Thorkild Hansen |
L'Arabie heureuse
Mais une question est jusqu'ici demeurée sans réponse. Peter Forsskål se
l'était posée le tout premier jour du voyage, alors qu'il se demandait
dans son journal «pourquoi l'on appelle heureuse ?». Cette question, nous sentions clairement qu'elle est indirectement
présente lorsque l'expédition débarque à Luhayya et y découvre des
paysages pleins de douceur, un climat amical et une population d'une
cordialité débordante. Dans la tiédeur des soirées, Niebuhr et Baurenfeind
saisissent leurs violons, Forsskål et von Haven oublient leurs querelles.
Oui, nul n'en doute déjà à Luhayya, et puis voici le printemps au Tihâma,
les excursions de Niebuhr, les jours de vacances dans les montagnes aux
caféiers, la découverte du balsamier. Il n'y a plus de questions à se
poser au sujet de ce nom étrange: le pays s'appelle ainsi parce qu'il est
le véritable pays du bonheur sur cette terre. Toutes leurs lettres, tous
leurs journaux concordent. Von Haven l'affirme et déclare qu'il veut y
rester deux ans. Trois mois après, il meurt. Peter Forsskål l'écrit et se
jure d'obtenir de ce voyage les résultats scientifiques les plus
importants qui soient. Trois mois après, on le traîne jusqu'à Jérim, où il
meurt. Il ne s'est pas passé six mois depuis leur arrivée à Luhayya que
Niebuhr a compris : si les survivants insistent pour rester en Arabie
Heureuse, pour eux c'est la mort.
Que comprendre à cela ? Le bonheur n'existe-t-il que dans la mort ? Ou
bien le bonheur ne peut-il exister si la mort n'est pas présente ? Toute
l'histoire de la vieille expédition danoise doit-elle aboutir à cet
héroïsme bon marché ? L'après-midi où Carsten Niebuhr se tient debout sur
le pont du navire et regarde la côte de l'Arabie s'enfoncer derrière
l'horizon, cette grande question demeure toujours sans réponse. Von Haven,
Forsskål et Baurenfeind sont morts sans la connaître, et lui-même, il ne
sait pas pourquoi l'on «dit heureuse l'Arabie Heureuse». D'une certaine
manière, il le sait moins qu'auparavant. Et il ne l'apprendra jamais. Sur
ce point, l'expédition n'a pas réussi. Leurs papiers nous disent qu'ils se
sont posé la question. Nulle part ils ne nous donnent un mot de réponse.
Et pourtant la solution est à leur portée. Von Haven eût pu la trouver,
s'il l'avait voulu. C'eût été une excellente répartition du travail :
Forsskål à son herbier, Niebuhr à sa carte et von Haven découvrant
pourquoi ce pays s'appelle l'Arabie Heureuse. Non pas parce qu'il
s'intéressait à la poésie. C'est une question tout à fait terre à terre et
précise : on peut la résoudre par la linguistique, et von Haven eût pu la
résoudre parce qu'il était philologue.
Parce que tout cela repose sur un malentendu, parce que le nom d'Arabie
Heureuse est une erreur de traduction. C'est le petit mot «Yémen», de
nos jours aussi le deuxième nom du pays, qui est la cause de toute
l'histoire. En arabe, Yémen signifie à l'origine la main droite ou le côté
droit. Lorsque les Arabes veulent désigner les points cardinaux, ils se
tournent depuis l'aurore des millénaires vers l'est, tout comme nous
trouvons naturel en Europe de regarder le nord. Face au «nombril du monde» la pierre sainte de la Kaaba à la Mecque, l'Arabe a toujours le visage
tourné vers l'est. C'est de cette façon que «Yémen» qui signifiait «droite» à l'origine, est arrivé peu à peu à désigner le «sud». Le Yémen
est donc tout simplement le pays qui est à droite, le pays vers le sud.
Or, il est connu que chez les Arabes, la main droite est quelque chose de
beaucoup plus distingué que la main gauche. Alors que la main gauche
s'appelle aujourd'hui encore « la main sale » et est considérée comme
inférieure, le mot «droite» ou «Yémen» en est venu à signifier
heureux, qui porte bonheur. Arabia Yémen est donc devenue par le fait
d'une mauvaise traduction Eudaimon Arabia, puis Félix Arabia, puis
l'Arabie Heureuse, das Glückliche Arabien des Allemands, en danois det
lykkelige Arabien... En réalité, ce mot signifie seulement l'Arabie du
Sud.
Toute cette histoire provient donc d'un malentendu ! Carsten Niebuhr ne le
saura jamais, et pourtant cela convient si bien à sa situation, cet
après-midi, alors qu'il se tient debout sur le pont du navire anglais et
contemple l'horizon où l'Arabie Heureuse disparaît dans les flots. Est-ce
un hasard, ou cela a-t-il un sens secret ? Nous l'ignorons. Cette sorte de
faute de traduction n'est pas si facile à démêler. La seule chose dont
nous sommes certains, c'est qu'à partir de ce jour-là, Carsten Niebuhr, en
ce qui le concerne, n'emploiera jamais plus dans ses papiers la
dénomination d'Arabie Heureuse. Il appelera le pays «Yémen». Après les
expériences qu'il a connues là, ce ne pourra jamais plus être pour lui le
pays de bonheur sur terre. Mais le contraire ne serait pas vrai. Ce qui
s'est passé est de leur faute. Il l'a reconnu dans son journal: «J'espère
que notre triste exemple n'effraiera pas les monarques européens en leur
déconseillant de donner leur appui à des expéditions semblables, ni qu'il
détournera les savants de les entreprendre. Si dès le début nous avions
seulement pris garde à ces refroidissements et vécu en nous conformant
davantage aux mœurs orientales, si les membres de l'expédition avaient eu
plus de confiance mutuelle et n'avaient pas rempli ce voyage de leurs
contrariétés à force de méfiance et de toutes sortes de querelles, alors,
nous serions peut-être revenus heureux en Europe.»
Heureux! Lorsque Niebuhr emploie ce mot, il rendra désormais un autre son.
Il ne croit pas à l'Arabie Heureuse. Il n'y a peut-être jamais cru. Mais
nous ne pouvons pas en douter, Peter Forsskàl et Von Haven l'ont fait.
Chacun d'eux a cru en l'Arabie Heureuse, même s'il ne s'agissait pas du
même pays. Pour le premier, ce devait être l'occasion de triomphes
scientifiques, de la célébrité, des honneurs, d'une pension viagère
octroyée par le roi du Danemark. Pour le second, c'était en tous cas de
l'argent, beaucoup d'argent! Chacun d'eux a cru si fermement à ce pays du
bonheur qu'ils se sont affrontés pour l'avoir à soi seul. Von Haven a
menacé la vie de Forrskàl. Le second a respiré quand le premier est mort.
Tous deux ont eu juste le temps de mordre aux fruits de ce paradis, et ils
sont les premiers membres de l'expédition à mourir brusquement à un mois
et demi d'intervalle. L'un ne laisse presque rien, et rien ne subsiste de
lui. L'autre nous lègue une grande œuvre, mais rien ne subsiste non plus
de ses efforts. Ils étaient tous deux partis pour conquérir le bonheur. Le
nom de l'un demeure lié pour la postérité à un sachet d'arsenic, celui du
second à une ortie.
Entre ces deux hommes se dresse le fils d'un paysan de la Frise. Ni
professeur, ni docteur. Il n'a pas voulu être chef de l'expédition. Il
n'est rien. Face aux offres les plus attrayantes, il insiste pour demeurer
rien. Traversant le désert de la Tihâma à dos d'âne, il découvre que le
désert aussi définit la vie de l'homme comme un néant, rien. Et quand les
survivants malheureux de l'expédition quittent sur leurs brancards
l'Arabie Heureuse, cet homme est le seul à tenir debout.
Est-ce un hasard, ou cela aurait-il un sens secret ?
Nous ne le savons pas. Nous partons à la recherche du bonheur, mais
l'Arabie Heureuse n'existe pas. Il n'existe qu'un pays qu'on nomme le
Yémen. Le pays à droite. Le pays vers le Sud. Et le bonheur ne se trouve
pas au Yémen, la mort s'y trouve, mais elle ne manque nulle part ailleurs.
Tout repose sur un malentendu: il y a des pays où nous avons été heureux,
mais il n'existe pas de pays heureux. Ni au nord, ni au sud, ni à droite,
ni à gauche. Ni dans les régions les plus reculées ni dans les plus
proches. Nous devons corriger cette erreur de traduction, et pourtant
cette correction nous rend tout plus difficile. Car s'il y avait vraiment
quelque chose derrière tout cela, si le bonheur se trouvait même dans le
pays le plus reculé, même si le voyage ne pouvait avoir lieu sans le plus
grand risque au prix des plus grands sacrifices, alors nous partirions
tout de suite, ce serait quand même plus facile que l'atteindre là où il
se trouve vraiment, à l'endroit qui nous est plus proche que le pays le
plus proche, et cependant plus lointain que la terre la plus lointaine,
parce que cet endroit ne se trouve pas hors de nous, mais en nous-mêmes.
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