai ma prise, convaincu que ce vieux grillon badin et calciné savait une ou deux choses dont j'allais avoir besoin avant longtemps. Je n'avais pas d'amis ici. Pas question que le vent m'enlève celui-ci. D'autant plus que nous entrions dans la plus mauvaise heure de la nuit, juste avant l'aube, celle - à en croire mes savants interlocuteurs de l'auberge - où l'air est tout bruissant de malfaisance et d'ombres indécises qui rentrent chez elles à tire-d'aile après quelque mauvais coup. La mer était maintenant remuante, mais derrière le ressac on entendait venu du Fort le roulement rapide et apeuré de ces tambours d'exorcisme que j'avais fini par prendre en horreur. À voir mon voisin secouer le menton je devinai qu'il en éprouvait autant d'irritation que moi.

«Père Alvaro... » Il ne broncha pas.
«Padre.» Cette fois je murmurai presque. Il tourna lentement la tête, sourit en découvrant quelques chicots, et c'était comme s'il me voyait pour la première fois. «Padre, croyez-vous au Diable?»

«Sans doute mon fils; je ne suis plus un enfant; mais pas jusqu'à lui faire la part aussi belle qu'ici, ni surtout jusqu'à lui donner un visage. Le secret le mieux gardé du Mal c'est qu'il est informe: le modeler c'est tomber dans le premier piège qu'il nous tend. On ne voit rien d'autre ici, ces fables fantastiques et creuses, ces fantasmes bavards, cette coquetterie morbide, ce remue-ménage, ce vacarme...»

La réprobation qu'il s'efforçait de contenir le souleva encore d'une bonne longueur de main. La semelle de ses bottines était maintenant à la hauteur de mes yeux et c'est la tête levée que j'écoutai la suite d'un soliloque qui ne m'était d'ailleurs plus adressé. Il parlait comme pour se persuader lui-même d'un sujet qui était une écharde dans son cœur. À l'entendre ses affaires de Dieu n'étaient pas si mal gérées qu'on le chuchotait ici. Après trente ans de séjour dans l'île, il s'y connaissait en diableries. Il avait rarement eu le dessous et de tous les élèves qui étaient passés entre ses mains la magie n'avait pu lui en arracher qu'un seul. Hélas un des plus prometteurs, un tamoul de quinze ans qu'un charme avait lié à l'arbre pipal qui poussait au milieu du préau. Chaque nuit, il quittait le dortoir en somnambule, on le retrouvait à l'aube, les bras passés autour du tronc, la joue contre l'écorce, les yeux cernés, dormant debout. Il brisait en se jouant les liens avec lesquels ensuite on avait essayé de l'attacher à sa paillasse. Peut-être aurait-on pu l'éloigner mais les Pères ne voulaient pas s'avouer battus. L'exorciste du diocèse était venu tout exprès de la capitale pour réciter sur la tête du petit possédé la prière de Léon XIII. Comme ses oraisons étaient sans effet, on avait essayé la manière forte et scié l'arbre coupable au grand dépit des séminaristes qui y accrochaient guirlandes et lampions à chaque fête mariale. L'enfant était mort le lendemain. Je connaissais cette forme d'envoûtement qui est ici fréquente, peu coûteuse et très difficile à dénouer car, comme Alvaro en convenait lui-même, il est plus raisonnable d'aimer les arbres que les hommes. Rien donc qui lui parut mériter d'être transmis à ses supérieurs.

Une autre nuit - voilà bien des années - près du Bastion de Klippenberg un Portugais en pourpoint noir à aiguillettes l'avait arrêté, salué très civilement en balayant la poussière de sa toque et prié de lui donner l'absoute: il était mort sans les Sacrements trois cent cinquante ans plus tôt en défendant la ville contre les Hollandais. Requête des plus naturelles.

«Bien sûr que je l'ai absous, ce pauvre bougre ! charité oblige et je n'ai jamais été avare de signes de croix. Il est aussitôt disparu en fumée en bredouillant des Pater. Que faisait-il encore à traîner parmi nous malgré les assurances que le Christ, et surtout la Compagnie, fournit même aux âmes les plus tourmentées. L'Île avait dû lui tourner la cervelle. En rentrant chez moi je me disais tout de même, à mon âge être encore occupé de pareilles sottises! ces militaires assourdis par leurs bottes passent toujours à côté de l'essentiel. Enfin, pauvre homme! et ce chapeau extravagant! (Il ne s'était pas vu, avec son tricorne de Polichinelle.) Vous voyez à quoi ces rumeurs se réduisent: à rien ou presque. Il ne faut pas se monter la tête avec ces histoires. Je reconnais cependant qu'il y a ici plus d'une manière de passer de vie à trépas... bien ! oui... eh bien... !» grommela-t-il comme pour se débarrasser de moi.

Pour cette nuit il jugeait qu'il en avait assez dit. Moi pas. Ce vieillard me plaisait: on n'en finit pas de chercher son père et j'avais un peu perdu le mien - le vrai - voix et visage le long de la route. Je tirai d'un coup sec sur la soutane pour le faire redescendre, à le regarder flotter j'attrapais le torticolis. Un lambeau de tissu cuit par la crasse et la transpiration me resta dans la main. Le Père Alvaro s'était volatilisé. Il me sembla voir sa silhouette passer à toute allure devant la pleine lune qui pâlissait et je me retrouvai seul au sommet de mon escalier. Il y a des jours - des nuits surtout - où il ne faut pas trop chercher à savoir qui a écrit la musique, et à cheval donné on ne regarde pas la dent. Je m'entendis répéter en riant: «Il ne faut pas se monter la tête avec ces histoires.» Cela faisait plusieurs jours que je n'avais pas ri, même de moi. Cet entretien sous les étoiles m'avait réconforté. L'aube tendait dans le ciel de somptueuses draperies couleur de sang. Je regagnai ma chambre tout ragaillardi, expulsai à coups de balais quelques bernard-l'ermite, scolopendres et scorpions dont le karma me paraissait indécis, punaisai au mur une grande feuille de papier pour les idées du lendemain et fis lessive et toilette de tout ce qui pouvait souhaiter être toiletté et lessivé. Je m'endormis dans une chambre récurée comme un squelette. J'aurais voulu ce matin-là qu'une main étrangère me ferme les paupières. J'étais inexplicablement allégé et le bonheur se partage. J'étais seul, je les fermai donc moi-même. «Comment vais-je ? Bien, merci et moi?»

Le lendemain, tard dans l'après-midi je demandai à l'aubergiste si le nom d'Alvaro lui disait quelque chose. Il était en train de réparer un filet et le vertigineux travail de ses doigts resta un instant suspendu. Sans lever les yeux il me répondit d'une voix sourde et altérée qu'on ne l'avait pas revu depuis des années, retint la question qui lui brûlait les lèvres, puis ses mains retrouvèrent leur cadence. Je m'adressai sans plus de succès au diocèse de la capitale, puis j'écrivis sur le Continent aux jésuites du collège Saint-Thomas où je m'étais fait des amis. Le père Mathias mit plus de deux mois à me répondre. Gregor Mathias Impferfisch était un souabe bourru et rougeaud qui cachait sous ses allures de rustre beaucoup de finesse de cœur et d'humour. Latiniste incomparable et excellent spécialiste de la musique indienne. Je me souvenais - mais était-ce bien dans cette vie? - lui avoir demandé une fois où il était allé pêcher ce nom invraisemblable. Il m'avait répondu avec un rire homérique que Belzébuth l'avait forgé tout exprès pour lui « avec de longues tenailles ».

L'affaire qui me préoccupait le touchait assez pour qu'il s'exprime dans sa langue maternelle, l'allemand. J'eus du mal à déchiffrer sa haute et orgueilleuse calligraphie car il écrivait en «fraktur». J'ai brûlé cette lettre, jugeant que certaines choses ne doivent être lues qu'une fois et je n'en donne ici que l'essentiel. Alvaro et lui avaient pratiquement «fait leurs classes ensemble» aux confins du Tibet, puis au Cachemire. Il semblait avoir été l'enfant terrible de cette petite communauté. Aux abords de la cinquantaine, il s'était défroqué pour aller vivre avec une aborigène d'une tribu du Sud-Dekkan.

... «Ce sont des écarts véniels dont il nous faut savoir tirer parti. De sa savane il nous envoyait des lettres pleines d'informations précieuses sur les croyances, la musique, le dialecte de cette tribu encore mal étudiée. Nous nous réunissions le soir pour les lire à haute voix. Nous savions qu'il nous reviendrait. Une femme peut faire jeu égal avec Dieu mais jamais bien longtemps. Une année n'était pas passée qu'il commençait à s'ennuyer de nous. L'aiguillon de la chair, ha ha! A son retour nous avons tué le veau gras, d'autant plus qu'il nous ramenait la grammaire que nous espérions...»

Les sanctions avaient été légères et de pure forme. C'est lui-même qui avait choisi peu après de s'exiler dans l'Île pour une expiation à laquelle personne ne le poussait. Il était mort en septembre 1948 d'un accès de bronchite dans une maison de retraite que la Compagnie possédait du côté de Manar. Son décès avait fait scandale car, tout en étouffant, il avait refusé avec fureur les Sacrements qu'un jeune nigaud de Bavarois voulait lui administrer. Ses petites mains tavelées avaient fait le geste d'éloigner quelque chose d'importun; il avait encore trouvé la force de hurler «kein Theater» avant de retomber sur ses oreillers aussi mort qu'on peut l'être, le corps comme brisé en plusieurs morceaux.

Six ans déjà ! La lettre se terminait par ces mots: «C'était un homme à lubies, une forte tête comme nous les aimons chez nous, un de nos meilleurs linguistes aussi.» Plus une collection de bénédictions sarcastiques que ce vieux forban adressait au parpaillot qu'il avait connu.

Cette conclusion me toucha plus qu'elle ne me surprit. Dans l'intervalle, j'avais retrouvé le Père Alvaro à deux reprises sous la même lune au haut du même escalier où il voulait bien corriger les articles que j'écrivais en anglais pour la capitale. Mon travail semblait lui tenir à cœur; ses critiques de fond comme de forme étaient extrêmement pertinentes. Son vocabulaire était superbe, particulièrement pour tout ce qui évoque la dégradation, l'abandon, le chagrin: «Forlorn, unwanted, God-forsaken, derelict, crest-fallen, etc.» Il s'esquivait toujours à sa manière volatile et surprenante, me plantant là sans crier gare, souvent au beau milieu d'une phrase, pour s'envoler comme un léger flocon de suie. Je ramassais les feuilles éparses sur les marches, couvertes de fines pattes de mouches, rentrais chez moi et passais le reste de la nuit à travailler.

Ma prose me valait de grands compliments, mais je ne pouvais expliquer à personne à quelle sorte d'obligeance je devais ces prouesses. Quelques progrès que j'aie pu faire ensuite dans cette langue que j'aime, je ne l'ai jamais plus écrite avec cette maîtrise et ce sombre éclat. Vingt-cinq ans après, je ne relis pas sans une sorte d'horreur ces textes qui puent le soufre et la solitude.

«Le monde des ombres, m'avait dit le Père la dernière fois que je le vis, tournoie dans une épouvante sans substance ni pivot.» Avec dans la voix une véhémence et une amertume que je ne lui avais jamais connue. Il était toujours aussi sale et mal soigné; une loupe commençait à pousser derrière son oreille gauche. Cette nuit-là, je n'avais pas encore reçu de ses «nouvelles», et je n'étais pas certain qu'il parlât pour lui. Si j'avais su, moi qui n'ai ni foi ni loi, bien sûr que je lui aurais donné l'absoute, pauvre bougre, à traîner encore parmi nous avec son extravagant chapeau.
Ainsi soit-il!

 

 

 

 

 

Journal d’Aran et d’autres lieux
Les Coréens adorent l’ail dans leur cuisine au grand dam des Japonais. Vitalité, extraversion, violence, frénésie, ruse, les Coréens ne font pas dans la dentelle : "un homme qui ne sait pas pleurer est indigne de confiance".

 

 

 

 

 

Chronique japonaise
1964, plaisant, partie historique très instructive, Kami (dieu) kaze (vent), koka-fukoka (heureusement-malheureusement) expression japonaise dont il est fait grand cas et employée à tout propos et qui d’après l’auteur résume assez bien l’attitude nippone qui consiste à considérer simultanément tous les aspects d’une même affaire.

 

 

 

 

 

Le vide et le plein
"Le style de Bouvier, c'est d'abord cette qualité de regard, ces ciselures de miniaturiste, cet art unique de saisir, comme on dérobe des pommes à l'étalage, des fragments d'éternité au détour d'une scène, d'un regard échangé. Le voici ici tout entier, en liberté, avec son inimitable humour, et l'on croirait presque entendre sous ses phrases le grain de sa voix tandis qu'il découvre, s'émerveille, s'étonne, se laisse faire, mais aussi défaire par ce pays "non pas tant mystérieux que mystifiant" au long de ce deuxième séjour au Japon avec sa femme Éliane."
Cet extrait de la quatrième de couverture résume bien l'inimitable griffe de Nicolas Bouvier, ce don de l'observation décalée, unique, il l'utilise à dépeindre une société japonaise du début des années 1960, avec le rôle si particulier des femmes, le manque de spontanéité, la pesante étiquette, l'ego, les japonaises, la cérémonie du thé, le Zen.
 

 

L'observateur

p13 - Dans le train de Nara j'observe un vieux campagnard dont la bonne tête de Mongol est coupée en deux par un rayon de soleil. Il a posé sur ses genoux un panier d'un très beau travail de vannerie qui contient deux oeufs durs, porte des sandales de paille et des braies de paysan toutes reprisées auxquelles les lessives ont donné une belle teinte aubergine. Il lit très attentivement une brochure illustrée sur... l'église de Saint-Philibert à Tournus. Je me dis qu'après tout il n'est pas impossible que ce vieux Diogène rustique n'ait au cours de réincarnations successives inventé l'art roman et la photographie. Comme il lève justement les yeux et me prend sur le fait, je m'incline avec un peu d'embarras — on ne sait trop que faire dans ces cas-là. Il hoche vigoureusement la tête, l'air de penser : « Ce n'est pas toujours très drôle de prendre des photos, mais enfin... s'il le faut... » et se replonge dans son livre.
Ces paysans-lettrés culottés par les averses, lecteurs de Jakob Burckhardt ou de Romain Rolland, et qui subsistent grâce à — par exemple — un peu d'apiculture, forment une catégorie particulière au Japon — tradition chinoise ? confucianisme ? liberté chèrement acquise, loisirs de la morte-saison conduisant à la méditation et aux lectures ? C'est quand je pense à eux que le Japon me manque — plus qu'aux demoiselles de Takarazuka — ; il est vrai qu'on ne leur demande pas les mêmes services. Parfois la presse découvre un de ces anachorètes et vient le photographier en train de marcotter son jardin. Exemple à proposer à la jeunesse qui ne rêve que six-shooters ou motos. Et puis cette frugalité érudite, ça a un « grain » qui fait s'extasier les connaisseurs.

Si l'on me demande ce qui me séduit le plus au Japon je dirai bien sûr : les femmes — cela est un autre chapitre qui demande à être développé comme il convient —, mais tout de suite après les femmes, les cimetières. Il y a quelque chose de juste et de doux dans les cimetières japonais : un retour à une nature qu'on arrange à peine et qui vous reprend comme vous étiez, et moins brutalement qu'en vous mettant en terre. À peine un nom, d'ailleurs posthume, une grosse pierre, de la mousse, des séparations mal marquées entre les tombes, si bien que les petits bouquets flétris déposés là — dans des pots de yaourt — sont à tout le monde, des effigies du bouddha o jizo semées comme au hasard — et plus le vent les use, plus ces visages ont l'air paisible et bienveillant —, un puits pour l'arrosage avec une corde de paille neuve. Entre les tombes, c'est plein d'enfants en bicyclettes qui font du surplace, ou au contraire la course, et d'autres qui remplissent leurs frondes avec du gravier. Ces cimetières sont situés dans le voisinage de temples souvent assez délabrés et parfois on peut y voir des bonzes en robe violette brûler de beaux vieux lambris qui prennent mal et dont les antiquaires du « Village suisse » donneraient une fortune. Réfection. On va les remplacer par des neufs, plus beaux encore. Cela fait cinq cents ans qu'on fait les mêmes et les artisans ne manquent pas.

Acheté des laitues d'une vieille gesticulante dans un petit marché en plein vent. Son geste — que j'aime — de s'écraser le nez avec l'index pour signifier : moi, puis les paumes ouvertes balayant l'air devant sa figure pour dire : rien. Elle n'est pas allée à l'école. « Zen zen wakaranai » (elle n'y comprend rien). Ça ne nous empêche pas le moins du monde de nous entendre. Au Japon, la vivacité d'esprit semble être le privilège des simples. Les études les amidonnent et les engluent, tant qu'elles ne sont pas dépassées. Parfois on tombe au bistrot sur des espèces de Christ recrucifiés très propres qui ont un visage en vieux bois et portent — étendard des intellectuels — un béret basque. Ils ont fait des études et comme ils ont ensuite pris la peine de les oublier entièrement, ce sont les gens dont il y a le plus à apprendre. Mais n'attendez rien d'un étudiant, je le répète : rien de plus amidonné qu'un étudiant. Leur maudit costume noir à boutons d'acier, ils sont tout entiers là-dedans !

 

Le rôle des femmes

p20 - À la fête du temple de Suma, un grand gaillard de vingt ans qui a joué un moment avec Thomas revient nous chercher : sa maison est toute proche et ses parents désirent notre visite. Le père est un médecin enrichi aimable et embarrassé qui ne sait trop comment se tirer du mauvais pas dans lequel l'initiative de son fils l'a placé. Il fait en silence l'inventaire des mots allemands ou anglais qu'il nous jette ensuite, à nous de nous débrouiller. De temps à autre il consulte rapidement en japonais sa femme qui est fraîche et jolie pour lui demander ce qu'il pourrait encore bien nous dire pour faire passer le temps. Et elle, sans hésiter : « Tu pourrais leur montrer les papillons dans la vitrine de la salle à manger » ou « Fais-leur voir la piscine ». Ainsi, pendant une heure, lui souffle-t-elle tout ce qu'il va s'employer à dire laborieusement en anglais. Lui, il n'a rien à dire : il est médecin et possède une clinique privée fort coûteuse qui s'appelle « Confiance mutuelle », un point c'est tout.

A-t-on affaire à une situation qui présente un risque d'imprévu, on envoie les femmes en avant-garde. Si le malheur veut qu'elles perdent la face, cela a moins de conséquences. Aussi ont-elles depuis toujours servi, dans tous les cas délicats, d'intermédiaires et de porte-parole aux hommes qui ne s'exprimaient que par ordres laconiques, borborygmes et grognements. Comme elles étaient également tenues de deviner sur-le-champ leurs humeurs et désirs — alors qu'ils n'étaient pas tenus à la réciproque — elles ont l'esprit incomparablement plus dégourdi et cette différence ne manque pas de frapper l'étranger. Subalternes mais ingénieuses et venant sans peine à bout de leurs solennels époux, un peu comparables aux graeculi des comédies de Plaute ou de Térence, qui, pour toutes les couleuvres qu'ils avalent, n'en finissent pas moins par tenir le bon bout.

 

La présence d'esprit

p27 - Ce qu'il y a de plus difficile pour les Japonais : la présence d'esprit, et non pas l'intelligence dont ils ont autant — ou aussi peu que nous. Mais l'effort qu'il faut faire pour l'amener à fleur de peau, cet effort leur répugne. Leur bête noire, c'est l'improvisation. C'est pourquoi, en dépit de leur curiosité qui est infinie et de leur bon vouloir — souvent grand —, ils préfèrent éviter l'étranger qui ne sait pas « ce qui est convenable » et va, par ses bévues, les mettre en demeure d'improviser.

Quand, dans un film de samouraïs, les événements qui se précipitent obligent un haut personnage à « prendre un parti » (va-t-on, oui ou non, fermer la poterne que l'adversaire est en train d'envahir à toute allure) il faut voir cette entreprise : on apporte des lumières et des subalternes anxieux l'entourent comme une femme en gésine.

Personne mieux que Hokusai n'a exprimé ce que la race japonaise a de particulier. Quand le Japon vous déroute, regardez Hokusai et regardez-le bien ! Par exemple : où les Japonais puisent-ils cette interminable résistance au malheur, cette constance dans des activités ingrates et toujours semblables, le courage de remettre ça et encore de sourire ? Où se trouve ce ressort ? Au cœur d'une espèce d'indifférence millénaire ? d'une certaine opacité, d'un certain pessimisme ? Peut-être, mais il est surtout dans leurs mollets, ces ressorts toujours tendus, plus expressifs que leurs visages.

Beaucoup de ceux qui font ici profession de connaître et d'aimer le Japon le trouvent triste. Quant à moi, la gaieté est une hormone que je ne sécrète pas souvent et qui d'ailleurs ne m'intéresse que médiocrement — ce qui m'intéresse, c'est le bonheur dans l'acceptation et dans l'orgueil. Je trouve le Japon beau et creux, comme certains instruments à percussion pleins de race qu'on voit dans les musées d'ethnographie. Mais moi je connais fort bien ce creux central autour duquel je tourne.

Le Japon est doux aussi : de l'abandon et une lassitude bruyante dans les loisirs, de grosses lanternes qui n'éclairent qu'elles-mêmes, et pas mal de brume et de fumée et de résignation — tant de choses en dérivent. J'aime les moments privilégiés, les petites faces camuses et rongées des bouddhas o-jizo plantés tout de guingois dans les cimetières, et à ma façon je suis doux aussi. Et me voilà par un cheminement très naturel du sort en train d'écrire sur le Japon.

Une vie ingrate et des moments privilégiés, voilà le rythme.

 

L'étiquette

p51 - Les qualités d'un pays, ce sont ses œuvres et elles ont quelque chose d'unique. Les défauts sont, par rapport à ces oeuvres, ce que la vie quotidienne d'un écrivain peut être à ses meilleurs textes. De plus ces défauts sont communs. Victor Hugo couchait avec ses domestiques et notait sur un calepin le nombre de fois qu'il les avait couvertes. Des milliers de voyageurs de commerce en font autant. Vigny était, dit-on, indicateur de police. Dieu sait que ce n'était pas le seul, et ce n'est pas par là qu'il nous intéresse. Les Japonais sont lents d'esprit — ou carrément « stupides » comme le prétendent les étrangers exaspérés dans la colonne « Lettres à l'éditeur ». Mais la lenteur d'esprit, et même l'absence d'esprit sont les choses les plus équitablement réparties sur cette terre et les Japonais n'ont hélas pas le monopole de cette carence.

Suicides : on ne peut comprendre la facilité avec laquelle les Japonais renoncent à la vie si l'on ne sait à quel point cette vie peut être épineuse, contrainte, sans issue ni espoir de changement. Ce proverbe cité par Koestler : « En vérité, l'étiquette est plus lourde qu'une montagne, tandis que la mort est plus légère qu'une plume. » Ajoutons que dans la hiérarchie des valeurs, la vie vient bien après l'étiquette. Et pour autant qu'on soit un peu sophistiqué, on ne l'aime pas tellement non plus, la vie. Il n'y a pas tellement là matière à réjouissances ni à étonnement.
Une histoire qui doit bien les faire rire, c'est celle de Vatel. Se suicider parce qu'on rate son gratin de dorades. Dame ! C'est vraiment la moindre des choses. Ils doivent se dire qu'en France, on devenait célèbre à bon compte. Mais au Japon, c'est s'il ne s'était pas tué qu'il aurait fait parler de lui.

Cela prouve vraiment que ce qui est « juste d'un côté de la Bidassoa ne l'est pas de l'autre ». Quantité d'histoires nous paraissent énormes ! On se dit : « Ah, ces Japonais ! » Étudiez le système, elles sont implacablement logiques. On évolue ici dans un milieu où les réactions prescrites l'ont toujours emporté sur les réactions spontanées. Ici, c'est le social qui dicte. Le zen, qui s'est efforcé de prendre le contre-pied de cette attitude, fait par exemple grand cas d'un maître chinois qui — innovation formidable — s'avisa de crier parce qu'il avait mal. Cela en dit suffisamment long.

Ainsi, il existe une presse quotidienne en langue anglaise au Japon, dont la page « faits divers » est remplie d'histoires singulières et qui font réfléchir : une « amicale » de bandits, tueurs, maquereaux, etc., loue un des plus grands locaux de la ville pour l'élection de ses nouveaux caïds au vu et au su de la police qui se contente de coffrer les administrateurs de la société qui a loué le local... Le fantôme d'une vieille femme arrête deux jours de suite les trains sur la ligne de Tsu... Une femme d'ouvrier perd l'argent des courses, rentre chez elle et se tue avec ses enfants, etc. L'anglais des rédacteurs est bon, on croit comprendre mais, si vous n'avez pas la clé des motifs, c'est comme si vous n'aviez rien lu.
Peut-on en déduire que le fonds psychologique, les réflexes émotifs spontanés, l'inconscient collectif tel que Jung le conçoit sont différents au Japon de ce qu'ils sont ailleurs ? Je ne crois pas. Que l'individu japonais est fondamentalement différent de son frère mexicain ou européen ? Je ne crois pas non plus. La différence n'est pas tellement dans les fondements du caractère personnel, mais dans l'abdication de ce caractère au profit de formes sociales rigoureuses et déformantes, dans l'aliénation du « soi » en faveur du « on ». Même dans les décisions d'hommes politiques importants, on observe souvent une hésitation, un temps d'arrêt qui leur permet de s'assurer que c'est bien cela qu'on attendait d'eux. L'ambassadeur des États-Unis reçoit un coup de poignard : le ministre de l'Intérieur doit-il démissionner ? Il soulève la question, voit où elle retombe et si ça fait des ronds, et finalement retire sa démission.

 

L'ego

p84 - À Kyoto, la couleur la mieux portée, et de loin, c'est le gris. Soyez gris sur gris pour être vu. Faites-vous petit et humble comme le myosotis, alors on vous remarquera – au bout de dix ans il est vrai. Ici, seuls ceux qui sont poètes (poètes ivrognes de préférence), ceux qui ont le mors aux dents, et ceux qui ont traversé le zen avec succès ne sont ni petits ni grands. Sont comme ils sont. Le zen s'en prend à l'ego, mais au Japon c'est un ego déjà si rabougri que quelques bonnes claques en viennent à bout et, cet ego humble et subalterne une fois porté en terre, adieu l'humilité et l'effacement superflus. Avec les Occidentaux, le processus est plus douloureux. Pour le bien ou pour le mal, leur ego est plus musclé. On tape dessus et il enfle. C'est naturel. On tape encore et pour des mois, sinon des années, les adeptes occidentaux promènent comme un pouce luxé cet ego mortifié, endolori, encombrant et qui ne veut pas rendre l'âme. On passe donc son temps à le replier, à le rentrer comme un mouchoir trop voyant qui reviendrait toujours bâiller à la poche d'un costume très strict, gris bien entendu.

 

Les japonaises

p85 - Un père jésuite (faites-leur confiance ici), auquel j'avais dit : « Il serait fâcheux que les femmes perdent peu à peu le terrain politique que l'après-guerre leur avait laissé », lève les bras au ciel en criant presque d'une voix de fillette : « Ne leur en donnez pas plus, elles n'en ont déjà que trop ! » Il voit presque le pays comme une sorte de matriarcat secret. Cela m'a fait réfléchir. J'avais tout de même le sentiment que leur situation laissait encore un peu à désirer. Avez-vous vu les films japonais sur le milieu ? On n'y va pas pour y trouver de la romance, c'est entendu ! Mais je n'ai jamais vu au cinéma les macs traiter leurs filles avec cette brutalité machinale et ce sadisme-là. À y regarder de plus près cependant, on s'aperçoit que cette violence masculine pue le ressentiment et la rogne impuissante. En fait, sous couvert d'effacement, les femmes tirent toutes sortes d'ingénieuses ficelles, trament, sont officieuses en diable et prennent grand nombre de décisions dont le succès profitera à tous, mais dont l'échec sera réduit aux proportions de leur insignifiante personne. « C'était ma secrétaire qui s'est cru permis de... », etc., au lieu de s'excuser en personne. Mais ce pouvoir occulte se paie cher, car il faut sauver cette face de faiblesse et de soumission. Lorsque les étrangers parlent de la soumission de la femme japonaise, ils n'ont vu que ce qu'on leur montre et ne savent pas encore qu'ils ont rencontré plus dur et plus fort qu'eux.

Surtout, les Japonais oublient – effet naturel de la vanité masculine – que la « petite » qu'ils ont eue sans trop de mal n'a pas dormi avec eux, mais avec leur compagnie. C'est elle d'un côté, Shell ou McCormick de l'autre. Lui ne compte guère : c'est une ombre qu'on encense, qu'on flatte et qu'on gonfle à loisir. Là vraiment : « C'est Shell que j'aime. » Elle se voit d'un côté, la masse de la compagnie de l'autre, et voit très bien en faveur de qui la pesanteur travaille et de quel côté penche la balance. C'est aussi simple qu'une addition pour un esprit formé par une culture supra-individuelle. Dans les boîtes de nuit et les bars, lorsque les cha-cho (directeurs ou high executives) apparaissent, les filles savent qu'elles en ont pour la nuit entière, qu'elles doivent être à disposition et, comme les pommiers d'Apollinaire, « de très loin, elles se résignent ». Avec enjouement, avec grâce, elles vont alors s'asseoir sur les genoux de Matsubaïra Koten and Co. ou de Chemical Incorporated. C'est ce qu'on appelle – au sens newtonien – la chute des corps.

Mais vis-à-vis d'un homme qui ne représente que lui-même, les conditions de la tractation sont changées. Il faudra un siège, de la patience, parler Schubert pendant trois semaines avant de risquer un mot osé, traverser des nappes de chantage sentimental avec, pour arrière-plan, la «famille-à-laquelle-on-doit-tant» alignée comme autant de fantômes sévères dans une sorte de brouillard. Il faut épouser souvent, et quand on s'y refuse, le lâchage est souvent aussi délicat que le désamorçage d'une bombe.

Voici deux ans, lors d'un rendez-vous galant, un officiel philippin hautement placé a été châtré par sa petite amie d'un coup de ciseaux sans bavure. Il en est mort. C'est un cas – il y en a – où la passion jalouse l'emportait sur les considérations sociales. Vous voyez qu'on est tout de même parfois aimé pour soi-même. Ne désespérons pas.

« Onna yowaishi haha tsuioishi » (la femme n'a qu'à marcher droit ; la mère peut faire la loi).

 

La cérémonie du thé

p129 - Selon l'une des traditions, la cérémonie du thé serait née dans l'esprit d'un gentilhomme de Kyoto en regardant chaque jour un mendiant, installé sous un pont de la rivière Kamo, préparer son thé dans un pot de céramique grossière auquel l'âge et la fumée donnaient de la distinction, avec les gestes mesurés d'une personne à son affaire, et le boire ensuite avec un plaisir si manifeste, que le spectateur réalisa en un éclair tout l'agrément d'un acte si simple et — pour vous éviter des périphrases inutiles — le cadeau qu'est la vie. Authentique ou non j'aime cet apologue qui prouve une fois de plus que les véritables manières s'apprennent auprès de gens parfaitement frugaux. Le gentilhomme se mit donc en tête d'inviter ses meilleurs amis autour d'un bol de thé pour recréer ce climat de bonheur rustique, de concentration possible, de connivence avec les objets. Il choisit avec soin les ustensiles indispensables, un pavillon intime et tranquille et des convives s'accordant assez bien pour que le silence soit aussi aisé à partager que la conversation. Les zennistes, qui avaient depuis longtemps fait du thé un auxiliaire de leurs veilles et avaient élevé ce breuvage à la dignité d'ingrédient spirituel, ne pouvaient manquer d'influencer cette nouvelle mode, comme ils avaient influencé toutes les formes d'activité intellectuelle ou artistique depuis l'époque Ashikaga, et ajoutèrent à cette réunion d'amis esthétisants une touche d'étiquette et de rituel — mais enfin juste ce qu'il fallait pour convenir aux Japonais qui ne pourraient respirer sans un peu de rituel (le rituel étant à leur culture ce que le shoyu  est à leur cuisine).

Mais tout cela était bien moins pédant qu'il n'y pourrait paraître aujourd'hui, car ces attitudes mentales — celles du zen — étaient dans l'air qu'on respirait, étaient naturellement vécues par beaucoup, ne faisaient pas encore l'objet d'une montagne d'exégèses, d'analyses et de codifications.
Comme on peut s'y attendre, il y eut bientôt des maîtres. Mais à en juger par les ravissants petits ermitages qu'ils s'étaient bâtis, ces sensei devaient encore être des gens pleins de suc et accessibles à une sorte d'humour. On bavardait pendant le rite. Si un objet venait à manquer, n'importe quel autre objet devait faire l'affaire, pourvu qu'il ne soit pas trop voyant. En outre, ils ne jouaient pas aux mystérieux et reconnaissaient simplement que la simplicité n'est pas un exercice facile. Il y avait à l'origine de tout cela une idée juste et magnifique qui pendant un temps s'incarna avec grâce. Naturellement, ce point d'équilibre et de convergence est un paysage mental et ce qu'il faut bien appeler une cérémonie ou un divertissement n'est qu'un moment historique privilégié et transitoire. Ensuite, on a les miettes, l'acte et l'idée, mais elles ne se rapportent plus exactement et dans l'interstice, les exégètes et les pédants et les raseurs s'installent et glosent et pontifient, ce qui ne manque pas de se produire rapidement et la cérémonie du thé, après avoir été un « repos du guerrier », devint un exercice de simplicité, d'ailleurs fort coûteux et aride, pour aristocrates désoeuvrés, puis une performance fastidieuse vidée du contenu. Une fois que l'académisme s'en mêle, le tour de main le plus simple devient un petit capital qu'il s'agit de ne pas gaspiller et surtout de faire breveter avant qu'un concurrent ne vous le carotte. pour saisir la boîte à thé à deux mains, le regard à la hauteur de l'horizon ; Machin-sensei est incomparable ; pour battre la poudre en mousse d'un geste vif du poignet, c'est de loin qu'on vient pour apprendre son art. Il existe aujourd'hui des académies, et des écoles rivales, et des brigues sans fin pour la succession de tel ou tel cacique. Et l'on a ses petits secrets. Tout cela s'exporte et se commercialise, comme le Baume tonique des Brahmanes ou comme l'Eau véritable du Jourdain. La fraîcheur s'est perdue en route, et quand la culture n'est plus fraîche elle empoisonne aussi sûrement qu'une moule avariée. Pour la retrouver, peut-être faudrait-il que les spécialistes, caciques et éminences des deux écoles rivales se réconcilient pour retourner collégialement sur le pont de la Kamo et regardent un des clochards qui ont élu domicile sous sa grande arche se faire cuire un oeuf avec quelques gestes simples et le gober ensuite avec un plaisir manifeste.

Ce qui étonne ici, c'est cette prétention d'apprendre ou d'enseigner le naturel, chose qui ne s'apprend pas mais qui comme ailleurs impose de la concentration. Et c'est peut-être dans la crispation, la précipitation et l'angoisse de l'activité moderne qu'il faut trouver la raison de cette japonomanie effrénée et brouillonne qui s'est emparée du monde occidental. Le dégoût de l'efficacité : Faites à loisir quelque chose de modérément agréable mais surtout de parfaitement inutile. Une nostalgie. Mais la nostalgie est un sentiment subalterne, d'où jamais rien de bon n'est sorti. C'est, si vous voulez, la bonne du désir, le désir du pauvre d'esprit.

 

Le Zen

p172 - Ce qui fait un peu de tort — malgré tous ses mérites — au zen japonais d'aujourd'hui, c'est l'immense talent qui s'est manifesté pendant l'âge d'or du zen en Chine. Les anecdotes, apologues, impertinences et farces des premiers maîtres chinois ont une saveur, une envergure, un punch inégalable qui force immédiatement l'adhésion. Comment, ensuite, pourrait-on espérer faire mieux ? En comparaison, les plus grands rôshi japonais — et Dieu sait qu'il y en eu d'admirables et qu'ils mettaient leurs coups au but — tiennent tout juste la tête hors de l'eau. Ils ont fait presque aussi bien, mais dans le zen, le moindre soupçon d'application, de raideur, le moindre excès d'hygiène mentale démolissent tout l'édifice... et les Japonais sont, de tous les peuples, les plus hygiéniques et les plus appliqués. Aussi, avec des gaillards pareils comme devanciers, qui avaient l'énormité de la Chine, les montagnes et les immenses fleuves chinois pour théâtre à leurs tribulations, leur quête, leur féroce ambition de n'être plus coupés par rien de cette nature qui s'étendait autour d'eux aussi loin que le ciel, on est à juste titre impressionné et tenté d'imiter un peu. Cette Chine des Tang, cela devait être quelque chose ! Quand le vent de mars venait de Mongolie souffler sur les souches mortes et réchauffer des milliards d'hectares de terre, on devait s'en apercevoir un peu. Quant aux dimensions : on a retrouvé, je dis bien retrouvé, dans la province du Sichuan, une falaise sculptée d'un millier de statues bouddhiques, certaines de la taille d'un éléphant. Cette falaise fait six cents mètres de long et les chroniques chinoises d'autrefois l'ont souvent mentionnée, mais depuis deux cents ans environ, on n'avait plus remis la main dessus.

Au Japon, l'échelle est tout autre ; on entre dans une culture du détail avec une puissance de moins à l'exposant. Les trouvailles de l'esprit s'en ressentent. Ce n'est pas la faute des Japonais, c'est celle de la géographie. Michaux écrit qu'il leur a manqué un grand fleuve. Bon. Mais aussi des montagnes qui méritent vraiment ce nom et assez de paysage pour que l'esprit puisse aller s'y perdre et noyer sans retour ses fantasmes et ses terreurs. Pourtant, ici, la sauvagerie et la désolation ne manquent pas, mais sans remplacer le sentiment de l'étendue. La police retrouve presque toujours un cadavre au Japon, et ce n'est pas ici qu'on perdrait une falaise ! Même dans une province retirée, celui qui égare un essaim d'abeilles serait sévèrement jugé.

La seule chose à avoir une ampleur véritable, c'est la mer. Mais depuis l'époque Tokugawa, on dirait que les Japonais n'aiment plus aller dessus. Un peu de gros temps et les voilà tous malades à vomir sur leurs beaux bateaux flambant neufs.

 

 

 

 

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