Robert Fortune (1813 - 1880) |
Le temple de Koo-chan
p86 - J'avais souvent entendu parler d'un temple bouddhiste de renom, guère très éloigné de Foo-chow, aussi décidai-je d'aller le visiter. Le temple de Koo-chan se dresse au milieu des montagnes, à quelques milles à l'est de la ville. Ce pourrait être la Jérusalem de cette partie de la Chine, où tous les bons bouddhistes se retrouvent à des époques données pour adorer Bouddha et prononcer leurs voeux. Ayant atteint le pied de la montagne, je franchis un vaste porche ou une grille et commençai mon ascension.
La colline de Koo-chan s'élève à trois mille pieds au-dessus du niveau du fleuve Min, et le temple se trouve à deux mille pieds, soit à mille pieds du sommet. Un sentier bien pavé, d'environ six pieds de large, monte jusqu'au temple. En grimpant le long de cette chaussée sinueuse, le voyageur découvre à certains endroits la vue la plus charmante qu'on puisse imaginer, ce qui le console largement de ses efforts. Parfois, ce sont des rochers et des arbres qui s'étendent à ses pieds, au coeur d'une vallée perdue et accidentée, où la terre est si aride qu'elle ne fournit même pas les seuls Chinois. Ailleurs, après un virage, il découvre l'une de ces aires de repos qui sont aménagées à intervalles réguliers pour permettre au pèlerin fatigué de se reposer, et une vue superbe s'étend devant lui. C'est la vallée large et fertile du Min, entrecoupée de rivières et de canaux et grouillant d'une population dense et laborieuse.
J'atteignis la grille du temple en une heure environ. Des moines aux airs paresseux se prélassaient sur les marches conduisant à la première rangée de bâtiments. Dès qu'il m'aperçut, l'un d'eux courut avertir le supérieur, qui descendit et me reçut avec grande courtoisie. Je lui dis que j'étais venu visiter le temple, dont j'avais maintes fois entendu parler, et le priai de m'envoyer quelqu'un qui me conduise. Un vieux moine vêtu de jaune se présenta et me guida à travers les différentes parties de cet édifice immense et me fit faire le tour des terres.
Ayant visité les principaux temples, je fus conduit aux cuisines et à la salle à manger. Quand on songe que chaque jour plus d'une centaine de moines prennent ici leurs repas, on imagine aisément que cet endroit est digne d'une visite. La salle à manger est un vaste bâtiment carré comportant de nombreuses tables où les moines prennent leurs repas frugaux. Au moment de ma visite, ils venaient de s'asseoir pour le repas de midi, de sorte que j'eus l'occasion de voir le plus grand nombre de moines rassemblés que j'eusse jamais vu. Ils formaient un groupe étrange et bigarré. La plupart d'entre eux semblaient stupides. Il s'agissait de représentants des rangs inférieurs du clergé. L'abbé et les moines de rang supérieur étaient, eux, des hommes intelligents et dynamiques. Tous, cependant, avaient cette pâleur bistrée qui n'était guère agréable à regarder. Beaucoup d'entre eux se levèrent à mon entrée. Ils me prièrent poliment de m'asseoir et de manger du riz en leur compagnie. Je les remerciai et déclinai l'invitation, puis je me mis à observer la pièce. Dans la cuisine, les visiteurs découvrent avec merveille les énormes chaudrons dans lesquels on fait bouillir le riz.
Ensuite, je fus conduit à la bibliothèque, qui contenait un vaste choix
d'ouvrages religieux, soigneusement enfermés dans des armoires et que,
semblait-il, personne ne lisait. J'avais entendu dire que dans cette partie du
bâtiment se trouvait une relique précieuse : l'une des dents de Bouddha, rien de
moins, ainsi que d'autres objets parfois montrés aux visiteurs avec beaucoup de
cérémonie. Je priai le moine de me les faire voir, et il me conduisit à un petit
temple voisin, où les reliques étaient conservées.
« Avez-vous de l'argent dans votre poche ? demanda-t-il d'un air grave, car avant d'ouvrir la précieuse boîte, je dois faire brûler de l'encens sur cet autel. »
Je lui tendis une menue pièce de monnaie tout en lui disant que, comme je n'adorais pas Bouddha, ce n'était pas la peine qu'il brûlât de l'encens sur l'autel, et que je lui donnais cet argent en remerciement de sa courtoisie.
«Vous n'adorez pas Bouddha, dans votre pays ? » demanda-t-il.
Je désignai le ciel du doigt et lui répondis que nous adorions le Bon Dieu, maître du Ciel et de la Terre.
«Ah oui, dit-il. Et il s'appelle Ye-su, n'est-ce pas ? »
Ces Chinois semblaient avoir quelque connaissance de la religion catholique, cette région comptant de nombreux convertis au catholicisme. Au cours de notre conversation, un moine avait allumé deux bougies et brûlait de l'encens sur l'autel.
« Allons, dit-il, venez voir la précieuse dent. » Je m'avançai vers l'autel. Un coffre avait été découvert et les reliques s'offrirent à ma vue, protégées par une grille de fer. À l'avant, sur un plateau, reposait la fameuse dent, ou ce qui était supposé l'être : un gros morceau d'une substance blanchâtre et d'environ six pouces carrés, qui ressemblait plus à un caillou qu'à une dent. Derrière elle se trouvait une autre relique qui me parut bien plus curieuse que la première. Cela ressemblait à un petit bout de cristal taillé en forme de vase et contenant une substance bizarre. J'appris qu'il ne s'agissait que d'un flacon de cristal et que la relique était suspendue à son extrémité. À cause de la grille, je ne pus l'examiner de très près.
«À présent, dit le moine, placez-vous de ce côté et regardez. Dites-moi ce que vous voyez à l'intérieur du vase. »
Je suivis ses instructions et vis quelque chose qui rappelait une tête d'homme et dont les yeux me regardaient fixement. On m'expliqua qu'il s'agissait de quelque chose qui avait poussé sur le front de Bouddha. Lorsque le même phénomène se produisait sur la tête d'un mortel, c'était le signe qu'il était parvenu à un très fort degré de perfection, proche des dieux.
«À présent, placez-vous à l'autre coin, et dites-moi de quelle couleur vous
apparaît la relique. » Je m'exécutai, et la substance, quelle qu'elle soit, prit
une teinte rougeâtre. «Ah, c'est très bien ! dit le moine. C'est un bon présage,
car il apparaît de cette couleur uniquement aux personnes favorisées. Les gens
le voient de différentes couleurs, mais celle que vous avez vue est la
meilleure. »
Ensuite, le vieux moine me conduisit sur une autre partie des terres afin de me
montrer la fameuse source. C'était le vallon ou la ravine la plus romantique
que j'aie jamais vu. Nous y descendîmes par quelques marches de pierre,
empruntâmes un pont au-dessus de la ravine et nous retrouvâmes devant un petit
temple. D'un côté, l'eau jaillissait, claire et fraîche, de la montagne, dans
une petite cuvette destinée à cet effet. De l'autre, un chaudron ou une grande
bouilloire était sur le feu toute la journée, afin de pouvoir offrir à toute
heure du thé aux visiteurs. Plusieurs moines, apparemment chargés de ce temple,
paressaient. Ils me reçurent avec une grande gentillesse et me prièrent de
m'asseoir à une table sous le porche. L'un d'eux prit une tasse et la remplit à
la source, puis il me l'apporta afin que je la goûtasse. Tous louaient ses
vertus, et c'était en effet une eau délicieuse. Je leur dis que c'était la
meilleure eau que j'aie jamais bue, et ils m'apportèrent une tasse de thé
préparé avec cette eau.
Après avoir dégusté mon thé, je m'éloignai par le chemin pavé et fis le tour de la montagne pour me retrouver au milieu d'une végétation qui poussait ici par la seule volonté de la nature. Le pin chinois (Pinus sinensis) ainsi qu'une belle variété de Abies étaient les seuls arbres de quelque hauteur, mais le sol était tapissé de nombreux arbustes superbes, parmi lesquels l'azalée était la plus remarquable. Nous étions au printemps, et ces fleurs charmantes étaient en pleine floraison. Je les ai souvent vues en Angleterre, et elles produisent sans doute un effet de plus grande splendeur dans nos serres et nos expositions florales. Cependant, je suis enclin à les préférer quand elles poussent libres et sauvages à flanc de montagne, et surgissent des broussailles, ou mêlent leurs couleurs chatoyantes à celles des autres fleurs.
Ainsi, elles n'en ressortent que plus belles par le contraste.
Je fus enfin arrêté dans ma progression par un précipice qui mit fin à ma promenade. Un pavillon d'été se dressait au sommet de ce ravin. J'entrai et pris place sur l'un des bancs prévus pour les visiteurs.
J'eus alors sous les yeux l'une des plus belles vues qu'il m'ait été donné de voir depuis bien des jours. Au-dessus de moi, dominait majestueusement le célèbre pic de Koo-chan, à mille pieds de l'endroit où je me trouvais. À mes pieds s'étendaient des ravines accidentées et rocheuses, parfois arides, parfois tapissées d'arbres et de broussailles, mais parfaitement sauvages. Offrant un contraste saisissant avec ce paysage, mes yeux se posèrent sur la superbe vallée du Min, qui abrite la ville de Foo-chow-foo. Le fleuve y serpentait, parsemé de bateaux et de jonques naviguant fébrilement dans les deux sens. Les champs étaient verts et irrigués par de nombreux canaux. Dans le fond, les collines presque aussi hautes que le Koo-chan complétaient le tableau. Le fleuve y prend sa source et n'y est pas visible.
Les Chinois aiment beaucoup admirer le soleil qui se lève sur le pic de Koo-chan. Beaucoup d'entre eux dorment dans le temple, et grimpent au sommet de la montagne à la lueur des torches, à temps pour assister au lever du soleil. J'imagine aisément l'effet saisissant que produirait sur l'esprit d'un Chinois, surtout s'il est originaire de l'intérieur des terres, le spectacle du soleil qui se lève sur l'océan, semblant en émerger.
Satisfait de ce que j'avais vu, j'errai longtemps au milieu de ce paysage
superbe. Enfin, mes domestiques me rappelèrent qu'il était temps de repartir
pour Foo-chow. Je fis donc mes adieux aux moines et nous redescendîmes vers les
plaines. Au pied de la montagne, notre bateau nous attendait. Grâce à un courant favorable, nous avançâmes à l'aviron jusqu'au pont de Foo-chow.
Le petit drapeau
p104 - Je ne pouvais pas me faire à l'idée de retourner en Europe sans être parfaitement certain d'avoir introduit dans les plantations de la Compagnie des Indes des plantes recueillies dans les meilleurs lieux de production de la Chine pour le thé noir. J'avais une très grande envie de parcourir les montagnes Bohea et de visiter en personne le fameux Woo-e-shan. À tout hasard, je décidai de faire une nouvelle tentative et de prendre pour point de départ de cette nouvelle expédition Ning-po, où la population a bien moins de préjugés contre les étrangers qu'à Canton et à Foo-chow.
Un homme qui venait de rentrer de cette région exprima sa volonté de m'accompagner. Il connaissait bien la route et je n'aurais pu trouver de meilleur guide. Il me montra un petit drapeau triangulaire qui était en sa possession. Il le tenait d'un mandarin avec qui il avait jadis voyagé jusqu'à Pékin. Avec ce drapeau, me dit-il, personne n'oserait nous importuner. J'avoue que j'étais plutôt sceptique quant aux pouvoirs de cet objet, mais je le laissai faire.
Nous louâmes un bateau et quittâmes Ning-po dans la soirée du 15 mai. Le courant et le vent nous étaient favorables, et nous remontâmes rapidement le fleuve, croisant successivement le consulat britannique et les maisons des missionnaires, qui longeaient le fleuve. C'était une soirée sombre et morne, et quand la nuit nous enveloppa, il se mit à pleuvoir à torrents. Je me sentais quelque peu déprimé, ne pouvant chasser de mon esprit que le voyage que j'entreprenais allait être long, et peut-être plein de dangers. Ma route traversait des contrées presque inconnues, et je ne pouvais me fier entièrement à mon guide. Cependant, le sort en était jeté et, m'en remettant à la volonté de Dieu qui nous protège où que nous soyons, je décidai de faire face le coeur vaillant aux vicissitudes et aux dangers du voyage.
Mon domestique se présenta et me rappela qu'il était temps que je me change en «l'homme que j'étais à l'aller» et revête mon costume local. Une fois cette transformation opérée, je doute que mes amis les plus proches eussent pu me reconnaître. En me regardant dans le miroir, c'est à peine si je me reconnaissais moi-même.
« Vous êtes très bien, dit mon domestique. Quand nous atteindrons la ville de Nan-che, j'achèterai un chapeau de soleil, ainsi votre costume sera parfait. »
Le lendemain, au point du jour, nous traversâmes une ville de taille considérable du nom de Yu-yeou, que nos troupes avaient visitée pendant la guerre. C'était une ville fortifiée, dont les remparts encerclent une colline d'étendue immense, au sommet de laquelle se dressent de nombreux temples bouddhistes. Les faubourgs s'étirent le long des rives du fleuve, formant la plus grande partie de la ville. À quelques milles de là, le fleuve se rétrécit et semble perdu au milieu d'un entrecroisement de canaux. Nous étions en effet proches de sa source. Un peu plus tard, nous atteignîmes le pont-levis, un plan incliné déjà décrit dans un chapitre précédent.
Un événement curieux intervint tandis qu'avec une cinquantaine d'autres bateaux, nous attendions notre tour de treuil. La plupart de ces bateaux venaient de Ning-po, portés par le même courant que nous, et se rendaient dans la petite ville de Pakwan. Nous dûmes attendre notre tour pendant une heure. Durant cette attente, un batelier robuste et bruyant, une brute, de toute évidence, et qui se trouvait à l'arrière, perdit patience et tenta de se frayer un chemin pour dépasser les autres bateaux. Sous les cris et les menaces il parvint à en dépasser un bon nombre, et arriva enfin à ma hauteur. Nous attendions déjà depuis un certain temps, aussi l'idée de voir cet homme passer devant nous me déplaisait fortement. Cependant, je ne souhaitais pas provoquer de remous, alors je ne m'interposai pas entre lui et mes bateliers. Mon domestique, toutefois, un homme fougueux et puissant, était, semblait-il, bien décidé à ne pas laisser. faire cet individu. En approchant, celui-ci poussa notre bateau comme il l'avait fait pour les autres, en nous demandant à grands cris de le laisser passer, car il était très pressé.
« Tu ne peux passer devant ce bateau », dit un membre de mon équipage en poussant la proue de notre embarcation contre la berge du canal pour lui barrer la route.
« Oh que si », répondit-il, et malgré les vives remontrances de mes bateliers, il continua à nous écarter, en essayant de forcer le passage.
Sing-Hoo, c'était là le nom de mon domestique, sortit et demanda d'un ton furieux à l'individu de quoi il retournait.
« Sais-tu qu'il y a un mandarin à bord de ce bateau ? demanda-t-il. Tu devrais prendre garde à ce que tu fais.
— Je me moque des mandarins, répondit l'homme, je dois passer.
— Très bien, dit Hoo, nous allons voir. »
Il monta à bord, alla chercher le drapeau triangulaire et l'accrocha au mât de notre bateau.
«Voilà, dit-il à l'autre. Tu veux toujours passer?»
À mon grand étonnement, notre ami le fanfaron devint tout à coup doux comme un agneau, il bredouilla des excuses pour sa conduite et s'assit calmement sur la proue de son bateau pour attendre son tour comme nous tous, tandis que les autres équipages, qui avaient assisté à la scène, riaient de bon coeur à ses dépens.
Sing-Hoo vint à moi en souriant et dit :
«Vous voyez l'effet que produit ce petit drapeau. »
Je reconnus que cela m'avait étonné et le priai de m'en dire
davantage. Il me raconta que, des années auparavant, il avait été au service
d'un mandarin lié à la famille impériale. Il avait voyagé avec lui et sa famille
de Shantung à Pékin. Ils avaient emporté ce drapeau partout avec eux, qui les
avait toujours protégés des attaques. Une fois rentré dans sa province
d'origine, le vieux monsieur lui en avait fait cadeau, prétendit mon domestique.
Depuis, il lui avait été utile en maintes occasions. Il parlait avec fierté du
temps où il était au service de la famille impériale. Il avait vu le vieil
empereur Taou-kwang, et porté la livrée jaune, qu'il avait toujours en sa
possession.
Le "tein-sin"
p147 - À la question que l'on ne manquait jamais de faire à Sing-Hoo pour lui demander qui était son maître, il répondait toujours invariablement : «Un seigneur d'un pays bien éloigné au-delà de la grande muraille. » Dans les villes cela suffisait ordinairement pour couper court à la conversation ; mais dans le village où nous étions ce jour-là, cette réponse fit sur notre hôte, qui n'était lui-même qu'un simple paysan, un effet extraordinaire. Il était aussi fier que troublé de recevoir un aussi grand personnage que pouvait l'être un seigneur d'au-delà de la grande muraille, et ses attentions pour moi en devinrent fatigantes. Il commença d'abord par me faire force excuses de la médiocrité de la chère dans sa pauvre maison. «Si j'avais daigné le faire prévenir de l'honneur que je voulais lui faire en descendant chez lui, il aurait pris ses précautions en conséquence », etc. Pour ne pas être en reste de politesse avec lui, je ne taris pas de compliments sur sa maison et sa cuisine. Au cours de la soirée, un petit garçon, le fils du propriétaire, vint vers moi et me demanda si je souhaitais fumer de l'opium, car la maison en avait de bonne qualité. Je le remerciai mais déclinai bien sûr son offre. J'appris qu'on trouvait de l'opium dans toutes ces auberges, où il est vendu en petites quantités, comme chez un marchand de tabac londonien. Il est très désagréable de se trouver dans un tel endroit quand la plupart de vos compagnons de route sont des fumeurs d'opium.
Entre neuf et dix heures du soir, je faisais mes préparatifs pour aller me coucher, lorsque Sing-Hoo vint me faire savoir que l'hôte me priait de vouloir bien faire honneur à un souper qu'il avait pris la peine de préparer lui-même. Un souper de ce genre s'appelle un « tein-sin », et je sais maintenant que c'est presque un usage chez les aubergistes chinois d'en offrir de pareils aux hôtes à qui ils veulent témoigner une considération particulière ; mais alors j'ignorais ce que cela voulait dire, et je commençai par dire à Sing-Hoo de m'excuser, attendu que j'avais fort bien dîné et qu'il m'était impossible de rien manger de plus. Là-dessus Sing-Hoo se récria, disant qu'il était contraire à tous les usages de refuser un « tein-sin » ; et moi, croyant qu'il valait toujours mieux se conformer aux habitudes du pays, je le suivis en victime résignée dans la grande salle où le festin était préparé. Vu les circonstances, il était magnifique, et si j'avais eu quelque peu d'appétit, j'aurais pu faire un excellent repas ; mais, pour ce soir-là, c'était au-dessus de mes forces et de ma capacité. L'hôte, cependant, me servait en personne et me pressait instamment de manger. Je fis la meilleure figure que je pus, goûtant de divers plats selon l'inspiration de mon caprice, et, lorsque je crus avoir suffisamment sacrifié à la politesse chinoise, je déposai résolument mes bâtonnets sur le table en annonçant qu'il m'était impossible de rien manger de plus, mais aussi en exprimant toute ma satisfaction de l'excellence de la cuisine et de la bonne grâce avec laquelle le « tein-sin » avait été servi. Je ne devais pas cependant en être quitte à si bon marché, et il fallut entendre encore bien des discours et entamer bon nombre de plats avant de pouvoir me retirer, craignant une indigestion, ou tout au moins un cauchemar, conséquence ordinaire d'un excès de table.
Le lendemain matin j'ouvrais les yeux à peine, que mon hôte entrait dans ma
chambre pour m'annoncer que le « tein-sin » était servi. Cette fois je me
laissai faire avec beaucoup plus de plaisir que la
veille. À ma grande surprise cependant, quelques minutes après que j'avais
quitté la table, on vint me prévenir que le déjeuner m'attendait, absolument
comme si je n'eusse pas encore mangé. En même temps Sing-Hoo se présenta,
demandant ce qu'il fallait donner à notre hôte pour tous les égards avec
lesquels il nous avait reçus, et dont il se refusait à fixer le prix. Il va sans
dire que je lui fis donner une bonne somme ; mais aussi, comme je soupçonnais
quelque peu que Sing-Hoo et les porteurs étaient au fond pour quelque chose dans
le « tein-sin », j'ordonnai à mon domestique de prendre garde à m'épargner à
l'avenir une réception aussi brillante. J'avais encore une longue course à
faire, et il eût été fort embarrassant de me trouver à court d'argent.
Woo-e-shan
p151 - Aussitôt que l'on est sorti des faubourgs de Tsonggan-hien, on aperçoit au milieu de la plaine les célèbres montagnes de Woo-e-shan. À vrai dire, c'est un pâté de collines dont la plus élevée ne dépasse pas un millier de pieds en hauteur. Elles ont une apparence singulière, leurs flancs étant partout presque perpendiculaires.
Woo-e-shan est considéré par les Chinois comme l'un des lieux les plus curieux et les plus sacrés de l'empire. Un manuscrit cité par M. Ball en fait la description suivante : « De toutes les montagnes du Fokien, celles de Woo-e-shan sont les plus belles, et leurs eaux sont les meilleures du pays. Elles sont hautes et abruptes, entourées d'eau; on dirait qu'elles ont été taillées par les esprits ; il ne se peut rien voir de plus étonnant. Depuis les dynasties de Csin et de Han jusqu'à aujourd'hui, une longue suite d'ermites et de moines des sectes de Tao-cze et de Fo, trop nombreux pour être comptés, y vivent comme les nuages, comme les brins d'herbe de la montagne. Leur principal renom vient cependant de leurs produits, et parmi ces derniers le thé est le plus célèbre. »
À mi-distance de Tsong-gan-hien et de Woo-eshan, pendant un certain temps j'observai d'une éminence de terrain l'étrange paysage qui s'étendait devant moi. En gagnant ce lieu je m'étais attendu à découvrir un magnifique point de vue, mais je dois avouer que ce paysage surpassait en beauté tout ce que j'avais bien pu imaginer. Il n'y avait rien qui fût exagéré dans la description qu'en avaient donnée les pères jésuites, non plus que dans les écrits des Chinois, à la réserve de la hauteur des reliefs, lesquels ne sont nullement « d'une altitude effroyable ». Ces sommets sont à vrai dire plus bas que la plupart des collines de la région, et beaucoup plus encore que les massifs montagneux que je venais de franchir. Ceux qui m'accompagnaient me désignèrent le site avec beaucoup d'orgueil. « Regardez ! C'est Woo-eshan ! Existe-t-il chez vous quelque chose qui puisse égaler cela ? »
La journée était magnifique ; les rayons du soleil faisaient sentir leur puissance, et, pour admirer le spectacle qui s'offrait à mes yeux autant que pour me reposer, je m'étais arrêté à l'ombre d'un grand camphrier qui s'élevait sur le bord du chemin. J'aurais volontiers passé là toute la journée, si mes porteurs, qui touchaient à la fin de leur voyage, ne ! m'eussent rappelé qu'il était temps de partir.
Arrivés au pied des montagnes, nous demandâmes le chemin du temple. «À quel temple allez-vous? me répondit-on ; il y a presque un millier de temples à Woo-e-shan ! » Sing-Hoo expliqua que nous ne connaissions pas les noms des temples, mais que nous désirions nous adresser à l'un des plus grands. En conséquence, on nous dit de nous acheminer vers, le pied de rocs perpendiculaires. Parvenu à ce point, je m'attendais à découvrir, sur le sommet de la colline, le temple que nous cherchions ; mais rien ne paraissait : je ne voyais qu'un étroit et petit sentier taillé dans le roc, et qui semblait devoir conduire à des lieux presque inaccessibles. Il fallut sortir de ma chaise et escalader le sentier en me traînant souvent sur les genoux et sur les mains. Il arriva plus d'une fois que les coolies s'arrêtèrent, en signifiant qu'ils ne pouvaient pas mener la chaise plus loin. À force d'exhortations cependant, je parvins à les déterminer à marcher.
Il était alors deux heures de l'après-midi, le ciel était d'une pureté admirable, et le soleil dans tout son éclat; une transpiration abondante me coulait de tous les pores, et je commençais à craindre quelque attaque de fièvre ou de l'une de ces maladies qui ne sont que trop fréquentes dans ce pays malsain. Nous arrivâmes enfin, cependant, au haut de la colline, où nos yeux furent réjouis par l'aspect d'une riche culture qui indiquait le voisinage du temple. Comme je m'assis pour prendre un peu de repos à l'ombre d'un arbre, sous lequel je fus bientôt rejoint par mes gens, dont les figures respiraient alors la satisfaction : ils avaient découvert le temple à travers les bouquets d'arbres, ils savaient qu'ils allaient se reposer et trouver des vivres.
Les moines de Bouddha semblent avoir été, toujours très heureux dans le choix des sites où ils ont élevé leurs temples et leurs habitations. Beaucoup de ces lieux, d'ailleurs, doivent leur charme à la culture et à la beauté des arbres qui les entourent. En Chine, le petit bois qui règne autour d'un temple bouddhiste est toujours entretenu avec soin et respecté ; aussi le voyageur en apercevant des arbres, même à plusieurs milles de distance, peut-il deviner à coup sûr l'existence d'un temple bouddhiste. Sous ce rapport, ces moines ressemblent aux moines des anciens temps, au goût et aux soins de qui l'Europe d'aujourd'hui doit encore la plus grande partie de ses richesses et de ses beautés forestières.
Le temple ou la collection de temples dont nous approchions se trouve sur la pente d'un petit vallon qui règne sur le plateau même de Woo-e-shan, et qui semble avoir été préparé par la nature pour que l'homme y construisît des habitations aussi bien situées sous le rapport de la vue que confortables et saines. Au fond de ce vallon brille à travers les arbres un petit lac couvert des feuilles et des fleurs du fameux «lien-wha » (Nelumbium), si estimé et si honoré par les Chinois, et qui abonde toujours dans le voisinage des temples bouddhistes. Depuis les bords du lac jusqu'aux temples, tout l'espace est couvert d'arbres à thé cultivés avec le plus grand soin (on le remarque à première vue), et de l'autre côté du lac, faisant face aux temples, règne un grand bois.
Du côté où les temples sont construits, on voit un certain nombre de rocs d'une apparence étrange, qui s'élèvent comme des monuments cyclopéens. Ils sont placés fort près les uns des autres, et leur hauteur varie de quatre-vingts à cent pieds. C'est, on n'en peut douter, la singularité, la bizarrerie de ce caprice de la nature qui a déterminé les moines dans le choix de leur établissement. Le chef des moines a sa maison bâtie au pied de l'un de ces rocs, et ce fut de ce côté que nous nous dirigeâmes. Après avoir monté un assez long escalier de pierre et franchi la porte d'une petite cour, nous étions devant la maison. Un enfant qui jouait sous le porche s'empressa, en nous voyant, d'aller annoncer notre visite. Fatigué comme j'étais, j'entrai sans plus de cérémonie dans la grande salle pour attendre la venue du maître de la maison. Ce ne fut pas long; il entrait presque en même temps que moi, et, avant toutes choses, il commença par me faire l'accueil le plus poli. Après les saluts et les compliments, Sing-Hoo lui conta que j'étais venu passer un jour ou deux à Woo-e-shan, dont la réputation s'étendait jusque dans le pays lointain auquel j'appartenais, et il termina en lui demandant de vouloir bien se charger de notre nourriture et de notre logement pendant le temps de notre séjour.
Tandis que Sing-Hoo faisait son discours, le moine tira de son sac à tabac une pincée de tabac chinois qu'il roula entre le pouce et l'index, et qu'il m'offrit ensuite pour charger ma pipe. C'est l'usage chez les gens des montagnes, et c'est, pour celui à qui cette politesse est adressée, la preuve qu'il est le bienvenu. J'acceptai donc et me mis aussitôt à fumer. Puis notre hôte me conduisit dans la plus belle pièce de sa demeure et, souhaitant me faire asseoir, appela le domestique pour lui enjoindre de nous apporter du thé ; en sorte qu'à présent c'était sur le lieu même, ces collines d'où il était originaire, que je buvais, pure et nullement frelatée, une infusion de cette plante parfumée. Jamais encore je n'avais ressenti pareil besoin de m'en désaltérer, car au terme de cette escalade sous un soleil dévorant, j'étais échauffé, altéré, fourbu. Le thé eut bientôt fait d'étancher ma soif, de me revigorer les esprits et de me remettre en mémoire ces paroles d'un auteur chinois : «Le thé a toutes les vertus : cultive-le et il répandra généreusement ses bienfaits ; bois-le et les esprits animaux s'en trouveront ragaillardis et magnifiés. »
Bien que je parlasse suffisamment la langue chinoise pour me faire entendre dans maintes provinces de ce pays, la prudence me conseillait de ne pas entreprendre avec les moines de ce temple un interminable entretien. Je laissai donc à mon serviteur, fort capable de parler en notre nom à tous les deux, le soin de faire la conversation. En conséquence, Sing-Hoo affirma aux moines que je ne connaissais pas la langue de cette région, et que je venais d'un lointain pays, « par-delà la grande muraille ».
Sur ces entrefaites on vint m'annoncer que le dîner était servi. Le vieux moine me salua en m'invitant à passer dans la salle à manger; il va sans dire que je le priai de passer devant moi, mais il n'en voulut rien faire : je dus passer le premier et m'asseoir à la place d'honneur, à gauche. Nous avions pour convives trois autres moines, dont l'un avait la plus mauvaise mine, le front bas, le regard impudent, le visage criblé des marques de la petite vérole. C'était une de ces figures que l'on n'aimerait pas à rencontrer à certaines heures de la nuit. Quant au bon vieillard qui nous recevait, c'était tout autre chose ; il pouvait être âgé de soixante ans, et son air était aussi doux qu'intelligent. C'était une de ces figures qu'on a plaisir à contempler; la douceur, l'honnêteté, la loyauté respiraient dans ses regards, il n'y avait pas à s'y tromper.
Lorsque nous fûmes assis, on commença par nous servir à chacun une tasse de vin, et le vieux moine nous dit : « Che-sue, che-sue, buvez ce vin.» Chacun prit sa tasse et nous trinquâmes tous ensemble ; lorsque les tasses se rencontraient, on répétait « chesue » en se saluant. On passa ensuite au festin. La table était couverte de petits bassins de bois, dans chacun desquels était un mets différent. Je remarquai avec étonnement dans le nombre de petits poissons; j'avais toujours cru que jamais les moines bouddhistes ne mangeaient rien de ce qui a eu vie. Tous les autres plats appartenaient au règne végétal. C'étaient de jeunes pousses de bambou, des choux verts et conservés, des navets, des pois, des haricots, le tout très bien accommodé.
Pendant le dîner, les moines ne cessaient de me presser de manger; ils faisaient
l'éloge des dives,e plats, et leur politesse, au moins dans mon humble
opinion, allait quelquefois un peu loin. Ils ne se contentaient pas de
recommander les mets à ma gourmandise, ils y plongeaient souvent leurs bâtonnets
pour y choisir les morceaux qu'ils croyaient être les plus délicats, et ils me
les offraient en disant : «Mangez ceci, mangez cela. » C'était une preuve de
bonne volonté qui n'était pas tout à fait de mon goût ; je les jugeai cependant
sur l'intention, et nous fûmes les meilleurs amis du monde.
En même temps une conversation fort intéressante se poursuivait entre Sing-Hoo et les moines. SingHoo avait été dans son temps un grand voyageur, et il fournissait à ces bonnes gens une merveilleuse abondance de renseignements sur les provinces du Nord et du Sud, de l'Est et de l'Ouest. Il leur conta son voyage à Pékin, comme quoi il avait vu l'empereur et avait été attaché pendant quelque temps au service de sa maison. Toutes ces histoires, débitées avec une assurance imperturbable, finirent par le faire passer aux yeux de mes convives pour un personnage important. Du reste, ils exprimaient franchement leur opinion sur les gens des diverses provinces de l'empire ; ils en parlaient comme s'il se fût agi d'autant de peuples différents, comme nous parlerions des Français, des Hollandais, des Danois. Ceux qu'ils aimaient le moins, c'étaient les gens de Canton. Quant aux étrangers, les meilleurs ne valaient rien, surtout les « kwei-tszes », les enfants du diable, nom qu'ils appliquaient sans distinction à toutes les nations de l'Occident.
Après le dîner j'allai faire un tour dans les temples ; il n'en est aucun qui soit remarquable, et de fait les bons moines semblaient plus occupés de la culture et de la manipulation du thé que des cérémonies de leur religion ; d'ailleurs, à cette époque de l'année, moines et domestiques étaient exclusivement occupés des soins à donner à cette inestimable plante.
Cependant le soleil se couchait derrière les montagnes Bohea, et comme dans ces régions le crépuscule est très court, il devenait prudent de reprendre la route des temples où j'étais logé. Quand j'y arrivai les ombres du soir épaississaient graduellement, et Woo-e-shan était déjà dans l'obscurité. La nature était rentrée dans un silence solennel que troublait seulement de temps à autre le son d'un gong ou d'une cloche, témoignage de la vigilance des moines occupés de leurs dévotions du soir. En même temps la lune s'était levée, et à la lumière de ses rayons l'aspect du paysage était devenu plus imposant encore peut-être que pendant le jour. Les rocs étranges dont j'ai parlé, élevant au-dessus des temples leurs formes gigantesques, éclairées en partie par la lune et en partie plongées dans' l'obscurité, produisaient un effet magique. En face des temples le bois prenait une apparence de plus en plus sombre et mystérieuse, tandis qu'au fond de la vallée le petit lac étincelait comme s'il eût été couvert de perles d'argent.
Je ne craignais plus de ne pas retrouver mon chemin; je m'assis sur une pierre, et, plongé dans une contemplation profonde, je laissai mes regards se promener sur ces objets étranges. Était-ce un rêve ou une réalité ? Étais-je transporté dans le pays des fées ? Plus je regardais, moins les choses devenaient distinctes ; la rêverie, l'imagination transformaient les rocs et les arbres en êtres vivants aux formes fantastiques. En pareilles circonstances, j'aime à laisser le champ libre à mon imagination, et, s'il m'arrive de construire quelques châteaux en l'air, du moins ils ne me coûtent pas cher, et il n'est pas difficile de les faire disparaître.
J'étais encore absorbé dans cet état, qui tenait milieu entre la veille et le sommeil, qui me détachait de tous les objets de ce monde matériel pour me lancer dans les espaces, lorsque Sing-Hoo vint m'avertir que le souper était prêt et que l'on m'attendait. Il se passa à peu près comme notre dîner. Ainsi que la plupart de mes compatriotes, j'ai une grande aversion pour le « sam-shoo » des Chinois, liqueur spiritueuse qui ressemble assez à l'arak de l'Inde, mais qui est distillée du riz. À proprement parler, l'espèce commune qui se vend en détail dans les boutiques n'est qu'un affreux poison. Mais le vin de Woo-eshan était tout autre chose, il ressemblait aux vins légers de France ; il était légèrement acide, agréable au goût, et pour s'enivrer, il aurait fallu en boire des quantités énormes. Je n'ai pas pu vider la question de savoir s'il était fait avec du raisin ou bien si c'était une espèce de « sam-shoo » préparé selon des procédés particuliers et adouci par une quantité considérable d'eau. En tout cas, c'était l'agréable appendice d'un souper chinois.
Au cours du repas, mon serviteur et les moines en vinrent à parler de l'étonnant spectacle offert par ces éminences et par les multiples temples dispersés sur leurs reliefs, qui pour la plupart sont édifiés en des lieux totalement inaccessibles. Il leur dit combien notre marche dans l'après-dîner m'avait enchanté, et combien frappé l'insolite paysage que j'avais contemplé. Tous les propos qui vantaient la beauté de ces collines paraissaient flatter grandement les bons moines, et bientôt leurs langues se délièrent. Ils nous apprirent que sur chaque hauteur, chaque pic, était érigé un temple consacré à Bouddha, et qu'au total on n'en comptait pas moins de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf.
Ce sont les moines des deux sectes dont j'ai déjà parlé qui possèdent, semble-t-il, les terres de ces collines dont la plus grande partie, cependant, et à beaucoup près, appartient aux bouddhistes. Quelques fermes sont également établies là, qui pourvoient en provisions de bouche la cour de Pékin. On les désigne du nom de closeries impériales, mais je subodore qu'elles sont aussi, dans une certaine mesure, placées sous le ménage et la juridiction des monastères. On cultive partout l'arbre à thé, et souvent dans les lieux les plus inaccessibles, tels les sommets et les corniches des rochers abrupts.
M. Ball raconte dans son livre sur la culture du thé qu'il faut souvent employer des chaînes et des cordes pour soutenir les hommes qui vont recueillir les feuilles des arbres qui croissent dans de pareilles positions, et j'ai même entendu affirmer (je ne sais si c'est par des Chinois ou par d'autres) que l'on emploie des singes à ce travail, et voici comment : ces animaux n'aiment pas la fatigue et ne se soumettraient pas volontiers à cueillir les feuilles ; mais, lorsque le jour de la récolte est venu, les Chinois se mettent à leur jeter des pierres, les singes se fâchent et ripostent aux assaillants en cassant les branches des arbres et en les lançant à la figure de l'ennemi, et la récolte se trouve faite.
Je ne voudrais pas me hasarder à dire que l'on ne fait pas la cueillette des feuilles de thé avec l'aide de chaînes et de singes, mais je crois pouvoir affirmer sans crainte de me tromper que la récolte faite par ces procédés est très peu importante. La plus grande partie du thé se recueille sur des plateaux dont le sol est enrichi par les matières végétales et autres dépôts qui y sont apportés des lieux hauts par les pluies. On voit très peu d'arbres à thé dans des lieux arides.
Ayant passé toute la journée à peiner dans les montagnes, je me retirai de bonne heure pour prendre du repos. Sing-Hoo me confia par la suite qu'il n'avait. pas fermé l'oeil de la nuit. La mine du moine lui avait semblé patibulaire, et, nourrissant de forts préjugés( en la défaveur des gens du Fokien, il s'attendait que durant la nuit on cherchât à nous dévaliser, voir d'attenter à nos vies. Aucune crainte de cette natu ne troubla mon repos. Je dormis profondément jusqu'à l'aube, et quand je m'éveillai je me sentis parfaitement dispos, et de taille à supporter le harassement d'une nouvelle journée. Quand on m'eut apporté l'eau que j'avais demandée, je m'accordai une bonne toilette, luxe que je ne pouvais m'offrir qu'une seule fois par vingt-quatre heures.
Durant mon séjour ici je fis la connaissance d'un certain nombre de marchands de thé de Tsong-ganhien, venus acheter aux moines le produit de leur récolte. Jusqu'à ce qu'ils eussent acquis toute la marchandise qu'ils voulaient, ces hommes trouvaient à s'héberger dans les temples, ou pour mieux dire dans les logis des moines qui jouxtaient les temples. Alors ils engageaient des coolies et le thé était acheminé à Tsong-gan-hien, où il serait apprêté et empaqueté avant d'être expédié vers les marchés étrangers.
Ayant vu tout ce qu'il y avait de particulièrement intéressant à voir dans cette partie de la montagne, le matin du troisième jour je me résolus à partir. Sitôt que nous eûmes pris la collation, je fis au vieux moine, pour le remercier de ses égards, un présent qui, nonobstant sa modicité, parut me hausser grandement dans son estime. Je fis ensuite quérir les porteurs de chaise et nous quittâmes le toit hospitalier des moines bouddhistes pour aller à la découverte de plus lointaines parties de ces montagnes. Quel toit trouverais-je ensuite pour m'abriter? Je n'en avais pas la moindre idée.
Notre hôte m'accompagna jusqu'au seuil pour m'y faire ses adieux à la façon
chinoise. Alors que nous cheminions au milieu des coteaux, je voyais s'affairer
des cueilleurs et cueilleuses de thé sur tous les versants où cette plante était
cultivée. Ces gens semblaient pleins d'entrain et contents de leur sort. Partout
fusaient boutades et rires joyeux, et d'aucuns chantaient avec autant de gaieté
que le faisaient autour des temples les oiseaux dans les vieux arbres.
p235 - Il nous fallut escalader un ravin abrupt vers le col de Chala, et l'air
devenait plus vif au fur et à mesure que nous montions. Les replis de terrain
s'amoncelaient entre nous et la plaine méridionale. Sur les pentes schisteuses,
la fine couche de terre se couvrait d'herbes épineuses et de fleurs :
pieds-d'alouette, lavande, mignonnettes, pédiculaires, scabieuses aux
collerettes délicates et une fleur cruciforme rose, l'æthionema, qui poussait en
touffes si épaisses sur les saillies rocheuses qu'elle donnait un peu de couleur
à la vallée blanchie par le soleil et la neige. Nous n'apercevions pas un seul
champ labouré, pas la moindre
habitation, à part quelques tentes noires de nomades sur un cirque éloigné où
les bergers itinérants gardaient les bêtes du village en été.
— Mon troupeau se trouve là-bas, m'informa Aziz, en indiquant une colline
éloignée. En automne, on me le ramène.
Le pauvre Aziz haletait derrière moi car, ravie d'escalader à nouveau les pentes
raides de la montagne, j'avançais en sautillant.
Nous commencions à croiser les marchands de riz en provenance de la Caspienne
qui franchissaient les cols pour venir vendre leur précieuse denrée. Une
chronique chinoise du IIème siècle fait déjà mention du riz et celui-ci était
toujours acheminé par les anciennes voies.
Les habitants d'Alamut descendaient le versant à grandes enjambées, suivis de
leurs mules chargées. Ils étaient bien emmitouflés dans leurs manteaux en ratine
blanche, fermés sur le côté pour se protéger du froid. Ils avaient enfoncé dans
leur ceinture la pipe droite des Kurdes. Rougie au henné, leur barbe était
coupée court à la façon musulmane. Dans leurs visages, plus carrés que ceux des
citadins, les sourcils étaient écartés et le nez long, droit ou légèrement
recourbé, mais jamais aquilin. Ils nous saluèrent joyeusement et amicalement, et
me regardèrent avec curiosité en me souhaitant la bienvenue dans leur région.
Les petites clochettes attachées à l'arrière-train des mules tintaient gaiement
dans l'air calme du matin, tandis que de longues caravanes descendaient le
sentier en zigzag.
Au bout de trois heures et demie, nous atteignîmes la source d'une rivière, puis
du haut de la chaîne de montagnes qui évoquait un dos de baleine, nous vîmes
s'étendre à nos pieds tout le pays d'Alamut.
Le moment où l'on aperçoit, même de loin, le but de son voyage, est un instant
solennel. N'existant
jusque-là que dans l'imagination, il devient tout à coup tangible, accessible.
Le nombre de chaînes de montagnes, de rivières, de sentiers poudreux ou
desséchés
qui restent à franchir importe peu. Le but est dorénavant atteint.
Ce fut sans doute le sentiment éprouvé par les anciens Barbares qui, du haut de
la muraille alpine, découvrirent les premiers la plaine lombarde, Vérone et ses
tours, ainsi que le lit blanc du fleuve au-dessous d'eux. De même Xénophon,
Cortez et tous les voyageurs, tous les pèlerins, si humbles fussent-ils, qui
vécurent avant ou après eux. Et moi aussi j'ai ressenti pareille émotion devant
le vaste paysage coupé de chaînes de montagnes rouges et noires. Les montagnards
à mon côté, ravis de mon émerveillement, me désignèrent le chemin du Rocher dans
une faille vert clair que la distance faisait paraître étroite.
Là-bas se trouvait la vallée des Assassins, orientée au nord-est, et devant
elle, entre des crêtes moins élevées, la courbe étincelante du Shah Rud.
Au-delà, et dominant tout le reste, dressé comme un autel au milieu des arêtes
noires qui montent vers lui entre les champs de neige, le Takht-i-Suleiman, le
«Trône de Salomon», avait vraiment l'air d'un trône entouré par ses pairs moins
élevés que lui. La neige fondue semblait l'envelopper d'une draperie amidonnée
et aplanie qui luisait à distance. Et les bras rocheux du siège se détachaient
nettement contre le ciel.
Plus bas et plus près, mais toujours au-dessus de la limite des neiges
éternelles, nous distinguions les cols : le Salambar que nous espérions
traverser et le Syalan, encore bloqué par la neige. Les sommets de l'Elbourz
nous étaient cachés par la chaîne même sur laquelle nous nous trouvions. Mais
nous pouvions voir l'orientation générale des sols qui, partant des régions
inhabitées du nord-est, descendaient de chaque côté de la vallée d'Alamut,
enclose entre des pentes abruptes, jusqu'au point où ils s'enfonçaient, au nord,
dans le
dédale des coteaux du Rudbar, au-delà du Shah Rud, à nos pieds, région
maintenant verte et herbeuse mais habituellement aride et stérile, où plusieurs
cols d'accès facile mènent aux rivages de la mer Caspienne.
Lamasiar
p270 - Les brumes du soir voilaient déjà les taches vertes des villages et les
ravins creusés par des rivières invisibles. Ce qui nous frappa, ce fut, dans la
nuit tombante, le silence de cette étendue immense et grise, où l'on n'entendait
pas le moindre son, la moindre voix.
J'aperçus à nos pieds, à bonne distance, une petite baraque en bois que l'on
nous avait dit être une auberge, et je demandai à Ismaïl de s'y rendre et de
commander un plat de pilau, tandis que je restais en arrière à prendre quelques
repères. Cela me demanda plus de temps que je ne pensais, et lorsque j'entrepris
enfin la descente dans la pénombre du crépuscule, je me sentis étrangement
abandonnée sur cette vaste crête solitaire. J'arrivai bientôt aux premiers
champs de blé situés très haut, ils n'étaient pas encore moissonnés. Nulle
trace d'Ismaïl et de ses mules. La solitude qui m'oppressait me parut plus
inquiétante encore lorsque je vis trois hommes armés de faucilles dévaler la
pente et se mettre en travers de la route. Une faucille est toujours un outil
menaçant s'il est. tenu par quelqu'un dont les intentions sont douteuses. Les
trois inconnus s'arrêtèrent pour attendre en silence que je les rejoigne. Jadis,
un guide druze m'avait conseillé, si je me promenais seule dans la nature et que
je rencontrais des inconnus, de toujours leur lancer un salut amical d'aussi
loin que possible.
Aussi je criai : «La paix soit avec vous» et «Suis-je encore loin de l'hôtel ? »
ou quelque chose de ce genre.
Les deux hommes répondirent en chœur : «La paix soit avec vous» et s'avancèrent
de l'air le plus cordial du monde. A l'auberge, me dirent-ils, le patron ne
servait aux âniers que du thé pendant la journée, car le soir il allait dormir
dans un village situé bien plus bas. Mais ils pouvaient me conduire dans leur
propre village.
— Où se trouve-t-il? fis-je.
— Juste là.
Et ils m'indiquèrent, en dessous de nous, sur un éperon de notre montagne
presque perpendiculaire à l'endroit où nous nous trouvions, un petit tas de
maisons et d'arbres entourés d'un cercle d'aires de battage, qui dominaient
deux précipices : c'était Mirg.
Je repris :
— Fort bien, mais il faut que vous appeliez Ismaïl.
J'apercevais d'ailleurs un petit point noir, sur le flanc de la montagne
voisine, et ce devait être mon compagnon. Le plus grand des trois hommes mit ses
mains en porte-voix et cria dans la nuit :
— Ya Ismail, ya Ismaïl, heh !
Une faible réponse nous parvint.
— Prends le sentier de gauche, à gauche, heh ! De nouveau Ismaïl acquiesça d'une
voix étouffée par la distance.
— Au-delà du torrent, du torrent, heh !
Une fois de plus une réponse lointaine.
— Vers le village, le village, heh !
Ismaïl fit rebrousser chemin à ses mules.
Mes nouveaux amis étaient des Kurdes. Un siècle plus tôt environ, le Shah de
l'époque avait établi leurs
ascendants dans la région et, depuis, la tribu avait vécu à Mirg, conservant sa
propre langue mais parlant aussi le persan. Des Anglais qui avaient effectué
des levés topographiques en Iran quelques années auparavant avaient séjourné
dans leur village.
— Et vous, pourquoi venez-vous ? demandèrent-ils après avoir répondu à mes
questions.
— Je cherche une ruine du nom de Lamiasar.
— Lamiasar, fit un vieux paysan qui venait de nous rejoindre, perché sur un âne
et portant de l'herbe sous le bras. Voilà Lamiasar, et de sa faucille il indiqua
un repli de la montagne, très loin, au-delà du Shah Rud. Vous pouvez y arriver
en une journée.
La fortune est clémente à qui lui accorde sa confiance.
Rustum Khan, le seigneur de Mirg, était un Kurde au visage allongé, aux manières
plaisantes. Il était assis dans une pièce blanchie à la chaux, meublée de tapis,
de couvertures et de quelques bahuts ornés de fer-blanc peint, de dorures et de
clous qui formaient des dessins. Dans les niches des murs, se trouvaient quatre
lampes aux globes en verre, deux verts et deux roses. De petits plateaux de
cuivre, destinés aux verres de thé, étaient suspendus, deux par deux, sur les
murs entre les niches. Le samovar de cuivre occupait le centre de la salle. Tout
cela appartenait à sa jeune épouse, blonde, fraîche et grassouillette comme une
Allemande. Elle parlait le dialecte tout à fait incompréhensible de Muhammadabad,
la vallée inférieure.
Quel aimable village ! Il ne se composait que d'une vingtaine d'habitations. Les
enfants qui avaient envie de fréquenter l'école étaient obligés de marcher
plusieurs heures en aval de la rivière. Le village cependant possédait une
maison de bains. On me raconta que les hivers étaient si froids que les loups
eux-mêmes ne se risquaient guère à sortir de leurs
tanières. Rustum Khan était assis devant son kursi, brûlant le charbon de la
jungle caspienne, qui mettait quatre jours pour lui arriver.
Ce Rustum Khan, homme cultivé, avait passé une année à Téhéran et été l'ami de
l'émir Sipahsalar à Tunakabun, personnage important dans la région : les démêlés
financiers de ce dernier avec le gouvernement l'avaient amené à se suicider à
l'âge de quatre-vingts ans. Rustum en parlait avec affection. Il parlait aussi
amicalement des Anglais qui avaient été ses hôtes, et il me raconta que l'un
d'eux avait amené avec lui une femme persane. Mais, pendant son séjour à Mirg,
ce voyageur avait reçu un chèque de son père accompagné d'une lettre exigeant
son prompt retour — sans la dame. Il semblait qu'il eût laissé celle-ci à
Qazvin, procédé jugé amusant par les Kurdes, mais très compréhensible.
Ceux-ci croyaient que l'arabe était aussi la langue des Anglais; ils furent très
surpris lorsque je leur expliquai que nous avions notre propre langue.
La maladie
p298 - Le lendemain, je me sentis si faible qu'il me fut peine possible de
traverser la terrasse pour me rendre dans ma chambre; je doutais être en mesure
de voyager. M'habiller et emballer mes affaires me demanda un effort
surhumain. Je m'évanouis deux fois en faisant mes bagages et, lorsque je finis
par boucler mes sacoches, j'appréhendais fort les cinq heures de cheval qui
m'attendaient. Mais si je manquais d'entrain, le docteur en avait de reste. Il
me hissa sur ma mule et, me mit en main mon ombrelle. Les aimables sujets de
Shutur Khan me firent des signes d'adieu, et je fus emmenée, chancelante et
passive, en amont de la vallée, qui devenait pour un temps désertique et chaude,
un peu après la sortie du village.
Nous traversâmes la rivière Alamut et restâmes sur la rive méridionale. Le
sentier de l'an dernier, d'une étroitesse surprenante, montait sur l'autre
versant vers les falaises rouges abruptes. Mais j'avais du mal à prêter
attention au paysage. A demi couchée sur ma plate-forme cahotante, je ne voyais
guère au premier plan que le médecin, dont les pieds se balançaient au-dessous
de sa selle et dont le chapeau pahlevi, posé sur le coin de l'oeil, couvrait un
mouchoir destiné à protéger sa tête du soleil. Il fredonnait des chansons
d'amour persanes, tout en brandissant sa canne, tandis que les longues oreilles
de sa mule pendillaient devant lui.
Au bout de trois heures, nous nous trouvions de nouveau dans une partie verte de
la vallée et arrivions à Zavarak, le plus joli de ses villages, niché à l'ombre
des arbres. C'est l'agglomération la plus importante de la vallée d'Alamut. Le
frère de Nasir-ud-Din Shah
s'en empara comme s'il s'agissait d'une prérogative royale, y construisit un
château et s'y maintint pendant vingt-cinq ans, en dépit des protestations des
paysans qui n'avaient plus jamais eu de maître depuis le temps des Assassins.
Lorsque l'on détrôna le dernier Shah, les habitants de Zavarak prirent la
forteresse, la rasèrent et retrouvèrent ainsi leur indépendance. Ils sont, comme
on peut se le figurer, les soutiens dévoués du nouveau régime.
La population entière se trouvait dans les prés, battant et vannant le grain —
tableau de prospérité toute arcadienne.
On me souleva de ma selle pour me coucher dans une petite pièce, sur un tapis de
feutre mazanderani. Là, on m'offrit du thé, on me fit une injection de camphre
et on me couvrit d'un drap pour me protéger des mouches. Pendant ce temps, le
docteur bavardait avec la famille de mon hôte et écoutait les nouvelles locales.
Environ trois heures plus tard, nous repartîmes.
A présent, nous avancions vers le sud sur la pente de l'Elbourz qui, en cet
endroit, forme une immense terrasse en surplomb, parallèle à la vallée mais 300
mètres au-dessus ; elle est coupée à intervalles plus ou moins réguliers par des
crevasses profondes, presque perpendiculaires. Trois villages s'élèvent sur
cette terrasse, Painrud, Balarud, Verkh. Chacun d'eux séparé de ses voisins par
ces crevasses, chacun d'eux adossé aux contreforts de l'Elbourz. Ils font face
au demi-cercle formé par Alamut et à toutes les montagnes orientales jusqu'au
Takht-i-Suleiman lui-même, qui se dresse, souverain, à l'horizon.
Notre ascension se poursuivit pendant une heure et demie : d'abord en zigzaguant
le long de la muraille qui part de la vallée d'Alamut, puis sur une pente plus
douce mais encore fort raide, en traversant les champs du replat. Enfin, nous
atteignîmes Balarud, incliné vers le nord et entouré de jardins clôturés. Un
ruisseau
coulait entre ses maisons dispersées et tous les arbres fruitiers possibles
l'abritaient sous leurs ombrages : noyers, cerisiers, pommiers, poiriers,
néfliers, ainsi que des peupliers et des saules.
Aziz, qui avait, pour me servir, laissé en plan ses affaires au village de
Garmrud, donna de l'éperon à sa mule.
— Quelle maison vous plairait-il d'habiter? me demanda-t-il.
Je choisis une haute bâtisse avec deux pièces sur le toit et dont trois côtés
donnaient sur des espaces découverts. Aziz s'occupa d'en faire sortir les
occupants.
Obéissant aux lois inconditionnelles de l'hospitalité en Orient, ils
déménagèrent en un quart d'heure la plus grande partie de leurs affaires,
balayèrent les nattes de roseaux étalées sur le sol avec un balai de feuilles
fort peu efficace, et me permirent de m'installer chez eux, alors qu'ils
allaient loger dans une baraque située plus bas et qui ressemblait à un
poulailler. Aziz et Ismaïl me cherchèrent des meubles, pendant que, debout à la
fenêtre, je contemplais le Takht-i-Suleiman, ses bras noirs dressés haut et net
dans le ciel lointain. Je n'aurais jamais cru le revoir d'aussi près.
Aziz
p309 - La femme d'Aziz vint à notre rencontre entourée de beaucoup d'autres
villageoises, vêtues de rouge et de jaune. Elles formaient un joli tableau entre
les peupliers et les rochers de la rivière. La femme d'Aziz accourut vers moi
pour s'emparer de la bride de ma mule et me conduire en triomphe, tandis que les
habitants, assis sur les toits de leurs maisons, me souhaitaient la bienvenue.
Il régnait une atmosphère de fête, car on devait célébrer le lendemain trois
mariages, dont l'un d'eux était en quelque sorte une affaire «internationale»
entre ce village et celui de Pichiban, situé sur la route du col.
Dans ces circonstances, il fallait bien que le Takhti-Suleiman nous attendît
encore, car rien n'aurait pu décider Aziz à manquer les festivités.
Sa femme était plus jolie que jamais, mais la désunion régnait dans le ménage.
Aziz s'était remarié et passait la majeure partie de son temps avec sa nouvelle
épouse qui habitait de l'autre côté de la rivière. Je dois admettre, à sa
décharge, que la vie n'était pas très agréable pour lui lorsqu'il regagnait son
ancien foyer. Sa mère, une vieille femme au visage d'aigle, le défendait
loyalement, mais l'épouse offensée ne voulait pas entendre parler d'un
compromis. Telle Médée, et bien d'autres personnages de moindre importance, elle
dressait devant son mari, avec une insistance dénuée de tact, le miroir du passé
accompagné de la liste de tous ses manquements depuis leur mariage, seize ans
plus tôt, alors qu'elle était âgée de quatorze ans et lui de seize. On n'aurait
pu attendre du meilleur des hommes qu'il réagît favorablement devant une
attitude pareille mais, le chagrin de la pauvre femme étant si profond, il
semblait inutile de lui expliquer que ses griefs ne faisaient qu'empirer la
situation.
L'amour, comme la porcelaine brisée, devrait être enterré et pleuré, car seul un
miracle peut le ressusciter. Mais qui donc en ce monde n'a pas, en des instants
de désespoir, pensé qu'il ferait renaître par des paroles ce qui a
irrémédiablement disparu ?
Dans ces circonstances, Aziz adoptait un air penaud : ses amis le taquinaient en
le qualifiant de joyeux drille.
Il était fort amoureux de sa nouvelle épouse, une belle femme déterminée, aux
cheveux noirs et aux muscles de fer, qui aurait été capable de pulvériser ce
petit homme d'une seule main, et qui sans nul doute s'y résoudra un de ces
quatre matins.
— Qu'en pensez-vous ? me demanda-t-il d'un ton confidentiel.
Il prit un air plutôt maussade lorsque je répondis :
— A mon avis, lorsqu'un homme se marie avec deux femmes simultanément, il
renonce à vivre en paix.
Devant les explosions de colère de ma jolie amie, tout le monde compatissait
dans la vieille maison, comme devant une maladie regrettable mais naturelle, une
femme devait s'attendre à un triste épisode de ce genre au cours de sa
douloureuse vie en ce monde. Mais lorsqu'elle tenait des propos trop violents,
le père, un doux vieillard assis dans un coin avec sa longue pipe, l'arrêtait
net, lui rappelant qu'elle n'avait pas de raisons valables de se plaindre, car
l'opinion générale reconnaissait à Aziz le droit de prendre une seconde femme,
si tel était son désir.
Dans ces moments-là, la seule consolation à laquelle on pouvait recourir
consistait à parler du petit Muhammad. Sa mère l'embrassait en sanglotant,
traitement auquel il se soumettait avec un air ennuyé et condescendant —
étonnant chez un aussi jeune mâle, mais fort alarmant.
Muhammad, à huit ans, venait d'être fiancé à une petite camarade de jeux de cinq
ans, friponne rousse aux yeux bleus, que tout le monde gâtait et qui profitait
au maximum des brèves années durant lesquelles elle pouvait exercer sa
souveraineté, comme si elle eût compris à quel point son règne était éphémère.
Le petit Muhammad était content lorsqu'on mentionnait sa namzad et s'en montrait
très fier. Tous deux formaient un couple charmant, jouaient ensemble et
grandissaient dans une liberté qu'auraient pu envier les Persanes de la ville.
Le soldat
p66 -
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!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Les nasara
p85 -
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La rougeole
Le modernisme occidentale
p207 -
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La guerre
p234 -
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